La Une 694 OK Def 17/02/04 16:41 Page 12
Afrique Pourquoi gonfler les chiffres du sida ? p. 45 ISRAËL Sharon à la manœuvre p. 27 ITALIE Appauvris par l’euro p. 13 MUSIQUE Le blues du désert p. 42 www.courrierinternational.com
N° 694 du 19 au 25 février 2004 - 3
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NUCLÉAIRE
Elle court, elle court, la bombe
AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALLEMAGNE : 3,20 € AUTRICHE : 3,20 € - BELGIQUE : 3,20 € - CANADA : 5,50 $CAN DOM : 3,80 € - ESPAGNE : 3,20 € - E-U : 4,25 $US - G-B : 2,50 £ GRÈCE : 3,20 € - IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 € JAPON : 700 Y - LUXEMBOURG : 3,20 € - MAROC : 25 DH PORTUGAL CONT. : 3,20 € - SUISSE : 5,80 FS - TUNISIE : 2,600 DTU
M 03183 - 694 - F: 3,00 E
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Pakistan, Corée du Nord, Iran, Israël, Russie, etc.
Publicite
20/03/07
16:05
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PUBLICITÉ
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s o m m a i re
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SYRIE Fini le temps des pétitions ÉGYPTE Rien ne va plus au pays du Nil
e n c o u ve r t u re
30 ■ afrique A L G É R I E A Alger, la chasse au livre subversif est ouverte GAMBIE Le président Jammeh, prophète de l’or noir TUNISIE Une incursion chez les “Kurdes” de Tunis T U N I S I E Les Aigles de Carthage transmettent le virus du ballon rond
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NUCLÉAIRE
Elle court, elle court, la bombe E N Q U Ê T E S E T R E P O R TA G E S
Les aveux du savant pakistanais Abdul Qadeer Khan sur le trafic nucléaire qu’il a organisé au profit de l’Iran, de la Libye et sans doute de la Corée du Nord ravivent les inquiétudes qu’inspire une réalité inquiétante : le retour en force de l’arme atomique dans les doctrines militaires. Des programmes clandestins en cours dans plusieurs pays au développement de minibombes par les grandes puissances nucléaires, la prolifération semble de plus en plus difficile à contrôler. Et fait craindre un déséquilibre de la terreur. pp. 32 à 38
32 ■ en couverture Nucléaire : elle court, elle court, la bombe En Iran, en Libye, en Corée du Nord, en Israël... Les programmes nucléaires plus ou moins clandestins ne manquent pas sur la planète. Comment limiter les dangers de la prolifération ? Le problème semble aujourd’hui insoluble. Sur RFI
Retrouvez l’émission Retour sur info, animée par Hervé Guillemot. Cette semaine : la prolifération nucléaire, notre dossier de une, avec Ingrid Therwath, de CI, et Alain Renon, du bureau Asie de la rédaction de RFI. Cette émission sera diffusée sur 89 FM le dimanche 22 février à 14 h 10 puis disponible sur
.
Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis.
RUBRIQUES
40 ■ enquête Les talibans du Mont-Athos
5 ■ l’invité Abdel-Rahman al-Rashed,
La république monastique du Mont-Athos, dans le nord de la Grèce, est marquée depuis trente ans par une guerre feutrée entre le monastère d’Esphigmenou et les dix-neuf autres. Mot d’ordre des moines assiégés : “L’orthodoxie ou la mort !”
Asharq al-Awsat, Londres
42 ■ culture Mélodies dans les dunes Le
à l’affiche tendance voyage Jours tranquilles au bord du Pacifique le livre Deux récits de Risa Wataya
village d’Essakane, dans le nord-est du Mali, accueille désormais chaque année le Festival au désert, où des dizaines d’artistes africains et européens viennent se produire devant un public local enthousiaste.
et de Hitomi Kanehara
ça ? L’écrivain sud-africain Rian Malan relativise l’ampleur de l’épidémie en Afrique. Pour cet iconoclaste, il s’agit surtout de dénoncer une surmédiatisation qui masque les autres maux dont souffre le continent.
4 ■ les sources de cette semaine 5 ■ l’éditorial Pauvres chez les riches, par Sophie Gherardi
6 55 56 58
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45 ■ débat Et si le sida ne tuait pas tant que
58 ■ épices et saveurs Espagne : la plus catalane des sauces
Haïti dans la tourmente
59 ■ insolites
p. 19
D’UN CONTINENT À L’AUTRE
INTELLIGENCES
8 ■ france
P O L I T I Q U E Sarkozy, le nouveau visage de la droite RÉGIONALES Besancenot, facteur clé des élections à venir S C I E N C E S Pourquoi Ford doit sa réussité à la France CULTURE Astérix pourra-t-il résister aux mangas ?
12 ■ europe C H Y P R E Le coup de poker de Rauf Denktas PORTRAITS Qui se ressemble finit par s’assembler SERBIE Le feuilleton électoral touche à sa fin ITALIE Fins de mois difficiles pour la classe moyenne ■ vivre à 25 UNION EUROPÉENNE La Turquie, un “partenaire privilégié” ANALYSE Le gouvernement Schröder met l’Europe en danger ALLEMAGNE Berlin, décor de rêve pour films hollywoodiens ESPAGNE Quand les cinéastes entrent en politique RUSSIE Les skinheads ont les coudées franches M O S C O U Après les terroristes, les constructeurs marrons ! 18 ■ amériques ÉTATS - UNIS La grève sans fin des employés de supermarché É TAT S - U N I S Le mot “Vietnam” dont Kerry use et abuse HAÏTI Les rebelles veulent faire la révolution ANALYSE Les Etats-Unis soutiennent-ils encore la démocratie ? P É R O U Le président Toledo en pleine tourmente politique ARGENTINE Une école pour mémoire 22 ■ asie INDONÉSIE Les indépendantistes de l’Atjeh en dif ficulté S R I L A N K A Les ravages de l’intolérance bouddhiste BILAN Les Tigres, seuls gagnants de la crise CHINE Comment répondre à la pénurie d’énergie DIPLOMATIE Le président Hu Jintao fait ses emplettes pétrolières JAPON Etre ferme face à l’ambition territoriale chinoise ■ le mot de la semaine “shikai”, les quatre mers
27 ■ moyen-orient ISRAËL On ne parle plus ni du mur ni des affaires de corruption COMMENTAIRES Quand la presse israélienne évoque le plan Sharon MONDE ARABE Ce que le président Bush devrait suggérer aux Arabes
48 ■ économie ALTERNATIVE Une entreprise sociale dans le désert égyptien M O N N A I E Les Russes font à nouveau confiance au rouble CONTRATS Les firmes allemandes veulent leur part du gâteau irakien FINANCE Le mystérieux langage des banques centrales ■ la vie en boîte Mieux que les robots, les ouvriers
52 ■ multimédia
M É D I A La presse américaine met les petits plats dans les grands M A G A Z I N E S L’appétit vient en lisant
53 ■ sciences
PSYCHOLOGIE
La conquête de Mars
réservée aux femmes ?
Romans d’ados au Japon
p. 58
54 ■ écologie
POLLUTION
L’Inde, poubelle du
monde développé
W W W.
■ multimédia
■ un pays à la une
■ femmes
■ et toujours
Hewlett Packard se paie l’art numérique
La tentation de la “maritocratie”
d’ailleurs
Pour s’attirer les grâces de la “génération iMac”, le deuxième fabricant mondial de microordinateurs s’est lancé dans le mécénat, afin de devenir un relais incontournable de l’art contemporain. Par Jean-Christophe Pascal
Au Mexique, Marta Sahagún, l’épouse du président Vicente Fox, a annoncé sa possible candidature à la succession de son mari, en 2006, et s’est attirée les foudres de tout le pays. Par Marc Fernandez
La revue de presse quotidienne, les dossiers d’actualité, le kiosque en ligne, les repères pays, la galerie des meilleurs dessins de presse, etc.
COURRIER INTERNATIONAL N ° 694
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Lanceuse de bière, un métier à risque Au Cambodge, le marketing des producteurs de bière est assuré par des femmes, qui vendent directement aux clients des restaurants la marque qu’elles représentent. Par Anne Collet
DU 19 AU 25 FÉVRIER 2004
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l e s s o u rc e s
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CETTE SEMAINE DANS COURRIER INTERNATIONAL souvent subi des pressions de la part des autorités pakistanaises mais il continue à mener son combat pour la liberté d’expression.
AL AHRAM 600 000 ex., Egypte, quotidien. Plus que centenaire, “Les Pyramides” est le quotidien qui représente le point de vue officieux du régime égyptien. Al Ahram publie aussi une revue de réflexion de bon niveau.
HANKOOK ILBO 1 900 000 ex., Corée du Sud, quotidien. Fondé en 1954, “Le Quotidien de Corée du Sud”, est l’un des principaux journaux du pays par le tirage. Il est apprécié pour sa ligne éditoriale “neutre” en matière de politique intérieure.
AMERICAN JOURNALISM REVIEW 25 000 ex., EtatsUnis, mensuel. Fondée en 1987, sous le titre Washington Journalism Review, elle propose à la fois une analyse de la production journalistique et une critique des articles les plus forts parus dans les médias américains.
HA’ARETZ 80 000 ex., Israël, quotidien. Premier journal publié en hébreu sous le mandat britannique, en 1919. “Le pays” est le journal de référence chez les politiques et les intellectuels israéliens.
ASAHI SHIMBUN 8 230 000 ex. (éditions du matin) et 4 400 000 ex. (éditions du soir), Japon, quotidien. Fondé en 1879, chantre du pacifisme nippon depuis la Seconde Guerre mondiale, le “Journal du Soleil-Levant” est une véritable institution.Trois mille journalistes, répartis dans trois cents bureaux nationaux et trente à l’étranger.
ASHARQ AL-AWSAT 200 000 ex., Arabie Saoudite, quotidien. “Le Moyen-Orient” se présente lui-même comme le “quotidien international des Arabes”. Edité par Saudi Research and Marketing Ltd., il est distribué aussi bien au Moyen-Orient que dans le Maghreb.
HIMAL 10 000 ex., Népal, mensuel. Se présente comme le seul magazine d’information générale sur l’Asie du Sud. Disposant d’un réseau de correspondants dans la région, elle a su s’imposer par le sérieux de ses analyses et l’indépendance de ses points de vue.
Etats-Unis, quotidien. Publié à Boston, cet élégant tabloïd est réputé pour sa couverture des affaires internationales et le sérieux de ses informations nationales.
THE INDEPENDENT ON SUNDAY 221 000 ex., Royaume-Uni, journal du dimanche. Créé en 1990, ce journal est la version dominicale du grand quotidien The Independent.
THE INDIAN EXPRESS 550 000 ex., Inde, quotidien. S’autoproclamant “India’s only national newspaper”, l’Indian Express est le grand rival du Times of India. Il est connu pour son ton combatif et son “journalisme du courage”, ainsi que pour ses enquêtes sur des scandales politico-financiers.
dien. Fondé en 1876, sérieux et sobre, le titre a su traverser les vicissitudes politiques en gardant une certaine indépendance, mais sans se démarquer d’une ligne modérément progouvernementale.
DAGENS NYHETER 361 000 ex., Suède, quotidien. Fondé en 1864, c’est le grand quotidien libéral du matin. Sa page 4 est célèbre pour véhiculer les grands débats d’actualité. Appartient au groupe Bonnier.
THE DAILY TELEGRAPH 933 000 ex., RoyaumeUni, quotidien. Fondé en 1855, c’est le grand journal conservateur de référence. Sa maquette est un peu poussiéreuse, son nom s’étale en lettres gothiques, et il a un style très “vieille Angleterre”.
10 000 ex., Burkina Faso, hebdomadaire. Sans doute l’un des meilleurs parmi les journaux satiriques qui fleurissent depuis 1990 en Afrique francophone. Ses dessins n’épargnent personne et ses textes font souvent rire jaune….
LE MATIN 60 000 ex., Algérie, quotidien. Privilégie l’information, même si ses analyses sont marquées de la “ligne éradicatrice” qui s’oppose depuis les années 80 aux islamistes. THE MIAMI HERALD 441 000 ex., Etats-Unis, quotidien. Ce journal accorde une place particulière à l’actualité des Caraïbes et de l’Amérique latine toute proche.
EL MUNDO 312 400 ex., Espagne, quotidien. “Le Monde”, lancé en 1989, a toujours revendiqué le modèle du journalisme d’investigation à l’américaine bien qu’il ait tendance à privilégier le sensationnalisme.
DANAS 35 000 ex., Serbie-et-Monténégro (Serbie), quotidien. “Aujourd’hui” a été fondé en 1997 en réaction à la mise au pas de la presse par le régime de Slobodan Milosevic. C’est le quotidien indépendant de référence.
AN NAHAR 55 000 ex., Liban, quotidien. “Le Jour” a été fondé en 1933. Au fil des ans, il est devenu le quotidien libanais de référence. Modéré et libéral, il est lu par l’intelligentsia libanaise.
ELEFTHEROTYPIA 80 000 ex., Grèce, quotidien. Créé juste après la chute de la dictature militaire en 1974, avec pour devise “Le journal des journalistes”, “Liberté de la presse” a toujours été marqué au centre gauche.
des dehors plutôt sulfureux (on ne compte plus les filles nues en une), le titre cache de bonnes enquêtes. Il a été créé en 1962 sur le modèle de Time magazine par l’éditeur milanais Mondadori, lui-même contrôlé depuis 1990 par Silvio Berlusconi.
TUNEZINE Tunisie. Fondé en juillet 2001, ce magazine électronique, réalisé à Tunis, s’est donné pour mission de lutter contre la censure. Il donne la parole à tous les courants de pensée, y compris le mouvement islamiste.
RADIKAL 65 000 ex.,Turquie, quotidien. Lancé
US NEWS & WORLD REPORT 2 300 000 ex., Etats-
par le groupe Milliyet en 1996. Certains l’appellent “Cumhuriyet light”, en référence au grand journal kémaliste qu’il veut concurrencer. Née en 1976, La Repubblica se veut le quotidien de l’élite intellectuelle et financière du pays. Le titre est orienté à gauche, avec une sympathie affichée pour les Démocrates de gauche (ex-Parti communiste), et fortement critique vis-à-vis de Berlusconi. Fondé en 2003, “Le Courrier” russe est dirigé par Igor Golembiovski, ancien rédacteur en chef du quotidien Novyé Izvestia. Ce quotidien libéral en couleur se caractérise par un ton très critique à l’égard du Kremlin et de la Russie en général. Sa rubrique “Le marasme russe” est à ce titre éloquent. Créé en 1970, ce poids lourd de la presse africaine (60 journalistes, des pointes à 50 000 exemplaires) doit aujourd’hui faire face à la concurrence de la presse libre.
SOUTH CHINA MORNING POST 114 000 ex., Chine (Hong Kong), quotidien. Ce journal en anglais, proche des milieux d’affaires de l’ex-colonie britannique, permet un bon suivi de la Chine, en particulier en ce qui concerne l’économie et la Chine du Sud.
THE NEWS 120 000 ex., Pakistan, quotidien.
Allemagne, quotidien. Fondée en 1949, la FAZ, grand quotidien conservateur et libéral, est, avec son réseau de correspondants particulièrement dense, un outil de référence dans les milieux d’affaires allemands.
Le titre, fondé en 1991, se definit comme progressiste dans ses prises de position politiques.
madaire. Un grand, très grand magazine d’enquêtes, supérieurement documenté et agressivement indépendant. Les grandes interviews sans complaisance font le reste.
THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex. (1 700 000
LA STAMPA 400 000 ex., Italie, quotidien. Le
le dimanche), Etats-Unis, quotidien. Avec 1 000 journalistes, 29 bureaux à l’étranger et plus de 80 prix Pulitzer, le NewYork Times est de loin le premier quotidien du pays.
titre est à la fois le principal journal de Turin et le principal quotidien du groupe Fiat, qui contrôle 100 % du capital à travers sa filiale Italiana Edizioni Spa.
madaire. Se définissant comme “audacieux, indépendant et sérieux”, le magazine a
Offre spéciale d’abonnement Bulletin à retourner sans affranchir à :
DER SPIEGEL 1 000 000 ex., Allemagne, hebdo-
Europe de l’Ouest Anthony Bellanger (chef de service, Royaume-Uni, Portugal, 16 59), Gian-Paolo Accardo (Italie, 16 08), Isabelle Lauze (Espagne, 16 54), Danièle Renon (chef de rubrique, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Léa de Chalvron (Finlande), Guy de Faramond (Suède), Philippe Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Nathalie Pade (Danemark, Norvège), Cyrus Pâques (Belgique), Judith Sinnige (Pays-Bas) France Pascale Boyen (chef de rubrique, 16 47), Eric Maurice (16 03) Europe de l’Est Miklos Matyassy (chef de service, Hongrie, 16 57), Laurence Habay (chef de rubrique, Russie, ex-URSS, 16 79), Ilda Mara (Albanie, Kosovo, 16 07), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Philippe Randrianarimanana (Russie, ex-URSS, 16 36), Sophie Chergui (Etats baltes), Andrea Culcea (Roumanie, Moldavie), Kamélia Konaktchiéva (Bulgarie), Larissa Kotelevets (Ukraine), Marko Kravos (Slovénie), Miro Miceski (Macédoine), Zbynek Sebor (Tchéquie, Slovaquie), Sasa Sirovec (Serbie-et-Monténégro, Croatie, BosnieHerzégovine), Iouri Tkatchev (Russie) Amériques Jacques Froment (chef de service, Etats-Unis, Canada, 16 32), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine), Eric Maurice (Etats-Unis, Canada, 16 03), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Martin Gauthier (Canada), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon, 16 38), Agnès Gaudu (chef de rubrique, Chine, Singapour, Taïwan), Christine Chaumeau (Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Hongyu Idelson (Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Claude Leblanc (Japon, Asie de l’Est, 16 43), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Hemal Store-Shringla (Asie du Sud), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Nur Dolay (Turquie, Caucase), Pascal Fenaux (Israël), Guissou Jahangiri (Iran, Afghanistan, Asie centrale), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Chawki Amari (Algérie), Anaïs CharlesDominique (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54) Economie Catherine André (chef de service) et Pascale Boyen (16 47) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Ecologie, sciences, technologie Olivier Blond (chef de rubrique, 16 80) Insolites, tendance Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (16 74)
Unis, hebdomadaire.Troisième diffusion après Time et Newsweek, US News &World Report est le newsmagazine qui reflète le plus fidèlement la société de l’Amérique profonde. Ce qui ne l’empêche pas de couvrir avec sérieux les affaires internationales. dien. “L’Avant-Garde” a été fondée en 1881 à Barcelone par la famille Godó, qui en est toujours propriétaire. Ce journal au format berlinois est le quatrième quotidien du pays, mais il est essentiellement lu en Catalogne, où il est le numéro un.
Site Internet Marco Schütz (rédacteur en chef, 16 30), Eric Glover (chef de service, 16 40), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Philippe Randrianarimanana (16 68), Hoda Saliby (16 35), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82)
THE WEEK 200 000 ex., Inde, hebdomadaire. Fondé en 1982, le titre est apprécié pour son choix éditorial, souvent décalé par rapport à l’actualité immédiate et dominante.
Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service,16 97),Caroline Marcelin (16 62) Traduction Raymond Clarinard (chef de service, anglais, allemand, roumain, 16 77), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Françoise EscandeBoggino (japonais, anglais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Marie-Christine Perraut-Poli (anglais, espagnol), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol)
DIE WELTWOCHE 107 000 ex., Suisse, hebdomadaire. Créé au début des années 30, antifasciste à une époque où toute la Suisse ne l’était pas, ce journal intellectuel et libéral reste une référence.
LE SOLEIL 25 000 ex., Sénégal, quotidien.
FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG 394 000 ex.,
Chef des informations Claude Leblanc (16 43) Rédacteur en chef Internet Marco Schütz (16 30) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31)
LA VANGUARDIA 199 000 ex., Espagne, quoti-
ROUSSKI KOURIER 35 800 ex., Russie, quotidien.
hebdomadaire. “Le Spectateur” est une véritable institution de la presse britannique. Fondé en 1828, c’est le journal de référence des intellectuels et dirigeants conservateurs. Résolument haut de gamme, il est réputé pour ses analyses et son ton incisif.
Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteurs en chef Sophie Gherardi (16 24), Bernard Kapp (16 98) Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (édition, 16 54)
Tribune” est l’héritier du solide quotidien soviétique Sotsialistitcheskaïa Indoustria (“L’Industrie socialiste”), rebaptisé Rabotchaïa Tribouna (“Tribune ouvrière”), puis Tribouna en 1990, en prenant de l’indépendance visà-vis du Parti communiste.Toujours proche de la gauche, financé par Gazprom-Media, il offre un contenu de bonne qualité.
PANORAMA 600 000 ex., Italie, quotidien. Sous
LA REPUBBLICA 650 000 ex., Italie, quotidien.
Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin
TRIBOUNA 124 600 ex., Russie, quotidien. “La
dimanche), Espagne, quotidien. Né en mai 1976, six mois après la mort de Franco, “Le Pays” est le plus vendu des quotidiens d’information générale.
NATIONAL POST 273 000 ex., Canada, quotidien.
THE FRIDAY TIMES 60 000 ex., Pakistan, hebdo-
Publié pour la première fois en avril 1971 par P.T. Grafitti Pers, dans l’intention d’offrir au public indonésien une nouvelle lecture de l’information, avec une liberté d’analyse et le respect des divergences d’opinion.
EL PAÍS 434 000 ex. (777 000 ex. le
THE SPECTATOR 61 000 ex., Royaume-Uni,
RÉDACTION 64-68, rue du Dessous-des-Berges, 75647 Paris Cedex 13 Téléphone 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected]
TEMPO 160 000 ex., Indonésie, hebdomadaire.
Argentine, quotidien. Lancé en 1987, Página 12 est aujourd’hui le quotidien indépendant de gauche le plus important de Buenos Aires. Percutant et bien informé.
FINANCIAL TIMES 483 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Le journal de référence de la City. Et du reste du monde. Une couverture exhaustive de la politique internationale, de l’économie et du management.
Créé en octobre 1998 par le magnat de la presse Conrad Black, un journal national de qualité, et de droite, qui s’est très vite imposé comme le troisième quotidien du pays.
quotidien. Sur la Bavière, peu réputée pour son progressisme, règne pourtant “le journal intellectuel du libéralisme de gauche allemand”. Tolérant, vigilant, éclairant, indépendant : l’autre grand quotidien de référence du pays. dien. L’“alternatif” de Berlin (proche des Grünen), né en 1979, est devenu la taz, quotidien de référence des écologistes, des pacifistes, des féministes, des gauchistes… sérieux.
PÁGINA 12 75 000 ex.,
Révision Daniel Guerrier (chef de service, 16 42), Elisabeth Berthou, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche
ZHONGGUO XINWEN ZHOUKAN Chine, hebdomadaire. Magazine d’informations générales créé à Pékin le 1er janvier 2000. Papier glacé, photos couleurs, style direct, sujets variés, son éditeur l’agence Nouvelles de Chine fait des efforts évidents pour fournir un magazine “ouvert sur le monde, dans un esprit créatif et original”.
Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lise Higham, Lidwine Kervella (16 10), Cathy Rémy (16 21), assistés d’Agnès Mangin (16 91) Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Denis Scudeller Cartographie Thierry Gauthé (16 70), Daniel Guerrier Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Michiyo Yamamoto Informatique Denis Scudeller (16 84) Documentation, service lecteurs Iwona Ostapkowicz 33 (0)1 46 46 16 74, du lundi au vendredi de 15 heures à 18 heures
Pour en savoir plus
Fabrication Jean-Marc Moreau (chef de fabrication, 16 49). Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77 183 Croissy Beaubourg
LE GUIDE MONDIAL DE LA PRESSE EN LIGNE
Ont participé à ce numéro Mallory Ahounou, Violaine Ballivy, Clément Baude, Edwige Benoit, Vincent Bloquel, Bérangère Cagnat, Alexandre Cheuret, Fabienne Costa, Valéria Dias de Abreu, Arielle Estrada, Jean-Luc Favreau, Marc Fernández, Sandra Grangeray, Vincent Grateau, Ariane Langlois, Jennifer Lenfant, Françoise Liffran, Antoine Lixi, Hamdam Mostafavi, Jean-Christophe Pascal, Hugues Piolet, Emmanuel Tronquart
Retrouvez une présentation détaillée des 500 principaux journaux de la planète et de leurs sites Internet. Outil obligé pour quiconque s’intéresse à la presse internationale et pratique grâce à son CD-ROM, vous pouvez vous le procurer auprès d’Estelle Didier au 01 46 46 16 93 (de 11 h 30 à 14 h 30) au prix de 6,50 euros.
ADMINISTRATION - COMMERCIAL Directrice administrative et financière Chantal Fangier (16 04). Assistantes : Nolwenn Hrymyszyn-Paris (16 99). Contrôle de gestion : Stéphanie Davoust (16 05). Comptabilité : 01 42 17 27 30, fax : 01 42 17 21 88 Relations extérieures Anne Thomass (responsable, 16 44), assistée de Noémie Bisserbe (16 73) Diffusion Le Monde SA ,21 bis, rue Claude-Bernard,75005 Paris,tél.: 01 42 17 20 00. Directeur commercial : Jean-Claude Harmignies. Responsable publications : Brigitte Billiard. Abonnements : Fabienne Hubert. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Franck-Olivier Torro (38 58), fax : 01 42 17 21 40 Publicité Le Monde Publicité SA, 17, boulevard Poissonnière 75002 Paris, tél. : 01 73 02 69 30, courriel : . Directeur général : Stéphane Corre. Directeur de la publicité : Alexis Pezerat, tél. : 01 40 39 14 01. Directrice adjointe : Lydie Spaccarotella, tél. : 01 73 02 69 31. Direction de la clientèle : Asma OuledMoussa, tél. : 01 73 02 69 32. Chefs de publicité : Hedwige Thaler, tél. : 01 73 02 69 33 ; Stéphanie Jordan, tél. : 01 73 02 69 34. Exécution : Géraldine Doyotte, tél. : 01 40 39 13 40. Publicité internationale : Renaud Presse, tél. : 01 42 17 38 75. Etudes : Audrey Linton (chargée d’études), tél. : 01 40 39 13 42 Publicité site Internet : i-Régie, 16-18 quai de Loire, 75019 Paris, tél. : 01 53 38 46 63. Directeur de la publicité : Arthur Millet,
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Courrier international
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année
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Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 € Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA. Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président, directeur de la publication ; Chantal Fangier Conseil de surveillance : René Gabriel, président ; Edwy Plenel, vice-président ; Stéphane Corre ; Eric Pialloux ; Sylvia Zappi Dépôt légal : février 2004 - Commission paritaire n° 0707C82101 ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France
SÜDDEUTSCHE ZEITUNG 400 000 ex., Allemagne,
DIE TAGESZEITUNG 60 000 ex., Allemagne, quoti-
Créé en octobre 1995, le titre est très vite devenu l’un des hebdos de langue anglaise les plus lus en Inde. Sa diffusion suit de près celle d’India Today, l’autre grand hebdo indien, dont il se démarque par ses positions nettement libérales.
Né en 1924, c’est le grand rival du Times of India, dont il a le grand format et le même ton sérieux. Aujourd’hui le quotidien anglophone le plus vendu à New Delhi.
JOURNAL DU JEUDI
CORRIERE DELLA SERA 715 000 ex., Italie, quoti-
OUTLOOK 250 000 ex., Inde, hebdomadaire.
HINDUSTAN TIMES 410 000 ex., Inde, quotidien.
IZVESTIA 430 000 ex., Russie, quotidien. L’un des quotidiens russes de référence, qui traite tous les domaines de l’actualité, les articles étant souvent accompagnés de bons dessins humoristiques.
THE CHRISTIAN SCIENCE MONITOR 125 000 ex.,
NEZAVISSIMAÏA GAZETA 42 000 ex., Russie, quotidien. “Le Journal indépendant” a vu le jour fin 1990. Démocrate sans être libéral, il fut une tribune critique de centre gauche. En 2001, il a changé de rédacteur en chef. Moins austère, plus accessible, il est aussi moins virulent.
Courrier international n°
Courrier international (USPS 013-465) is published weekly by Courrier international SA at 1320 route 9, Champlain N. Y. 12919. Subscription price is 199 $ US per year. Periodicals postage paid at Champlain N.Y. and at additional mailing offices. POSTMASTER: send address changes to Courrier international, c/o Express Mag., P. O. BOX 2769, Plattsburgh, N. Y., U. S. A. 12901 - 0239. For further information, call at 1 800 363-13-10. Ce numéro comporte un encart Abonnements jeté sur une partie du tirage.
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l’invité
ÉDITORIAL
Pauvres chez les riches
Abdel-Rahman al-Rashed ,
Sophie Gherardi
D E S S I N
D E
L A
Asharq al-Awsat, Londres
ourquoi est-il permis à Israël de détenir des ce pays s’est toujours senti, malgré tout, menacé de armes nucléaires et pas à ses voisins ? La destruction, puisqu’il se trouve enfermé dans cette réponse est simple : Israël possède des armes même zone géographique très étroite. Or cela, désorde destruction massive depuis près de qua- mais, n’est plus dissuasif pour Israël. Ces dernières rante ans, mais ne les a jamais utilisées ; alors années, Tel-Aviv a développé, semble-t-il, près des que, un seul pays arabe, l’Irak, disposant côtes du Sri Lanka, des capacités de tir nucléaire à d’armes chimiques, s’est empressé d’en faire distance. Il a récemment franchi l’étape décisive, en usage pour réprimer une révolte de ses réussissant à lancer, à partir de ses sous-marins, des propres citoyens kurdes et pour combattre ses enne- têtes porteuses qui peuvent atteindre n’importe quelle mis iraniens. Pour les tenants de cette opinion, Israël cible terrestre, à partir de n’importe quelle mer ou de est un Etat responsable qui n’a pas utilisé son immense n’importe quel océan. Cette technique pourrait affranarsenal, même durant la guerre de 1973, au cours de chir Israël de la peur liée à l’exiguïté de son territoire laquelle il a connu, au début, une défaite, ni contre – et donc de la retenue qui en découlait. les Palestiniens, malgré le Le Premier ministre britannombre de morts israéliens nique s’est trompé en considurant l’Intifada. dérant qu’Israël devait avoir Mais qu’Israël se soit retenu le droit de posséder des par le passé ne peut en auarmes nucléaires parce qu’il cun cas justifier le fait qu’il était continuellement mepuisse disposer de ce genre nacé de destruction totale. d’armes, qui menacent non La réponse militaire aux seulement la région mais peurs israéliennes devrait également d’autres régions être plutôt de contrebalanvoisines. Il semble évident cer celles-ci par quelque que la retenue d’Israël est chose de raisonnable. Non conditionnée par les cirpas en lui donnant la possi■ Editorialiste saoudien, Abdel-Rahman constances qu’il traverse. bilité de disposer d’un aral-Rashed a fait ses études aux EtatsPourtant, le fait que ce pays senal de destruction massiUnis. Il était, jusqu’en décembre 2003, possède des armes nucléaires ve, mais en l’assurant de gale rédacteur en chef du quotidien panfinit par justifier, dans la réranties internationales sûres arabe Asharq al-Awsat. Connu pour ses gion, une course à l’achat et fiables. Ainsi, les parties positions libérales, Al Rashed continue de d’armements du même type. concernées, par exemple le publier des articles dans Asharq al-Awsat. Les circonstances peuvent Royaume-Uni, pourraient un jour changer en Israël. Ce pays est maintenant tra- s’engager à assurer la sécurité d’Israël, par le biais versé, comme tout le Moyen-Orient, par l’intégrisme d’armes nucléaires ou traditionnelles, contre toute atreligieux, juif celui-là, qui lui non plus, ne connaît pas taque de ses ennemis arabes. Quant à lui permettre de de logique en politique et ne tolère aucune coexisten- bâtir un arsenal nucléaire, sous prétexte que c’est un ce pacifique. La capacité des intégristes juifs à parve- pays raisonnable, il s’agit d’une folie qui risque d’exnir au pouvoir et donc à détenir la décision du feu poser durablement toute la région et le monde au dannucléaire a pu longtemps sembler improbable ; elle n’est ger que tous redoutent. désormais plus impossible… Cela peut advenir tout Il est du devoir de la communauté internationale de simplement par la voie démocratique, mais toute la ré- chercher à tout prix à dénucléariser Israël, tout en gion, y compris Israël, se trouverait alors exposée au compensant cela par des garanties qui l’assurent qu’il suicide nucléaire. est en sécurité, à l’intérieur de ses frontières reconOn peut expliquer le fait qu’Israël soit resté raison- nues internationalement. En outre, privé de son arsenable et n’ait pas eu recours à l’armement nucléaire nal interdit, Israël serait dépouillé de son aplomb – ni même menacé d’en faire usage (bien qu’en dis- excessif qui lui permet de poursuivre impunément son posant depuis près de quarante ans) – par l’idée que occupation des Territoires palestiniens.
P
Sécurité pour Israël, mais sans nucléaire
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DR
C’est une Italienne de 42 ans, Adele. Guide pour touristes, vivant à Rome, mari artisan, une fille. Elle raconte dans La Repubblica :“Je ne saurais dire exactement quand ni pourquoi c’est arrivé, rien n’a changé dans notre vie. Nous sommes devenus pauvres du jour au lendemain, pauvres au point que nous cachons à notre fille que nous nous privons de dîner lorsque nous lui donnons quelques euros pour sortir.” (Voir page 13.) Comme cette famille, des millions d’Italiens constatent qu’ils sont aujourd’hui moins à l’aise. Ou tout simplement : pauvres. Un salarié sur trois gagne moins de 1 000 euros nets par mois. Et ce qui suffisait encore il y a quelques années ne suffit plus. La flambée des prix dans la foulée du passage à l’euro y est pour beaucoup : la baisse du pouvoir d’achat des employés a été de 9,2 % entre janvier 2002 et novembre 2003, selon l’INSEE locale – mais de 19,8 % selon Eurispes, un institut de recherches indépendant. Pour mémoire, l’Italie est le seul pays au monde, hormis quelques sultanats orientaux, à être gouverné par le plus riche de ses citoyens, Silvio Berlusconi. Le ministre de l’Economie, Giulio Tremonti, interrogé sur les raisons de la hausse des prix, a répondu : “Demandez donc au candidat Romano Prodi et à son euro mal fichu.” La faute à l’Europe et à l’euro, donc ? L’austérité, la perte de compétitivité, la croissance molle, tout ça. Il se trouve que, dans son numéro du 12 février, The New York Review of Books rend compte de trois livres récents sur le monde du travail aux Etats-Unis. La période concernée n’est pas celle de la récente récession, non, il s’agit bien des Etats-Unis de l’an 2000. Croissance forte, pas de chômage, taux d’intérêt bas, dollar haut. Or qu’apprend-on ? Que, dans ce pays richissime, la masse des travailleurs gagne moins qu’auparavant. “Aujourd’hui, la majorité des emplois américains ne sont pas payés suffisamment pour faire vivre une famille complète avec le confort jugé nécessaire par le plus grand nombre.” Et 22,5 % des mineurs grandissent carrément dans la pauvreté. Comme un million d’enfants français, on vient de l’apprendre. De part et d’autre de l’Atlantique, euro ou pas, même constat : des pays riches, beaucoup de pauvreté. Quelque chose ne tourne pas rond.
L E
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COURRIER DES LECTEURS
S E M A I N E
■ Erreur d’idéogramme
■ Haro
A la suite d’une erreur technique, l’idéogramme du mot japonais un (la fortune) a remplacé celui du mot uchi (le chez-soi) dans la rubrique Le mot de la semaine du n° 693 (12 février 2004). Voici la calligraphie qui aurait dû figurer dans cette page.
Breffni Bolze, 75011 Paris
■ L’autopsie de Marco Pantani, mort samedi dernier à Rimini, sur la côte adriatique, n’a pas encore permis de déterminer les causes exactes du décès du champion cycliste italien. La thèse du suicide, ou à tout le moins de l’abus de médicaments, est privilégiée par la presse italienne. Pantani était dépressif depuis plusieurs années. Dessin de Barrigue paru dans Le Matin, Lausanne. Chaque jour, retrouvez un nouveau dessin d’actualité sur www.courrierinternational.com
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sur le buggy
Sans être un écologiste militant, je suis sensible aux problèmes d’environnement, conscient du fait que le développement durable sera l’un des principaux défis à relever pendant ce siècle qui débute. C’est pourquoi j’ai été très surpris – et même choqué – par l’article publié dans la rubrique Voyage du n° 691 (29 janvier 2004). Ce papier fait en effet la promotion d’un long parcours en buggy sur les plages du Nordeste brésilien. Faut-il vous énumérer la liste complète des nuisances causées par une telle virée ? Je citerai la pollution atmosphérique, l’émission de
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gaz à effet de serre, la gêne sonore imposée aux populations locales, la destruction de la faune et de la flore. Courrier international est un journal de qualité qui devrait véhiculer des valeurs citoyennes et notamment prôner le respect de l’environnement plutôt que sa dégradation.
■ Précision Dans le Carnet de route accompagnant l’article sur Istanbul (rubrique Voyage, CI n° 690, du 22 janvier 2004), nous avons indiqué l’adresse du site Internet de la ville d’Istanbul mais oublié de mentionner celle de l’Office du tourisme turc à Paris, à savoir .
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Argentine
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Le porteur de valises repenti
DE BUENOS AIRES
ario Pontaquarto est le seul haut fonctionnaire argentin à s’être repenti d’avoir participé à la grande fête de la corruption des années 90 et à avoir confessé son péché à la justice. Il a expliqué dans les moindres détails à un juge comment il a retiré 5 millions de pesos (autant de dollars à l’époque), en avril 2000, au siège des services secrets argentins, la SIDE, pour les remettre à deux sénateurs, un membre du parti au pouvoir (radical) et un opposant péroniste, en échange de l’approbation de la loi sur la flexibilité du travail. “Ce que j’avais fait me dégoûtait. J’avais versé des pots-de-vin aux sénateurs. Je n’arrêtais pas de penser : comment vais-je expliquer cela à mes enfants ? Si je n’avouais pas, quelqu’un allait leur dire un jour que leur père était un corrupteur, et ils connaîtraient la plus grande déception de leur vie”, raconte-t-il, accablé. Membre de l’aile progressiste de l’Union civique radicale (UCR), auquel appartenaient les anciens présidents Raúl Alfonsín (1983-1989) et Fernando de la Rúa (1999-2001), Pontaquarto connaît tous les rouages de la politique. Il a passé vingt ans au Sénat, jusqu’à obtenir le poste de secrétaire parlementaire. “La première fois que j’ai entendu parler des pots-de-vin, relate-t-il, c’était au cours d’une réunion dans le bureau présidentiel de Fernando de la Rúa, à la Casa Rosada [palais gouvernemental]. Le sénateur José Genoud, mon supérieur, a dit à de la Rúa : ‘Monsieur le président, le péronisme a besoin d’autres choses pour examiner cette loi.’ Et de la Rúa lui a répondu : ‘Arrangez ça avec San-
AFP
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MARIO PONTAQUARTO, 42 ans, marié et père de 3 enfants, a mis la politique argentine sens dessus dessous en déclarant avoir acheté le vote de plusieurs sénateurs dans les années 90. Après ses aveux, plusieurs responsables de partis, dont l’ancien président Raúl Alfonsín, lui ont conseillé de quitter le pays. Il a préféré rester et parler à un juge.
tibañes [chef de la SIDE].’ J’ai tout de suite compris qu’ils parlaient d’argent.” Pontaquarto a hérité du rôle le plus risqué de l’opération. Il a dû transporter les 5 millions de pesos dans le coffre de sa voiture et parcourir seul et de nuit, à travers la banlieue peu sûre de Buenos Aires, les 70 kilomètres qui le séparaient de son domicile. Il a caché les valises contenant l’argent dans son grenier pendant quelques jours, au grand affolement de sa femme, qui l’a traité de fou avant de se réfugier chez ses parents. “Je ne pouvais pas refuser, expliquet-il. Si je ne le faisais pas, j’étais sûr de perdre mon poste au Sénat. Et quelqu’un d’autre l’aurait fait de toute façon. De plus, tout le monde
était au courant, depuis le chef de l’Etat jusqu’à mon supérieur au Sénat, en passant par le chef des services secrets, et si je faisais marche arrière je prenais des risques…” La loi sur le travail a été approuvée par le Sénat grâce à l’“encouragement” prodigué à ses honorables représentants, mais le scandale des pots-de-vin restera à jamais dans les mémoires comme l’épisode le plus indigne de la démocratie argentine depuis sa restauration, en 1983. Il marque le début de la fin du gouvernement de l’Alliance (UCR-Frepaso), qui a détrôné le péronisme en 1999 après dix ans de règne de Carlos Menem. Aujourd’hui, les péronistes sont de retour à la Casa Rosada avec Néstor Kirchner. Mario Pontaquarto, après avoir pris conseil auprès d’un prêtre, décide de se confesser à la justice. Il est désormais sous le coup d’une inculpation pour corruption et d’une saisie de 10 millions de pesos [2,7 millions d’euros], tout comme Santibañes, Genoud et le péroniste Emilio Cantarero. Son repentir a mis sur des charbons ardents la classe politique de la “décennie infâme” (les années 90) : il risque fort de conduire en prison beaucoup d’ex-sénateurs, dont de la Rúa en personne. Bien qu’il ait incarné la lie d’une prétendue démocratie et qu’il ait gagné le surnom de “porteur de valises”, Pontaquarto affirme qu’il continue à avoir confiance dans le monde de la politique. “Ce qui m’est arrivé, ce n’est pas de la politique. La politique, c’est autre chose. C’est servir les gens, ce que je faisais quand je militais…”, dit-il avec nostalgie, avant d’ajouter, au cas où quelqu’un s’inquiéterait de le voir revenir : “Pour moi, la politique est une étape terminée. C’est fini.” Juan I. Irigaray, El Mundo, Madrid
PERSONNALITÉS DE DEMAIN TOMASZ LIS
Après le JT
FERIAL HAFFAJEE
Une Rouletabille version australe
“Malte dans l’Union européenne, c’est un peu comme si la Libye avait un memDessin de bre de sa famille à Damien Glez, Bruxelles”, a déclaré le colonel en présence du président maltais, Guido Di Marco, en visite officielle à Tripoli. Cette sollicitude a quelque peu incommodé la délégation maltaise. (The Times of Malta, La Valette)
GÉNÉRAL WOJCIECH JARUZELSKI, ex-dictateur communiste polonais ■ Méritant “C’est parce que nous avons pris Berlin que nos frontières se trouvent aujourd’hui là où elles se trouvent. Ainsi, on est plus près de l’Europe.” En 1945, la Pologne a
JAKRAPOB PENKAIR, porte-parole du gouvernement thaïlandais ■ Direct “Il y a plusieurs niveaux de vérité… C’est pour cela que nous n’avons pas parlé ouvertement ; c’est parce que nous lisons dans les esprits que nous avons dit ce que les gens voulaient entendre.” Il répondait ainsi à la presse, qui accuse le gouvernement de minimiser l’importance de la grippe aviaire dans le pays. (Time Asia, Hong Kong)
NORODOM SIHANOUK, roi du Cambodge ■ Meurtri “Les humiliations s’accumulent, à maints égards et dans tant de domaines, sur la tête ‘angkorienne’ de notre race khmère, qui devient
ainsi la race la plus dégradée d’Asie et peut-être du monde.” Déçu par l’image que le royaume donne à l’étranger, le monarque réagissait aux nombreuses informations sur les jeunes cambodgiennes vendues à l’étranger comme prostituées. (Cambodge Soir, Phnom Penh)
cet ancien chef du gouvernement. Il est le premier candidat à s’être retiré de la course à la présidentielle du 8 avril, estimant que l’élection ne serait pas équitable en raison de la fraude et du manque de neutralité de l’armée. (Liberté, Alger)
MIKHAÏL SAAKACHVILI, président de la Géorgie ■ Satisfait
PEDRO ALMODÓVAR, cinéaste espagnol ■ Monolingue
“Notre révolution a été la plus belle et la plus sympathique de ces trois cents dernières années dans le monde”, s’est rengorgé, lors de sa visite à Moscou, le 13 février, le nouveau chef de l’Etat géorgien, élu avec plus de 90 % des voix. (Nezavissimaïa Gazeta, Moscou)
“Je n’apprécie pas que l’on veuille doubler l’un de mes films en catalan ou en galicien alors que nous comprenons tous le castillan”, a dit le réalisateur oscarisé au cours d’une conférence au centre culturel Residencia de estudiantes de Ma drid. Dessin de Ferreres, (El Mundo, Madrid)
MOULOUD HAMROUCHE, ex-Premier ministre algérien ■ Pessimiste “L’armée a cédé sous la pression des groupes d’intérêts”, a affirmé
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Nadine Hutton
annexé la Silésie, la Prusse-Orientale et la Poméranie, qui appartenaient à l’Allemagne. (Super Express, Varsovie)
a nomination comme directrice de la rédaction du Mail & Guardian fait d’elle la première femme à diriger un grand journal sud-africain. Ses études de droit n’ont donc pas conduit cette jeune femme d’origine indienne dans les prétoires, mais dans les médias. Après une expérience à la radio, à la télévision (SABC) et au Financial Mail, elle se retrouve, à seulement 36 ans, à la tête du titre où elle avait fait ses débuts comme stagiaire. Si elle compte suivre les traces de son prédécesseur, qui a fait du Mail & Guardian un journal d’investigation très influent parmi les élites progressistes, elle n’a pas peur d’afficher ses ambitions propres : couvrir l’actualité du reste de l’Afrique et donner davantage de place au photojournalisme. “Enthousiaste, déterminée et visionnaire” pour The Star, quotidien de Johannesburg, Ferial Haffajee apportera surtout une touche féminine, notamment grâce à la collaboration de femmes journalistes de renom. “Regarder les choses à travers un prisme féminin est important, affirme-t-elle. J’ai l’intention de couvrir davantage les violences sexuelles, de découvrir ces horreurs cachées.” Car, paradoxalement, ce pays qui favorise la réussite des femmes est aussi celui où le taux de viol atteint des records…
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ILS ET ELLES ONT DIT MUAMMAR KADHAFI, dictateur libyen ■ Troublant
a présidentielle polonaise, prévue pour 2005, a déjà deux candidats virtuels. Selon un sondage réalisé pour la version polonaise de l’hebdomadaire Newsweek, Tomasz Lis, présentateur du JT sur la chaîne privée TVN, est le seul à menacer sérieusement Jolanta Kwasniewska, épouse de l’actuel président. Ce beau gosse plutôt sympathique de 38 ans est un véritable professionnel de l’info. Mais il est aussi connu pour sa franchise. “Un enregistrement de ses critiques sur ses collègues de la rédaction circule sur Internet”, révèle le quotidien Gazeta Wyborcza, “abondamment persillé de ‘k…’ [“putain”].” Il n’adhère à aucun parti politique, mais c’est un handicap qu’il peut tourner à son avantage. “Quarante-sept pour cent des Polonais ne se reconnaissent dans aucun parti”, explique Newsweek. Les libéraux de la Plate-Forme citoyenne souhaiteraient le compter dans leurs rangs. “La renégociation de son contrat avec TVN a duré cent cinquante-trois jours, mais dix minutes ont suffi pour fixer son salaire – 10 000 euros par mois ; le reste concernait l’indépendance journalistique”, poursuit Gazeta Wyborcza. Malgré toutes ces précautions, Lis vient d’être remercié, “pour raisons déontologiques”, dit son employeur. Le voici donc parfaitement disponible.
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Piotr Janowski/Gazeta-VU
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P O L I T I QU E
Sarkozy, le nouveau visage de la droite Libéral et bonapartiste à la fois, le ministre de l’Intérieur réunit les deux grandes tendances historiques et contradictoires de la droite française, tout en cultivant un style personnel qui dépasse les clichés de son camp. force est toujours parfaitement préparé même s’il n’apparaît pas particulièrement cultivé ni brillant. En France, l’homme politique de droite est en général un patricien. Qu’il soit issu de la bourgeoisie parisienne (comme Chirac ou Giscard d’Estaing), notable de province (comme le très paternaliste Raffarin) ou qu’il ait acquis les comportements de l’élite au sein des grandes écoles (comme Juppé, l’éternel bon élève), le responsable politique doit se pencher très bas pour percevoir son électorat. Sarkozy n’a pas ce problème.Tout représentant en aspirateurs peut s’identifier à lui. Il représente vraiment un danger pour les barons du gaullisme : c’est un “petit mec” comme vous et moi.
DIE WELTWOCHE (extraits)
Zurich a petite taille et ses oreilles décollées en font la victime reconnaissante des caricaturistes. Mais personne ne songerait à ne pas le prendre au sérieux. Nicolas Sarkozy, 49 ans, est omniprésent : dans les médias, dans les affaires du gouvernement, dans les luttes internes de son parti. Il représente l’efficacité, le génie de l’organisation, la persévérance. L’homme est une bête de travail, une machine de pouvoir, un modèle d’énergie et d’ambition. Ministre de l’Intérieur, il incarne avec succès l’orientation répressive du gouvernement de droite. Le taux de criminalité baisse, la prostitution est quasi interdite, on sévit sur les routes. Ce politicien habile qui a gravi les échelons du pouvoir a réussi en un temps record à démontrer qu’avec du zèle et de la volonté on pouvait avoir des résultats. On a beau avoir du mal à trouver ce M. Propre sympathique, les Français le portent aux nues. Depuis que la droite est revenue au pouvoir, il caracole en tête des sondages. Sa position est tellement solide qu’il défie le président Jacques Chirac. Sarkozy a donné à la droite française un nouveau visage : autoritaire sans être paternaliste, répressif sans être accroché aux valeurs conservatrices, ferme sur les principes mais pragmatique.
S
LE CHAMPION DE L’INTERVENTIONNISME
Alain Minc, consultant en vue et maître à penser de la droite française, le qualifie de “bonapartiste libéral”. Cette formule contradictoire n’a rien de perfide : le libéralisme implique moins d’Etat, moins de centralisme, moins de contrôle ; le bonapartisme implique une économie dirigée par l’Etat, une bureaucratie toute-puissante, une main de fer. La conciliation de ces deux orientations contraires constitue l’éternel problème de la droite française. Celle-ci mise aujourd’hui sur la déréglementation et la loi du marché en matière économique. Cependant, l’Etat fort et ses personnalités emblématiques comme Napoléon, Napoléon III et de Gaulle restent des éléments immuables de la tradition française. Et c’est Sarkozy qui semble le mieux réussir à réunir ces extrêmes. Du moins en a-t-il convaincu les gens. Mais représente-t-il vraiment une nouvelle philosophie de droite ? Ou a-t-il tout simplement la communication la plus habile ? Pour réconcilier les exigences contraires du désengagement de l’Etat et de l’autorité de la puissance publique, Sarkozy a opté pour une vieille recette, l’offensive en matière de sécurité. En constituant le gouverne-
Dessin de Burki
paru dans 24 Heures, Lausanne.
Bras de fer “En France, les partis sont créés pour un homme qui veut arriver au sommet ou qui y est déjà”, explique la Süddeutsche Zeitung. Et “la raison d’être de l’UMP est le maintien au pouvoir de Chirac ou de celui qui lui succédera”. D’où l’importance pour le président de barrer la route à Nicolas Sarkozy. “Chirac ne peut pas le virer, ajoute le quotidien bavarois. L’épreuve de force se prépare, au lendemain des élections régionales.”
A-T-IL TROP D’ENNEMIS POUR ACCÉDER AU POUVOIR ?
ment, Chirac lui avait laissé le choix entre le ministère des Finances et celui de l’Intérieur. Sarkozy fit froidement ses calculs : si la situation économique semblait préoccupante, les questions de sécurité intérieure offraient une véritable marge de manœuvre politique. Une lutte efficace contre la criminalité est l’expression d’une puissance publique efficace. Les couches inférieures de l’électorat exigent des transports publics ou des banlieues sûrs, de sorte que les frontières entre répression policière et politique sociale s’estompent. Sarkozy apparaît comme le champion de l’interventionnisme politique. Il joue le rôle de l’homme fort dans un Etat renforcé. Mais cela ne l’empêche pas de plaider pour une libéralisation accrue en matière économique – une combinaison qui le rend irrésistible. Avec son activisme sécuritaire, Sarkozy a si bien touché le point sensible chez les électeurs que la gauche n’a
opposé qu’une résistance timide aux divers durcissements de la législation. Le gouvernement socialiste de Lionel Jospin avait déjà reconnu que la criminalité était devenue une question prioritaire pour les couches inférieures de l’électorat. Son ministre de l’Intérieur avait réformé les forces de police et augmenté leurs moyens. Mais c’est Sarkozy qui place inlassablement le sujet au centre de tous les débats. Son activité incessante se traduit par une baisse de la délinquance de 3,38 %, même si les experts doutent de la validité de ces chiffres. Son bilan est en fait plutôt mince, mais Sarkozy possède une crédibilité extrêmement forte. A la télévision, il est imbattable dans les duels. La façon dont il humilie Jean-Marie Le Pen fait même l’admiration de la gauche. Sarkozy va droit au but, avec une agressivité inhabituelle pour les normes françaises. Il ne recule devant aucun sujet. Ce travailleur de
RÉGIONALES
Besancenot, facteur clé du scrutin ■ Il a 29 ans, il est postier et a obtenu 4,25 % des voix à la présidentielle de 2002, soit le quart des suffrages du candidat socialiste Lionel Jospin. Olivier Besancenot est le candidat de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, trotskiste) et le cauchemar de la gauche française. Après la raclée électorale qui l’a quasiment condamnée à un rôle de témoin dans un Parlement dominé par la droite de Jacques Chirac, celle-ci se prépare à affronter en ordre dispersé les élections régionales du mois prochain. Besancenot incarne beaucoup plus qu’un mouvement de protestation spontané de gauche. Dans un pays comme la France, où l’option radicale est inscrite dans l’ADN de la politique, il exprime tout haut ce que les socialistes ne peuvent pas dire. Il unit les vieux soixante-huitards aux jeunes altermondialistes. Le jeune homme
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pourrait être l’acteur clé de la gauche en ce printemps électoral français. Selon un récent sondage, 70 % des Français se désintéressent des élections régionales. Pourtant, il s’agit de consultations générales, qui verront les présidents des Régions et des dépar tements renouvelés. Selon un autre sondage, 60 % des Français pensent que le PS n’offre pas de réelle alternative au gouvernement en place. Ainsi, tandis qu’à droite s’agite à nouveau le spectre de Le Pen, à gauche se meut le farfadet Besancenot. La vie est facile pour les extrémistes, mais elle est particulièrement dure pour les réformateurs socialistes, sur tout pour les Français qui hésitent encore entre social-démocratie et révolution, et qui risquent de se faire avoir par un petit malin de facteur. Cesare Martinetti, La Stampa (extraits), Turin
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Nicolas Sarkozy n’a fréquenté aucune grande école. Avec son titre d’avocat, il fait l’effet d’un self-made-man mal dégrossi. Il appartient pourtant au sérail : c’est un rejeton de la grande bourgeoisie parisienne. Son père était un comte hongrois ayant fui le communisme, sa mère est issue d’une riche famille de médecins et il a grandi dans un hôtel particulier de Paris. Ses origines hongroises lui ont toutefois donné le sentiment d’être un marginal. Le fils de l’aristocrate exilé a donc inventé un nouveau héros : le bourgeois déguisé en parvenu. Quand il inspecte inlassablement les casernes de pompiers, les postes de police, les antennes préfectorales des banlieues sensibles, il donne l’impression d’en être encore à travailler dur pour pouvoir un jour habiter Neuilly. C’est ce profil social atypique qui fait la crédibilité de Sarkozy auprès de nombreuses catégories d’électeurs. D’autant qu’il fait aussi en sorte de ratisser large dans ses prises de position politiques. Il est inexact de le considérer uniquement comme un M. Propre pur et dur. La prochaine élection présidentielle montrera s’il est susceptible de rallier une majorité. Mais Sarkozy l’ambitieux ne s’est-il pas fait trop d’ennemis puissants pour pouvoir accéder au sommet par sa seule popularité ? La droite française est-elle mûre pour un nouveau compromis entre le pouvoir de l’Etat et la libéralisation ? Edouard Balladur, le mentor idéologique de Sarkozy, a échoué parce qu’il était trop libéral. Jacques Chirac a réglé le problème en adoptant un discours de gauche et une politique de droite. Il n’a atteint la présidence qu’au prix d’une longue cohabitation. Sarkozy, appuyé sur sa popularité de gardien de l’ordre, tentera de défendre une ligne de droite cohérente sans subir le sort de Balladur. Une chose est sûre : s’il n’y arrive pas avec le “bonapartisme libéral”, il essaiera autre chose. Daniel Binswanger
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f ra n c e SCIENCES
Pourquoi Ford doit sa réussite à la France De la poudre sans fumée au TGV, l’histoire des relations franco-américaines est parsemée d’inventions variées qui ont traversé l’Atlantique dans les deux sens pour être adoptées et développées. Même les pièces interchangeables, à la base de la fabrication en série aux Etats-Unis, ont des racines en France. L’historien des sciences Ken Alder a montré qu’un armurier français utilisait déjà ce système vers 1720. Dans les années 1780, l’armée française a introduit des gabarits et des aménagements uniformes dans les armureries, de manière à appliquer de strictes tolérances. Thomas Jefferson vouait une grande admiration à ce système, que les armureries américaines ont adopté même s’il est tombé en désuétude au XIXe siècle. Les méthodes qui se sont fait connaître en Europe sous les noms de “système américain” et, au début du XXe siècle, de “fordisme” ne sont en fait que des versions de cette trouvaille française.
US NEWS & WORLD REPORT
Washington ent ans après le triomphe des frères Wright, le consor tium européen Airbus, dont le siège se trouve à Toulouse, a lui aussi imprimé sa marque dans l’histoire de l’aviation, en dépassant le géant américain Boeing par le nombre d’appareils livrés en 2003. La réussite d’Airbus n’est pas une surprise. Sur le plan diplomatique, le torchon brûle peut-être entre les Etats-Unis et la France, mais, dans le domaine technologique, les deux pays vivent une longue histoire d’amour. Chacun a fait d’extraordinaires découvertes et chacun a exploité avec assiduité les idées de l’autre. Même l’hégémonie actuelle du complexe militaro-industriel américain doit indéniablement beaucoup à la France. Lorsqu’il est devenu commandant de l’académie militaire de West Point, en 1817, après avoir passé deux années en Europe, Sylvanus Thayer a conçu l’exigeant programme technique de l’école et son code de l’honneur et du service en s’inspirant de ceux de l’Ecole polytechnique. Les traités du génial ingénieur de Louis XIV, le maréchal Sébastien Le Prestre de Vauban, sur les sièges et les places fortes y sont devenus des textes de référence, et l’étude du français y a été rendue obligatoire. L’influence française s’est aussi fait sentir pendant la guerre de Sécession : la balle Minie, qui a rendu les fusils utilisés dans ce conflit trois fois plus meurtriers que les anciennes armes, a été mise au point à l’origine par des officiers français. En 1885, l’ingénieur Paul Vieille a créé la poudre sans fumée. Ce sont des
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LE FROMAGE ET LA BAGUETTE PRÉSERVÉS PAR DES AMÉRICAINS
artilleurs français qui ont inventé le recul hydropneumatique qui permet aux canons de rester mortellement verrouillés sur leur cible, coup après coup. Et où en seraient les Navy SEAL, les unités d’élite de la marine américaine, sans l’équipement de plongée développé en 1943 sur la Côte d’Azur par Emile Gagnan et un certain Jacques-Yves Cousteau ?
Dessin de Kal
paru dans The Economist, Londres.
A propos de Ford, qu’y a-t-il de plus américain qu’une automobile ? Et pourtant, c’est un Français qui a construit le premier véhicule autopropulsé, fonctionnant à la vapeur, il y a plus de deux siècles [Joseph Cugnot, en 1770]. Cent ans plus tard, la société hexagonale Panhard a élaboré l’architecture de base sur laquelle sont construites depuis toutes les voitures. Outre la standardisation, les triomphes de Henry Ford ont aussi dépendu de l’utilisation de l’acier au vanadium, résistant et inoxydable, qu’il avait admiré sur une épave de voiture de course française. Bien avant Airbus, la France a produit des ingénieurs en aéronautique hors pair. Les inventeurs français, en tête desquels Louis Blériot et Robert Esnault-Pelterie, ont créé le monoplan tel qu’on le connaît, et c’est pourquoi
on emploie toujours les termes français de “fuselage” et d’“aileron”. Un Américain chauvin répliquerait que la France a accompli nombre de ses prouesses technologiques en reprenant des idées nées aux EtatsUnis. Les TGV sont leaders sur le marché mondial, mais, comme l’historien du rail Mark Reutter l’a souligné, la société Budd de Philadelphie construisait déjà des carénages articulés légers dans les années 30. De nos jours, la France produit 75 % de son électricité grâce au grand espoir de l’Amérique d’il y a cinquante ans : l’énergie nucléaire. Le droit social a également permis à d’autres inventions américaines d’être mises en valeur, comme les distributeurs automatiques (à cause des heures d’ouverture limitées des commerces) et les antibiotiques fabriqués en série (grâce à une assurance maladie généreuse). De fait, les Français ont si souvent abandonné leur patrimoine en faveur de technologies innovantes que ce sont les Américains qui doivent le défendre. Ainsi l’historien Steven Kaplan a-t-il fait revivre l’art de la boulangerie française, et mère Noella Marcellino, une religieuse bénédictine américaine, docteur en microbiologie, a-t-elle préservé les traditionnels fromages français de la pasteurisation – un procédé d’ailleurs inventé par un Français, Louis Pasteur. Il est vain de débattre pour savoir qui doit le plus à l’autre. Il est bien plus intéressant de se réjouir d’un enrichissement mutuel. Airbus compte de nombreux fournisseurs américains, et tôt ou tard Boeing fera un grand bond en avant dans le jeu sans fin de sautemouton technologique. Le dernier mot revient au sage – Oscar Wilde, sans doute – qui a dit : “Les talents imitent, les génies volent.” Edward Tenner
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Astérix pourra-t-il résister aux mangas ? Les séries japonaises représentent désormais près du tiers des bandes dessinées publiées dans l’Hexagone.
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ean-Louis Guez de Balzac doit se retourner dans sa tombe. Cet homme de lettres du XVIIe siècle, “restaurateur de la prose classique”, serait horrifié par les événements qui se sont déroulés dans sa ville natale. Angoulême a en effet accueilli 150 000 personnes, le mois dernier, au festival de la bande dessinée. Et, cette année, le champion de la pureté de la langue française a des raisons d’être encore plus exaspéré que d’habitude. Car une véritable mangamania balaie la France. Ces “romans en images” japonais, souvent violents et pornographiques, ont représenté l’an dernier près de un tiers des 1 860 bandes dessinées publiées en France, contre 20 % en 2002
et moins de 10 % en 2001. La vitesse de ce raz de marée en fait l’une des mutations culturelles les plus spectaculaires depuis que Hollywood a écrasé l’industrie européenne du cinéma. La génération qui a grandi en regardant les dessins animés japonais dans les années 80 lit aujourd’hui des mangas, pas Molière. Le risque est que la France finisse par ressembler au Japon, où 40 % des publications sont des bandes dessinées et où de moins en moins de gens lisent des ouvrages sérieux. L’industrie de la BD française connaît actuellement son âge d’or. Les ventes d’albums représentent désormais 10 % du marché du livre. Contrairement à de nombreux pays où les bandes dessinées sont perçues comme un plaisir réservé aux enfants, la France les élève au rang de neuvième art. Dans une industrie du livre parvenue à maturité, qui
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a connu une croissance de 0,5 à 1 % en 2003, presque tous les grands éditeurs de BD ont créé leur propre collection de mangas. Seule Dupuis, la grande maison d’édition belge fondée en 1898, refuse encore de publier des mangas. Mais beaucoup prédisent qu’elle pourrait bientôt suivre le mouvement général. L’économie des mangas ne semble pas près de péricliter. Publiés en format de poche et imprimés en noir et blanc sur du papier bon marché, ils ont un coût de production inférieur à celui des albums cartonnés et en couleurs produits en France et en Belgique. Et il revient bien moins cher de faire traduire une collection existante que de commander une œuvre originale à un auteur européen. Le prix d’un manga est de l’ordre de 6 euros, soit la moitié de celui d’un album classique. L’attrait des mangas reflète une fascination
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plus large, remontant au mouvement impressionniste et englobant la passion de Jacques Chirac pour le sumo. Cette nippophilie est manifeste dans la tendance des éditeurs français à publier des mangas qui se lisent de droite à gauche et à ne plus supprimer leurs intraduisibles onomatopées. La subtilité croissante des mangas publiés en France permet aux éditeurs de se défendre contre la critique selon laquelle ils corrompent la jeunesse. “Si nous n’avions pas eu les mangas, toute une génération serait restée assise devant la télévision et n’aurait jamais tenu un livre entre ses mains”, obser ve Jacques Glénat, PDG du groupe d’édition du même nom, lequel publia Akira, le premier best-seller du genre, en 1991. Avec cette vision optimiste du phénomène, M. Guez de Balzac va pouvoir reposer en paix. Jo Johnson, Financial Times (extraits), Londres
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● SERBIE
Fin du feuilleton électoral
CHYPRE
Le coup de poker de Rauf Denktas En acceptant le plan Annan de réunification de l’île, le vieux cacique chypriote turc a créé la surprise. La situation enfin débloquée, l’île pourrait être réunifiée dès le 1er mai. RADIKAL (extraits)
Istanbul e scénario pour une solution de la question chypriote est fin prêt. On connaît le metteur en scène – l’ONU et son représentant Alvaro de Soto – et les acteurs principaux : Rauf Denktas et Tassos Papadopoulos, les deux leaders chypriotes, mais aussi les gouvernements respectifs de Grèce et de Turquie. L’Union européenne (UE), elle, ne jouera que les seconds rôles. La date et le lieu du tournage ont même été fixés : le 19 février, à Nicosie, capitale encore divisée de l’île. Du 10 au 14 février, lors des négociations marathon au siège de l’ONU, à New York, les deux parties ont décidé de se donner du 19 février au 22 mars pour négocier en tête à tête. Si aucun accord n’est conclu avant le 22 mars, la Turquie, la Grèce et l’ONU s’inviteront à la table des négociations. Le 29 mars, tout devra être bouclé. Désormais, Chypre est entrée dans un processus irréversible qui la conduira, avant le 1er mai 2004, à un référendum dans les deux parties de l’île. Le 1er mai, c’est aussi la date à laquelle la partie chypriote grecque devait entrer seule dans l’UE. Il se pourrait bien qu’à cette date, et après trente années de conflit, l’île se présente unie devant les instances bruxelloises. Comment est-on parvenu à cet accord historique ? Vu de New York, la Turquie et Denktas semblent avoir remporté une victoire. En acceptant le plan Annan, Rauf Denktas a pris de court la par-
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Dessin d’Igor
Smirnov, Russie.
Marée
estudiantine ?
Jusqu’à présent, les étudiants chypriotes grecs bénéficiaient d’un quota de places au sein des universités grecques. Avec l’entrée de Chypre au sein de l’Union européenne, le 1er mai prochain, ces quotas disparaîtront, mais pas les facilités dont bénéficient les étudiants de l’île pour venir étudier en Grèce. Aussi leurs camarades grecs craignent-ils d’être “envahis” par des étudiants qui, eux, n’auront pas eu à passer les épreuves très sélectives du redoutable baccalauréat grec. (D’après To Vima, Athènes)
tie grecque. Papadopoulos, qui s’attendait à l’intransigeance habituelle de son vieil adversaire, s’est brusquement retrouvé à négocier non plus sur le principe de la réunification, mais sur les détails pratiques de sa mise en place. Conscients du fait que s’opposer à la proposition turque le mettrait dans une position de coupable, il a essayé d’obtenir quelques avantages supplémentaires, et notamment l’intervention de l’UE. Peine perdue. En cas de désaccord le 22 mars, les Chypriotes devront se débrouiller avec Athènes et Ankara, qui n’ont plus guère intérêt à jouer l’affrontement. L’UE n’est pas complètement écartée du processus, mais Papadopoulos a simplement obtenu son “assistance technique” et ses “conseils”,“si besoin était”. Maigre compensation. A la table des négociations, du 19 février au 22 mars, il y aura bien sûr des désaccords, des vexations et sans doute même des scènes de quasiruptures. Mais, dans ces moments-là,
l’accord de principe survenu à New York jouera un rôle d’aiguillon. En fait, Denktas et Papadopoulos ont intérêt à tout faire pour parvenir à un accord avant que leurs “parrains” ne viennent combler les vides. En clair, Tassos Papadopulos se trouve aujourd’hui dans une position délicate. Depuis quelques jours, il ne peut plus utiliser la carte UE avec autant d’efficacité. De plus, le leader chypriote grec s’est fait élire avec les voix des opposants au plan Annan. Aujourd’hui, il se retrouve à devoir en négocier les termes sans marge de manœuvre. D’autant qu’à Athènes le leader du Parti socialiste (PASOK), Georges Papandréou, et celui de la Nouvelle Démocratie, Constantin Karamanlis, préfèrent se consacrer à la campagne en vue des élections générales du 7 mars prochain. Ils savent simplement, l’un et l’autre, que le dossier chypriote figurera dès le lendemain des élections parmi les dossiers brûlants. Yorgo Kyrbaki
PORTRAITS
Qui se ressemble finit par s’assembler ■ C’est peu dire que Tassos Papadopoulos et Rauf Denktas ont des parcours parallèles. Tous deux ont commencé leur carrière politique dans les années 50, au début des affrontements entre les deux communautés. Pendant ces années amères, les deux hommes se sont félicités de la scission entre chypriotes grecs et turcs. Tous deux défendent un nationalisme sourcilleux et tous deux se sont opposés de toutes leurs forces aux accords de Zurich et de Londres, qui, en 1959, ont fait de Chypre un Etat souverain. Papadopoulos parce qu’il voulait l’union avec la Grèce. Denktas parce qu’il rêvait déjà de la partition de l’île. Après la fondation de la République chypriote, Tassos Papadopoulos est devenu ministre du Travail et Rauf Denktas s’est retrouvé à la tête de l’Assemblée communautaire turque. Cela dit, les deux hommes n’ont pas cessé leurs activités clandestines pour autant. Rauf
Denktas n’a jamais cessé d’être un des dirigeants du groupe paramilitaire TMT, un groupe que l’indépendance de 1959 n’a pas freiné, bien au contraire. Tassos Papadopoulos, de son côté, a fondé et milité au sein d’Akritas, l’équivalent gréco-chypriote du TMT. Des années durant, ces deux groupes ont entretenu la haine entre les deux communautés. Une césure qui s’est achevée en 1974 par l’invasion turque du nord de l’île et par la par tition de 1974. Mais les deux hommes ne se contentent pas d’avoir un passé politique parallèle : leur caractère et leur compor tement aussi suivent la même trajectoire. Rauf Denktas, ivre de la “victoire” de 1974, s’est toujours comporté avec arrogance. Jamais il n’a regretté son passé “antigrec” et jamais il n’a accepté de porter sur ces sombres années le moindre regard critique. Aujourd’hui, il est loin de faire l’unanimité au sein d’une population turco-chypriote
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qui rêve de l’Union européenne et donc de la réunification avec la par tie grecque. Jusqu’à présent, Rauf Denktas s’est borné à négocier des compromis et a toujours fait preuve de mauvaise volonté dans la mise en œuvre des pourparlers. De son côté, le président chypriote grec est devenu plus conciliant depuis 1974. Mais lui non plus n’a jamais fait son autocritique et il reste fier de son passé paramilitaire. De 1974 jusqu’à la veille de son élection à la présidence, en février 2003, Papadopoulos n’a jamais serré la main d’un leader turco-chypriote. En fait, trente ans après la partition, l’Histoire se venge. Un concours de circonstance international impose aux deux hommes les moins faits pour s’accorder d’apposer leur signature au bas d’un document qui réunifiera l’île. C’est-à-dire précisément ce que Rauf Denktas et Tassos Papadopoulos ont combattu toute leur vie. Mak Droutsiotis, Eleftherotypia, Athènes
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es revirements sur la scène politique serbe rappellent les feuilletons télévisés. Ainsi le prélude à la constitution du gouvernement s’est-il joué sur fond d’incroyables intrigues, de dangers inattendus et d’adversaires perfides. Le suspense consistait à savoir si les principaux protagonistes allaient finir par conclure le mariage. La semaine dernière, on a eu toutes les raisons de craindre la rupture définitive. Mais, vendredi soir, soudain, nous nous sommes rapprochés du happy end. A la suite d’entretiens avec les dirigeants des autres partis du bloc démocratique, à l’exception du Parti démocrate [DS, formation du défunt Premier ministre Zoran Djindjic],Vojislav Kostunica, le leader du Parti démocrate de Serbie (DSS), a déclaré que “l’optimisme [était] de mise car la Serbie [était] plus proche d’un nouveau gouvernement que d’élections anticipées”. Kostunica a laissé entendre qu’à la fois le DS et le Parti socialiste de Serbie [SPS, parti de Slobodan Milosevic] étaient susceptibles de soutenir un gouvernement minoritaire formé par son parti, le G17 Plus [formation des économistes libéraux] et le SPO-NS [coalition monarchiste]. Quant à nous, spectateurs de la série TV et citoyens d’une société en transition, quelles sont les conclusions qu’il nous faut en tirer ? Il y a eu beaucoup de tergiversations avant la noce solennelle. Il ne faut pas oublier non plus que, le 22 février, le Parti démocrate doit élire son nouveau président. Doit-on penser qu’un gouvernement majoritaire comprenant le DS sera constitué dès la semaine suivante ? Ou bien les démocrates garantiront-ils un soutien passif au nouveau gouvernement en attendant le 31 mars prochain ? C’est la date d’expiration du délai fixé par les Etats-Unis pour livrer le général Ratko Mladic au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie en échange de l’aide financière américaine. Le mariage n’a pu être célébré, autrement dit le gouvernement n’a pas été constitué, avant la grande fête nationale serbe du 15 février, célébrant le 200e anniversaire de la création de l’Etat moderne.Or, si les héros s’étaient unis plus tôt, ils nous auraient démontré que nous vivions bien dans un Etat où les institutions font leur travail. Faut-il que l’on continue de supporter le mariage de nos héros et que l’on montre de la compassion pour leurs souffrances ? Depuis les élections du 28 décembre, leurs positions auraient-elles été contraires au point qu’il leur a été absolument impossible de trouver un compromis ? Enfin, il leur a suffi d’une seule rencontre avec la bonne fée pour ouvrir les yeux. Seulement, dans notre cas, la bonne fée n’est personne d’autre que Marc Grossman, l’adjoint au secrétaire d’Etat américain pour les Affaires politiques. Voyons comment évoluera le mariage au cours des cent épisodes à venir. Danas, Belgrade
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Fins de mois difficiles pour la classe moyenne La faiblesse des rémunérations et la hausse vertigineuse des prix consécutive au passage à l’euro ont fait glisser une partie des salariés italiens vers une situation de semi-indigence. Les femmes sont parmi les plus pénalisées. Dessin de Pyrzynska paru dans Gazeta Wiborcza,Varsovie.
LA REPUBBLICA (extraits)
Rome ’est l’histoire d’Adele et elle a honte de la raconter. Adele a 42 ans. Elle est guide touristique à Rome, son mari est artisan, ils ont une fille de 17 ans. “Je ne saurais dire exactement quand ni pourquoi c’est arrivé, rien n’a changé dans notre vie. Nous sommes devenus pauvres du jour au lendemain, pauvres au point que nous cachons à notre fille que, lorsque nous lui donnons quelques euros pour sortir, nous nous privons de dîner. Un café au lait, et c’est tout. Nous ne sommes pas pauvres comme les vrais pauvres, non, mais elle est allée faire du camping l’été dernier et, pour pouvoir lui donner un peu d’argent, nous sommes restés à Rome pendant les vacances. Notre voiture est tombée en panne, mais la réparation coûte trop cher, alors on ne s’en sert plus.” “A Noël, poursuit Adele, nous avons tout investi dans une parka pour notre fille. Elle ne se sert plus de son téléphone portable, nous ne pouvons plus lui payer les recharges. Parfois, j’ai peur, je me dis que ces jeunes sont moins habitués que nous aux privations et qu’ils pourraient avoir envie de se procurer de l’argent d’une autre façon.”
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DES SALARIÉS FONT LA QUEUE À LA SOUPE POPULAIRE
Ces gens soudainement appauvris arrivaient encore hier à boucler leurs fins de mois avec leurs salaires modestes et n’y parviennent plus aujourd’hui. Quatre hommes se sont adressés récemment aux services sociaux de Rome. Tous ont le même
profil : la cinquantaine, un emploi stable, un salaire de 700 à 800 euros par mois. En instance de divorce, ils ont laissé l’appartement à leur femme et à leurs enfants, ils leur versent un peu d’argent et n’ont pas de quoi payer un loyer pour euxmêmes. Ils dorment dans leur voiture. Ils se réveillent, vont à leur travail, passent voir leurs enfants le soir, avalent un hamburger, puis retournent dormir dans leur voiture. Au bureau, personne ne les imagine dans cette situation. Ils ont trop honte pour le dire. Aujourd’hui, signalent des organisations caritatives comme Caritas et, à Rome, la Communauté de Sant’Egidio, ce ne sont plus seulement les sans-domicile-fixe habituels qui se présentent à la distribution de repas chauds et de colis du mardi (huile, fromage, conserves). On y
rencontre aussi des gens qui ont un logement, un travail, une famille et qui ne parviennent pas à boucler leurs fins de mois. Ce sont des “familles de la classe moyenne à revenu fixe”, des familles qui “n’arrivent pas à joindre les deux bouts” : le père, la mère, un enfant, un seul revenu – le foyer italien type selon la nomenclature de l’ISTAT [institut national de la statistique]. LES PRODUITS DE CONSOMMATION COURANTE ONT DOUBLÉ
Parmi eux, les traminots de Milan qui gagnent 700 euros par mois, les conducteurs de bus en contrat à durée déterminée qui en touchent 800, les employés municipaux du premier échelon payés 1 000 euros. Avec deux enfants et un loyer qui, dans une grande ville, ne coûte pas moins de 600 euros par mois, il est
P O U V O I R D ’ A C H AT
16,5 millions de salariés à 1 000 euros par mois ■ Il est de plus en plus difficile de vivre avec les fatidiques 1 000 euros par mois qui constituent le salaire moyen dans l’industrie italienne. Beaucoup d’enseignants, d’infirmières, de conducteurs de tram et même d’employés de banque – qui passaient pour une catégorie privilégiée il y a encore quelques années – ne gagnent guère plus. L’immense majorité des 16,5 millions d’Italiens salariés est dans cette situation. Rien d’étonnant à ce que, de temps à autre, certains perdent la tête et descendent dans la rue pour manifester leur colère. C’est ainsi que, le mois dernier, le pays tout entier s’est rendu compte que quelque chose n’allait pas. Il suffisait de voir la succession de grèves : les conducteurs de bus et de tram à Milan, le trafic aérien pris en otage par les employés d’Alitalia et par les contrôleurs aériens, les pompiers prêts à tout, les médecins sur le pied de guerre, les douaniers bloquant la frontière suisse. C’est indiscutablement en Italie que l’on trouve les salaires les plus bas des grands pays européens. Après deux ans d’inflation galopante, de spéculation et de stagnation des salaires, des millions de familles ont aujourd’hui d’énormes difficultés à boucler leurs fins de mois. Par ailleurs, les conditions de vie des travailleurs à revenu fixe se sont
dégradées ces deux dernières années. La société de conseil en ressources humaines Od & M a calculé que, sur cette même période, les ouvriers ont perdu 9,3 % de leur pouvoir d’achat, et les employés 11,1 %. La branche milanaise de la centrale syndicale CGIL décrit deux situations types : une famille de trois personnes dont le revenu en 2003 était de 20 000 euros a dépensé 720 euros de plus que l’année précédente, entre l’augmentation des factures domestiques, la hausse du prix des légumes, les additions des pizzerias qui ont doublé, alors que les salaires n’ont pas bougé. “Mais il n’y a pas qu’un problème d’inflation”, souligne Luciano Gallino, sociologue du travail. “Les choix de politique économique commencent à se faire sentir : les travailleurs salariés sont toujours 16 millions, comme il y a dix ans, mais leur incidence sur le PIB italien est passée de 50 à 40 %, signe que le salariat a été largement pénalisé.” Au cours de la décennie écoulée, la rémunération nette des salariés en Italie n’a augmenté que d’un maigre 3,5 %, contre 13,5 % en moyenne en Europe et 18 % dans le très libéral Royaume-Uni.
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Quelle crise ?
Plus pauvres, les Italiens ? Balivernes ! Pour Silvio Berlusconi, “il y a eu un enrichissement général du pays. La classe moyenne consomme autant que par le passé. L’augmentation des salaires et de la consommation a été supérieure à l’inflation.” Quant aux ménagères, inquiètes de voir le prix des courgettes s’envoler, “elles devraient suivre l’exemple de ma mère”, a suggéré le président du Conseil italien lors d’une intervention à l’émission télévisée Porta a Porta. “Quand j’étais petit, elle parcourait le marché dans un sens, puis dans l’autre et s’informait sur les prix, les comparait et achetait ce qui était meilleur marché. Voilà ce qu’il faut faire.”
Carmelo Abbate et Sandro Mangiaterra, Panorama (extraits), Milan
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très difficile de se débrouiller avec les 400 restants. D’autant que, depuis le passage à l’euro, les produits de consommation courante ont doublé alors que les salaires sont restés les mêmes. “Dans dix des douze pays qui ont adopté l’euro, il n’y a pas eu de hausse des prix. En Italie, la dynamique des prix a échappé à tout contrôle”, dénonce le président de la Commission européenne, Romano Prodi, qui prépare son retour sur la scène politique italienne. Cesare Damiano, responsable des problèmes d’emploi chez les Démocrates de gauche, cite des statistiques dont peu de journaux rendent compte et aucune télévision : en Italie, plus du tiers des travailleurs salariés gagnent moins de 1 000 euros par mois. “C’est une nouvelle question salariale qui concerne des millions de familles, aussi bien des gens qui ont un travail stable que des jeunes qui arrivent sur le marché du travail et à qui on demande de la flexibilité. Cette précarité risque de mener à l’exaspération sociale”, prédit-il. Le programme de redistribution des aliments périssables, mis en place par la mairie de Rome à destination des personnes dans la misère, a ainsi dû être réorienté en partie vers les familles à un seul revenu, dont certaines se retrouvent aujourd’hui dans une situation de semi-indigence. DE NOMBREUSES FEMMES RENONCENT À TRAVAILLER
Lucia, 29 ans, est esthéticienne. Elle a dû renoncer à son emploi au début de l’année parce qu’elle n’a pas réussi à avoir de place en crèche pour sa petite fille et qu’une crèche privée lui aurait coûté davantage que ce qu’elle gagnait. Aujourd’hui, comme Lucia, de nombreuses femmes sont contraintes de retourner au foyer, pour s’occuper des enfants et des vieux, comme il y a cinquante ans. En Italie, le taux d’emploi des femmes est déjà l’un des plus faibles d’Europe ; le pays se place au seizième rang, juste devant la Grèce. Outre l’immense régression que cela représente en termes d’émancipation et d’égalité des sexes, le retour des femmes au foyer a aussi un impact économique : elles ne gagnent rien, donc n’achètent rien. A quoi bon lancer des campagnes publicitaires pour inviter les gens à faire bouger l’économie alors que, quand on ne travaille pas, on n’a pas d’argent à dépenser ? Et, avec la réforme de l’actuelle ministre de l’Education, Laetizia Moratti, qui prévoit la suppression du temps plein à l’école à compter de la rentrée prochaine, les enfants ne rentreront plus à la maison à 17 heures, mais à 13 heures. En conséquence, de plus en plus de femmes seront obligées de retourner au foyer. Concita De Gregorio
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Mayk
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LE PROBLÈME
Recherche Maltais désespérément Non, le manque de traducteurs ne remettra pas en cause le statut de langue officielle dont jouira le maltais au sein de l’UE dès le 1er mai prochain. Mais les 35 traducteurs hautement qualifiés nécessaires au Parlement européen ne seront pas là en temps et en heure. “On est loin de ce chiffre”, confirme le secrétaire général du Parlement européen, Julian Presley. Seule une partie des débats et des documents produits par l’institution sera donc traduite la première année. Devant cette situation intolérable, l’université de Malte a promis de mettre en place dès la rentrée prochaine les filières spécialisées qui permettront de rendre justice au maltais et à ses 400 000 locuteurs.
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(The Times of Malta, La Valette)
L’AFFICHE
AP-Sipa
Jacques Delors Comme président de la Commission européenne de 1985 à 1995, Jacques Delors est le père du marché unique, puis l’accoucheur du traité qui a conduit à la monnaie unique. L’Union européenne d’aujourd’hui lui doit donc beaucoup, et ses Mémoires récemment parus l’attestent. Mais le maître d’œuvre est inquiet. Une inquiétude très française, raille l’hebdomadaire londonien The Economist. Car les élites françaises ont été longtemps habituées à dominer l’Union – et leur heure de gloire a coïncidé avec la présidence Delors. Pour elles, l’élargissement pourrait sonner le glas de cette période bénie. Les doutes des élites se sont d’ailleurs transmis à la population française. Les sondages montrent en effet que, parmi les 15 membres actuels de l’Union, les Français sont le plus hostiles à l’élargissement.
La Turquie, un “partenaire privilégié” En visite à Ankara, Wolfgang Schäuble, vice-président des chrétiens-démocrates au Bundestag, donne son point de vue sur les limites de l’élargissement. Munich A l’instar d’Angela Merkel, la présidente de votre parti [chrétiendémocrate, CDU], vous vous opposez à ce que la Turquie adhère pleinement à l’Union européenne (UE). Or cette perspective est évoquée depuis 1963. Pourquoi la remettre en question ? WOLFGANG SCHÄUBLE* Nous ne voulons pas rompre un engagement de manière unilatérale. Mais nous attendons de la Turquie qu’elle accepte des pourparlers qui puissent in fine aboutir à une forme de partenariat équilibré. L’UE doit continuer à se développer pour devenir une entité politique à laquelle les Etats délèguent une part de plus en plus grande de leur souveraineté. Cela ne peut réussir que si les citoyens ont le sentiment de faire partie d’une communauté de destins, s’ils ont une identité commune fondée sur des expériences partagées. Ce sentiment d’identité commune n’est possible que sur un territoire géographiquement limité. Mais, selon les règles de l’Union europénne, un Etat peut devenir membre dès lors qu’il respecte certains critères [dits “critères de Copenhague”]. S’il ne s’agissait que de cela, le Japon ou l’Australie pourraient être membres de l’UE. Aux critères de Copenhague s’ajoute la capacité d’intégration de l’UE elle-même. Et je doute que l’UE, au lendemain du 1er mai, soit en mesure de mener des discussions sur un nouvel élargissement. Nous devrions sans plus tarder chercher, dans un climat de confiance, une solution raisonnable.
■ A peine plus du tiers des Polonais savent que des élections européennes auront lieu au mois de juin de cette année et qu’ils ont le droit de participer au scrutin. “Heureusement, la grande majorité d’entre eux (86 %) savent tout de même que la Pologne va adhérer à l’UE le 1er mai prochain”, se console le quotidien Gazeta Wyborcza. Jacek Kucharczyk, de l’Institut des affaires publiques, propose aux autorités d’intensifier la campagne d’information afin d’assurer un taux de participation honorable. “Sinon, nous allons conforter le stéréotype selon lequel les Polonais ne s’intéressent qu’à l’argent de l’UE !”
Quel intérêt la Turquie peut-elle y trouver ? Si les Turcs comprennent ce que signifie l’union politique, quelle perte de souveraineté cela pourrait représenter, ils en viendront eux-mêmes à l’idée qu’un autre type de lien étroit avec l’UE est dans leur intérêt.
Gare de l’UE.
Turquie. Dessin de Veenenbos paru dans la Süddeutsche Zeitung, Munich.
Pourquoi ne pas appliquer le même système à la Roumanie et à la Bulgarie, qui attendent leur intégration, en 2007 ? Je pense effectivement que la prochaine vague d’adhésion nous demandera de gros efforts. C’est pourquoi je n’exulte pas face à l’échéance de 2007. Vu la situation de ces deux pays, ce délai est-il tenable ? On devrait y réfléchir. Et qu’en est-il des Balkans ? En ce qui concerne l’ouest des Balkans, je suis d’avis qu’il serait bon, et même souhaitable pour la stabilisation de toute la région, de proposer une perspective concrète à un pays comme la Croatie, qui a déjà considérablement progressé. Pour moi, il est évident que l’ouest des Balkans fait partie de l’Europe. En revanche, après une adhésion de la Turquie, il n’y aurait plus aucun argument pour rejeter une demande d’adhésion de
Pourtant, vous ne pourrez pas empêcher le Conseil européen de décider cette année de l’ouverture de négociations avec la Turquie… Nous demandons que ces négociations, si tant est qu’on en arrive là, ne se concentrent pas exclusivement sur l’objectif d’une adhésion, mais envisagent la possibilité d’un “partenariat privilégié”. En quoi consisterait ce “partenariat privilégié” ? La participation au marché unique européen en ferait partie, sans aucun doute. Et l’on peut régler de nombreuses questions dans l’intérêt de la Turquie et de l’UE sans devoir nécessairement aborder la délicate question de l’identité commune. Votre parti et l’Union chrétiennesociale (CSU) bavaroise veulent faire de la Turquie un thème de campagne lors des élections européennes de juin. N’en avez-vous vraiment pas trouvé de meilleur ? Ce n’est pas notre seul thème. Mais permettez-moi une remarque : on a tout de même bien le droit de parler aussi des sujets qui préoccupent les électeurs. Ils ne sont pas convaincus du bien-fondé de l’élargissement. Si nous leur disons : eh bien, maintenant, on continue, on s’agrandit jusqu’à la frontière de l’Irak, ils vont se dire que nous sommes tombés sur la tête ! Propos recueillis par Susanne Höll et Nico Fried * Wolfgang Schäuble est aussi de ceux qui, en 1994, lancèrent le concept de “noyau dur européen”.
A N A LY S E
Le gouvernement Schröder met l’Europe en danger
LE CHIFFRE
36 %
l’Afrique du Nord ou de la Russie. Mais imaginer Vladivostok au sein de l’UE, cela dépasse mon imagination !
SÜDDEUTSCHE ZEITUNG (extraits)
Penser que l’on peut régler les problèmes de la Turquie en l’intégrant dans l’UE, c’est comme croire qu’on a démocratisé l’Irak en ayant chassé Saddam Hussein, estime le quotidien conservateur de Francfort.
L
es dirigeants de l’opposition y vont, le chancelier y va – la Turquie ne peut pas reprocher aux hommes politiques allemands de la négliger. Il faut voir là le signe que les relations avec Ankara ne relèvent plus simplement de la “politique extérieure”, mais sont depuis longtemps un élément de la politique intérieure, en raison des millions de Turcs qui vivent en Allemagne.
Face à toute l’énergie que dépense Ankara de manière quasi obsessionnelle pour adhérer à l’Union européenne, la CDU propose l’idée d’un “partenariat privilégié” [voir ci-dessus] et essaie de résoudre la quadrature du cercle. Elle ne donne pas son accord, elle n’oppose pas un refus, elle mise sur l’avantage diplomatique d’une position flexible et ouverte à de multiples interprétations. Pourtant, aussi élaboré soit-il, ce concept comporte une extrême faiblesse : la Turquie ne pourra aspirer à un “partenariat privilégié” avec l’UE que si cette dernière lui signifie clairement qu’un statut de membre à part entière est exclu. Or, comme elle n’a jamais été aussi près du
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but que depuis l’arrivée au pouvoir de M. Erdogan, elle refusera tout ce qui restera en deçà de l’adhésion, quel que soit le “privilège” accordé. La prochaine visite du chancelier, qui se veut le défenseur d’une adhésion à l’UE, confortera cette attitude d’Ankara. La position allemande reflète la conviction que répète à satiété Joschka Fischer, le ministre des Affaires étrangères : il faut soutenir les islamistes “modérés”, pour que les radicaux ne prennent pas le dessus. Mais partir de l’idée que l’adhésion à l’UE permettra à la Turquie de résoudre ses problèmes est tout aussi anhistorique et pseudo-politique que de croire, à
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l’instar de ces Américains persuadés d’œuvrer au bien du monde entier, que l’on peut faire naître une démocratie de type occidental sur le sol irakien avec un minimum d’aide étrangère, dès lors que le pays a été libéré de Saddam Hussein. Une seule chose est sûre : l’adhésion de la Turquie transformerait complètement l’UE et l’obligerait à repenser radicalement ses objectifs. Il se peut que cela laisse M. Schröder indifférent, que M. Fischer soit convaincu que le salut passe par des “avantgardes”. Mais ils font preuve tous les deux d’une bien grande légèreté lorsque le destin de l’Europe est en jeu. Günther Nonnenmacher, Frankfurter Allgemeine Zeitung, Francfort
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e u ro p e ALLEMAGNE
Berlin, décor de rêve pour films hollywoodiens Le cinéma allemand poursuit son ascension : Contre le mur, de Fatih Akin, vient de recevoir l’Ours d’or. Et la capitale s’affirme comme un lieu de tournage très prisé des producteurs américains. managers d’Hollywood se sont surtout enthousiasmés pour Prague, un décor aussi romantique que bon marché. Mais aujourd’hui, “Prague est pratiquement épuisée, presque tout a été filmé”, estime Pat Crowley, coproducteur avec Frank Marshall de The Bourne Supremacy. Berlin et les studios Babelsberg ont commencé à concurrencer sérieusement la capitale tchèque à la fin des années 90. Stalingrad [le film de Jean-Jacques Annaud inspiré du scénario de Sergio Leone] a été tourné dans les studios Babelsberg et dans le Brandebourg. Cette œuvre a essuyé le feu des critiques à la Berlinale 2001, mais Hollywood n’a pas manqué de saluer la performance.
DER SPIEGEL (extraits)
Hambourg ’homme a survécu à la jungle la plus impénétrable, au désert le plus brûlant, il a vaincu des centaines d’araignées et de serpents venimeux – et pourtant, lorsqu’il entend parler de la Berlinale, le festival du film de Berlin, la sueur perle à son front. “En 1988”, raconte Frank Marshall, metteur en scène et producteur d’Hollywood, “j’ai vécu ici un cauchemar lorsque j’ai présenté le film de Steven Spielberg, L’Empire du soleil. A la fin de la projection, les spectateurs, furieux, ont balancé sur la scène et sur l’écran tout ce qui leur tombait sous la main. Moi, je n’ai pas demandé mon reste, je me suis éclipsé dans un bar et j’ai fait comme si j’étais totalement étranger à ce projet.” Puis, Marshall se détend, et il ajoute, sourire ironique aux lèvres : “Heureusement que ça a changé ! Aujourd’hui, à Berlin, en tant que producteur américain, on se sent chez soi. Ou presque.”
L
“PRAGUE EST ÉPUISÉE, TOUT A DÉJÀ ÉTÉ FILMÉ”
Le fait est que les derniers festivals – y compris le 54e, qui vient de s’achever [du 5 au 15 février 2004] – sont devenus de parfaites rampes de lancement pour les films américains. Ni à Cannes ni à Venise, on ne trouve une aussi forte présence d’Hollywood. Cette année, dès les premiers jours, quatre productions américaines étaient en compétition : Retour à Cold Mountain d’Anthony Minghella, avec Nicole Kidman et Jude Law, Tout peut arriver de Nancy Meyers, avec Jack Nicholson et Diane Keaton, The Missing de Ron Howard, avec Tommy Lee Jones, et Monster de Patty Jenkins, avec Charlize Theron.
LES STUDIOS BABELSBERG ONT PERCÉ GRÂCE À POLANSKI
Mais l’enthousiasme grandissant des producteurs américains pour Berlin ne se retrouve pas seulement sur l’écran. Deux films se tournent actuellement dans la capitale allemande : Matt Damon fait l’acteur depuis deux mois dans The Bourne Supremacy et Kevin Spacey fait ses débuts comme réalisateur avec Beyond the Sea, une comédie musicale sur un Américain légendaire, le chanteur Bobby Darin. L’été dernier, c’est déjà ici qu’a été tourné, pour une large partie, Le Tour du monde en 80 jours, avec un budget de quelque 110 millions de dollars. Désormais, Berlin semble plaire sérieusement aux metteurs en scène et aux producteurs américains. Des assistants arpentent la ville à la recherche de lieux de tournage pour le troisième Mission : impossible avec Tom Cruise. Et, si l’on en croit la rumeur, le film de sciencefiction Aeon Flux se tournera également sur les rives de la Spree. Immédiatement après la chute du Mur, les
Dessin de Leonard
Beard paru dans El Periódico de Catalunya, Barcelone.
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Chiffres
Le cinéma allemand se porte bien, relate la Süddeutsche Zeitung. En 2003, malgré un recul de la fréquentation (– 9 %), il a nettement progressé en parts de marché (+ 17,5 %) par rapport à 2002. La consécration du jeune réalisateur allemand d’origine turque Fatih Akin devrait confirmer cette tendance.
C’est l’an dernier que les studios Babelsberg ont véritablement fait leur percée lorsque Le Pianiste, de Roman Polanski, a reçu trois oscars. Le film a connu un immense succès. “C’est la meilleure distinction que l’on puisse imaginer”, explique Henning Molfenter, chef de production aux studios Babelsberg. Si Berlin attire les producteurs américains, c’est surtout pour des raisons économiques. Comparée à Hollywood, l’Allemagne est un pays à bas salaires. Dans une production allemande, un chauffeur perçoit par exemple le tiers de ce que touche son collègue américain. D’ailleurs, cela fait longtemps qu’Hollywood tourne ses films partout dans le monde – au Canada, en Australie, en NouvelleZélande ou en Europe –, mais pas sur place. Même Retour à Cold Mountain – film qui raconte la guerre civile américaine et dont l’histoire se déroule en Caroline du Nord – a presque com-
plètement été tourné en Roumanie. “Ironie du sort”, souligne le producteur Sidney Pollack, “il fait beaucoup plus authentique que s’il avait été tourné aux Etats-Unis.” Mais cela tient moins aux paysages naturels de Transylvanie qu’au fait que le réalisateur, Anthony Minghella, a pu commander – pour une somme modique – 1 200 soldats de l’armée roumaine pendant plusieurs semaines pour tourner ses scènes de combat dans le cadre d’une production de 80 millions de dollars. De même, Anthony Minghella a pu bénéficier de techniciens roumains qualifiés – pour 200 dollars… par mois. “Si nous avions dû tourner aux EtatsUnis, ça aurait été hors de prix, assuret-il. Mais, maintenant, certains estiment en Amérique que nous, un cinéaste britannique et une équipe internationale, leur avons volé leur histoire la plus profondément américaine.” Le fait est que le syndicat des ouvriers du film et de la télévision, Film & Television Workers, a même appelé au boycott de Retour à Cold Mountain au nom du “patriotisme économique” et de la défense des films made in USA. Toutefois, le facteur coût n’est que rarement déterminant pour Berlin. Car Prague ou Budapest restent comparativement moins chers. Ce qui attire surtout les Américains ici, c’est la diversité architecturale. “La ville offre des décors inimaginables”, se réjouit le producteur Marshall. Le fait que ce soit une ville en pleine mutation, où de nombreux immeubles neufs sont encore vides et d’autres pas encore démolis, est une chance pour Hollywood : où peut-on mieux qu’à Berlin et dans les environs faire sauter autant de bâtiments pour les besoins d’un film ? Lars-Olev Beier, Nadine Miesen, Martin Wolf
ESPAGNE
Quand les cinéastes entrent en politique A quelques jours des élections législatives, le gratin du cinéma critique l’Espagne selon Aznar.
T
rente réalisateurs espagnols de premier ordre – parmi lesquels Imanol Uribe, David Trueba ou Vicente Aranda – ont décidé d’entrer de plain-pied dans la campagne électorale [les législatives auront lieu le 14 mars prochain] en réalisant un long-métrage d’une heure à une heure et demie, intitulé Hay motivo [Il y a de quoi]. “Trois minutes pour critiquer la réalité”, annonce El País, qui reprend les propos du porte-parole du mouvement, Imanol Uribe. “Nous nous rendons compte que l’information qui nous parvient est de moins en moins plurielle. […] Notre objectif est de dire que nous sommes vivants et surtout que nous ne sommes pas indif-
férents aux événements qui nous entourent.” Chaque réalisateur disposera de trois minutes au maximum pour traiter du sujet qu’il souhaite dans le format qui lui convient le mieux (documentaire, fiction, etc.). Parmi les thèmes qui seront abordés, l’Irak, bien sûr, et la position du gouvernement, le cas de la famille de José Couso, le cameraman de Tele 5 tué à Bagdad, mais aussi le Prestige, le problème de l’immigration, la violence contre les femmes, la pluralité de l’information, le chômage. Ce projet, autofinancé, est salué par la gauche, mais très critiqué à droite. “Trente cinéastes contre l’Espagne du PP” [Par ti populaire, droite], annonce même El Mundo dans ses pages culturelles. “Le pugilat continue entre les gens du cinéma et le gouvernement” [référence à la polémique née en
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2003, quand tous les invités des Goyas, l’équivalent des Césars, étaient arrivés avec des autocollants contre la guerre], explique le quotidien. “Notre mouvement est né de manière spontanée, sans aucune institution ou parti politique derrière nous”, rétorque Uribe dans le même article. “Nous souhaitons uniquement transmettre le message que la situation dans laquelle se trouve l’Espagne aujourd’hui ne nous satisfait pas. Un message destiné au gouvernement actuel et à celui qui suivra, si jamais il y a un changement”, assure quant à lui un autre réalisateur, El Gran Wyoming, dans El País. “Il ne s’agit pas pour nous d’influencer qui que ce soit, mais de montrer une situation qui nous est cachée”, poursuit-il. Le film devrait être terminé à la fin du mois de février, pour une diffusion attendue avant
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les élections. “Nous offrirons ce film aux différentes chaînes de télévision, notamment à TVE [Televisión Española, service public], qui appar tient à tout le monde et donc un petit peu à nous. Si TVE n’accepte pas de diffuser le film, alors nous pourrons dire que les choses sont pires que ce que nous pensions et que la liberté d’expression est en danger”, précise El Gran Wyoming dans El Mundo. Pour le porte-parole du ministère de la Culture, Juan Allende, interrogé par le même quotidien, “tout ce qui est fait pour promouvoir la création cinématographique nous paraît bien. Mais, s’ils prétendent dénoncer le manque de liberté d’expression en Espagne, alors, je suis obligé de m’inscrire en faux et de répéter que oui, dans notre pays, cette liberté existe.” Réponse dans les prochaines semaines.
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e u ro p e RUSSIE
Les skinheads ont les coudées franches à Saint-Pétersbourg Les actes de violence racistes sont monnaie courante dans la capitale du Nord. Après la sauvage agression d’une enfant tadjike, les autorités locales ont pour la première fois dénoncé la xénophobie et pris des mesures. d’étrangers portent plainte. Certains se sont retrouvés à l’hôpital, grièvement blessés, d’autres ont eu moins de “chance”. Ainsi, début 2003, un étudiant mauricien de l’Académie de médecine Metchnikov n’a pas survécu. Peu avant, c’était un marchand de pastèques azerbaïdjanais, Mamed Mamedov, que les skinheads avaient assassiné. En mai dernier, ils avaient frappé dans le métro plusieurs enfants afghans et leurs accompagnateurs. Les policiers ont ignoré le dépôt de plainte. Seul le fait que ces victimes étaient sur le point d’obtenir le statut de réfugiés en Allemagne a permis d’ouvrir une enquête, mais aucun des agresseurs n’a été appréhendé. En septembre, ces sauvages ont envahi le village de Datchnoïé, où s’étaient installées plusieurs dizaines de familles [de réfugiés] tadjikes. Le pogrom a commencé en pleine journée, alors que seuls les personnes âgées, les femmes et les enfants se trouvaient à la maison. Les skins n’ont épargné personne. Les habitants ont appelé des ambulances, mais les médecins ont demandé que les blessés soient transportés sur le quai de la gare. Une fillette n’a pas pu être sauvée, elle avait 5 ans et a succombé sur place. Cela n’a pas suffi aux crânes rasés. Trois jours après les funérailles de l’enfant, une cinquantaine de ces misérables sont retournés au village. Cette fois, les hommes étaient là, mais le rapport de forces restait inégal. Et, quand les habitants ont appelé le commissariat, les policiers ont répondu que Datchnoïé ne faisait pas partie de leur zone d’intervention. Ce sont finalement des OMON [forces spéciales d’intervention] qui sont venus à la rescousse. Les skinheads se sont cachés dans les bois et n’ont pas été pour-
TRIBOUNA
Moscou es jeunes armés de couteaux, de battes de baseball et de poings américains ont soudain surgi de nulle part. Cette fois, ils ont tué une enfant. En cette soirée du 9 février, Khourcheda, 9 ans, rentrait d’une promenade avec son cousin et son père. Iounous Soultanov, 35 ans, a été roué de coups. Le petit Akabir, 7 ans, a lui aussi été blessé, mais il a pu ramper sous une voiture en stationnement, ce qui lui a sauvé la vie. Khourcheda est morte sur place, transpercée de neuf coups de couteau. Les crânes rasés se sont enfuis, se dispersant dans les cours voisines, pour se retrouver plus tard avenue de Moscou, à scander : “La Russie aux Russes !”,“Mort à tous les basanés !” “Mon indignation est sans bornes”, a déclaré Valentina Matvienko, gouverneur de Saint-Pétersbourg, en ouvrant la séance du conseil municipal. Puis elle a poursuivi : “Cet événement est à rapprocher de l’attentat du métro de Moscou”, et a fixé la mission des forces de l’ordre : “Trouvez-les, mettez la main dessus, prenez des mesures d’urgence et organisez un procès exemplaire. De tels faits ne doivent pas rester impunis !” Ce jour-là, tous ceux qui ont parlé de ce crime atroce commençaient par ces mots : “Piter est sous le choc !” Mais hélas, Piter [surnom affectueux de Saint-Pétersbourg] est depuis longtemps habitué à voir se matérialiser, n’importe où et à n’importe quelle heure, des groupes de jeunes voyous fascisants. Il peut leur arriver d’attaquer un passant au hasard. Mais, leurs victimes sont le plus souvent des nonRusses. Tous les mois, des dizaines
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Dessin d’Ulises
paru dans El Mundo, Madrid.
suivis. Les réfugiés tadjiks, en revanche, ont été installés dans deux bus et emmenés à Saint-Pétersbourg. Ensuite, leur village – pas moins de soixante habitations – a été réduit en cendres. Le meurtre de la petite tadjike de 5 ans, compatriote de Khourcheda, a bien sûr suscité des réactions. Peu après, la police a même réussi à arrêter plusieurs des assaillants, mais ni les pouvoirs publics, ni les forces de l’ordre n’ont lancé la moindre déclaration retentissante du genre : “Nous irons les chercher jusque sous terre !” Cela fait des années que les autorités ferment les yeux sur les
agissements des skinheads, alors que le parquet de Saint-Pétersbourg a fiché plus de 20 000 personnes (excusez du peu !) pour “rassemblements informels à caractère agressif”. Même à la veille du tricentenaire de Saint-Pétersbourg [en mai 2003], alors qu’on attendait un afflux exceptionnel de visiteurs étrangers, les principales bêtes noires du ministre de l’Intérieur étaient les altermondialistes. Les xénophobes extrémistes n’ont pas été inquiétés. Et, pendant les festivités, ils ont tranquillement attaqué une dizaine de Noirs et des personnes de “nationalité caucasienne”. Ces incidents n’ont pas été retenus pour les statistiques de la criminalité. La position que viennent d’adopter les autorités s’explique donc pour deux raisons. Il est possible que le meurtre sauvage de la petite Khourcheda ait effectivement été la goutte qui a fait déborder le vase, et qu’à partir de maintenant Saint-Pétersbourg connaisse une lutte sans merci contre le fascisme et la violence. Espérons-le ! Mais l’inquiétant, c’est que les forces de l’ordre voient ce crime comme une riposte à l’attentat du métro de Moscou le 6 février dernier (on se demande alors à quoi seraient dues les autres agressions). Sa médiatisation ne serait donc pas un hasard : c’est maintenant, à la veille de l’élection présidentielle du 14 mars, que l’on attend du pouvoir des actes décisifs, tant dans la lutte contre le terrorisme que contre la xénophobie. Dans ce cas, on se bornerait à arrêter quelques skins et à les punir de façon exemplaire. Pendant ce temps, les gens devraient continuer à avoir peur de sortir de chez eux. Irina Kedrova
ACCIDENT À MOSCOU
Après les terroristes, les constructeurs marrons ! Il n’est pas rare, dans la capitale russe, de voir tomber des murs, des toits ou des balcons. Qu’attendent donc les autorités pour faire cesser les malfaçons ?
A
près la tragédie du centre de loisirs aquatique Transvaal Park [dont l’effondrement a causé la mor t de près de 40 personnes le 14 février], le vice-maire de Moscou Valéri Chantsev a déclaré en écumant légitimement de rage, que “tous les bâtiments à couverture complexe” de la capitale allaient faire l’objet de vérifications techniques. C’est toujours la même histoire en Russie : ce n’est qu’après les terribles attentats de la Kachirka [en septembre 1999, à Moscou] que l’on a songé à inspecter les greniers et les caves, et il a fallu une monstrueuse explosion pour que l’on se mette à inspecter les valises et les ballots suspects à l’entrée du métro.
Pourquoi réagit-on systématiquement après coup ? Pourquoi pas avant ou, encore mieux, régulièrement, autant que possible, puisque nous vivons à une époque où les dangers menacent les Moscovites aussi bien chez eux que dans les transports, et même pendant qu’ils s’amusent tranquillement le week-end… Une époque où ils ne sont pas uniquement victimes des terroristes, mais aussi de la négligence des constructeurs. Le Transvaal Park n’est pas le seul chantier raté de Moscou. Il n’est pas rare de lire dans la presse un entrefilet sur des édifices terminés depuis peu – ou même encore en cours de travaux – qui s’écroulent sans raison apparente. Le 7 août 2003, rue Grine, le mur d’un immeuble de neuf étages en phase d’achèvement s’est écroulé, tuant un ouvrier et en blessant grièvement un second. Un autre ouvrier est mort le 20 septembre,
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enseveli dans les fondations d’un immeuble où il travaillait. On connaît des cas de balcons qui se sont détachés sans prévenir d’immeubles de luxe flambant neufs, et ne parlons pas des “broutilles” telles que murs cintrés, dégâts des eaux et portes impossibles à fermer. Et pourtant les Moscovites doivent débourser des for tunes pour avoir la “chance” de vivre dans du neuf (ou de se détendre dans un centre aquatique). L’exemple le plus flagrant de cette incurie est le quartier “modèle” de Kourkino. Même Vladimir Ressine, le responsable de la commission immobilière de la capitale, l’a reconnu. D’ailleurs, la hot line que les Moscovites peuvent utiliser pour se plaindre des malfaçons avait d’abord été créée à l’intention de ceux qui emménageaient dans ce quartier chic. On ne peut pas dire que la mairie de Moscou ne soit pas au courant de la piètre
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qualité des constructions. Iouri Loujkov, le premier magistrat, sermonne même parfois vigoureusement ses collaborateurs. Mais cela ne va pas plus loin qu’un simple échange de vues lors de réunions du conseil municipal. Chantsev était vicemaire, il va le rester. Ressine présidait la commission immobilière, il garde son poste. Aucun des responsables municipaux – pas même monsieur le maire – n’aura un seul instant l’envie de démissionner parce que des gens sont mor ts dans la ville qu’ils administrent, même s’il se confirme que le drame de Transvaal Park est dû à un défaut de construction ou à la négligence des pouvoirs publics. Des gens meurent parce que quelqu’un a construit quelque chose de travers, qu’un deuxième l’a mal géré et qu’un troisième a fermé les yeux. Irina Mandrik, Rousski Kourier, Moscou
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amériques
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É TAT S - U N I S
La grève sans fin des employés de supermarché Depuis quatre mois, en Californie, ils sont 70 000 à faire grève pour défendre leur couverture médicale. Un conflit majeur causé par l’arrivée du géant de la distribution, Wal-Mart, champion du dumping social. THE NEW YORK TIMES (extraits)
New York DE LOS ANGELES
a grève décrétée il y a quatre mois par 70 000 employés de supermarché a plongé le sud de la Californie dans l’un des conflits sociaux les plus importants de ces dernières décennies. Le syndicat United Food and Commercial Workers, qui représente les salariés du secteur de la distribution, mène une lutte de plus en plus dure – désespérée selon certains – pour préserver le droit à l’assurance maladie de ses adhérents. La manifestation qui a eu lieu le 31 janvier à Los Angeles, et à laquelle ont participé 14 000 membres du syndicat, a fait date. Les chaînes de supermarchés incriminées commencent à subir des pressions dans tout l’Etat. A Santa Cruz, une centaine de syndicalistes ont fermé un magasin Safeway pendant une heure et demie, passant ce temps à chanter et à danser la conga façon “chenille” entre les rayons. D’autres ont interrompu un tournoi de golf à Pebble Beach en scandant des slogans devant deux membres du conseil d’administration d’un supermarché alors qu’ils allaient entamer leur parcours. Les responsables syndicaux menacent de harceler les dirigeants des chaînes sur leur lieu de vacances, que ce soit sur les plages ou sur les pistes de ski. “Ce n’est pas une bataille que doit livrer la Californie du Sud, mais une guerre qui concerne l’ensemble du pays. C’est l’assurance maladie qui est en jeu”, estime Ron Judd, responsable du syndicat l’AFL-CIO sur la côte Ouest. “Les employeurs sont en train de nous montrer ce qu’ils sont prêts à faire pour ne plus payer la couverture médicale.”
L
Les militants du syndicat United Food and Commercial Workers comparent leur action à un mur de défense contre les tentatives faites par les chaînes pour réduire les avantages salariaux de leurs employés et leur faire payer une partie des cotisations de l’assurance maladie. Les travailleurs syndiqués sont persuadés que, s’ils perdent la bataille, les entreprises seront de plus en plus nombreuses à faire des économies sur la couverture médicale. De leur côté, les responsables des chaînes affirment qu’il est temps, étant donné l’augmentation des cotisations, que les travailleurs commencent à prendre en charge une partie de l’assurance maladie et que les employeurs puissent limiter leur contribution. LE CONFLIT POURRAIT DURER ENCORE PLUSIEURS MOIS
La seule chose sur laquelle patrons et syndicats pourraient s’accorder est que le conflit fait énormément souffrir les deux camps. D’un côté, les chaînes Safeway, Albertsons et Kroger ont enregistré des pertes de presque 2 milliards de dollars dans leurs 852 magasins du sud de la Californie. De l’autre, plusieurs des syndicats impliqués dans le conflit ont dû hypothéquer leurs locaux pour pouvoir payer les indemnités de grève – et les frais annexes –, qui ont parfois atteint 10 millions de dollars par semaine. Les 70 000 grévistes ne bénéficient pas de l’assurance chômage, et la couverture médicale que payait leur employeur est arrivée à son terme le 31 décembre 2003. L’assureur a offert une prolongation de deux mois au prix de 400 dollars, ce que beaucoup de travailleurs ont accepté de payer, parfois avec l’aide du syndicat. Les autres n’ont plus rien. Beaucoup se plaignent également de la
Dessin de Chris
réduction de la compensation pour les jours de grève, passée de 240 à 125 dollars par semaine [de 187 à 97 euros]. On entend parler de grévistes expulsés de chez eux, et également de véhicules saisis… Les deux parties ont fait savoir que le fossé qui les sépare est si grand que le conflit pourrait durer encore plusieurs mois. “Nous allons vers l’escalade”, a déclaré Richard Trumka, le secrétaire et trésorier de l’AFL-CIO. “Le combat durera aussi longtemps qu’il le faudra pour ramener la direction à la raison et négocier un accord équitable.” La grève a été lancée le 11 octobre par 20 000 employés de Vons et Pavilions, deux filiales de Safeway, six jours après l’expiration du dernier contrat d’assurance maladie. Par solidarité, les magasins Ralph et Albertsons, qui appartiennent au groupe Kroger, ont dès le lendemain imposé un lock-out à presque 50 000 grévistes. Safeway, Kroger et Albertsons négocient
Duggan paru dans le Financial Times, Londres.
ensemble avec le syndicat. Les responsables des chaînes assurent qu’ils sont dans l’obligation de réduire de façon draconienne leurs dépenses parce que Wal-Mart [géant américain de la distribution] prévoit d’ouvrir 40 centres commerciaux et hypermarchés discount dans les cinq prochaines années dans le sud de la Californie. Leur argument est qu’ils ne pourront pas faire face à cette nouvelle concurrence parce que les employés de Wal-Mart et des autres entreprises qui n’emploient pas de travailleurs syndiqués sont souvent payés 8 dollars de moins par heure (en salaire et avantages divers) que les salariés syndiqués. D’après Paul Clark, auteur d’un ouvrage récent sur l’évolution des tendances dans les négociations collectives, le conflit pourrait avoir des répercussions au niveau national. “Si le syndicat perd cette bataille et doit renoncer à une part importante de la couverture médicale, explique-t-il, un grand pas en arrière aura été fait dans le monde du travail : tout le monde sera logé à l’enseigne des employés de Wal-Mart, mal payés et sans couverture médicale.” Quelques mouvements inattendus se sont produits dernièrement. Le nouveau gouverneur de Californie, Arnold Schwarzenegger, a annoncé qu’il était prêt à intervenir pour aider les deux camps à par venir à un accord. Les syndicats, cherchant à s’attirer le soutien de la population et à faire reprendre le travail à leurs membres, ont quant à eux réclamé un arbitrage avec décision exécutoire. Les chaînes ont répondu en disant que, puisque le négociateur fédéral Peter Hurgten était impliqué, elles ne voyaient pas la nécessité de faire appel à quelqu’un d’autre. Stephen Greenhouse
É TAT S - U N I S
Le mot “Vietnam” dont Kerry use et abuse
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la seule évocation du Vietnam, la foule acclame John Kerry. Inutile de donner des précisions. Nul besoin de rappeler que “John Kerry a servi son pays au Vietnam”, qu’“il a été décoré au Vietnam”, ou qu’“il a manifesté contre la guerre au Vietnam” à son retour au pays. Il suffit de prononcer le mot “Vietnam” et ses partisans – en l’occurrence 300 personnes réunies dans la salle de réception d’un hôtel Marriott – hurlent leur approbation, comme si ce mot avait perdu tout son pouvoir de division. Ou comme si, au même moment, un manifestant – un ancien combattant de la guerre de Corée – n’accusait pas John Kerr y d’avoir “soutenu le Vietcong” et “manifesté
en compagnie de sa copine Jane Fonda”. Le Vietnam représente le machisme de Kerr y, ses références en matière de politique étrangère, son refus de succomber à la “machine à diffamation républicaine”. C’est sa meilleure arme offensive et défensive. Il y est allé, pas Bush. Et, quand les républicains le traiteront – comme ils le font – de “gauchiste du Massachusetts”, le Vietnam lui servira d’armure patriotique. Ce sera vrai sur tout dans le Sud, où les militaires sont particulièrement respectés et où en général les démocrates de Nouvelle-Angleterre ne le sont pas. Kerry ne rechigne jamais à parler du Vietnam. Ses combats là-bas et son action paci-
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fiste ici ont constitué son fonds de commerce électoral pendant la majeure partie de ses trente années de carrière politique. Certains détracteurs – et même certains admirateurs – lui reprochent de trop invoquer le Vietnam, au point sans doute d’en ternir l’éclat. Lors d’un débat en Caroline du Sud au printemps dernier, Howard Dean avait mis en cause un aspect du soutien apporté par son concurrent démocrate aux droits des homosexuels. “Je n’ai aucune leçon de courage à recevoir de Howard Dean”, avait-il lancé. Depuis quelques semaines, on assiste à un changement subtil dans la manière dont le sénateur du Massachusetts fait valoir
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son engagement au Vietnam. Il l’évoque moins en termes d’expérience personnelle que collective, ne cessant pas d’évoquer la “bande des frères” qui ont combattu côte à côte il y a plus de trente ans et qui apparaissent régulièrement à ses côtés depuis le caucus de l’Iowa. Et, d’une façon générale, il parle moins à la première personne. Cette vieille habitude, qui donne une impression d’arrogance, n’est-elle pas à l’origine d’une plaisanterie appréciée dans le Massachusetts, selon laquelle les initiales JFK signifieraient “Just For Kerry” [Y en a que pour Kerry] ? Mark Leibovich, The Washington Post, Washington
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amériques HAÏTI
Les rebelles veulent faire la révolution L’envoyé spécial de The Independent on Sunday a rencontré les leaders du front anti-Aristide. Reportage à Gonaïves, dans le fief de ceux qui disent “combattre la dictature”. THE INDEPENDENT ON SUNDAY
Londres DE GONAÏVES
es rebelles qui se sont emparés du port de Gonaïves [quatrième ville d’Haïti] débordent d’enthousiasme. Depuis deux semaines, ils ont chassé les forces de l’ordre, mis le feu au commissariat de police et à la prison, et installé des barricades aux portes de la ville pour tenir à distance les hommes restés fidèles au président Jean-Bertrand Aristide. Une seule fois, ceux-ci ont essayé de reprendre le contrôle de la ville. Ils ont dû battre en retraite rapidement, après qu’un nombre indéterminé de policiers ont été abattus, leurs corps mutilés et traînés dans toute la ville. Depuis lors, devenue un symbole de la rébellion anti-Aristide, Gonaïves est pratiquement coupée du reste du pays. Pour les rebelles, ce n’est pas seulement un tour de force, c’est aussi le début d’une révolution qu’ils ont l’in-
L
Dessin de Gado
paru dans Daily Nation, Nairobi.
OPPOSITION
Aristide, démission ! ■ “La Plate-forme démocratique, l’une des principales forces qui s’opposent au maintien de Jean-Bertrand Aristide au pouvoir, appelle tous les habitants à rejoindre la mobilisation non violente”, rapporte l’agence de presse haïtienne AlterPresse. Ce mouvement, dirigé par le syndicaliste Gérard Pierre-Charles (candidat au prix Nobel de la paix), tient à se dissocier des rebelles qui ont prix la ville de Gonaïves. “Nous n’avons rien à voir avec les violences qui sévissent dans le pays. Nous demandons à la population de sortir dans les rues pour demander le départ d’Aristide”, précise la Plateforme. L’actuel président est qualifié de despote par Gérard Pierre-Charles, qui estime même que le peuple haïtien a transformé Aristide en “petit monstre”.
tention de mener à son terme en renversant Jean-Bertrand Aristide – un homme autrefois salué comme le Nelson Mandela haïtien, aujourd’hui traîné dans la boue pour ses manières autocratiques et son incapacité à améliorer un tant soit peu le sort de ses concitoyens. “On entend dire tout le temps que les policiers arrivent, mais, s’ils viennent, ce sera pour mourir”, lance Winter Etienne, maire de ‘Gonaïves-Libre’ et porte-parole du mouvement rebelle. “Nous avons plus de 200 soldats entraînés. Et nous avons autant d’armes que d’habitants – s’ils n’ont pas de fusils, ils ont des machettes.” Lui et les autres dirigeants de la rébellion ne plaisantent pas. D’autres villes qui s’étaient soulevées avant Gonaïves ont été rapidement reprises et mises au pas par les fidèles du président. Les forces de l’ordre ont incendié des maisons et menacé les militants anti-Aristide. Mais Gonaïves s’avère bien plus tenace.
Les barricades dressées sur la route qui mène à la ville – des autobus massés sur un pont, un poste de contrôle armé, des camions brûlés en travers de la route, des bornes en béton – ne seraient pas un bien grand obstacle pour une armée moderne et correctement équipée. Mais, à Haïti, où les seules forces de l’ordre sont des policiers au volant de 4 x 4 de marque Toyota, elles font largement l’affaire. Les rebelles brandissent une collection d’armes automatiques et semiautomatiques nettement supérieure à ce que peut aligner une police officielle sous-équipée. Winter Etienne conduit un groupe de journalistes dans une cabane en bois étroitement gardée, près du port, où il leur présente le nouvel atout des rebelles en la personne de Guy Philippe, ancien commissaire de police et ancien officier, qui est depuis longtemps un ennemi juré du président Aristide. Flanqué de 12 paramilitaires, il veut prendre le reste du nord d’Haïti et
marcher sur Port-au-Prince pour terminer le travail. “A Haïti, ce que nous faisons, c’est lutter contre la dictature”, déclare-t-il. Guy Philippe est un personnage à la fois craint et respecté. Il a participé en 1991 au coup d’Etat qui a renversé Jean-Bertrand Aristide après son premier mandat présidentiel avorté. Et il a été accusé d’avoir participé, en 2001, à un mystérieux enchaînement d’événements, où l’entourage d’Aristide a voulu voir une nouvelle tentative de coup d’Etat, ce qui l’a obligé à s’exiler en République dominicaine. Selon des diplomates en poste à Port-au-Prince, Guy Philippe aurait peut-être suffisamment d’hommes et de matériel pour étendre la rébellion à d’autres villes. La tactique répressive de la police et l’utilisation des “chimères”, ces voyous des bidonvilles armés et financés par le gouvernement pour maintenir l’ordre, ne font qu’exacerber le sentiment antiAristide dans la population. Entre-temps, la rébellion de Gonaïves risque de déclencher une crise au nord du pays. Déjà, des villes sont privées d’électricité, manquent d’essence et voient diminuer leur approvisionnement alimentaire. Les chefs rebelles ont aussitôt déclaré que si les Haïtiens avaient faim, ils n’avaient qu’à venir à Gonaïves pour participer à la révolution. Andrew Gumbel
W W W.
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A N A LY S E
Les Etats-Unis soutiennent-ils encore la démocratie ? Washington semble hésiter sur la position à adopter dans la crise haïtienne. Or sa politique officielle, souligne l’éditorialiste Andrés Oppenheimer, a toujours été de soutenir les chefs d’Etat régulièrement élus.
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ace à la rébellion des opposants au président Jean-Bertrand Aristide, le gouvernement Bush a réagi de manière timorée. Ce qui a suscité une cer taine inquiétude dans les milieux diplomatiques. Beaucoup en sont à se demander si les Etats-Unis ne vont pas renoncer à promouvoir la démocratie dans la région. La semaine dernière, le por te-parole du dépar tement d’Etat, Richard Boucher, a laissé planer certains doutes, affirmant que “trouver une solution politique [à Haïti] demandera certains changements assez pro-
fonds quant à la manière dont le pays est gouverné”. Le gouvernement Bush chercherait-il à obtenir la démission du président en exercice ? Une telle option, si c’est le cas, serait en contradiction avec la politique de Washington. Il y a à peine trois mois, alors que les Boliviens descendaient dans la rue pour exiger la démission du président proétasunien Gonzalo Sánchez de Lozada, le gouvernement Bush a officiellement soutenu ce dernier. Les émeutes boliviennes ont tout de même entraîné la démission du chef de l’Etat, ce qui a permis à son vice-président, Carlos Mesa, de prendre le pouvoir sans violer la Constitution. Y a-t-il deux poids, deux mesures ? La communauté internationale ne devrait-elle pas défendre tous les présidents démocratiquement élus, qu’ils soient de gauche ou de droite ?
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“A Haïti, tout a été mis en œuvre pour régler les problèmes nés des élections [législatives] de 2000 [marquées par de nombreuses fraudes]”, assure César Gaviria, secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA). Et d’ajouter : “La communauté des nations doit soutenir les gouvernements légitimes, mais Haïti a ceci de particulier qu’il connaît un problème de légitimité démocratique. L’alternative ne se réduit pas à soutenir Aristide ou non. Il s’agit d’abord de régler la question de sa légitimité.” Or personne ne semble vouloir prendre la responsabilité de régler la crise haïtienne. Le gouvernement Bush dit qu’il a confié le dossier à l’OEA, laquelle à son tour s’est défaussée sur la Communauté des Caraïbes (CARICOM). “Ici, ce qui domine, c’est un sentiment de lassitude face à la question haïtienne”, assure un ambassadeur latino-américain de l’OEA.
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En ne soutenant pas ouvertement Aristide, dont le mandat se termine en 2006, le gouvernement Bush ne commet-il pas une grave erreur ? Le département d’Etat assure qu’on ne peut pas comparer les crises haïtienne et bolivienne. “Aristide est le président démocratiquement élu d’Haïti, souligne l’un de ses porte-parole. Son avenir devra être décidé par le peuple haïtien.” Les Etats-Unis jouent avec le feu. Certes, Aristide a été un désastre pour Haïti, mais, à l’heure où les pays d’Amérique latine sont de plus en plus nombreux à traverser des crises politiques, la moindre marque d’hésitation face à la violence antigouvernementale pourrait créer un précédent que les forces d’opposition ne tarderaient pas à utiliser dans d’autres pays contre des présidents amis de Washington. Andrés Oppenheimer, The Miami Herald, Miami
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amériques PÉROU
Le président Toledo en pleine tourmente politique Alejandro Toledo est aujourd’hui déstabilisé par un scandale de corruption : l’un de ses conseillers a été arrêté et son vice-président a démissionné. Seule solution pour survivre : former un gouvernement d’union nationale. EL PAÍS
Madrid DE LIMA
a diffusion, début février, d’une simple cassette a provoqué un énorme tremblement de terre politique. Il est vrai que cette cassette contenait des conversations téléphoniques, enregistrées en septembre et en décembre 2001, entre César Almeyda, alors conseiller du président Toledo et ancien chef des services secrets, et le général Oscar Villanueva, recherché par la justice en raison de ses liens avec la mafia dirigée dans les années 90 par le tandem Vladimiro Montesinos-Alberto Fujimori. Il en ressort que l’avocat personnel de Toledo a négocié des faveurs judiciaires avec le “trésorier” de Montesinos un mois seulement avant l’entrée en fonctions du président, probablement en échange d’une somme d’argent dont on ignore le montant exact. Almeyda a reconnu avoir rencontré par deux fois le général Villanueva, mais il nie s’être rendu coupable d’un quelconque délit ; il est actuellement assigné à résidence
L
et fait l’objet d’une enquête du Congrès et de la justice péruviens. L’affaire se complique du fait du suicide de Villanueva quelques jours après sa seconde rencontre avec Almeyda, en décembre 2001. Le général n’a cependant pas emporté tous ses secrets dans la tombe. Il semble en effet qu’il ait laissé plusieurs lettres écrites de sa main, dans lesquelles il affirme avoir subi des pressions de la part d’Almeyda et d’autres hauts responsables de l’entourage de Toledo. Ces documents sont actuellement analysés par les autorités. Mais ce n’est pas tout. Le jour où le contenu de la cassette a été rendu public, le premier vice-président, Raúl Díez Canseco, a présenté sa démission, malgré les supplications que Toledo – affolé – lui a adressées au téléphone, une scène dont ont été témoins les journalistes qui suivaient le chef de l’Etat en tournée dans le sud du pays. La démission de Díez Canseco demande plus d’une explication. Dans la pratique, l’homme n’était plus vice-président depuis plusieurs mois, après que la presse eut révélé,
Dessin
de Sciammarella paru dans El País, Madrid.
en octobre 2003, qu’il s’était rendu coupable de favoritisme et de trafic d’influence en faisant embaucher sa maîtresse par l’Etat et en accordant des faveurs au père de cette dernière. Trois jours avant d’être interrogé par le Congrès, Díez Canseco a voulu apporter de l’eau à son moulin en annonçant sa démission irrévocable et donner de lui l’image d’un champion de la morale en prenant ses distances avec un gouvernement se trouvant dans l’œil du cyclone. Mais il n’a trompé personne : beaucoup lui ont rappelé que les rats quittent le navire lorsqu’ils sentent qu’il va couler. Un autre fait permet d’expliquer les nuages qui assombrissent le paysage politique au Pérou. Même le grand héros de la lutte contre la corruption, Fernando Olivera, ambassadeur du Pérou en Espagne, chef du Front indépendant moralisateur et principal allié du président Toledo au gouvernement, est mis au pilori. Une enquête a été ouverte contre lui, et il a dû se rendre à Lima pour comparaître devant le Congrès. Olivera affirme qu’il est victime d’une campagne de dénigrement
menée par le principal parti de l’opposition, l’APRA. Les membres de celui-ci nient en bloc et rappellent que, dans plusieurs lettres, le général Villanueva accuse Olivera d’avoir fait pression sur lui et de l’avoir trompé lorsqu’il était ministre de la Justice. Pour couronner le tout, l’un de ses anciens associés a annoncé son intention de dévoiler la liste des personnes ayant financé la campagne du parti d’Olivera, qui contiendrait de nombreuses surprises. L’unique issue pour le gouvernement agonisant de Toledo serait que celui-ci comprenne qu’il doit partager le pouvoir. L’ex-président Valentín Paniagua, l’actuel ministre de l’Intérieur Fernando Rospigliosi et la majorité des analystes s’accordent sur la nécessité de former un cabinet de personnalités indépendantes en accord avec les forces de l’opposition, qui permettrait à Toledo d’avoir assez d’oxygène pour aller jusqu’au terme de son mandat, en juin 2006. Sinon, la mobilisation nationale des producteurs de coca, le 18 février, et les différentes grèves régionales risquent d’avoir des conséquences imprévisibles. Laura Puertas
ARGENTINE
Une école pour mémoire
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’Ecole de mécanique de la marine (ESMA), emblème du terrorisme d’Etat instauré par la dictature militaire (1976-1983), va devenir un lieu de souvenir des crimes perpétrés par la junte. Le président Néstor Kirchner en fera l’inauguration officielle le 24 mars prochain, à l’occasion des vingt-huit ans du coup d’Etat de 1976. Kirchner s’est aussi engagé à ouvrir les archives officielles de tous les services administratifs susceptibles de détenir des données concernant le sort des disparus et a confirmé que l’ESMA hébergera les “archives de la mémoire”. C’est au cours d’une réunion à laquelle ont participé quatorze membres d’organisations de défense des droits de l’homme que le président a annoncé, le 9 février, que l’ESMA cesserait d’appar tenir à la marine et que le site serait préservé. “Ça été très touchant d’entendre cette annonce de la bouche même du président. Il avait l’air sincèrement ému. Les familles avaient bien insisté sur le fait que la récupération de l’ESMA n’était pas une affaire personnelle, mais qu’elle concernait toute la société”, assure Matilde Mellibovsky, des Mères de la place de Mai [l’association des grands-mères et mères des disparus, qui manifestent chaque jeudi sur cette place pour réclamer des nouvelles de
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leurs fils ou mari]. Au cours de cette rencontre, Lila Pastoriza, survivante de l’ESMA, a décrit le centre clandestin et les différents corps de bâtiment où les prisonniers étaient encagoulés et torturés. Le secrétaire aux Droits de l’homme, Eduardo Luis Duhalde, a pour sa part souligné qu’“il ne s’agit pas d’un acte revanchard, mais d’une préservation de la mémoire historique, du souvenir, en vue d’éduquer les générations futures”. Les associations ont remis au président un document dans lequel elles demandent que “les dépendances qui ont été utilisées comme centre clandestin de détention, de tor tures et d’extermination soient déclarées site historique”. Elles ajoutent que les terrains voisins devraient aussi être préservés “vu la possibilité que des disparus y soient enterrés”. Enfin, elles font valoir que “la meilleure manière de leur rendre hommage, ainsi qu’aux idéaux pour lesquels ils se sont battus et sont morts, serait de réaffecter les autres bâtiments en en faisant des institutions consacrées à l’éducation aux droits de l’homme et à leur pratique”. On estime que plus de 5 000 disparus sont passés par l’ESMA et que des dizaines d’enfants y ont été arrachés à leurs parents. Victoria Ginzberg, Página 12 (extraits), Buenos Aires
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INDONÉSIE
Les indépendantistes de l’Atjeh en difficulté Neuf mois après l’instauration de l’état d’urgence, les groupes antiséparatistes se multiplient dans la province. D’autant qu’ils sont activement soutenus par l’administration civile et par l’armée. TEMPO (extraits)
par signaler les positions du GAM aux forces de l’ordre.” Les militants du front cherchent ensuite à identifier toutes les familles dont des membres militent au sein du GAM ; ils leur rendent visite et leur donnent dix jours pour convaincre les brebis galeuses de se rendre. En cas d’échec, les familles sont évacuées de leur village, afin que les réseaux logistiques des indépendantistes soient perturbés. Les membres du front ne tremblent plus face au GAM. “Les forces de l’ordre sont derrière nous”, affirme Hasbi.
Jakarta ans la petite ville de Bireuen, située dans le nord de la province de l’Atjeh [située au nord de Sumatra], Sofyan Ali est connu comme un entrepreneur. Selon un chef du GAM [le mouvement indépendantiste de l’Atjeh] à Bireuen, Sofyan aurait été membre du conseil local de son organisation. Un engagement que Sofyan relativise : “A l’époque, tout le monde avait peur du GAM.” Il reconnaît avoir été proche du groupe armé, mais contraint et forcé. Le mouvement, raconte-t-il, contrôlait alors le gouvernement local et prélevait un “impôt” sur toutes les entreprises locales. Mais, lorsque le GAM a commencé à devenir violent et à kidnapper des gens pour obtenir des rançons, Sofyan s’est mis à haïr ses membres. A l’approche de l’instauration de l’état d’urgence dans la province [en mai 2003], il s’est présenté aux autorités militaires et à la police pour expliquer les raisons qui l’avaient poussé à côtoyer ce groupe armé. Et le 4 décembre dernier, le jour anniversaire de la proclamation de l’indépendance de l’Atjeh par le GAM, Sofyan a affirmé publiquement ses nouvelles positions. Ce jour-là, une grande statue de Teungku Hasan di Tiro, le chef du GAM exilé en Suède, a été traînée par la foule jusqu’à la place centrale de la ville et jetée dans le feu avec deux drapeaux du GAM. “Il n’y a pas de place pour le séparatisme !” criait Sofyan au milieu de milliers de personnes. Peu après, il devenait le principal leader du Front d’opposition au séparatisme du GAM. De Bireuen, le vent a soufflé sur toute la terre de l’Atjeh. Dans la circonscription de Darul Imarah, un grand rassemblement s’est tenu début janvier. Les participants y ont créé le Front d’opposition antiséparatiste de l’Atjeh. La plupart étaient des jeunes qui arboraient tous les mêmes signes de reconnaissance : un turban rouge et blanc autour de la tête, un bambou acéré et un sabre dans la main. “Le peuple s’organise pour lutter contre le GAM”, a déclaré à cette occasion le lieutenant Joko Warsito, qui commande les troupes stationnées dans la région de Banda Atjeh [la capitale provinciale]. Car les responsables de l’armée et les maires n’hésitent plus à participer à ce genre de cérémonies. Banda Atjeh n’est pas resté en dehors du phénomène. Un Front pour l’unité de la République indonésienne y est apparu début janvier. Des milliers de personnes, affiliées à des groupes d’étudiants ou de jeunes villageois, ainsi qu’à diverses organisations communautaires, se sont pressées sur l’espla-
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ENTRAÎNEMENT MILITAIRE OFFERT AUX ANTISÉPARATISTES
nade de Blang Padang. Une autre cérémonie a été organisée dans l’ouest de la province par le Front d’opposition de la terre de Teuku Umar [le héros local ayant combattu les Hollandais]. Pas moins de dix journalistes ont été transportés en hélicoptère par l’armée pour couvrir ce rassemblement géant. Mais des accrochages se sont produits. Deux civils et cinq membres de l’armée ont été tués par des guérilleros du GAM alors que la fête politique battait son plein. Les participants ont brûlé des affiches de quatre chefs du GAM : Hasan di Tiro, Zaini Abdullah, Muzakkhir Manaf et Sofyan Daud. DES MILITANTS DES DROITS DE L’HOMME ANTI-GAM
Mais quelle est la véritable mission de ces différents “fronts anti-GAM” ? Sofyan Ali explique qu’il s’agit de constituer une sorte de “barrière de protection”. Le problème, dit-il, c’est que l’armée et la police indonésiennes ne parviennent pas à elles seules à contenir la guérilla séparatiste. Les membres de ces “fronts” ont donc une seule mission : aider les forces de l’ordre en leur signalant qui sont les membres du GAM et où ils se trouvent. Le profil des fondateurs de ces “fronts” ne manque pas d’intérêt. Il est étonnant de trouver parmi eux de nombreux militants des droits de l’homme. A Lhokseumawe [au nordest de la province], par exemple, des jeunes se sont rassemblés sous la bannière de la Forteresse du peuple antiséparatiste (BERANTAS) dirigée par Satria Insan Kamil. Celui-ci a été membre du Mouvement des étudiants musulmans et a même rejoint un moment la Commission pour les personnes disparues et les victimes d’actes violents, lorsque s’est produite la tragédie de Simpang KKA [à Lhok-
seumawe], où des dizaines de personnes ont été tuées en 1999. Autrefois, ses activités le plaçaient dans le camp opposé de l’armée, mais aujourd’hui il a changé de camp : il incite désormais la population à chasser les membres du GAM dans les villages. Dans chaque village, explique Satria, le BERANTAS recrute dix jeunes pour créer un groupe local. On leur enseigne les objectifs de l’organisation, qui sont au nombre de trois : lutter contre l’influence du GAM, transmettre des informations le concernant et le combattre directement. Aujourd’hui, le groupe compte des milliers de membres dans le nord de la province. “Il ne suffit pas de combattre le GAM avec les armes, déclare Satria, il faut aussi lui couper toute sa logistique.” Hasbi Yunus, chef du front anti-GAM pour le district de l’Atjeh-Jaya, explique les techniques employées. “Nous commençons
Dessin
d’Astromujoff paru dans La Vanguardia, Barcelone.
REPÈRES
Trente ans de conflits ■ Le Mouvement pour l’Atjeh libre (GAM) a été fondé le 4 décembre 1976 par Hasan di Tiro, qui s’est ensuite exilé en Suède en 1979. Jakarta a décidé, en 1990, de classer la province, riche en hydrocarbures, comme zone d’opération militaire (ZOM), et, pendant huit ans, l’armée a perpétré de nombreux massacres, enlèvements et tortures. Le bilan atteindrait plus de 10 000 mor ts. En août 1998, après la chute de Suharto, le gouvernement
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a supprimé la ZOM et demandé pardon pour les actes commis par “cer tains éléments incontrôlés de l’armée”. En décembre 2002, le gouvernement et le GAM ont signé un accord de paix à Genève, mais aucune des deux par ties ne l’a respecté. Les hostilités ont repris et Jakarta a relancé ses opérations militaires en mai 2003. Pas moins de 1 100 rebelles et 500 civils ont été tués entre cette date et le mois de décembre 2003.
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Le colonel Geerhan Lentara, responsable de la zone militaire 012 de Teuku Umar, nie que l’armée ait organisé la formation de ces fronts anti-GAM. “Ils sont le fruit des initiatives de la population”, explique-t-il. Il affirme également que l’armée n’offre pas d’entraînement militaire à ces groupes. Mais Geerhan laisse entendre autre chose en ajoutant : “Pour défendre le pays, l’entraînement militaire reste toujours ouvert.” S’agit-il des milices progouvernementales [comme celles du Timor-Oriental, qui ont assassiné de nombreux indépendantistes] ? Le chef de l’état d’urgence dans l’Atjeh, le général Endang Suwarya, a rejeté cette accusation. Le problème, ajoute Endang, “c’est que la population en a assez d’être constamment escroquée par le GAM”. Mais le chef du district de l’AtjehOuest, Nasruddin, caresse d’autres espoirs. Son camp va sans doute offrir un entraînement militaire de base aux fronts anti-GAM, car s’entraîner à défendre son pays, dit-il, est un devoir pour les citoyens. D’ailleurs, dans sa région, “ce type d’entraînement a déjà été dispensé aux chefs de district et aux fonctionnaires”, ajoute Nasruddin. Un fonctionnaire de l’Atjeh-Ouest souhaitant garder l’anonymat nous a confié avoir reçu un entraînement militaire en juillet dernier. A cette époque, raconte-t-il, environ 500 fonctionnaires ont été entraînés à se préparer à une attaque du GAM. Ils ont appris à manier diverses armes comme les M-16, AK-47 et SS-1. “Nous avons tous appris à tirer quelques balles.” Après leur apparition dans vingtdeux départements de l’Atjeh, ces “fronts” ont un grand projet. Selon Sofyan Ali, ils vont organiser une sorte de congrès pour unifier toutes les forces au sein d’une structure unique. La liste des membres de sa direction demeurera secrète, explique-t-il, car “cette organisation devra soutenir le programme des services secrets de l’armée indonésienne visant à anéantir le GAM”. Nezar Patria, Yuswardi Suud (à Banda Atjeh) et Zainal Bakri (à Lhokseumawe)
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asie SRI LANKA
Les ravages de l’intolérance bouddhiste Le chauvinisme religieux engendre des violences qui visent particulièrement la communauté chrétienne de l’île, accusée de prosélytisme. Deux ans après le cessez-le-feu, le pays est à nouveau divisé. Jaffna OCÉAN INDIEN
ucune personne sensée ne contestera le fait qu’une renaissance de la culture bouddhiste, d’une extrême richesse, ravivera l’orgueil national des Sri Lankais, à un moment où ce sentiment s’estompe de plus en plus. Cela dit, le Sri Lanka ne connaît pas actuellement une résurgence d’un bouddhisme serein, mais plutôt un regain de communautarisme agressif et violent. Si ce phénomène vise surtout à unifier et à renforcer le Sri Lanka, un pays dont l’unité est déjà en miettes pour de multiples raisons, il est pourtant voué à l’échec. L’ensemble des dirigeants du pays, avec à leur tête la présidente Chandrika Kumaratunga et le Premier ministre Ranil Wickremesinghe, s’opposent à cette intolérance religieuse et à l’extrémisme communautaire violent. Dans un climat de cohabitation tendu, la présidente avait ordonné à la police d’agir avec fermeté, mais à l’évidence elle n’a guère été entendue, tandis que le Premier ministre a choisi, lui, d’observer le silence, probablement parce qu’il estime que c’est au chef de l’Etat, avec qui il est en conflit ouvert, de faire le nécessaire. Les minorités, en particulier les chrétiens, considèrent avec inquiétude ce “nationalisme” bouddhiste. Quel ne fut pas le désarroi des chrétiens du pays de s’entendre du jour au lendemain traités de “moins cingalais” ou “moins sri lankais” que leurs compatriotes bouddhistes. Selon Godfrey Yogarajah, secrétaire général de l’Alliance évangélique du Sri Lanka, 136 lieux de culte chrétiens ont été pris d’assaut par des groupes armés non identifiés entre le 1er janvier 2003 et le 31 janvier 2004. Rien que depuis le 24 décembre dernier, 56 églises ont été attaquées. “La police n’a procédé à aucune arrestation, alors que, dans certains cas, nous avons donné les noms des suspects.Visiblement, les forces de l’ordre sont contrôlées par les moines des temples bouddhistes
PA K
DE COLOMBO
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Dessin de Kamagurka paru dans The Spectator, Afrique du Sud.
CHINE
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New Delhi
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HINDUSTAN TIMES
INDE Vavuniya Trincomalee
Puttalam
SRI LANKA
SRI Polonnaruwa LANKA Batticaloa Matale Kandy
Colombo
Religions
Nuwara Eliya
hindous bouddhistes musulmans chrétiens
Moneragala
Galle
50 km
Hambantota
des environs”, accuse Yogarajah. L’escalade s’explique en grande partie par la propagande antichrétienne, déclenchée au lendemain de la mort soudaine de Soma Thero, un prédicateur bouddhiste très populaire, qui menait une campagne contre les conversions jugées “peu éthiques” effectuées par des évangélisateurs chrétiens. Autre conséquence, les Tamouls, qu’ils soient hindous ou chrétiens, trouvent encore davantage de raisons de soutenir les séparatistes du mouvement des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE) pour lutter contre l’idée de plus en plus répandue qu’un vrai Sri Lankais ne peut être que cingalais et bouddhiste. Ce regain d’in-
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Religions
Plus de 69 % des Sri Lankais sont bouddhistes, tandis que les hindous, la minorité la plus importante, représentent 15,5 % de la population, les musulmans 7,6 % et les chrétiens 7,5 %. Depuis la fin du XIXe siècle, la confession bouddhiste est devenue synonyme d’identité cinghalaise.
tolérance risque également de nuire à la petite minorité musulmane du pays. De plus, ce nationalisme religieux agressif s’attaque également aux laïcs et fait fuir les investisseurs étrangers. Les analystes économiques se demandent justement comment un pays comme le Sri Lanka, qui dépend fortement des échanges internationaux, de l’aide et des investissements étrangers, pourrait s’en sortir s’il était boudé par le système économique mondial. En d’autres termes, un nouveau danger guette les Sri Lankais alors même qu’ils commencent à peine à s’habituer à une situation de “non-guerre” entre le gouvernement et les rebelles tamouls [depuis la signature du cessez-le-feu, le 22 février 2002], et à espérer reprendre leurs activités économiques et une vie normale. En fait, il est difficile d’imputer la responsabilité de ces violences à un groupe ou à un parti en particulier, même si certaines formations politiques ont justifié les actions antichrétiennes, pour des raisons électorales. Les victimes soupçonnent le Janata Vimukthi Peramuna (JVP, Front populaire de libération, parti bouddhiste extrémiste) d’avoir joué un rôle plus ou moins direct dans la dernière vague de violences.Yogarajah accuse quant à lui une chaîne de télévision privée de répandre des rumeurs infondées sur les évangélisateurs chrétiens. Au cours d’un débat télévisé, se souvient-il, on a dit que des missionnaires chrétiens distribuaient des biscuits à l’effigie de Bouddha pour amadouer la population avant de la convertir. Selon lui, il est faux de dire que la communauté chrétienne s’accroît grâce aux conversions, argument pourtant fréquemment avancé par les nationalistes
bouddhistes. “D’après le recensement officiel, la population de confession chrétienne diminue.A lui seul, ce fait suffit à anéantir la thèse selon laquelle les conversions au christianisme se poursuivent à un rythme alarmant”, souligne-t-il. En fait, les violences s’expliquent par l’absence de consensus autour du processus de paix. Certaines personnes souhaitent en effet voir la guerre se poursuivre et expriment leur mécontentement en s’en prenant à une communauté vulnérable, les chrétiens. “Ils ne peuvent plus attaquer les Tamouls à cause du LTTE, qui les défend. Alors, ils se retournent contre la communauté chrétienne, plus faible, qu’ils savent incapable de lancer des représailles”, explique Yogarajah. Outre les différentes communautés religieuses, l’ensemble des Sri Lankais laïcs redoute les conséquences d’un tel communautarisme violent et xénophobe. En premier lieu, il fera voler en éclats l’unité ethnique de l’île et réduira à néant l’attachement des chrétiens à la communauté cingalaise et au Sri Lanka en tant que pays, parce qu’ils sont désormais de plus en plus considérés comme des citoyens de seconde zone. Le chauvinisme bouddhiste déplaît également à Washington. Les Etats-Unis, la seule superpuissance mondiale, les pays occidentaux en général et même l’Inde peuvent alors se montrer hostiles envers le Sri Lanka, comme on l’a déjà vu dans le passé, tandis que les séparatistes tamouls auront de nouveaux arguments pour critiquer le pays. Cette nouvelle vague d’intolérance risque également de détruire la cohésion des familles cingalaises de l’île, dont la majorité compte à la fois des membres bouddhistes et chrétiens. P. K. Balachanddran
BILAN
Les Tigres, seuls gagnants de la crise ■ La débâcle boursière et la suspension des investissements économiques et de l’aide étrangère ne présagent rien de bon pour le développement macroéconomique du Sri Lanka. La présidente Chandrika Kumaratunga et le Premier ministre Ranil Wickremesinghe, qui ont du mal à cohabiter, risquent de voir leur cote de popularité chuter, mais ils ne sont pas les seuls. Le mouvement des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE) semble lui aussi ressentir les effets de la crise. L’impasse du processus de paix signifie que le mouvement tamoul va pouvoir en profiter pour renforcer sa position dans le nord-est du pays, auquel il a entièrement accès depuis l’accord de cessez-le-feu de 2002. En l’absence de négociations de paix avec le gouvernement et avec la suspension de la mission de médiation norvégienne jusqu’à la fin de la crise politique [amorcée en novembre 2003], le LTTE aura pratiquement car te blanche pour étendre sa campagne de recrutement et mettre
en place son propre système douanier, fiscal, policier et judiciaire. Dans le nord-est du pays comme ailleurs, les gens attribuent le conflit à des facteurs essentiellement économiques comme la pauvreté, le chômage et la pénurie de terres. Même si les deux années de cessez-lefeu ont été un immense réconfort pour eux, ils veulent également que leur situation économique s’améliore. Or, jusqu’ici, les Tigres tamouls ont été incapables de leur montrer qu’ils leur apportaient la prospérité. La région, ravagée par la guerre, reste pour l’essentiel dans le même état qu’au début du cessez-le-feu. Ces derniers temps, les dirigeants du LTTE se disent prêts, en public comme en privé, à négocier le processus de paix avec la présidente Chandrika Kumaratunga. Mais, même avant l’arrivée au pouvoir de son ennemi politique, l’actuel Premier ministre, en 2001, aucun des deux camps n’avait été capable de faire progresser les pourparlers et le conflit avait continué à s’aggraver. Le Premier ministre,
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M. Wickremesinghe, a en revanche réussi à mettre rapidement fin à la guerre et à relancer l’économie. Cependant, deux ans après le début du processus de paix, il semble que le LTTE ne veuille pas négocier uniquement avec lui. L’accord de cessez-le-feu étant soutenu à la fois par le gouvernement et le parti du Premier ministre, le peuple lui est plus favorable que jamais. On ne saurait donc négliger la possibilité d’étendre ce double soutien à la question décisive de l’amendement constitutionnel [qui permettrait la création d’une zone sous administration tamoule]. La présidente et le Premier ministre, en particulier, doivent se montrer suffisamment conciliants pour œuvrer ensemble à la reprise du processus de paix. Leurs profonds désaccords, la dissolution du Parlement par la présidente et l’annonce d’élections anticipées pour le 2 avril laissent penser que, deux ans après le cessez-le-feu, la question tamoule n’est pas près Jehan Perera, Himal, Katmandou d’être réglée…
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asie CHINE
Comment répondre à la pénurie d’énergie Pour faire face à une demande accrue d’électricité, le gouvernement envisage la création de plusieurs réacteurs nucléaires. Une stratégie qui ne plaît guère à l’hebdomadaire pékinois Zhongguo Xinwen Zhoukan. Pékin près la pénurie d’électricité de cet hiver, on entend partout parler d’énergie nucléaire : la province du Hubei a ainsi été choisie pour un projet d’implantation de centrale et s’efforce de devenir la première province nucléaire de Chine. Le Hunan a également adopté un plan électrique tout nucléaire et fait tout pour inaugurer avant 2010 deux nouvelles tranches de 900 mégawatts. La municipalité de Chongqing, de son côté, a transmis à la Commission nationale pour le développement et la réforme [CNDR, en charge des questions économiques] une demande d’étude de projet de centrale nucléaire. Dans le même temps, la province du Sichuan recherche activement un lieu d’implantation à Yibin et se prépare à faire édifier une centrale nucléaire. Le directeur général pour la Chine des projets d’ingénierie et de la gestion des capitaux d’EDF, Gao Delong, prévoit qu’en 2020 le pays fera partie du groupe de tête des Etats utilisant l’électricité nucléaire et dépassera même – dans certains domaines – la France, leader sur ce terrain. Au mois de décembre 2003, la province du Guangdong a transmis à la CNDR un rapport sur un projet d’implantation nucléaire à Yangjiang, à l’ouest de la province. Cette ville cherche par tous les moyens à avoir son propre réacteur. Bien que la province n’ait pas obtenu l’autorisation de construire cette centrale, 100 millions de yuans [environ 9.5 millions d’euros] ont déjà été dépensés pour la recherche d’un emplacement approprié.Tant d’empressement vient de ce que “Yangjiang a énormément besoin de cette centrale”, précise un cadre de la commission locale du plan. La mairie en a fait son projet prioritaire.Yangjiang est une zone plutôt en retard du Guangdong, et la réalisation de cette infrastructure apporterait 800 millions de dollars d’investissement qui relancerait l’économie dans la région. Selon Hu Wenquan, directeur du projet de construction, “cette centrale sera un atout pour Yangjiang, augmentera sa notoriété et attirera davantage de capitaux”. Actuellement, la CNDR a défini un plan à long terme pour l’énergie nucléaire : en 2020, les réacteurs chinois devront atteindre une capacité de 36 000 mégawatts. Ce plan signifie qu’à partir de 2004 la Chine devra prévoir de construire au moins tous les ans deux centrales de 1 000 mégawatts. En d’autres termes, pendant seize ans, elle devra bâtir tous les ans une Daya Bay [située dans la province du Guangdong, cette centrale mise en service en 1994 dispose de deux réacteurs d’une capacité de 985 mégawatts chacun]. En réalité, le programme nucléaire civil chinois existe depuis plus de trente ans, mais l’énergie fissible n’a jamais
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LES CENTRALES NUCLÉAIRES EN CHINE En fonctionnement En construction En projet Provinces HUBEI qui souhaitent s’équiper
Mer Jaune CORÉE
Haiyang DU SUD SHANDONG Tianwan Qinshan 1 JIANGSU Qinshan 2 Shanghai Qinshan 3 Hangzhou Sanmen ZHEJIANG
HUBEI
SICHUAN
CORÉE DU NORD
Pékin
Chongqing Yibin
Mer de Chine orientale
HUNAN Lingao
TAÏWAN
GUANGDONG Canton VIETNAM VIETNAM 250 km
Daya Bay HONG KONG Yangjiang Mer de Chine méridionale PHILIPPINES
Source : www.ambafrance-cn.org.
ZHONGGUO XINWEN ZHOUKAN
fait partie du plan national pour l’électricité et s’est développée de manière séparée et dispersée. En 2003, une occasion s’est enfin présentée : à la suite de pénuries répétées d’électricité, le gouvernement chinois a décidé, au début de l’année dernière, de réviser la partie énergie électrique du plan quinquennal. Après avoir été cantonnée à un développement modéré, l’énergie nucléaire devrait désormais progresser fortement. Selon les prévisions du XVIe Congrès du Parti communiste chinois (PCC), en 2020, le PIB aura quadruplé et atteindra 4 000 milliards de dollars. Pour cela, la capacité de
production électrique du pays devra atteindre de 800 000 à 900 000 mégawatts par an. Aujourd’hui, la production annuelle est de 350 000 mégawatts et doit encore progresser de 450 000 à 550 000 mégawatts. “Si l’on n’utilisait que du charbon, pour réaliser l’objectif ci-dessus, il faudrait augmenter la production de 1,2 milliard de tonnes, ce qui créerait une surcharge insupportable du point de vue des ressources naturelles, de l’extraction, du transport et de l’environnement”, précise Dang Zide, ancien ingénieur de haut niveau au bureau de l’énergie nucléaire du gouvernement et qui travaille désormais au bureau d’examen des grands projets de la CNDR. “Cela signifie que le développement du nucléaire doit être accéléré”, souligne Han Wenke, sous-directeur du département de l’énergie nucléaire de l’institut d’études de la CNDR. Derrière la réorganisation du secteur, certains distinguent des intentions portant sur la technologie nucléaire ellemême. Celle qu’utilise actuellement la Chine est soviétique, elle est à la fois civile et militaire. Un observateur estime que, pour beaucoup de pays dans le monde, le développement de cette énergie est important pour le maintien d’une technologie nucléaire militaire. “Par exemple, dit-il, bien que le Japon ne soit pas une puissance nucléaire, s’il veut vraiment fabriquer des missiles nucléaires, des bombes à hydrogène, il pourra le faire très rapidement.” En novembre 2003, la réunion préparatoire à l’appel d’offres international, tenue conjointement à l’initiative de la société chinoise d’import-export de technologies par le groupement d’industrie nucléaire chinois et par le groupement d’électricité nucléaire du Guangdong, a eu lieu. La société fran-
çaise Framatome, la société américaine Westinghouse et six grandes sociétés de fourniture en matériel nucléaire russes, japonaises et allemandes étaient présentes. Un tel appel d’offres est assez rare dans un contexte mondial de réduction du nucléaire depuis vingt ans. Selon les chiffres de la base de données PRIS (Système d’information sur l’électricité nucléaire) de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), fin 2000, il y avait dans le monde 438 réacteurs nucléaires en état de fonctionner et, en mars 2003, il y en avait 441, seulement 3 de plus. Bien que le plan d’électricité nucléaire à long terme de la CNRD ne couvre que 4 % de la quantité de production électrique en 2020, ce chiffre est élevé en valeur absolue. “Peu importe les investissements énormes, les coûts de fonctionnement toujours croissants et les déchets nucléaires qui s’entassent, ainsi que la gestion des centrales”, s’inquiète Wang Yi, membre du centre d’étude de l’environnement de l’Académie des sciences. Depuis quarante ans, le traitement des déchets fait débat dans tous les pays qui font appel au nucléaire. Les techniques qui seraient sûres sur le long terme n’existent toujours pas. “Le développement du nucléaire dans certains pays peut nous servir de leçon. Par exemple, dans les années 80,le Brésil et l’Espagne ont investi de grosses sommes pour importer des technologies sans avoir de plan à long terme, et, après que furent construites quelques centrales, le programme s’est arrêté, causant de grandes pertes financières”, notait récemment dans un article Ma Fubang, ingénieur en chef à la société générale d’industrie nucléaire chinoise. Il faut tenir compte de cet avertissement. Wang Chenbo et Zhu Ligie
D I P L O M AT I E
Le président Hu Jintao fait ses emplettes pétrolières ■ La diplomatie du pétrole pratiquée par le président Hu Jintao au cours de sa tournée africaine pourrait bien n’être qu’un prélude. Deuxième importateur de pétrole du monde, la Chine doit déjà lutter contre d’autres pays pour s’assurer un approvisionnement et une part dans les projets d’exploration. La croissance rapide de sa consommation nécessitant de massives importations et la production nationale étant en baisse, on peut parier sans crainte qu’elle redoublera ses efforts en la matière. En Egypte, au Gabon, en Algérie, nous avons assisté à la signature d’accords pour l’approvisionnement, l’exploration de nouvelles réserves et le développement du commerce de l’énergie en général. En échange, le président Hu offre une aide au développement et le soutien de la Chine dans les affaires internationales. Le succès relatif de ses efforts pour s’assurer la coopération des pays africains dans le domaine énergétique contraste avec les obstacles rencontrés
récemment par le projet d’oléoduc Russie-Chine et par un projet avec le Kazakhstan. Ce sont les intérêts des pays tiers concernés qui font toute la différence. Dans le premier cas, le Japon soutient un projet concurrent qui desservirait son territoire et la péninsule coréenne. Les prêts sans intérêts qu’il propose pour sa réalisation semblent aujourd’hui lui avoir donné l’avantage. La Chine a fait face au retard du projet russe en s’efforçant d’augmenter son approvisionnement par le rail. De même, la construction annoncée récemment d’une nouvelle voie ferrée reliant le Liaoning, dans le nord-est du pays, à une ville proche de Vladivostok vise à resserrer les liens économiques avec la Russie, voire à augmenter les capacités de transport du pétrole. C’est peut-être la Thaïlande qui sera prochainement le théâtre de la diplomatie pétrolière chinoise : le gouvernement de ce pays a annoncé la construction d’un oléoduc à travers l’isthme de Kra, dans le sud du pays. Ce
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projet permettrait au pétrole destiné au nord de l’Asie d’éviter le port de Singapour, dans le détroit de Malacca, ce qui réduirait son coût. Un fonctionnaire thaïlandais a déjà indiqué que la Chine envisageait d’installer des unités de raffinage et de stockage en Thaïlande. Les trois grandes compagnies pétrolières de la Chine continentale sont déjà présentes dans le monde entier – par exemple, au Soudan, en Indonésie et au Venezuela. La sécurité énergétique définit les relations internationales des EtatsUnis, le plus gros impor tateur de pétrole au monde, et semble bien par tie pour jouer le même rôle pour la Chine. La croissance nécessite des approvisionnements toujours plus grands de l’étranger. Les relations avec les producteurs, la gestion des conflits potentiels avec les autres pays consommateurs, constitueront un test pour la maturité diplomatique du pays. La tournée africaine n’était qu’un début. South China Morning Post, Hong Kong
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asie JAPON
Etre ferme face à l’ambition territoriale chinoise Tokyo et Pékin se disputent depuis longtemps le contrôle d’un petit archipel. Pour la première fois, les Etats-Unis viennent de prendre position. En faveur du Japon. ASAHI SHIMBUN
A
LA PRÉSENCE DE SOUS-MARINS CHINOIS INQUIÈTE TOKYO
En janvier dernier encore, deux navires de pêche chinois de 100 tonnes ont pénétré dans les eaux territoriales japonaises près des îles Senkaku. Voici le commentaire d’un journal chinois, Haixia Dushibao (daté des 15 et 18 janvier), publié dans la province chinoise du Fujian. Les militants ont envoyé sur place des “navires de recherche”, estimant que le développement de Diaoyutai figurait sur le calendrier en accord avec les “règlements de protection des oiseaux de mer, de l’exploitation et de l’administration des îles inhabitées” promulgués par le gouvernement chinois ; ils avaient l’intention d’étudier le lieu en vue de développer le tourisme ; les “membres de l’équipe” projetaient d’ériger sur l’archipel une vingtaine de monuments en pierre portant l’inscription “Diaoyutai, territoire chinois”, mais, empêchés par les vedettes des gardes-côtes japonais, ils y ont renoncé. Ils ont toutefois jeté un de ces monuments au fond des eaux territoriales, déclarant ainsi la souveraineté de la république populaire de Chine. Les offensives maritimes chinoises ne concernent pas seulement l’archipel de Senkaku. Pékin s’emploie activement à collecter des données en mer, afin que la démarcation de la limite externe du plateau continental,
“SHIKAI” LES QUATRE MERS
LES CONTENTIEUX TERRITORIAUX
Tokyo u cours d’une conférence de presse donnée à Tokyo, le 2 février, le secrétaire d’Etat adjoint américain, Richard Armitage, a déclaré : “En vertu du traité de sécurité nippo-américain, une attaque contre un territoire administratif sous juridiction japonaise serait considérée comme une attaque contre les EtatsUnis.” Ce genre de rappel de l’article 5 du traité (concernant la défense commune) n’a en soi rien d’extraordinaire. Toutefois, aux yeux d’un expert du département d’Etat américain, spécialiste de l’Asie orientale, le fait qu’Armitage ait utilisé l’expression “territoire administratif sous juridiction japonaise” et non “Japon” ou “territoire japonais” sous-entend qu’il a fait allusion au contentieux nippo-chinois de l’archipel de Senkaku (Diaoyutai, en chinois). Ce faisant, Armitage a rectifié “la position floue autrefois adoptée par l’administration américaine à l’égard de ce problème”. Les Etats-Unis avaient jusqu’ici conservé une attitude “neutre” envers le différend territorial opposant Tokyo à Pékin sur ce petit archipel, et l’administration Clinton avait toujours soutenu que le traité de sécurité n’obligeait pas forcément les Etats-Unis à défendre ces îles. En ce sens, la déclaration d’Armitage signifie un changement, que l’on peut même qualifier de “doctrine Armitage”.
LE MOT DE LA SEMAINE
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Comme les îles Kouriles du Sud et l’île Takeshima, les îles Senkaku constituent un contentieux territorial entre le Japon et ses voisins (voir carte ci-contre). Situé à 190 km au nord-est de Taïwan et à 350 km de la côte chinoise, il est composé de cinq petites îles et de trois rochers, et est revendiqué par Pékin, Taipei et Tokyo. Déclaré en 1895 comme territoire faisant partie du Japon, l’archipel devient soudain un objet de convoitise en 1970, quand Taïwan autorise une entreprise pétrolière américaine à effectuer des explorations dans cette zone. L’affaire connaît un retentissement médiatique en 1996, lorsqu’une organisation japonaise d’extrême droite construit sur l’une des îles un petit phare. Cet acte suscite alors la protestation officielle de Pékin, de Taïwan et de Hong Kong (qui n’était pas encore restitué à la Chine), et provoque le débarquement de plusieurs groupes de Chinois, de Hongkongais et de Taïwanais sur l’île.
RUSSIE
Limites des zones économiques exclusives (200 milles nautiques) Zones de contentieux territorial entre le Japon et ses voisins Zone de développement conjoint JaponCorée du Sud (accord du 30/01/1974)
Dispute
Honshu
Séoul Mer Jaune
Iles Kouriles du Sud revendiquées par la Russie et le Japon
Mer du Japon (Mer de l’Est)
CORÉE DU NORD Pyongyang
Pékin
Hokkaido
Ile Takeshima (Tokdo) revendiquée par la Corée du Sud et le Japon
Tokyo JAPON
CORÉE DU SUD
Osaka
CHINE
Shikoku
Iles Senkaku (Diaoyutai) revendiquées par la Chine, Taïwan et le Japon
Kyushu
Mer de Chine orientale
OC ÉAN PAC IFIQU E Iles Bonin
Iles Daito
ncer
Tropique du Ca
Taipei Ile OkinoTori-Shima
TAÏWAN
définie sur la base de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, soit faite à son avantage. Ce n’est bien sûr pas un problème en soi, sauf que les navires chinois s’aventurent souvent dans les eaux territoriales et les zones économiques exclusives du Japon pour d’autres buts que la simple navigation. Certaines activités ne respectent pas du tout l’accord entre les deux pays, qui prévoit qu’ils s’avertissent préalablement des recherches scientifiques effectuées en mer de Chine orientale. Certaines autres ont probablement pour objectif de recueillir des informations destinées à la navigation des sous-marins. Certes la loi internationale autorise les submersibles à naviguer dans les eaux territoriales d’autres pays à condition de faire surface sous pavillon. Toutefois, la présence de sous-marins chinois au sud-ouest du Japon ne manque pas d’attirer l’attention des autorités. Car ces activités viseraient à exercer une pression sur les Américains et leurs porte-avions en cas de montée de la tension dans le détroit de Formose [entre les deux Chines, surtout à quelques semaines de l’élection présidentielle taïwanaise]. Toutefois, selon un haut responsable de la force navale de l’agence de Défense [du Japon], “il faut considérer que l’affaire de la démarcation du plateau continental et l’activité des sous-marins font partie de la même stratégie politique”. Pékin qualifie les trois mers – mer Jaune, mer de Chine orientale et mer de Chine méridionale – de “territoire maritime”, et, pour la marine chinoise,
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200 milles 500 km
la défense des intérêts de la Chine dans ces régions est une de ses principales missions, explique le responsable. Les Etats-Unis, de leur côté, n’ont pas l’intention de proclamer haut et fort la “doctrine Armitage”, et ils ont raison. Il suffit aux Américains et aux Japonais de l’entretenir avec calme, de manière durable. Washington comme Tokyo sont en train de préparer la prochaine réunion à six en vue de régler la crise nucléaire nord-coréenne [prévue à Pékin à compter du 25 février], aussi n’est-ce pas le moment d’irriter inutilement la Chine. Néanmoins, tout en faisant preuve de modération, pour ses intérêts et sa sécurité en tant que nation maritime, Tokyo doit clarifier les droits qu’il entend préserver et les concessions qu’il est prêt à faire. Il doit aussi préciser comment il envisage la coexistence pacifique en mer avec la Chine, afin de lui faire comprendre clairement, par des actes, les points sur lesquels il ne cédera pas. Les demi-mots et l’indulgence ne servent à rien et produisent souvent l’effet inverse. Il faut d’abord rendre publics les problèmes et les infractions commises par la Chine lors des études océanographiques, y compris les incursions dans les eaux territoriales des îles Senkaku. Il faut ensuite exiger du gouvernement chinois des réponses sincères et des mesures appropriées. Cependant, si cette situation se prolonge, le Japon doit se montrer prêt à capturer les bateaux étrangers qui tenteront de débarquer illégalement sur l’archipel de Senkaku. Yoichi Funabashi DU 19 AU 25 FÉVRIER 2004
L
e mot shikai – littéralement, “quatre mers” – désigne le fait qu’au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest, le Japon se trouve cerné par la mer. Triviale, l’expression l’est assurément : ce pays, jusqu’à preuve du contraire, est constitué d’îles. Mais, dans la langue classique, les quatre mers renvoient également à l’idée de monde, le monde ici-bas au sein duquel vivent les Japonais. Or le décalage entre les deux acceptions, bien que subtil, est loin d’être anodin ; on pourrait même y trouver l’une des clés qui permettent de saisir les tensions qui traversent la société japonaise moderne. Ce qui est en jeu, c’est précisément le statut de la mer, tant au niveau de l’imaginaire qu’à celui de la politique. Dans les lieux névralgiques pour le maintien de l’Etat que sont Tôkyô ou Osaka, le Japon tend à être conçu comme une contrée exiguë, essentiellement montagneuse et parsemée de quelques plaines surpeuplées, que vient border de tous les côtés l’immensité de l’océan. Mais cette représentation insulaire finit par reléguer l’espace maritime dans le domaine du refoulé et de l’impensé, comme s’il n’avait pas sa place dans la perception ordinaire des frontières, qu’elles soient réelles ou symboliques (alors même que, comme le rappelle très justement le géographe Philippe Pelletier, le caractère “surinsulaire” du Japon en fait aujourd’hui l’un des Etats les plus vastes du globe). La mer, espace non vécu, malléable à souhait, devient ainsi un territoire tampon qui se plie et se déplie au gré de l’humeur de la “métropole”, ainsi que celui des pays voisins – pour le plus grand malheur de ceux qui en vivent, à commencer par les habitants de l’archipel d’Okinawa, dont l’histoire, on le sait, est celle d’une colonisation qui ne dit pas son nom. Kazuhiko Yatabe Calligraphie de Michiyo Yamamoto
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m oye n - o r i e n t
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ISRAËL
On ne parle plus ni du mur ni des affaires de corruption Le projet d’Ariel Sharon de démanteler des colonies israéliennes à Gaza rencontre beaucoup de scepticisme. Les Palestiniens pensent que ce plan vise surtout à faire oublier les démêlés du Premier ministre avec la justice. HA’ARETZ (extraits)
Tel-Aviv ersonne ici ne pleurera la disparition des colons de la Bande de Gaza, mais…” Ce “mais” résume parfaitement l’état d’esprit de l’opinion publique à Gaza, qui nourrit de lourds soupçons au sujet des intentions réelles du Premier ministre Ariel Sharon. Pour Jamal Zaqout, l’un des initiateurs du pacte de Genève, “s’il est clair que personne ne portera le deuil le jour où 5 000 colons israéliens qui ont rendu la vie impossible à 1 250 000 Palestiniens pendant des années quitteront nos terres, on ne peut toutefois ignorer que ce départ des colons juifs (pas tous, selon des sources israéliennes) s’inscrit dans le cadre d’un vieux projet d’Ariel Sharon.” Pour Jamal Zaqout, le projet de Sharon ambitionne d’éliminer toute forme de direction centrale palestinienne, c’est-à-dire d’“éliminer le projet national palestinien d’indépendance et de souveraineté, un projet fondé sur une disposition claire à résoudre le conflit. Sharon n’a que faire d’une direction palestinienne engagée dans un programme de paix avec Israël et ayant les moyens et la volonté d’appliquer ce programme.” Zaqout appartient à une minuscule organisation de gauche, le FIDA, issue d’une scission du FDLP [mouvement palestinien de la gauche marxiste] au début des années 90 et dirigée par Yasser Abed Rabbo, membre de l’Autorité palestinienne (AP) depuis sa création, en 1994 [et coauteur du pacte de Genève]. Mais le sentiment de Zaqout est partagé par une majorité de Palestiniens, tant dans la Bande de Gaza qu’en Cisjordanie.
P
“SHARON POURRA AFFIRMER QUE LES PALESTINIENS ONT UN ÉTAT”
Comme beaucoup d’Israéliens, les habitants de Gaza se demandent dans quelle mesure le plan de désengagement proposé par le Premier ministre israélien n’est pas lié aux enquêtes pour corruption dont il fait l’objet. “En tout cas, estime Zaqout, Sharon a déjà réussi son coup. On ne parle plus des scandales qui l’éclaboussent et les unes des journaux ne parlent plus que de l’évacuation de Gaza et d’un éventuel référendum. L’opinion nage en pleine confusion et Sharon parvient à manœuvrer de façon que l’on oublie la clôture d’isolation et de ségrégation qu’il est en train d’ériger en Cisjordanie. Il a besoin de restaurer son image à la veille des auditions de la Cour internationale de justice de La Haye [qui débutent le 23 février].” Les habitants de Gaza sont bien en peine de se rappeler si l’AP a rendu publique une quelconque position officielle. Certains pensent que le président de l’AP,Yasser Arafat, a déclaré que ce plan était contraire à la “feuille
Colonies.
Dessin de Stavro paru dans The Daily Star, Beyrouth.
de route”, tandis que d’autres jurent avoir entendu le Premier ministre palestinien, Ahmed Qoreï, accueillir positivement le discours de Sharon tout en émettant des réserves. En définitive, les habitants de Gaza préfèrent examiner les détails du plan Sharon à mesure qu’ils sont distillés par les médias israéliens, tout comme ils préfèrent savoir ce qu’en disent les Israéliens. La suspicion des Palestiniens est entretenue par deux détails révélés peu de temps après l’annonce faite par Sharon de son intention de dégager les colons de la Bande de Gaza : les colons seront déplacés de Gaza vers des implantations juives [colonies] de Cisjordanie et trois petites implantations resteront en l’état dans le nord de la Bande de Gaza. Jamal Zaqout se dit ainsi persuadé que “Sharon a l’intention de créer un ghetto [israélien] dans la Bande de Gaza et plusieurs conteneurs en Cisjordanie autour de Ramallah, d’Hébron et de Naplouse. Et le risque est réel que l’administration Bush ait donné son aval à ce projet.” “Un retrait israélien des implantations de la Bande de Gaza peut signifier une consolidation sous une nouvelle forme du projet d’implantation coloniale de Sharon, ajoute Zaqout. Sharon va maintenant être en mesure d’affirmer que, désormais, les Palestiniens ont un Etat à Gaza et ainsi relancer la colonisation de peuplement en Cisjordanie. Si l’on ajoute à cela la clôture de séparation érigée à l’ouest de la Cisjordanie et celle qui devrait, à l’est, isoler la Cisjordanie de la vallée du Jourdain, cela signifie que Sharon se prépare à annexer la moitié de la Cisjordanie tout en démontrant à l’opinion internationale qu’il n’y a pas de dirigeants palestiniens avec qui négocier. Et la vérité, c’est qu’effectivement il n’y a pas et il n’y aura jamais de direction palestinienne susceptible de contribuer au projet d’Ariel Sharon.” Sur ce point, certains pensent que Zaqout se trompe. Le caractère vague du plan Sharon est un terreau propice
pour entretenir la méfiance des Palestiniens les uns envers les autres, surtout dans une période où le Fatah [le mouvement deYasser Arafat] est à nouveau le théâtre de violentes luttes de pouvoir. Certains croient ainsi savoir que Mohammed Dahlan, l’ancien responsable de la sécurité préventive à Gaza [disgracié par Arafat], est engagé avec les Américains dans des négociations qui auraient pour objet le déploiement d’une force internationale de protection. Les mêmes sources évoquent les anciens projets de Sharon [dans les années 80] de désigner des “ligues de villages” [palestiniens qui collaboraient avec Israël] en Cisjordanie ou d’instaurer un régime pro-israélien au Liban. Ils évoquent également la période d’Oslo, qui a vu des Palestiniens de premier rang ne se consacrer
qu’à des projets d’enrichissement personnel.Toutes ces rumeurs participent du soupçon que Sharon cherche (et trouve) des barons palestiniens locaux qui accepteraient de contrôler les enclaves projetées par Sharon. Mais Zaqout ne partage pas ces soupçons, ne serait-ce que parce qu’il est convaincu que l’opinion palestinienne s’opposera massivement au plan Sharon. Quant aux militants armés des diverses organisations politiques palestiniennes, ils sont convaincus que “la sortie de Gaza” programmée par Sharon est la conséquence directe de la pression à laquelle ils n’ont cessé de soumettre Tsahal et la société israélienne. “Se contenter d’un retrait de Gaza et ne pas intégrer celui-ci dans le cadre d’un retrait négocié de tous les Territoires occupés depuis 1967 ne permettra pas de mettre fin au conflit, affirme Zaqout. Les Israéliens ne doivent pas se bercer d’illusions et se laisser abuser par Sharon. Ce à quoi l’on risque d’aboutir, c’est à une radicalisation extrême de la société palestinienne. Destiné à prévenir toute indépendance palestinienne, le plan Sharon de retrait partiel risque de se révéler lourd de dangers pour le peuple israélien. Israël passerait du stade d’Etat colonial à celui d’Etat d’apartheid, alors qu’une paix négociée avec le peuple palestinien permettrait à Israël d’être accepté dans la région. La perpétuation du conflit, c’està-dire la tentative d’étouffer la création à court terme d’un Etat palestinien indépendant, ne peut que menacer à moyen et à long terme l’existence même d’Israël.” Amira Hass
C O M M E N TA I R E S
Quand la presse israélienne évoque le plan Sharon ■ L’annonce par Ariel Sharon de son plan de “désengagement” suscite bien des doutes dans la presse israélienne. Dans Ha’Aretz, Ari Shavit enjoint au gouvernement israélien de “ne pas se contenter d’un désengagement et [d’]opérer un retrait généreux. Israël doit se retirer de toute la Bande de Gaza et assumer ses responsabilités historiques en aidant économiquement les Palestiniens à reconstruire leur territoire dévasté et en assurant aux centaines de milliers de réfugiés un statut décent. Ce ne sera pas encore une paix en bonne et due forme, mais cela en jettera au moins les bases.” Mais, toujours dans Ha’Aretz, le chroniqueur militaire Allouf Ben estime qu’Ariel Sharon “n’a pas renoncé à l’essentiel et entend se refaire une santé en lâchant du lest sur le seul point qui recueille un quasi-consensus dans l’opinion israélienne depuis plus de dix ans : lâcher Gaza. Mais c’est pour mieux se concentrer sur l’effort de colonisation en Cisjordanie.” Un consensus que reflète un sondage effectué par Yediot Aharonot et selon lequel ce ne sont pas moins de 77 % d’Israéliens qui approuvent
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l’idée du désengagement et celle d’un retrait intégral de l’armée israélienne et des colons hors de la Bande de Gaza. Mais “ce retrait ne se fera pas sans mal”, constate Dan Margalit dans Maariv. “C’est du parti Shinoui [centriste et ultralaïc] que dépend la réussite du plan de désengagement, vu que l’Unité nationale et le Par ti national religieux [partis d’extrême droite] devraient claquer la por te de la coalition. Or, au grand déplaisir du Shinoui, il sera impossible à Sharon de ne pas faire entrer le Shas [ultraorthodoxes séfarades] dans son gouvernement, les travaillistes n’étant pas suffisants pour assurer une majorité parlementaire.” Constat par tagé par Yediot Aharonot. “La coalition est en train de se déliter sous les coups de boutoir de l’extrême droite et de l’aile nationaliste du Likoud. Le temps de convaincre les travaillistes d’entrer dans le gouvernement, voire d’organiser des élections anticipées qui risquent de voir Benyamin Nétanyahou supplanter Ariel Sharon à la tête du Likoud, l’évacuation des colons de Gaza ne devrait pas avoir lieu avant deux ans, si jamais elle a lieu.”
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Ce que le président Bush devrait suggérer aux Arabes Le journaliste Thomas Friedman a rédigé un pastiche de lettre que Bush pourrait écrire aux dirigeants arabes, leur conseillant d’inviter Ariel Sharon à leur prochain sommet. “Vous avez compris, les gars ?” THE NEW YORK TIMES
New York essieurs, Vous avez sûrement appris la décision du Premier ministre israélien, Ariel Sharon, de démanteler unilatéralement la plupart des colonies de la Bande de Gaza et d’en redéployer certaines en Cisjordanie. Ces mesures représentent à la fois d’immenses possibilités et d’énormes risques pour Israël, pour le monde arabe et pour nous-mêmes. Nous devons veiller à ce qu’elles aillent dans le bon sens. Commençons par les risques. Ne croyez pas que je sois satisfait de la façon dont le projet de Sharon a vu le jour. Souvenez-vous : l’été dernier, les Palestiniens ont proposé deux modérés pour remplacer Yasser Arafat : Mahmoud Abbas, comme Premier ministre, et Mohammed Dahlan, comme responsable de la sécurité. J’ai pressé Sharon de se montrer coopératif et de chercher à renforcer la position d’Abbas, de manière qu’il ait la crédibilité nécessaire pour traiter avec le Hamas et avec Arafat. Mais Sharon ne lui a accordé pratiquement aucune concession, que ce soit au sujet des colonies ou de l’assouplissement des contrôles de sécurité israéliens. En ce qui concerne les prisonniers palestiniens, Abbas a demandé
M
qu’Israël s’engage à en libérer un grand nombre, ce qui l’aurait vraiment rendu crédible aux yeux du peuple. Or Sharon n’en a relâché que quelques centaines, parmi lesquels un certain nombre de criminels, mais pas un seul militant connu. Arafat a donc pu facilement briser Abbas, en le décrivant comme le laquais des Etats-Unis et d’Israël. Beaucoup plus récemment, Sharon a procédé à un échange de prisonniers avec le Hezbollah, qui cherche à rayer Israël de la carte : 400 Palestiniens et 23 Libanais en échange d’un Israélien vivant et de trois dépouilles. Cette libération a valu à ce mouvement terroriste d’être acclamé comme un héros dans le monde arabe. Quelques jours plus tard, Sharon annonçait son plan de retrait unilatéral de la Bande de Gaza, une décision favorable aux intérêts du Hamas, qui pourra prétendre avoir chassé Israël sans aucune contrepartie. Imaginez que l’été dernier Sharon soit venu me trouver pour me dire : “Président Bush, je suis prêt à annoncer au monde que, sur l’invitation des EtatsUnis, j’ai décidé de céder la Bande de Gaza à Abbas, de démanteler la quasitotalité des colonies qui y sont implantées et de libérer en prime des centaines de prisonniers palestiniens et libanais de grande
Dessin
de Mayk paru dans Sydsvenska Daglabet, Malmö.
valeur. En échange, j’attends d’Abbas qu’il prenne des mesures contre le Hamas et garantisse la sécurité à Gaza. On va commencer par Gaza ; ce sera un test. Si les Palestiniens modérés montrent qu’ils peuvent rester maîtres de la situation, alors on parlera de la Cisjordanie. S’ils n’y parviennent pas, on laissera tomber.” En agissant ainsi, Sharon aurait énormément contribué à accroître la crédibilité américaine dans le monde arabo-musulman et il aurait donné un formidable coup de pouce aux modérés palestiniens. Au lieu de cela, il n’a
fait que renforcer la position du Hezbollah et du Hamas. C’est pourquoi je m’adresse aujourd’hui à vous, dirigeants arabes. Les gars, Sharon n’est pas le seul à n’avoir pas levé le petit doigt pour aider les Palestiniens modérés.Vous-mêmes n’avez rien fait. Mais, à la vérité, moi non plus.Voici donc ce que je vous propose pour faire amende honorable : un sommet arabe est prévu pour mars prochain, je voudrais que vous nous y invitiez, Sharon et moi. Et je souhaite que vous présentiez directement à Sharon le plan de paix du prince héritier saoudien Abdallah, que vous avez déjà adopté comme initiative de la Ligue arabe : une normalisation totale avec Israël en échange d’un retrait total des Territoires. J’en ai assez, les gars. Si vous n’êtes pas disposés à présenter directement votre propre plan de paix à un Premier ministre israélien (ce qui redynamiserait tout le processus), alors vous n’êtes que des imposteurs, et je ne vais pas perdre mon temps avec vous. Mais, si vous présentez votre proposition – seul moyen de stimuler le peuple israélien et de remettre l’initiative de Sharon sur une voie favorable à tous les modérés –, alors, je veillerai à ce que le gouvernement américain lui apporte tout son soutien. Assez parlé, il est temps d’agir, les p’tits gars. Thomas L. Friedman
SYRIE
Fini le temps des pétitions Réclamer la démocratisation de la Syrie par des pétitions n’est plus efficace, estime An Nahar. Il faut s’attaquer aux intérêts économiques des cercles au pouvoir et organiser un sit-in contre l’état d’urgence qui sévit depuis quarante et un ans.
L
e Comité syrien de défense des droits de l’homme, l’une des rares associations de ce genre en Syrie, a publié une pétition demandant la levée de l’état d’urgence, qui est en vigueur depuis le 8 mars 1963. Depuis quatre ans, l’opposition démocratique syrienne n’a pas cessé de revendiquer une série de réformes et cette dernière pétition montre de nouveau à quel point elle est décidée à persister. Tout comme lors de la “déclaration des 99” intellectuels du 27 septembre 2000, puis de la “déclaration des 1 000” du 10 janvier 2001, cette dernière pétition en date demande la fin de l’état d’urgence, de la justice d’exception et des arrestations arbitraires, le respect des liber tés démocratiques, la libération des prisonniers politiques, le retour des opposants vivant en exil, l’ouverture du dossier des personnes disparues, l’indemnisation des victimes de la répression, ainsi que la possibilité de créer des partis et des
associations. Si les demandes démocratiques adressées au président Bachar elAssad n’ont pas beaucoup varié tout au long de ces quatre dernières années, c’est qu’elles sont toujours d’actualité. Elles le sont même plus aujourd’hui que jamais auparavant, vu l’immobilisme du régime en dépit des profonds changements régionaux et internationaux intervenus ces derniers temps : les attentats du 11 septembre 2001, la guerre contre le terrorisme, l’occupation de l’Irak, le raid israélien sur la banlieue de Damas [5 octobre 2003], les menaces américaines et israéliennes contre la Syrie et le Liban, la loi américaine dite Syria Accountability Act [por tant sur des sanctions économiques et diplomatiques contre la Syrie], l’inscription sur l’agenda politique américain de la démocratisation des régimes arabes… Tout cela ne laisse aucune place au doute : pour la Syrie, la meilleure façon de faire face à ces menaces est l’ouver ture politique, la garantie des libertés fondamentales et la fin de la tutelle sur le Liban. Toutefois, la persistance des demandes démocratiques dans les déclarations, pétitions et éditoriaux de presse n’empêche nullement les autorités syriennes de faire la sourde oreille à ces voix qui s’élèvent
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partout. Les appels à lancer les réformes politiques avant qu’il ne soit trop tard restent sans réponse de la part des autorités. Les pétitions ont fait leur temps, et il faut maintenant passer à un autre langage et à d’autres moyens pour exprimer son opposition, être plus ferme dans la dénonciation des dysfonctionnements et se donner plus de moyens pour arracher des concessions aux autorités. Certes, pendant un certain temps, toutes ces pétitions ont fait vaciller les barrières de la peur qui cloisonnent la société syrienne et ont recentré les priorités de l’opposition autour des réformes démocratiques. Mais il faut savoir que les lignes rouges ne sont plus les mêmes aujourd’hui. Ce ne sont plus les personnalités et les slogans politiques qui sont sacralisés, mais les intérêts économiques d’un petit cercle de privilégiés. Or les pétitions ne les attaquent nullement. Voyons donc ce que serait la réaction des autorités si quelqu’un osait demander la fin du monopole des deux opérateurs de téléphone mobile. Pour renforcer l’impact symbolique de ces déclarations, rien ne ser t de tomber dans le piège de la surenchère des chiffres en annonçant une “pétition du million”, comme l’ont fait les auteurs de la dernière pétition,
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qui veulent atteindre ce chiffre à l’aide d’Internet. Tous ceux qui connaissent bien les réalités syriennes savent pertinemment que même le chiffre de cent mille est impossible à atteindre. Cela ne signifie nullement qu’il n’y ait pas un million de partisans de réformes démocratiques. Cela signifie simplement que l’Etat policier fonctionne encore en Syrie et continue d’étouffer la société dans son étreinte sécuritaire, faisant en sorte que le plus grand nombre continue de dire le contraire de ce qu’il pense. Plutôt que de rédiger des pétitions, il faut désormais briser ce cercle de peur et de répression. C’est là le plus grand défi qui se dresse devant les forces politiques qui aspirent à jouer un rôle effectif. Le meilleur moyen de déclencher une véritable dynamique sociale consiste à s’appuyer sur de nouveaux moyens, aussi bien à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur, loin de l’emprise de la répression autoritaire. Quant à la dernière pétition, il est moins impor tant de savoir si le million de signatures sera atteint que de savoir combien de Syriens suivront l’appel de ses auteurs pour le sit-in du 8 mars, jour du 41e anniversaire de la déclaration de l’état d’urgence. En espérant que ce jour se passera sans débordements. Mohammed Ali Atassi, An Nahar, Beyrouth
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Rien ne va plus au pays du Nil Un immeuble qui s’effondre, de la viande avariée, un trafic d’antiquités, des transactions frauduleuses, des interventions chirurgicales fictives : la corruption sévit partout. Même le très officiel Al Ahram en parle. AL AHRAM (extraits)
Le Caire ’effondrement dans un vacarme assourdissant d’un immeuble de onze étages au Caire, le 26 janvier dernier, devrait représenter pour tous les Egyptiens un véritable coup de semonce. Car ce terrible désastre ne doit pas être perçu comme un problème de construction parmi d’autres. Il faut y voir aussi et surtout la triste réalité d’une société égyptienne ayant subi, durant les dernières décennies, d’inquiétantes transformations. Il n’est certainement pas question de minimiser le drame. La presse, bien sûr, a examiné ce désastre sous toutes les coutures. Mais il y a deux points capitaux à retenir dans tout ce qui a été publié. En premier lieu, la déclaration du gouverneur du Caire indiquant que la majorité des immeubles de la Medinat Nasr [ville nouvelle de la banlieue cairote] n’étaient pas conformes aux critères de construction prévus par la loi. (Le quotidien d’opposition AlWafd rapporte, dans son édition du 31 janvier, que 57 000 bâtiments de la ville du Caire doivent être démolis car ils mettent en danger la vie des locataires et que 112 000 immeubles dans les autres gouvernorats d’Egypte se trouvent dans la même situation !) En second lieu, il y a les aveux d’un des propriétaires de l’immeuble effondré, reconnaissant devant le parquet et les journalistes que le permis de construire n’autorisait que quatre étages et qu’il y avait surajouté, en contravention avec la loi, sept autres étages. Il a même avoué qu’il comptait surélever le bâtiment d’un douzième et d’un treizième étages ! Cela fait froid dans le dos. Qu’il s’agisse de la non-conformité aux normes ou de la menace d’écroulement de la majeure partie des immeubles d’une banlieue de plus de 1 million d’habitants, ou que ce soit ce si grand nombre de constructions, au Caire et dans toute l’Egypte, qui risquent de s’effondrer, cela aurait suscité, dans tout autre pays, une mobilisation nationale de toute urgence. Rien de cela en Egypte ! Pourtant, le moindre relâchement dans un problème d’une telle gravité risque de provoquer une catastrophe bien plus grave en termes de vies humaines que les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. Une calamité peut en cacher une autre et, tandis que l’immeuble effondré accaparait l’attention des médias, personne ou presque ne se préoccupait de révéler d’autres malheurs tout aussi graves et dangereux, qui se déroulaient presque en même temps. Le facteur commun à toutes ces “affaires” étant, cela s’entend, la corruption. Ainsi, le 25 janvier, notre journal révélait que le député Taysir Matar avait présenté en urgence aux ministères concernés un rapport faisant état de la
L
Partage des eaux ■
Au mois de mars, une conférence se tiendra à Nairobi pour réduire les tensions entre l’Egypte et plusieurs pays de l’Afrique de l’Est à propos du partage des eaux du Nil, rapporte The Guardian. En effet, l’accord de 1929, signé sous le patronage de la GrandeBretagne, accordait la part du lion au Caire. Londres, qui voulait ménager le pays du canal de Suez, avait imposé une solution qui garantissait à l’Egypte l’accès à 55,5 milliards de mètres cubes d’eau du Nil, sur un total de 84 milliards. Mais la sécheresse au Kenya, en Ouganda et en Tanzanie pousse ces pays à réclamer un nouveau partage des eaux. Pour le ministre des Ressources hydrauliques égyptien, Mahmoud Abou-Zeid, la menace du Kenya de dénoncer l’accord de 1929 serait un “acte de guerre”.
disparition de 3 000 cartons de viande avariée en provenance du Brésil et qui avaient été stockés dans des chambres froides près du port d’Alexandrie. Le rapport précisait que la quantité de viande importée du Brésil par un commerçant grossiste était de 4 017 cartons, confisqués pour leur non-conformité aux normes d’hygiène alimentaire. Mais le négociant s’était empressé de régler les formalités de déblocage de la viande avariée, en attendant les résultats des analyses. Et c’est lors d’une opération d’inspection de la police de l’hygiène alimentaire que l’on s’est aperçu de la disparition des trois quarts des cartons de viande, qui ont, l’on s’en doute, été écoulés sur le marché. Dans son rapport, le député Matar avait pris soin de faire remarquer que cette affaire n’était pas la première du genre et qu’un an plus tôt 90 tonnes de viande en voie de décomposition avaient été dérobées aux douanes d’Alexandrie et revendues en douce sur les marchés. A l’époque, l’affaire avait été traitée à l’Assemblée nationale par la commission de la défense et de la sécurité nationale, qui avait recommandé que ne soient plus conservés dans des chambres froides privées les produits alimentaires avariés et impropres à la consommation humaine ; ces recommandations sont restées lettre morte. Le journal AlWafd du 31 janvier avait aussi révélé les détails d’une autre opération de mise sur le marché, cette fois-ci concernant du poisson avarié, dans la région de Damiette, et dans laquelle le tribunal pénal de la ville avait
condamné à diverses peines de prison deux hauts gradés de la police, un des importateurs et quelques autres personnes, toutes impliquées dans la revente de 439 tonnes de poisson avarié. Les détails de l’affaire sont, à peu de choses près, semblables à ceux des cartons de viande d’Alexandrie. Un commerçant avait importé cette quantité de poisson, qui s’était révélé contenir un nombre important d’asticots. Même scénario : en attendant les résultats des tests de salubrité, le poisson conservé dans des chambres froides privées a été vendu. BLÉ AUX PESTICIDES, HOMMES D’AFFAIRES VÉREUX
Les tests ayant révélé que le poisson ne pouvait être consommé, le parquet ordonna l’incinération du lot. La commission gouvernementale chargée de vérifier, sur place, la destruction des 439 tonnes n’a pu que constater qu’il n’y avait plus la moindre trace de poisson dans les installations frigorifiques ! Par ailleurs, on apprenait que quelque 8 000 tonnes de blé avaient été déclarées impropres à la consommation par les laboratoires du ministère de la Santé parce qu’elles contenaient de fortes doses d’insecticides et des vers vivants et morts. Mais l’importateur, à coups de pots-de-vin, avait réussi à sortir en fraude des douanes la marchandise avariée et à la mettre sur le marché en la vendant aux boulangeries. On peut ajouter à la liste des désastres du même type l’affaire qui fit grand bruit l’an passé et demeure toujours en attente de jugement. Le directeur de la Banque
Dessin d’Ismael
paru dans El Periódico de Catalunya, Barcelone.
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agricole de développement avait été arrêté ainsi que vingt autres personnes pour avoir importé, en vue de combattre les fléaux des récoltes, des pesticides agricoles cancérigènes qu’ils savaient être interdits de vente et d’utilisation. Quiconque prend connaissance de ces faits ne peut qu’être frappé de stupéfaction, tant le nombre de victimes de chacune de ces affaires dépasse de loin celui de celles qui sont mortes dans les décombres de l’immeuble du Caire. Malgré cela, dans les médias, pas un mot sur les victimes anonymes, qui doivent se compter par milliers. Si quelque chose de semblable s’était produit dans n’importe quelle autre société, une mobilisation générale aurait été décrétée. Malheureusement, rien de cela n’a eu lieu chez nous, probablement parce que les victimes sont des pauvres qui habitent à l’extérieur de la capitale, c’est-à-dire dans une autre Egypte. Il y a enfin actuellement devant la justice, alors que les enquêtes se poursuivent, trois affaires scandaleuses qui se situent à un niveau de corruption sans précédent. – Le procès de la grande contrebande des antiquités égyptiennes, où 30 personnes ont été arrêtées. Cette bande d’“experts” avait planifié durant plusieurs années le vol d’antiquités et leur transfert en Suisse. Elle était constituée de spécialistes des antiquités égyptiennes, de responsables de la sécurité, des douanes et de l’aviation civile. Le groupe avait donc investi tous les secteurs concernés. – L’affaire de la Banque extérieure d’Egypte, dont le président ainsi que ses assistants ont été accusés d’avoir accordé, de connivence avec des hommes d’affaires, des facilités de virement ayant abouti à un détournement de plus de 300 millions de livres égyptiennes [40 millions d’euros]. Or il faut savoir que, depuis plusieurs années, le vol de fonds bancaires n’a jamais cessé. La revue Al Ahram économique rapporte, dans sa livraison du 5 janvier dernier, que les services de sécurité égyptiens ont demandé à Interpol de rechercher et d’arrêter 40 hommes d’affaires égyptiens qui ont dérobé à des banques égyptiennes près de 6 milliards d’euros et se sont enfuis à l’étranger. – Le dossier du professeur de médecine de l’université Al Azhar, au Caire, et de ses neuf assistants, qui ont fait croire, durant deux ans, à 216 patients qu’ils leur avaient posé au cours d’une intervention chirurgicale, fictive, un cathéter cardiaque. Ils sont sous le coup d’une accusation de faux, d’escroquerie et de mainmise sur les deniers publics. Quelques semaines plus tôt, dans un autre procès, le directeur de l’Institut du cœur avait été inculpé d’à peu près les mêmes chefs d’accusation et avait alors été démis de ses fonctions. Fahmi Howeidi
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afrique
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ALGÉRIE
A Alger, la chasse au livre subversif est ouverte Alors que la bataille électorale pour la présidentielle du 8 avril 2004 bat son plein, la tension monte avec la publication d’un ouvrage très critique à l’égard du président Abdelaziz Bouteflika. A Alger, lecteurs et libraires subissent des pressions et des menaces. LE MATIN
Alger e ministre de l’intérieur, Yazid Zerhouni, a mobilisé le 15 février des dizaines de policiers pour traquer le livre de Mohammed Benchicou [directeur de la publication du quotidien Le Matin]. Tôt dans la matinée, des agents en civil ont été postés aux alentours de la Maison de la presse pour “intercepter” – voilà encore un mot que l’on croyait réservé aux terroristes et aux délinquants – l’œuvre de M. Benchicou. Ammi Ahmed, le vieux et discipliné chef du parc automobile du journal, est la première prise des hommes du valeureux Zerhouni et de son audacieux DGSN (directeur général de la sûreté nationale), Ali Tounsi. Ammi Ahmed est embarqué avec deux autres collègues. Les trois hommes sont pris en flagrant délit – ils transportent huit exemplaires du livre. Ammi Ahmed subit la question. Malheureusement pour Zerhouni, il ne connaît pas l’imprimeur, il ne sait pas où sont les stocks et de toute façon il ne s’est jamais préoccupé de le savoir. Il fait son travail, et c’est tout. Mais chacun sait que la force des fascistes est leur entêtement à trouver un coupable quand ils en ont l’ordre. Tounsi n’est pas payé pour réfléchir ni faire dans le détail. Moh, le chauffeur, se révèle aussi peu coopératif que les autres. Les policiers ne comprennent pas très bien l’objectif de leur mission, mais ils tentent malgré tout d’exécuter les instructions des chefs. La surveillance est renforcée, il s’agit de repérer les acheteurs du satané bouquin. Et justement, il y en a un qui sort du journal. C’est Dilem [célèbre
L
Dessin de Nassim,
Algérie.
Brûlot Le pamphlet de Mohammed, Benchicou Bouteflika : une imposture algérienne, n’a été mis en vente le 16 février que dans deux librairies à Alger en raison de “pressions du pouvoir”. L’ouvrage du directeur du Matin est publié en Algérie aux éditions Le Matin et, en France, aux éditions Picollec.
dessinateur dont les caricatures sont publiées dans le quotidien Liberté], ami de Benchicou et déjà fort connu des services de sécurité et des juges. Il résiste et parle de liberté de penser, d’écrire et de légalité. Il se retrouve au commissariat. DÉFENDRE LE DROIT D’ÉCRIRE ET DE LIRE EN ALGÉRIE
Saïda Azzouz [journaliste au Matin] rentre chez elle en voiture après sa journée de labeur. Elle pense déjà à son dîner lorsqu’une voiture lui barre la route, dans un crissement de pneus. Le livre – dédicacé, qui plus est – se trouve dans le coffre. Saïda est emmenée au commissariat. Azouaou [également journaliste au
Matin] suivra le même chemin. Il devra expliquer à un officier de police ennuyé qu’il a acheté la chose pour “comprendre”, pour “savoir”. Avez-vous déjà eu affaire à la police ? lui demande-t-on. “Je sais que je suis certainement fiché avec les aârouch [mouvements kabyles], les victimes d’Octobre [le mouvement des jeunes d’octobre 1988 ; sa répression a fait plusieurs centaines de victimes], j’y ai perdu un bras, avec les victimes du terrorisme et avec les journalistes. Et mon livre, je peux le reprendre ?” Le policier, qui a l’obligation de croire en la toute-puissance de ses supérieurs et qui se refuse probablement à admettre qu’un livre leur inflige une correction qu’ils n’oublieront pas de
GAMBIE
Le président Jammeh, prophète de l’or noir Petit pays enclavé dans le Sénégal, la Gambie se rêve en nouveau Koweït de l’Afrique. Mais faut-il croire aux promesses de son fantasque président ?
C
ela doit faire tout drôle de s’endormir gambien et de se réveiller roi du pétrole. C’est ce qui vient d’arriver aux habitants de ce petit pays placé sur la carte du Sénégal comme une bouche sur un visage. Nos amis gambiens ont en effet appris qu’ils sont
assis sur une éponge de pétrole – du moins ceux qui croient en la parole de leur président, le facétieux Yahya Jammeh. Très croyant lui-même, Yahya s’adresse fréquemment à ses concitoyens à l’occasion de la grande prière du vendredi. Lors de l’une de ses dernières interventions, il a créé la surprise. “Je peux désormais vous le dire : nous disposons d’impor tantes réserves pétrolières, notamment au large de notre littoral. Le
temps de la misère et de la faim est révolu. Nous nous engageons aujourd’hui vers un avenir nouveau”, a-t-il déclaré. Après quoi, il a remercié Allah. Jammeh est-il trop optimiste ? On sait que des recherches pétrolières sont menées depuis longtemps en Gambie. Sans succès pour le moment. Un seul puits a été creusé par Chevron, en 1979, et presque aussitôt abandonné. Pétrole ou pas pétrole ? On ne sait. Quant à la
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fin des temps de misère, on peut aussi en douter. Jammeh, futur prince du pétrole qui reste à extraire, n’est pas très généreux. La semaine dernière, il interdisait aux chauffeurs étrangers de conduire des véhicules commerciaux et imposait à ses “frères” sénégalais un droit d’entrée en Gambie, en contradiction avec tous les textes sur l’intégration régionale. Semba Diallo, Journal du jeudi, Ouagadougou
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sitôt, rétorque : “S’il est vendu demain, tu reviens le chercher.” Mais, pauvres de vous, pauvre Zerhouni, pauvre candidat Bouteflika, le livre est déjà vendu. Le premier tirage est épuisé. Des milliers d’Algériens sont en train de le lire et de se délecter de votre comique dictature. Si vous pouviez rougir de vos turpitudes, vous seriez partis dans votre contrée d’origine pour cacher votre formidable déculottée. L’imprimeur que l’armada de Tounsi n’a pas réussi à identifier travaille à un deuxième tirage.Votre Gestapo est aussi battue à plate couture par de paisibles et courageux libraires. Ceux de la capitale, d’Oran, de Constantine, de Batna, de Sétif et d’autres villes n’ont pas cédé aux intimidations et au chantage des policiers. Les pressions n’ont fait que renforcer leur détermination à défendre le droit de lire et d’écrire dans ce pays. Leurs commandes affluent et ils n’ont pas hésité à venir prendre leur livraison sous le nez du dispositif impressionnant mis en place le 14 février. Ces citoyens ordinaires croient dur comme fer qu’il n’est pas légal de saisir un livre qui n’est pas légalement et publiquement interdit par les institutions compétentes. Ils ne savent pas que Zerhouni est incapable d’affronter son ennemi en plein jour parce qu’il ne connaît des Algériens que leurs gémissements sous la torture. Il ne sait se détendre qu’en de sombres caves et n’a appris de la justice que la spoliation et l’abus. Il en est ainsi des individus qui vivent dans l’ombre d’un petit despote. Ils sont contraints d’agresser la dignité des hommes pour prouver qu’ils existent. Ces deux personnages ont forcé une dame de 80 ans à dissimuler le livre et à mentir, en toute bonne conscience d’ailleurs, sur le contenu de son cabas. Haut fait d’armes d’un pastiche de mafia. Bouteflika, l’imposture nationale, sera, est déjà, connu de tous tel qu’il est réellement. Le ministre de l’Intérieur, Zerhouni, a trois ans pour déposer une plainte ? Les familles des jeunes assassinés de Kabylie également. Bouteflika, le présidentcandidat, et Zerhouni, le tortionnaire même pas repenti, ont trouvé plus fort qu’eux, le livre. Ghania Khelifi
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afrique TUNISIE
Une incursion chez les “Kurdes” de Tunis Au-delà du miracle économique tant vanté, il existe une autre Tunisie qui sombre dans la misère. Reportage dans le quartier Hay El Akrad, où les responsables politiques n’osent pas venir. Je me lève et, guidé par mon compagnon, j’entre avec lui dans une maison. Quand on dit “maison”, il faut s’entendre. Comme celles de Hay El Akrad, c’est une pièce de trois mètres sur quatre. Là vivent le vieux Lakhdar, sa femme et leurs huit enfants : dix personnes dans douze mètres carrés ! Cette densité limite, c’est d’ailleurs celle de Hay El Akrad. Autour de chez les Lakhdar, dans cette portion de Hay El Akrad, il y a quatre robinets d’eau potable. Depuis deux semaines, trois d’entre eux sont détraqués. Un seau d’eau fraîche vaut donc ses deux ou trois heures d’attente.
TUNEZINE
Tunis aturellement, il faut laisser tomber pour une fois la presse de Tunisie, oublier le miracle tunisien, négliger les bagarres du microcosme et ne saluer que de très loin Ben Ali, le Caligula tunisien. Il faut se débarbouiller la cervelle des lieux communs tuniso-machin-chouette. Aujourd’hui, j’en ai ma claque de “la prison sans barreaux”, des procès pipés, de la corruption. J’ai envie d’aller voir de près, de tout près Hay El Akrad, le quartier des Kurdes, croupion de la Tunisie, degré zéro du pittoresque. Nous y sommes ! C’est à trente minutes de Bab B’har, la porte de la mer. On y arrive dans une cohue infernale, des motocyclettes qui partent dans tous les sens et des petits vendeurs à la sauvette beuglant… Je demande à mon compagnon, un habitué des lieux, si c’est dangereux. “Pas trop”, dit-il en haussant les épaules, et je comprends que Hay El Akrad est un endroit très dangereux. “Les responsables n’osent pas y venir, ils ont peur. Mais les responsables et les gens du parti sont des lâches. Mais toi tu es journaliste, non ! Contente-toi de ne pas t’éloigner de moi.” Ce qu’il veut dire, c’est qu’un journaliste a beau être lâche, il ne peut pour rien au monde manquer de faire une virée du côté de Hay El Akrad. Et il a raison. Je le comprends dès l’instant où nous entrons dans le quartier, tout comme je comprends qu’en comparaison Chicago devrait ressembler à une école maternelle. Des flèches signa-
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VIVRE AVEC 15 EUROS PAR MOIS ET PAR PERSONNE
Dessin de Merino
paru dans La Vanguardia, Barcelone.
lent l’emplacement de bars clandestins. Devant les portes, des femmes s’offrent au passant à des prix facilement négociables à la baisse. Nous entrons dans une bicoque obscure et infecte où des créatures lascives qui semblent sorties de La Guerre du feu sirotent du vin. Le danger est palpable dans l’air, comme si, à n’importe quel moment et sous n’importe quel prétexte, l’illusion de paix pouvait voler en éclats.
Le vieux Lakhdar, malade depuis un an, ne travaille plus. Sa femme a trouvé une place, comme bonne, à Hay Ennasser, quartier de nouveaux riches. Elle gagne 120 dinars par mois [75 euros]. L’un des fils – 14 ans – travaille chez un vendeur de journaux pour 100 dinars par mois [60 euros]. On vit chez les Lakhdar avec 20 dinars [15 euros] par personne et par mois, alors que 1 kilo de couscous coûte environ 1 dinar. Peut-on raconter la vie des gens de Hay El Akrad avec les seuls chiffres, aussi fous soient-ils ? Je sais seulement que, la semaine dernière, la femme de Lakhdar est rentrée avec un drôle d’air : elle a vu sa patronne acheter une robe à 2 000 dinars. Presque vingt mois de son salaire dépensés d’un coup. Elle n’aurait jamais cru que quelqu’un dans toute la Tunisie possède une telle somme.
TUNISIE
Les Aigles de Carthage transmettent le virus du foot
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u’il semble lointain, le début de cette 24e Coupe d’Afrique des nations (CAN), où l’on avait bien du mal à déceler une quelconque passion dans ce pays qu’on croyait blasé à force d’abriter des manifestations sportives internationales ! [La Tunisie a remporté le 14 février la CAN en battant en finale le Maroc sur le score de 2 à 1.] C’était, en effet, par ti très lentement, froidement même, sans enthousiasme apparent. On se rend compte aujourd’hui que ce n’était pas parce que le bon peuple de Tunisie (pays qui se veut d’ailleurs le “carrefour du spor t international”, comme le clamait une banderole déployée dans le stade de Radès) ne s’intéresse pas trop à la chose sportive et au foot en particulier. Cela
aurait même été une aberration pour ce pays qui a accueilli sa troisième CAN, après celles de 1965 et de 1994. Et c’est peutêtre dans ce “je t’aime, moi non plus” entre la Tunisie et la CAN qu’il faut aller chercher l’explication au manque de chaleur noté en début de compétition. Comme le chat échaudé qui craint l’eau froide, la Tunisie avait certainement peur que cette CAN soit du même tonneau que les deux précédentes. C’est-à-dire conclue sans le trophée tant convoité. La première fois, le rêve s’était brisé en finale, au cours de la prolongation devant un Black Star du Ghana qui confirmait son succès de 1963, et la deuxième, ce fut le cauchemar dès le premier tour, que les Aigles de Car thage ne fran-
chirent même pas. Alors, pour cette CAN, ces mauvais souvenirs ont vite affleuré. Et ça par tit mollement, côté ambiance et engouement. Mais, depuis le quar t de finale remporté face au Sénégal (1-0), l’ambiance est allée crescendo. Ce qui rappelle étrangement la Coupe du monde 98 en France, où, partout dans l’Hexagone, on a semblé réellement y croire qu’après le quart de finale et le but en or de Laurent Blanc face au Paraguay de Chilavert. Pareil ici ! La fier té nationale a refait sur face et la presse locale y contribue largement, qui vante à longueur de colonnes et à travers les ondes les mérites de l’équipe nationale. Chacun se fait un devoir de posséder son drapeau aux couleurs nationales et les
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vendeurs de drapelets font leur apparition au coin des rues, au grand bonheur des suppor ters qui viennent au stade, munis de la bannière rouge avec au centre un croissant et une lune de couleur blanche. Même les non-férus de foot exhibent fièrement ce symbole de la nation. Les soirs de victoire tunisienne, ce ne sont que débordements de foule et concerts de klaxons dans toutes les villes du pays et même dans les bleds les plus reculés. Au centre-ville de Tunis, impossible de circuler. Et, phénomène relativement nouveau, de plus en plus de filles fréquentent les travées des stades pour suivre les performances des Aigles de Car thage. Exactement comme en France, lors du Mondial 98. B.K. Ndiaye, Le Soleil, Dakar
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Le rêve de tous, ici, c’est de travailler un jour dans les manufactures de textile. Avec un salaire royal : le SMIG [140 euros]. Il faut pour cela piétiner des années durant avec le statut de journalière, s’accrocher ferme, faire des risettes aux contremaîtres. Emplois précaires, miraculeux, que l’on s’étonne chaque matin de ne pas avoir perdus.Tant de candidats attendent au portillon, prêts à vous souffler votre place, à n’importe quel prix ! On quitte les Lakhdar un moment pour marcher dans les ruelles de Hay El Akrad. Boue fétide, caniveaux bloqués par la vase, détritus à perte de vue… Chaque centimètre de rue est bourré à mort, disputé. Des échoppes, grandes comme des coffres à jouets, se serrent les unes contre les autres. Celle-là vend des tabouna [du pain fait maison] ; une autre des ftaïer [beignets] ; une autre du gazole, du charbon… Il y a un mois, une pluie diluvienne s’est abattue sur le quartier. Il a disparu tout entier sous un bon mètre d’eau noirâtre, charriant des immondices. Pendant des jours et des jours, les gens de Hay El Akrad ont connu l’obsession du mouillé. Pendant toute la durée de l’inondation, les nuits ont été terribles : dans les familles, on s’est relayé sur le lit, seul endroit sec. Deux heures de sommeil à tour de rôle pendant que les autres attendent accroupis dans la flotte. Je passe près d’une mare ignoble dans laquelle s’éclaboussent une poignée d’enfants. Des rires encore, des yeux tout fulgurants de joie. Je comprends la fascination de mon guide pour Hay El Akrad, enfoncé jusqu’aux cheveux dans la misère noire monte en permanence le grand murmure des enfants, qui travaillent dès l’âge de 10 ans, mais qui rient dans la poussière. “Sans les enfants, ce quartier serait un camp de concentration”, me dit mon compagnon. Chez les Lakhdar, où nous revenons maintenant pour finir l’aprèsmidi, une ampoule électrique pend au plafond. Luxe rare. Quand Lakhdar est tombé malade, ses voisins, un tout petit peu moins misérables que lui, ont prolongé sans le prévenir un fil électrique jusqu’à sa maison, partageant ainsi quelques watts. Coudeà-coude silencieux, solidarité frileuse : personne n’est jamais seul sur l’étendue de Hay El Akrad. Jonglant jour après jour avec le désastre, on triomphe de justesse du plus fabuleux des paris : ne pas mourir trop vite. Enfin, Hay El Akrad est une histoire mieux racontée par Tarkovski : un homme en tire un autre d’une mare de merde, énorme, profonde. L’autre, il étouffait déjà. Il le sort en risquant sa propre vie. Ils sont couchés au bord de cette mare horrible. Ils n’arrivent pas à reprendre leur souffle. Le gars sauvé se tourne vers l’autre : “Qu’estce qui te prend ? Pourquoi tu m’as sorti ? J’habite ici." Taoufik Ben Brik
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e n c o u ve r t u re
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Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis.
NUCLÉAIRE ELLE COURT, E ■ Les aveux d’Abdul Qadeer Khan sur le trafic nucléaire international qu’il dirigeait depuis le Pakistan ne sont que le dernier épisode d’une réalité inquiétante : le retour en force de l’arme atomique dans les doctrines militaires. ■ Des programmes clandestins en Corée du Nord ou en Iran jusqu’au développement de minibombes par les Etats-Unis, la prolifération est de plus en plus difficile à contrôler. ■ Et fait craindre un déséquilibre de la terreur.
L’ère incertaine du nucléaire pour tous Depuis la fin de la guerre froide, la prolifération de l’arme atomique concerne surtout des Etats instables et remet en cause les schémas classiques de contrôle des armements.
THE NEW YORK TIMES MAGAZINE (extraits)
New York
nucléaire en fournissant à la Corée du Nord des informations essentielles sur la production et les essais d’explosifs nucléaires. Et ce que le Pakistan, sans le vouloir, célèbre ainsi, c’est l’avènement d’une nouvelle ère nucléaire. Douze ans après l’effondrement de l’Union soviétique, les armes atomiques n’ont pas été reléguées aux oubliettes de notre conscience. Dans ce second âge nucléaire, elles dominent plus que jamais notre politique internationale. La prolifération nucléaire est au cœur des confrontations entre les Etats-Unis et la Corée du Nord et l’Iran. La prolifération ne cesse d’envenimer nos relations avec la Russie et la Chine, elle a contribué aux désillusions américaines vis-à-vis des Nations unies et, enfin, elle est indissociable de la question majeure de notre temps, le terrorisme.
ans toutes les grandes villes du Pakistan se dresse un curieux monument représentant un missile dressé sur fond de montagne en dents de scie – une représentation stylisée d’un pic des Chagai Hills. C’est là, dans les profondeurs de la roche granitique, que le Pakistan a procédé à ses premiers essais nucléaires, il y a six ans. Le missile a pour nom Ghauri, et sa portée est d’environ 1 500 kilomètres. Si jamais les tensions chroniques le long de la frontière indo-pakistanaise dégénéraient en escalade atomique, le Ghauri tenterait d’emporter au moins une des têtes nucléaires du Pakistan jusqu’à New Delhi. Ces étranges autels votifs méritent que l’on s’y attarde, ne serait-ce que pour s’intéresser à la façon dont le Pakistan affiche publiquement ses capacités nucléaires, avec un orgueil qui frise la provocation. Israël n’a jamais reconnu l’existence de son programme, pas plus que les dirigeants de l’Afrique du Sud, avant qu’ils ne démantèlent discrètement leur arsenal, en 1989. Les Pakistanais, eux, ont décrété que ces armes seraient plus efficaces si elles étaient montrées ostensiblement, à la fois pour se prémunir de la supériorité indienne dans le domaine des forces conventionnelles et en tant que proclamation nationaliste et étendard de la fierté islamique. Ce que ces sculptures ne disent pas, en revanche, c’est que le Ghauri, sous ses atours pakistanais, est une copie d’un missile nordcoréen, le Nodong. Le Pakistan se serait offert cet engin capable d’emporter une tête
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Le premier âge nucléaire, qui a commencé à Hiroshima, s’est progressivement mué en un faceà-face entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. En dépit des crises aiguës survenues au cours des vingt premières années de cet affrontement, comme le blocus de Berlin [en 1948-1949] et l’affaire des missiles de Cuba [en 1962], les deux adversaires ont lentement appris à maîtriser leurs terrifiants arsenaux et négocié des traités leur permettant de vivre avec eux. Dans le même temps, les autres candidats au nucléaire ont été freinés, par le biais d’autres traités, la menace de sanctions, le semi-monopole des superpuissances sur la technologie et le fait que les nations plus faibles pouvaient toujours se rassembler sous le parapluie nucléaire de l’un des deux blocs. Les alliances, soviétique et américaine, avaient tout intérêt à limiter le nombre d’Etats nucléarisés. Ainsi fonctionnait la guerre froide. L’entrée dans le second âge nucléaire a été déclenchée par un grondement dans le désert du Rajasthan en 1998, quand le gouvernement nationaliste hindouiste, depuis peu au pouvoir en Inde, a procédé à cinq essais nucléaires. Le Pakistan l’a imité deux semaines plus tard. Les essais indiens ont constitué une déclaration de fierté nationale, la manifestation de la peur que la Chine inspirait à l’Inde et un avertissement au Pakistan. Les essais pakistanais n’ont plus simplement été une question de réciprocité. “Maintenant, nous sommes à égalité”, a lancé le Premier ministre Nawaz Sharif. Il s’agit de bombes à vocation régionale, dont l’existence a été dévoilée avec un décorum populiste, sur fond de religion – on parle de bombe hindoue, de bombe musulmane. Beaucoup ont pensé que l’Inde et le Pakistan étaient les précurseurs d’une nouvelle forme de puissance nucléaire. La question irakienne est peut-être résolue, mais la Corée du Nord est d’ores et déjà considérée comme nucléarisée. L’Iran pourrait rapidement se doter de l’arme nucléaire, et la Syrie est surveillée de près. La Libye, elle, a été amenée à conclure un accord avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Les spécialistes spéculent sur un effet d’ondes concentriques, un Iran nucléarisé éveillant les appétits atomiques de l’Egypte, de la Turquie, voire de l’Arabie Saoudite, tandis que la bombe nord-coréenne pousserait le Japon, la Corée du Sud, voire Taïwan, à s’équiper. La première ère nucléaire se résumait essentiellement à un bras de fer entre deux grandes puissances industrielles, chacune prétendant
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Corbis
T, ELLE COURT, LA BOMBE
représenter une idéologie planétaire. L’ère actuelle est affaire de nations fragiles, toutes ou presque sous la férule d’autocrates, relativement pauvres pour la plupart, dans des régions rudes, et refusant de s’aligner sur une des puissances occidentales, qu’elles haïssent. Les arsenaux de la première ère faisaient l’objet de réglementations complexes et dépendaient de technologies sophistiquées qui permettaient d’éloigner le spectre d’un tir accidentel. Certains des nouveaux venus dans l’arène nucléaire sont dotés de systèmes de commandement et de contrôle nettement moins rigoureux. D’aucuns craignent même que les chaînes de commandement ne se volatilisent tout simplement dans l’ardeur du combat. Les Etats nucléaires plus récents, après tout, sont opposés à des ennemis tout proches, à quelques minutes seulement d’un vol de missile, et les conflits pourraient éclater rapidement. A cela s’ajoute le risque de voir des armes ou des matériaux militaires du tiers-monde
tomber entre les mains de terroristes. Dans les rangs subalternes de l’armée pakistanaise, par exemple, le fanatisme de style taliban rencontre une profonde sympathie. Le général Musharraf tient son pays d’une poigne de fer, mais personne ne croit que la situation soit absolument plus sûre pour autant. Ou que Musharraf sera toujours là. Durant le premier âge nucléaire, centré sur l’Europe et la guerre froide, nous étions en territoire connu. La deuxième ère se développe dans une vaste région d’Asie, terreau fertile en litiges historiques, orgueils nationaux froissés et autres ambitions locales que l’Ouest comprend mal et contrôle encore moins. Pour un régime autoritaire ayant des velléités vis-à-vis de ses voisins, les armes nucléaires pourraient empêcher les Etats-Unis de voler au secours d’un allié. Selon le journaliste pakistanais Ahmed Rashid, certains autocrates chercheraient à se doter d’armes nucléaires non pour protéger leurs pays, mais
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Explosion
d’une bombe thermonucléaire, lors d’un essai américain, au large des îles Marshall, en1958.
Dessin de Krauze
paru dans The Guardian, Londres.
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pour assurer leur emprise sur le pouvoir. “Dans les années 90, le nucléaire est devenu une question de sauvegarde et de survie du régime”, explique Rashid. Craignant de compromettre leur autorité en libéralisant leurs sociétés, ces autocrates ont préféré se tourner vers les armes atomiques comme moyen de prouver à quel point ils étaient essentiels pour le sort de la nation. Mais, si le nucléaire s’est répandu, c’est aussi parce que cela était désormais possible. Lors du premier âge, les secrets et les ingrédients de la fabrication des bombes étaient jalousement gardés. Mais la volonté politique d’exercer un contrôle sur les exportations de technologie sophistiquée s’est évaporée avec la fin de la guerre froide. Dans le même temps, les frontières sont devenues plus perméables. Avec la mondialisation, le nucléaire semble n’être plus qu’une technologie dangereuse de plus, probablement impossible à maîtriser, comme la pornographie sur Internet. Les pays pauvres peuvent même financer leur nucléaire en exportant du matériel militaire, comme l’a fait la Corée du Nord. “La demande crée le marché”, déclarait George Tenet, directeur de la CIA, devant le Congrès en février 2003. Et l’on trouve de plus en plus de “fournisseurs non étatiques” susceptibles d’y répondre, ce qui permet d’aller plus vite que les programmes nucléaires classiques. “Peut-être qu’au XXIe siècle la théorie des dominos s’appliquera surtout au nucléaire”, ajoutait Tenet. Pour nombre de critiques, en particulier à l’étranger, les Etats-Unis ont une responsabilité dans l’avènement de ce nouvel âge nucléaire, du fait d’un manque de vigilance frisant la complicité. Nous sommes coupables d’avoir donné le mauvais exemple, mais également d’avoir fait preuve d’hypocrisie, de permissivité et d’imprudence. Quand les contrevenants étaient des alliés utiles,Washington a eu tendance à fermer les yeux. C’est incontestablement le cas du Pakistan. Nous n’avons pas fait grand-chose pour mettre un terme à son programme nucléaire dans les années 80, quand les Pakistanais étaient nos partenaires privilégiés par le soutien qu’ils apportaient aux résistants afghans contre l’Union soviétique. Nous savions en outre que la Chine vendait des missiles à Islamabad, mais nous courtisions également Pékin pour lutter contre les Soviétiques. Certaines de nos angoisses actuelles sont la conséquence de notre manque d’attention. En 1994, le président Clinton a signé un accord garantissant à la Corée du Nord que nous lui fournirions de l’énergie si elle cessait de retraiter le combustible nucléaire pour en faire des matériaux à vocation militaire. Mais le gouvernement américain a laissé les choses lui échapper. Aujourd’hui, dix ans plus tard, le problème nous hante de nouveau. L’équipe Bush adore incriminer Clinton et dépeindre son accord nord-coréen comme une abdication. Mais ce traité aurait pu représenter une véritable pre-
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Dictature communiste. Etat policier malade du secret, coupé du monde depuis des années. TNP : ratifié en 1985, mais la Corée n’a été soumise à des inspections qu’à partir de 1992. Elle s’est retirée en janvier 2003.
Population : 22 millions d’habitants
CORÉE DU NORD
Théocratie islamique. En concurrence avec plusieurs pays pour la domination du MoyenOrient. En guerre avec l’Irak pendant huit ans dans les années 80. TNP : ratifié en 1970. A signé un protocole additionnel autorisant des inspections surprises.
Population : 66 millions d’habitants
IRAN
Dictature militaire. Le gouvernement du colonel Muammar Kadhafi est resté isolé pendant des années après l’attentat commis contre un vol de la PanAm en 1988. Une fois le désarmement achevé, les Etats-Unis pourraient lever leur embargo. TNP : ratifié en 1975.
Population : 5,5 millions d’habitants
300 km
Pyongyang
CHINE
* Emirats arabes unis
KOWEÏT ARABIE SAOUDITE
IRAK
TURQUIE
NIGER 500 km
RUSSIE
500 km
CORÉE DU SUD
Yongbyon
JAPON
CORÉE DU NORD
E.A.U.*
AFGHAN.
PAKISTAN
Ispahan
IRAN
Téhéran
TURKMÉNISTAN
SOUDAN
Aurait assez de plutonium pour fabriquer de 3 à 6 armes nucléaires. Elle continue à en produire dans un réacteur qu’elle a remis en service en 2002. La CIA estime qu’elle dispose de 1 ou 2 bombes nucléaires.
?
Ne détient pas officiellement d’armes nucléaires. L’automne dernier, l’Iran a reconnu avoir dissimulé pendant près de vingt ans son programme d’enrichissement d’uranium aux inspecteurs de l’ONU.
Non
Après des mois de négociations secrètes, la Libye a annoncé, en décembre 2003, qu’elle abandonnerait son programme nucléaire embryonnaire et se plierait aux directives du TNP, y compris aux inspections surprises.
Non
ARMES
Non
Non
Lancé vers le milieu des années 70, le programme
La Corée du Nord a commencé à produire du plutonium à des fins militaires dans les années 70. En octobre dernier, elle a reconnu qu’elle disposait d’un projet secret d’enrichissement de l’uranium. ■ Dans l’accord passé en 1994 avec les Etats-Unis, la Corée du Nord a accepté de geler sa production de plutonium en échange de pétrole et de deux centrales nucléaires “antiprolifération”. ■ En décembre 2002, la Corée du Nord a expulsé les inspecteurs de l’AIEA et a quitté le TNP. Des négociations impliquant les Etats-Unis, la Chine, la Russie, le Japon et les deux Corées devraient reprendre le 25 février 2004. ■
nucléaire a été interrompu par la révolution de 1979. ■ En 1984, Téhéran aurait entrepris de fabriquer des armes nucléaires avec l’aide de l’URSS et de la Chine. ■ Des photographies par satellite, rendues publiques fin 2002, montrent deux chantiers de construction qui, selon les experts, auraient pour vocation la production d’uranium enrichi et d’autres composants militaires. L’Iran affirme que son programme est uniquement civil.
■
En janvier, les inspecteurs américains, britanniques et onusiens ont commencé à se rendre sur des sites jusque-là interdits. Les Libyens ont présenté des dizaines de centrifugeuses, destinées au développement d’uranium militarisé. Elles étaient du même type que certaines centrifugeuses utilisées au Pakistan. ■ Les inspecteurs ont également découvert des caisses de composants de centrifugeuses et des plans pour la fabrication de bombes nucléaires, preuve de l’intention de produire de telles armes. Plans et matériels ont été sécurisés.
Non ■
CAPACITÉS
La Corée du Nord est dotée d’un programme extrêmement développé de missiles balistiques. Elle a déployé des missiles à courte portée (jusqu’à 1 000 km) et a testé un engin d’une portée de 1 300 km. La technologie est essentiellement dérivée des SCUD de conception soviétique. ■ Elle a aussi procédé à l’essai (en partie réussi) d’un système à moyenne portée, le Taepo-Dong-1. La Corée du Nord travaillerait au développement d’un Taepo-Dong-2, qui serait capable d’emporter une charge réduite jusqu’à l’ouest des Etats-Unis. ■ La Corée du Nord est le principal exportateur mondial de missiles balistiques et a vendu des missiles et des composants à l’Egypte, l’Iran, la Libye, le Pakistan et la Syrie. ■
L’Iran dispose de missiles à courte portée et a développé un engin à moyenne portée. Après avoir obtenu de l’aide de la Corée du Nord dans les années 80, l’Iran produit désormais des SCUD. Téhéran s’est également procuré des missiles chinois. ■ Le Shahab-3 (portée : 1 500 km), apparemment dérivé d’un missile nord-coréen, est opérationnel depuis juillet 2003. Il pourrait atteindre Israël et le Pakistan. L’Iran développerait en outre le Shahab-4 (portée : 2 010 km), ainsi qu’un autre missile à plus longue portée dans le cadre d’un programme spatial. ■ Le programme de missiles iranien a également bénéficié du soutien de la Russie et du Pakistan. ■
La Libye dispose d’un arsenal de missiles limité et dépassé qui comprend des SCUD-B importés d’URSS dans les années 70. ■ Dans les années 80 et au début des années 90, la Libye a tenté sans succès d’acheter des missiles à l’URSS et à la Chine. ■ Son programme de développement d’un missile national, Al Fatah, a été ralenti par les sanctions imposées de 1992 8 240 à 1999 par les Nations unies. En 2000, un chargement de composants de SCUD acheminé vers la Libye a été intercepté. ■
VECTEURS
Le TNP est la pierre angulaire des efforts visant à limiter la prolifération des armes nucléaires. ■ Au total, 188 pays ont ratifié le traité, entré en vigueur en 1970. Les cinq puissances nucléaires déclarées – Etats-Unis, Russie, Chine, France et Royaume-Uni – se sont engagées à ne pas transférer d’armes nucléaires et à ne pas aider des Etats non nucléaires à s’en procurer. Elles se sont également engagées à œuvrer à un désarmement progressif. ■ Les signataires non nucléaires doivent s’abstenir de développer ou d’acquérir de telles armes, mais sont autorisés à développer leur nucléaire civil à des fins pacifiques, sous la surveillance de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). ■ Trois pays, la Corée du Nord, l’Iran et la Libye, ont adhéré au TNP, mais ont développé des programmes nucléaires susceptibles d’avoir des applications militaires. ■ Trois pays, Israël, l’Inde et le Pakistan, n’ont pas signé le TNP. L’Inde et le Pakistan ont procédé à des essais.
Le Traité de non-prolifération (TNP)
ESSAIS
Missile indien Agni-2 (portée : 2 500 km).
TURQUIE
GRÈCE
TCHAD
LIBYE
Tajura
ITALIE
Tripoli
TUNISIE
ALGÉRIE
LIBYE
PRINCIPAUX SITES NUCLÉAIRES (◆)
John McConnico/AP-Sipa
La grande menace nucléaire
ÉGYPTE
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ISRAËL
Jérusalem
LIBAN SYRIE
500 km
INDE
PAKISTAN
INDE
CHINE
RUSSIE
CORÉE DU N.
Dispose de capacités nucléaires militaires avancées, détiendrait de quoi produire entre 98 et 172 armes.
Oui
Possède de quoi produire de 30 à 50 armes nucléaires. Comme l’Inde, stocke les composants séparément, prêts à être assemblés rapidement.
Oui
Disposerait de 30 à 35 têtes nucléaires. Les charges sont stockées indépendamment des autres composants, mais peuvent être assemblées en quelques jours.
Oui
Etats nucléaires signataires du TNP Etats disposant de programmes nucléaires Etats non signataires avec armes nucléaires
IRAK
IRAN
ARABIE SAOUDITE
JORDANIE
ISRAËL
LIBYE
FRANCE
ROYAUMEUNI
100 km
ÉGYPTE
OMAN
IRAN
CHINE
Islamabad
TADJIK.
SRI LANKA
PAKISTAN
AFGHANISTAN
OUZBÉK.
TURKMÉN.
CHINE
BANGLADESH
NÉPAL
INDE
N New TA Delhi
S KI PA
1 000 km
AF
N.
A GH
Le programme nucléaire militaire irakien a été détruit pendant la guerre du Golfe de 1991 ou démantelé dans le cadre des inspections de l’ONU. Les affirmations selon lesquelles Saddam Hussein aurait relancé son programme n’ont pu être confirmées.
ÉTATS-UNIS
Démocratie. A connu quatre guerres avec ses voisins arabes ; affrontements constants avec les Palestiniens. TNP : non ratifié. N’a pas reconnu détenir des armes nucléaires.
Population : 6,5 millions d’habitants
ISRAËL
République fédérale sous administration militaire. Frictions constantes avec l’Inde au sujet du Cachemire. TNP : non ratifié. N’écarte pas l’éventualité d’une première frappe.
Population : 147 millions d’habitants
PAKISTAN
Démocratie. Conflit durable avec le Pakistan au sujet du Cachemire. Les deux pays se sont affrontés à trois reprises depuis 1947. TNP : non ratifié.
Population : 1 milliard d’habitants
MYANMAR
INDE
1960 22 070
1986 65 050
19 800
2004 30
ël
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410
an Inde ra u N. -Uni nce hine ssie Unis Is e d oy. Fra C Ru tsR a Pa ré Et Co t kis
30
100
Non-signataires
Signataires du TNP
Nombre de têtes nucléaires déployées ou stockées, par pays (estimation)
Le programme de missiles israélien a débuté dans les années 50 avec l’aide de la France. ■ Principale puissance militaire de la région, Israël a déployé environ 100 missiles à courte et moyenne portée, le Jericho-1 (portée : 480 km) et le Jericho-2 (portée : 1 500 km). Tous deux sont capables d’emporter des têtes nucléaires. ■ Israël dispose de F-16 américains et peut-être de F-15I, chasseurs-bombardiers capables d’emporter des bombes nucléaires. ■ Israël développerait une capacité nucléaire pour ses sous-marins. ■
Le Pakistan a développé l’essentiel de ses capacités en missiles grâce à la Chine et à la Corée du Nord. ■ A annoncé en janvier 2003 que son armée avait déployé des missiles de moyenne portée de fabrication nationale. Il pourrait s’agir du Ghauri-1 (portée : 1 600 km), voire du Ghauri-2 (portée : 2 000 km). Le Shaheen-2 (portée : 2 000 km) n’a pas été testé. Le Pakistan possède 30 missiles M-11 fournis par la Chine (portée : 280 à 305 km), mais leur capacité nucléaire est douteuse. ■ Sa force de frappe nucléaire embarquée se compose de chasseurs-bombardiers F-16 américains. ■
Nombre de têtes nucléaires détenues par les Etats-Unis, la Russie, la Chine, la France et le Royaume-Uni (estimation)
Aurait produit de 110 à 190 kilos de plutonium militaire depuis le lancement du réacteur de recherche nucléaire de Dimona, en 1964. ■ Israël a produit sa première bombe nucléaire à partir de plutonium provenant de barres de combustible usées, à la fin de 1966 ou en 1967. ■ Abrite 5 sites d’armement nucléaire, des usines d’enrichissement de l’uranium et de retraitement du plutonium, ainsi que d’autres centres de traitement avancé. ■
Début du programme nucléaire dans les années 70. ■ A produit de 590 à 815 kilos d’uranium enrichi, détiendrait assez de plutonium militaire pour équiper entre 3 et 5 têtes supplémentaires. ■ Dispose de 3 réacteurs opérationnels, ainsi que de 4 centres de recherche et de développement nucléaires, 3 réacteurs de recherche, 4 usines d’enrichissement de l’uranium et un site de retraitement du plutonium. ■
Le programme de missiles indien a démarré en 1983. L’Inde a déployé un missile balistique, le Prithvi (portée : 150 km), capable d’emporter une charge nucléaire. L’Agni-1 (portée : 1 500 km) a été testé, mais son statut reste sujet à caution. L’Agni-2 (portée : 2 500 km) a également été testé et serait en production. L’Agni-3 (portée : 4 800 km) serait en développement. ■ Avions à capacité nucléaire, produits en Inde à partir de MIG soviétiques et de Jaguar franco-britanniques. ■
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0 1950 1955 1960 1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000
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Programme nucléaire lancé à la fin des années 50. A produit de 225 à 360 kilos de plutonium militaire, de quoi équiper 50 à 90 têtes, ainsi qu’une quantité moins importante d’uranium militaire. ■ Outre ses 14 réacteurs nucléaires et les 12 en construction, l’Inde compte 2 surgénérateurs, 4 usines d’enrichissement de l’uranium, 6 sites de traitement de l’uranium et 4 sites de retraitement du plutonium. ■
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Sources : “The Wall Street Journal Europe”, Carnegie Endowment for International Peace, National Resources Defense Council, Institute for Science and Inter national Security, Jane’s, Federation of American Scientists
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e n c o u ve r t u re mière étape sur la voie d’une neutralisation
Enfants
de la menace nord-coréenne. Ceux qui ont pour métier de s’inquiéter des armes nucléaires sont divisés en deux camps hostiles. Les contrôleurs de l’armement traditionnels sont partisans des traités, des contrôles des exportations, des organisations internationales et des sanctions : un régime complexe qui a pour but d’empêcher l’expansion et l’utilisation des armes nucléaires. Ils vous diront que le contrôle fonctionne, qu’il n’y a que huit Etats nucléarisés (les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Russie, la Chine, Israël, l’Inde et le Pakistan), auxquels il faut sans doute ajouter la Corée du Nord, et que bien des pays ont fait marche arrière (l’Argentine, le Brésil,Taïwan). Les contrôleurs affirment qu’il faut désormais renforcer ces réglementations multilatérales, qu’il faut davantage veiller à leur application et ressusciter le tabou qui planait sur ces armes. Leur argument clé est que les armes nucléaires sont un danger unique et que l’une des façons d’en décourager la prolifération serait de réduire nos propres arsenaux, ne serait-ce qu’à des niveaux minimaux, voire, dans quelque avenir idéal, à rien du tout. Face aux contrôleurs se dresse un nouveau camp en pleine ascension, qui affirme que les anciennes réglementations n’ont plus cours. S’opposant à la diplomatie inefficace du contrôle traditionnel, ils défendent assez froidement leur propre intérêt et choisissent la confrontation, ce qu’a assez clairement illustré l’invasion de l’Irak. Mais la liste de leurs options inclut également les interventions limitées, le blocus, les sanctions
pakistanais jouant sur un monument érigé à la gloire du missile Ghauri.
Réacteurs
Le 11 février, George Bush a souhaité que l’ONU adopte une résolution demandant à tous les Etats de “criminaliser la prolifération et [de] décréter des contrôles stricts sur les exportations”. “Ces initiatives ne vont pas assez loin”, regrette The New York Times, qui estime que les Etats-Unis devraient “œuvrer pour réviser et renforcer le traité de non-prolifération”, notamment en interdisant la vente de réacteurs nucléaires aux pays qui n’ont pas renoncé à enrichir de l’uranium ou du plutonium.
Karen Davies/Gamma
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économiques ou encore les moyens purement politiques que sont la dénonciation publique et une franchise à la limite de la brutalité. Dans le monde nucléaire, les traditionalistes parlent de “non-prolifération”. La nouvelle école préfère le terme plus musclé de “contre-prolifération”, qui implique un éventail d’activités allant jusqu’à l’intervention militaire. L’Irak a été le théâtre de la première guerre de contreprolifération. Au sein du gouvernement américain, des divergences tactiques importantes existent quant à savoir s’il faut tirer un trait définitif sur le contrôle à l’ancienne. Mais les principaux
décideurs, au Pentagone, au département d’Etat et à la Maison-Blanche, sont plutôt tous du genre à affirmer que la diplomatie a échoué. Les partisans de ce camp n’ont que peu de foi dans les traités. La Maison-Blanche soutient que le Traité d’interdiction totale des essais nucléaires (CTBT) ne sera jamais ratifié par les Etats-Unis. Quant au Traité de non-prolifération (TNP), entré en vigueur en 1970 et censé limiter la prolifération de la technologie et du matériel nucléaires, le gouvernement y voit un héritage du passé qu’il considère comme inutile. Seuls ceux dont c’est l’intérêt y obéissent, esti-
C O N T R E - P R O L I F É R AT I O N
Qui contrôlera les contrôleurs ? Les Nations unies et les Etats-Unis veulent endiguer la prolifération des armes nucléaires. Mais comment y parvenir ? Là commencent les divergences…
e 11 février, le président des Etats-Unis, George W. Bush, appelait l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) de Vienne à faire preuve de davantage de diligence dans la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive. La réponse n’a pas tardé. Dès le lendemain matin, il pouvait lire dans les colonnes du New York Times ce qu’avait à en dire le directeur égyptien de l’AIEA, Mohamed el-Baradei. Or – comme c’est curieux – les deux camps de la crise irakienne semblent du même avis sur bien des points, mais ils divergent également sur des questions essentielles. Bush et El Baradei se rejoignent dans l’analyse de la menace. Les armes de destruction massive représenteraient “le plus grand danger pour l’humanité”, a déclaré le président des Etats-Unis dans un discours prononcé dans la nuit du 12 février. “Les terroristes et les
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Etats qui les soutiennent sont entrés en compétition pour se procurer des armes de destruction massive.” Le responsable de l’AIEA, quant à lui, prévient que de la technologie ou des armes nucléaires complètes pourraient tomber entre les mains de terroristes. “Si le monde n’y met pas un frein, nous courons à l’autodestruction.” Tous deux ont aussi la même vision des choses lorsqu’il s’agit de définir une stratégie de lutte. Ainsi El Baradei approuve-t-il totalement Bush pour ce qui est de durcir le contrôle des expor tations. Le système actuel, dénonce-t-il, reposerait sur des accords qui n’ont rien de contraignant. Quelques Etats expor tateurs potentiels n’y prendraient même aucune part. El Baradei propose donc de mettre en place un système global, par faitement étanche, sur la base de traités engageant les signataires. Le directeur de l’AIEA recommande en outre de mieux surveiller l’enrichissement de l’uranium et le retraitement des barres de combustible usées. Ces deux techniques sont utili-
Dessin d’Ajubel paru dans El Mundo, Madrid.
sées – ce qui est autorisé – dans le nucléaire civil, mais elles peuvent également servir à la fabrication de bombes – ce qui est interdit. Face aux contrôles de ce type, les Etats-Unis ne cachent pas leur méfiance, d’autant plus qu’ils sont également visés. Bush avance plutôt un autre moyen : il tient à garantir que les pays pour l’instant incapables de mettre en œuvre ces deux procédés délicats ne bénéficient d’aucune aide logistique ou matérielle. Les Etats concernés n’auraient alors qu’une seule possibilité, l’importation de barres de combustible pour leurs centrales, ce qui leur interdirait le
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développement autonome du cycle complet du combustible. L’AIEA refuse de souscrire à ce projet d’une société à deux vitesses. Ainsi El Baradei affirme-t-il dans son article “le droit de tous les Etats à l’utilisation pacifique de l’énergie atomique”. En revanche, Washington et les Nations unies estiment qu’il est nécessaire qu’un protocole additionnel au traité de non-prolifération entre par tout en vigueur. Pour l’heure, le protocole – qui autorise des contrôles efficaces dans les installations nucléaires – n’a été ratifié que par 38 pays. Bush vient d’annoncer que les Etats-Unis comptaient bientôt le signer à leur tour. Et El Baradei exige que ce protocole engage tous les Etats. Il souhaite en outre priver les signataires du droit de dénoncer le traité, comme l’a fait la Corée du Nord récemment. Des divergences se font jour quant au travail de l’Agence ellemême. Les Américains, depuis le différend sur l’Irak, ne cessent de critiquer l’organisation, qu’ils avaient jusqu’alors encensée. Aujourd’hui, Bush réclame que l’AIEA
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se dote d’une commission spéciale où ne siégeraient que des Etats “de bonne réputation”, afin de mieux lutter contre la prolifération. A Vienne, on se demande qui, en dehors des Etats-Unis, pourrait y participer. L’Allemagne ? Le Brésil ? Voire l’Inde ? Le président américain a par ailleurs suggéré d’écar ter tout pays suspect du conseil d’administration de l’Agence, qui tient lieu à celle-ci d’équipe dirigeante. Cette proposition se heur te au scepticisme de l’AIEA. Une fois encore, la question se pose : qui serait concerné ? Tout en ne cessant de vanter le soutien que les Etats-Unis accordaient jusque-là aux autorités de contrôle du nucléaire, Vienne craint que Washington, en formulant des exigences impossibles à satisfaire, ne cherche systématiquement à faire la preuve de la prétendue incapacité de l’Agence à se réformer. Il serait ensuite facile au gouvernement Bush de mettre l’AIEA sur la touche afin d’exercer plus directement un contrôle sur les Etats nucléarisés. Stefan Ulrich, Süddeutsche Zeitung, Munich
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NUCLÉAIRE ELLE COURT, ELLE COURT, LA BOMBE ● ment les responsables de l’équipe Bush. Les autres tricheront. Pour les adeptes de la contre-prolifération, le problème, ce ne sont pas les armes, ce sont les mauvais régimes qui les possèdent. Les traités et les interdictions d’essais, affirment-ils, ne freinent que ceux qui respectent les traités. D’où le fait que la Maison-Blanche s’oppose à tout traité qui pourrait nous empêcher de développer de nouveaux armements, comme la mini-nuke, la bombe nucléaire miniature. Et le camp de la contre-prolifération défend notre droit à étudier de nouveaux types d’armes nucléaires. Parfois, leur logique n’est pas sans rappeler les autocollants de la NRA [le lobby des armes aux Etats-Unis] : mettez les armes nucléaires hors la loi et seuls les hors-la-loi en auront. La politique de Bush consiste à s’occuper des horsla-loi plutôt que des armes. Dans le monde du nucléaire, c’est le parti des idées neuves. Il y a d’abord eu le bouclier antimissile, nouvelle mouture du projet reaganien d’intercepter les missiles balistiques en approche à l’aide de fusées tueuses, de lasers et d’autres dispositifs. Quant à l’autre innovation de Bush, nous avons assisté à sa mise en œuvre : la volonté de recourir à la force pour prévenir une menace avant qu’elle ne soit imminente ou pour renforcer une nouvelle diplomatie de coercition. Manifestement, Washington a raison d’affirmer que le contrôle des armements ne peut pas uniquement s’appuyer sur la sécurité illusoire des négociations, des traités et des résolutions de l’ONU. Les autocrates qui risquent d’être dangereux pour nous s’ils obtiennent des armes nucléaires sont les dirigeants les moins susceptibles de se soucier de la communauté internationale. Il faudrait un nouveau régime de contrôle qui ferait une distinction entre les menaces et proposerait une liste d’options adaptées au danger, allant de l’inspection à la coercition. Mais qui soulignerait aussi solennellement qu’il est indispensable, en particulier de la part des Etats-Unis, de rétablir l’opprobre qui entourait autrefois les explosifs nucléaires. La capacité de destruction de ces armes est exceptionnelle, terrifiante, et il est presque impossible de la confiner à des objectifs militaires. Une stratégie qui ne se concentre que sur les régimes au détriment des armes a de nombreux défauts, dont le plus évident est le suivant : quand les régimes changent, les armes, elles, restent. Bill Keller
Dr Khan, maître du marché noir Le père de la bombe pakistanaise a été un grand trafiquant de matériel nucléaire. Il vendait des technologies dépassées à l’Iran et ultramodernes à la Libye. THE NEW YORK TIMES (extraits)
New York ■
Parcours
Né en 1935 dans l’Etat du Madhya Pradesh, en Inde, dans une famille d’instituteurs, Abdul Qadeer Khan émigra au Pakistan en 1952. Traumatisé par le premier essai nucléaire indien, en 1974, Khan commença dès 1976 à exploiter des technologies étrangères pour doter Islamabad de la bombe. Il est le seul civil à avoir reçu la plus haute décoration pakistanaise et préside encore de nombreuses institutions éducatives et caritatives. Malgré son rôle avéré dans la prolifération des armes nucléaires, il reste dans son pays la figure publique la plus populaire.
Muammar
Kadhafi, Kim Jong-il et Ali Khamenei. Dessin d’Hachfeld paru dans Neues Deutschland, Berlin.
n sait depuis quelques jours que le scientifique pakistanais Abdul Qadeer Khan était devenu premier exportateur sur le marché noir du nucléaire. La fulgurante ascension de ce héros national a commencé il y a trente ans avec l’importation de matériel militaire destiné à la fabrication secrète de la bombe atomique par son pays. Depuis des années, les activités du Dr Khan sont un secret de polichinelle dans les milieux du renseignement au Pakistan, aux Etats-Unis et ailleurs. Mais le président pakistanais, le général Pervez Musharraf, n’a mis en cause le scientifique qu’après la saisie du BBC China, alors que le navire faisait route vers la Libye [en octobre 2003] et que les preuves sur l’existence du réseau furent révélées au grand jour. Khan a alors fait des aveux publics avant de recevoir le pardon du chef de l’Etat [les 4 et 5 février 2004]. “Khan avait reçu un chèque en blanc”, confie un proche collaborateur du président pakistanais. “Il pouvait faire tout ce qu’il voulait. Il pouvait aller où il voulait. Il pouvait acheter n’importe quoi à n’importe quel prix.” Son arrivée dans la vie publique a coïncidé avec le premier essai nucléaire de l’Inde, en 1974. Khan, alors jeune et brillant ingénieur métallurgiste travaillant aux Pays-Bas, a permis au Pakistan de rattraper son retard. Grâce à son poste au consortium européen Urenco, il était en possession des plans des meilleures centrifugeuses du monde – ces tubes métalliques qui tournent à grande vitesse pour enrichir l’uranium naturel et le transformer en combustible pour bombe atomique. Un ensemble comprenant plusieurs milliers de centrifugeuses, la “cascade”, concentre l’isotope rare U-235 de manière à obtenir un combustible fissile. Selon la justice néerlandaise, A. Q. Khan a volé les plans et s’est enfui dans son pays en 1975. Il a alors mis à profit ces plans et son expertise pour monter un projet d’enrichissement sur le site de Kahuta, près d’Islamabad, sous le contrôle du Premier ministre de l’époque, Zulfikar Ali Bhutto. Pour atteindre son objectif, le jeune ambitieux puisait dans les listes néerlandaises où figuraient près de cent fabricants de composants de centrifugeuses et de matériel. Hommes d’affaires et négociants – notamment des intermédiaires allemands, néerlandais et français – affluaient au Pakistan pour proposer des produits de haute technologie. Khan, polyglotte, était responsable des achats, effectués aux quatre coins du monde. Dès le départ, ce commerce ne fut un secret pour personne. Selon Mark Hibbs, correspondant en Allemagne d’une revue technique américaine, NucleonicsWeek, Washington a protesté des dizaines de fois auprès de l’Allemagne contre son système de contrôle des exportations pour le moins défaillant. Il permettait à des technologies “à double usage” de quitter le pays alors qu’on savait qu’elles étaient destinées au programme nucléaire pakistanais. Finalement, le flux technologique a fini par s’inverser, indiquent deux
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hauts officiers de l’armée pakistanaise participant à l’enquête sur Khan. “Certains individus, y compris A.Q.Khan,se sont plus tard servis de ces contacts et de ces circuits pour sortir la technologie du Pakistan”, précise un officier pakistanais. Khan avait trois mobiles, estiment les enquêteurs. Il voulait défier l’Occident et percer “son prétendu secret”, pour reprendre ses propres termes. Il souhaitait également équiper d’autres pays musulmans, si l’on en croit un homme politique en vue. “Pour lui, transférer de la technologie vers un pays musulman ne constituait pas un délit.” Il y avait aussi l’appât du gain. A mesure qu’il engrangeait les succès dans le nucléaire, sa fortune personnelle a augmenté. Il a acheté plusieurs propriétés, et même un hôtel en Afrique. Il a commencé son commerce nucléaire à petite échelle, commandant simplement plus de pièces sur le marché noir que nécessaire. Au début, les services de renseignement occidentaux, qui l’avaient à l’œil, sont restés perplexes. Puis, il est devenu évident que ces commandes étaient destinées à des clients autres que le Pakistan. En effet, vers 1987, le père de la bombe pakistanaise a conclu un accord avec l’Iran, qui voulait construire 50 000 centrifugeuses de type Pak-1 (Pakistan-1), un modèle rudimentaire. Un tel nombre de pièces aurait permis à Téhéran de produire du combustible pour trente bombes nucléaires chaque année. A mesure que la technologie du Pakistan s’affinait, Khan vendait les centrifugeuses et les pièces usagées, dont certaines étaient contaminées par de l’uranium enrichi. C’est ainsi que l’Iran a acquis du matériel d’occasion. Selon un militaire participant à l’enquête sur Khan, les demandes étrangères “étaient faites par écrit, de vive voix, par l’intermédiaire de tiers, ou lors de rencontres avec Khan”. Le scientifique utilisait l’importante logistique mise à sa disposition, y compris des avions-cargos, pour expédier les composants aux intermédiaires, qui en maquillaient l’origine. “Le même réseau, les mêmes voies, les mêmes personnes qui ont permis l’importation de la technologie servaient à sa réexportation”, assure le même officier. Vers la fin de sa carrière d’“exportateur”, Khan commandait tout simplement auprès de ses intermédiaires de grosses quantités de pièces destinées à ses clients étrangers, sans laisser paraître son rôle dans la transaction. Lorsque la Libye a décidé d’accéder, en deux phases, au rang de puissance nucléaire, le réseau de Khan y a vu l’occasion de vendre un système particulièrement avancé. Tripoli lorgnait sur le vieux Pak-1. Mais il a fini par rechercher une technologie plus efficace, celle du Pak-2, en alliage extrêmement dur. Grâce à cet équipement, les Libyens avaient prévu de produire assez d’uranium hautement enrichi chaque année pour fabriquer dix armes nucléaires. Mais les centrifugeuses dernier cri ne leur sont jamais parvenues, puisqu’elles ont été saisies sur le BBC China. Les enquêteurs ont découvert en Libye que le réseau de Khan avait fourni à ce pays les plans d’une arme nucléaire. Ils se sont alors aperçus avec effarement à quel point le marché noir était devenu audacieux et dangereux. Et Mohamed el-Baradei, le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) prévient que “nous n’avons pas encore tout vu”. William J. Broad, David E. Sanger et Raymond Bonner
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e n c o u ve r t u re
Formons un lobby Pakistan-Inde-Israël ! Elaborer un projet tripartite pour obtenir le statut de puissances nucléaires reconnues, telle est la proposition d’un hebdomadaire pakistanais de renom. Un rapprochement un peu surprenant. THE FRIDAY TIMES (extraits)
Lahore ors de la 40e Conférence annuelle sur la sécurité, qui s’est tenue à Munich le 7 février dernier, le ministre des Affaires étrangères pakistanais, Khurshid Kasuri, a rappelé que son pays ne signerait pas le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Il a également réaffirmé l’engagement d’Islamabad en faveur de la non-prolifération. Loin d’être paradoxales, ces deux déclarations, prononcées à la suite du scandale qui a éclaboussé le Pakistan ces dernières semaines, sont aussi louables et logiques l’une que l’autre. Il s’agit d’un juste compromis entre le besoin d’Islamabad de conserver et d’accroître son propre potentiel nucléaire et son obligation internationale de prévenir une prolifération tous azimuts. En fait, notre nation n’a jamais souscrit à la doctrine de la non-prolifération et, en refusant de signer le traité, elle ne s’est jamais engagée légalement dans ce sens. Contrairement au Pakistan [et à l’Inde], tous les autres pays, qu’ils soient capables ou non de produire des armements nucléaires, ont signé le TNP et ont par conséquent sciemment accepté cette doctrine. Il paraît évident qu’il faut agir pour obtenir une acceptation de jure du statut d’Etat doté
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A. B.Vajpayee (à gauche) et Pervez Musharraf. Dessin de Cajas paru dans El Comercio, Quito. ■
Réseau
Lorsque la Libye a remis les plans de son programme d’armement nucléaire aux EtatsUnis, en novembre dernier, les experts ont découvert de nombreux manuels d’instructions techniques en chinois. Selon The Washington Post, Pékin a longtemps aidé le Pakistan à élaborer sa bombe et a ensuite participé au réseau de prolifération mis en place par Islamabad.
d’armes nucléaires, qui est de facto celui du Pakistan, de l’Inde et d’Israël. Pour y arriver, Islamabad doit tomber d’accord avec New Delhi, et indirectement avec Tel-Aviv, et faire bloc pour pousser les cinq Etats nucléaires officiels à discuter et à légitimer leur statut dans un autre cadre que le TNP. L’analyste israélien Reuven Pedatzur écrivait il y a quelques semaines dans le grand quotidien Ha’Aretz que les événements récents peuvent se résumer à deux prises de positions fortes : “La décision de la Libye de démanteler ses armes de destruction massive, ainsi que la signature par l’Iran du protocole additionnel du TNP et son engagement à cesser ses activités d’enrichissement d’uranium.” Selon lui, Israël devrait dans ce contexte “proposer un
CONVERGENCE
New Delhi a la bombe et assume Pour l’Inde, pas question de signer le Traité de non-prolifération. Un bras de fer s’annonce avec Washington.
l’évidence, les Etats-Unis et leurs alliés vont tout mettre en œuvre pour s’assurer que les forces nucléaires du Pakistan restent en de bonnes mains et que ses cadres militaires aient à l’avenir un comportement responsable en matière de transferts de technologie nucléaire. Mais l’Inde ferait preuve de naïveté si elle croyait que, simplement parce qu’elle n’a rien à se reprocher dans ce domaine, les Américains et d’autres pays vont être plus enclins à lui reconnaître le statut de puissance nucléaire ou à lui faciliter les transferts de haute technologie. Prenant la parole lors de la conférence de Munich sur la sécurité [le 7 février 2004], le conseiller à la sécurité nationale, Brajesh Mishra, affirmait de façon on ne peut plus ferme : “Il n’est pas question que l’Inde signe le Traité de non-prolifération (TNP). Ce n’est absolument pas possible.” Le ministre des Affaires étrangères pakis-
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tanais, Khurshid Kasuri, s’est d’ailleurs fait l’écho de cette position en rappelant celle de son pays vis-à-vis du TNP. Fait intéressant, le ministre des Affaires étrangères britannique, Jack Straw, avait affirmé la veille même que le Royaume-Uni “aimerait, avec le temps, que l’Inde signe le TNP”. Il y a quelques semaines seulement, le sénateur John Kerry – qui s’est imposé depuis lors comme le plus sérieux candidat à l’investiture démocrate en vue de la présidentielle américaine – s’est vu demander ce qu’il pensait des aspirations de l’Inde à devenir membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Ce à quoi il a répondu : “Même si je pense qu’à bien des égards l’Inde est un bon candidat, il y a un problème majeur. L’Inde n’est pas signataire du TNP. Toutes les puissances nucléaires siégeant au Conseil non seulement façonnent le TNP, mais elles sont évidemment tenues de le respecter. Sans doute est-ce là le principal obstacle à une candidature indienne, et c’est à l’Inde qu’il appar tient de le lever.” Manifestement, dans l’équipe de
campagne de Kerry, les croisés de la nonprolifération ne manquent pas ! Pour l’heure, l’Inde et les Etats-Unis sont trop impliqués dans leurs processus électoraux [des législatives anticipées vont avoir lieu en Inde dans les mois qui viennent] pour se pencher sur l’avenir de leurs relations. Ils doivent cependant empêcher les problèmes de prolifération nucléaire de venir sans cesse assombrir ces relations. Henr y Kissinger avait d’ailleurs déclaré qu’il comprenait que New Delhi ait effectué des essais nucléaires en mai 1998, évoquant l’environnement stratégique dangereux dans lequel l’Inde est située. Pour sa part, cette dernière devrait être sensible aux craintes américaines concernant la prolifération de technologies nucléaires et y répondre de manière positive. De son côté, Washington devra reconnaître que le cadre juridique actuel de la non-prolifération va devoir être modifié pour prendre en compte le fait que l’Inde est aujourd’hui une puissance nucléaire et qu’elle entend bien le rester. G. Parthasarathy, The Indian Express (extraits), New Delhi
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nouvel accord avec les autorités américaines en vue de faire reconnaître son statut nucléaire”. Il va sans dire que le Pakistan, l’Inde et Israël ont intérêt à conserver leurs arsenaux nucléaires et à en assurer la sécurité, mais aussi à obtenir la reconnaissance de leur statut. Mais, comme le TNP ne peut pas aider ces pays directement, ils devraient signer un accord multilatéral avec le club des cinq puissances nucléaires officielles. Il est aberrant de craindre que le statut nucléaire de fait d’un pays ne soit reconnu puisque le Pakistan, l’Inde et Israël sont de toute façon capables de fabriquer des armes nucléaires et ont réussi à développer leur potentiel en refusant de se soumettre au dispositif légal en vigueur. Ils n’entrent donc pas dans la même catégorie que des pays – la Libye, l’Iran et la Corée du Nord – qui ont cherché à développer leur potentiel clandestinement après avoir signé et ratifié le TNP. Qui plus est, en légitimant le statut de nos trois pays, les Etats officiellement dotés d’armes nucléaires nous remettraient sur le droit chemin et nous rallieraient plus facilement à leurs efforts de non- et de contre-prolifération. Puisque Islamabad et New Delhi sont engagés dans un processus de paix [depuis avril 2003] et que le risque de conflit nucléaire entre les deux voisins s’estompe, il paraît capital qu’ils travaillent sur un projet conjoint. Au lendemain des essais nucléaires indiens [en 1998], des analystes avaient suggéré que le statut nucléaire de l’Inde soit légitimé par l’appellation “Etat possédant des armes nucléaires” au lieu d’“Etat doté d’armes nucléaires”, l’appellation officielle du TNP. Cette idée n’a pas fait son chemin car elle arrivait trop tôt. Mais aujourd’hui l’Inde est de plus en plus proche d’Israël, tant sur le plan diplomatique que militaire, et pourrait obtenir sa contribution pour qu’un projet tripartite soit élaboré et présenté au très restreint “club des cinq.” Une telle orientation aurait le mérite de légaliser le statut de ces trois Etats nucléaires et de renforcer par la même occasion leur engagement en faveur de la non-prolifération. De toute façon, dans le no man’s land où ils se trouvent, l’Inde, le Pakistan et Israël ne parviendront à rien par leurs propres moyens. Ils n’ont pas d’autre solution que de s’entraider. Ejaz Haider
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NUCLÉAIRE ELLE COURT, ELLE COURT, LA BOMBE ●
Russie : revoilà la dissuasion nucléaire Treize ans après la fin de l’URSS, les militaires russes reprennent des manœuvres stratégiques de grande ampleur avec lancement de missiles balistiques intercontinentaux. Ennemi théorique : les Etats-Unis. NEZAVISSIMAÏA GAZETA
Moscou es 15 et 16 février, des missiles balistiques intercontinentaux seront lancés du polygone de Plesetsk et d’un sous-marin de la Flotte du Nord. C’est ainsi que doit commencer la phase nucléaire des exercices stratégiques des Forces armées russes. Le chef suprême des armées appuiera peut-être lui-même sur le bouton rouge. Le général Iouri Balouïevski, premier sous-chef d’état-major, a fait savoir lors d’une conférence de presse organisée pour l’occasion qu’après cela des troupes gagneraient des polygones dans les six régions militaires du pays afin d’apprendre à travailler avec les forces nucléaires. L’aviation stratégique frappera des cibles factices. Les centres de recrutement militaires rappelleront des milliers de réservistes pour tester les capacités de mobilisation. Près de 250 généraux et 2 000 officiers supérieurs, du commandant au colonel, doivent participer à ces manœuvres, ce qui témoigne de leur importance. Cela faisait plus de vingt ans que le pays n’avait pas connu pareil déploiement de forces. Le général Balouïevski ignore combien de temps dureront ces exercices stratégiques. “Tant que tout ne sera pas parfaitement au point”, s’est-il contenté
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Minibombes
"Je regrette le développement de minibombes nucléaires tactiques” par les Etats-Unis, explique au Spiegel le directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique, Mohammed el-Baradei. “Ces armes vont à l’encontre de l’esprit du Traité de nonprolifération.”
de préciser. Autre critère pour juger de leur ampleur, les dépenses engagées. Le lancement d’un missile intercontinental coûte entre 300 et 600 millions de roubles [entre 8,5 et 17 millions d’euros]. A l’époque soviétique, de ce point de vue, tout était clair : les exportations de pétrole faisaient vivre le complexe militaro-industriel et l’armée, forte de plusieurs millions d’hommes. L’histoire semble se répéter. En effet, les réserves en or et en devises de la Russie dépassent désormais les 80 milliards de dollars et continuent à augmenter grâce au prix élevé du pétrole sur le marché international. Le syndrome soviétique reprend donc le dessus. Il s’agit aujourd’hui pour notre pays de montrer aux Etats-Unis sa puissance militaro-stratégique. Le général Balouïevski a éludé toutes les questions relatives à l’ennemi théorique choisi pour ces entraînements. Mais tout officier apprend dès les bancs de l’école que le nom de cet adversaire importe peu : que ce soient “les rouges”,“les bleus”,“les Occidentaux”,“les Orientaux”, on a toujours à l’esprit l’armée d’un ou de plusieurs Etats étrangers bien précis, sans quoi les manœuvres n’auraient aucun sens. L’expert militaire de notre journal, le général Vladimir Dvorkine, qui a autrefois supervisé la préparation de diverses manœuvres stratégiques, n’a aucun doute sur l’identité de l’adversaire désigné cette fois. “Malgré les relations de partenariat que nous semblons entretenir avec les Etats-Unis et le dialogue permanent sur le plan de la coopération stratégique, la dissuasion nucléaire réciproque reste de mise. Il n'y a qu’à voir la doctrine militaire de Sergueï Ivanov, rendue publique le 2 octobre dernier : elle dit clairement que les forces armées russes
doivent se tenir prêtes à parer à une attaque spatiale. Il est évident que seuls les Etats-Unis peuvent être à l’origine de ce type d’attaque.” Le général Leonid Ivachov, vice-président de l’Académie de géopolitique et ancien chef des relations internationales au ministère russe de la Défense, nous a déclaré que récemment le ministre de la Défense américain, Donald Rumsfeld, avait présenté au Congrès un rapport où il était écrit noir sur blanc que Washington n’excluait pas la possibilité de frappes nucléaires préventives sur un certain nombre de pays. La Russie n’était pas nommément citée, mais elle figure dans les documents que le Pentagone prépare pour la présidence. Le général Ivachov estime donc qu’il est clair, indépendamment de l’endroit où tomberont les missiles des manœuvres, que ces exercices stratégiques sont une riposte à l’attitude américaine, une preuve que la Russie est prête à faire de même. Au reste, malgré ses faux-fuyants, le général Balouïevski a laissé échapper cette phrase : “Beaucoup de choses demeurent encore obscures dans la nouvelle doctrine nucléaire américaine. Nous devons donc y réagir.” Il s’agit dès lors de préparer les troupes. Tout se passe comme il y a un quart de siècle. On retrouve un adversaire connu, les Etats-Unis, des manœuvres de grande ampleur et des “raisons d’être fiers”. La seule différence est qu’à l’époque ces exercices avaient lieu tous les ans, tandis qu’aujourd’hui ils ne dépendent plus d’une vision stratégique, mais du prix des hydrocarbures sur le marché mondial. S’il chute, la Russie ne pourra plus se servir de ses armes atomiques pour montrer les dents aux Etats-Unis. Alexandre Babakine, Oleg Elenski, Vladimir Moukhine
CORÉÉ DU NORD
Espoir d’une solution pacifique avec Pyongyang A la veille de la réunion internationale cruciale du 25 février, des signes laissent penser que la Corée du Nord acceptera d’abandonner son programme nucléaire.
epuis le début de l’année, plusieurs signes laissent espérer la solution du problème nucléaire nord-coréen. Ainsi Choson Sinbo, un journal pro-Pyongyang publié au Japon, a fait part le mois dernier de la “volonté du dirigeant suprême [Kim Jong-il] de mettre fin à l’affrontement avec les ennemis”. Les Nord-Coréens ont par ailleurs accepté un deuxième sommet à six*, prévu pour le 25 février prochain, et cette annonce a été faite juste avant la 13e réunion interministérielle avec les deux Corées [début février], qui, de ce fait, a pu être entièrement consacrée à la coopération économique et à la détente entre les deux
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pays. Les Nord-Coréens ont exprimé leur satisfaction à l’issue de cette réunion, qui, selon eux, a constitué “une importante occasion de consolider la paix et de marquer un tournant dans le processus autonome de réunification”. La fréquence importante du terme “tournant” dans les récents discours nord-coréens est tout à fait significative. Se sentant de plus en plus menacé à la suite des polémiques internationales à propos de son armement nucléaire, le régime serait à la recherche d’une sorte de renouveau politique. Sa volonté de dialoguer semble plus forte que précédemment. Choson Sinbo a annoncé, le 6 février, que “le gel du programme nucléaire proposé comme une première mesure à prendre va au-delà d’un simple maintien du statu quo et signifie le début du processus d’abandon du nucléaire”. Il y a aussi des signes encourageants du
Dessin de Falco, Cuba.
côté de Washington. Le département d’Etat américain s’est dit, le 3 février, prêt à discuter du gel proposé par les Nord-Coréens. Son porte-parole, Richard Boucher, a qualifié cette proposition de “positive” et a jugé qu’elle témoignait d’“une certaine souplesse”. Le pré-
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sident Bush a annoncé, le 8 février dernier, que la diplomatie était en train de marquer des points en vue de la résolution du problème nordcoréen. Même si l’objectif final des Américains reste l’abandon pur et simple par Pyongyang de son programme nucléaire, sous contrôle, de façon irréversible et sans dédommagements financiers, ils seraient donc prêts à discuter du gel en échange d’une garantie de sécurité dans le cadre d’un processus menant à cet abandon. Jusqu’à présent, M. Bush a gagné du temps en exigeant de la Corée du Nord le renoncement sans conditions au nucléaire. Mais, toujours embourbé en Irak et soumis à l’échéance de la campagne électorale pour la présidentielle, il semble vouloir résoudre le problème nord-coréen par la voie diplomatique. En Corée du Sud, l’administration Roh Moo-hyun, dont les débuts ont été
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marqués par l’obligation de résoudre le problème du nucléaire, s’est trouvée privée de possibilités d’accélérer sa politique pour la paix et la prospérité. Le président a déclaré en début d’année qu’il fallait d’abord résoudre le problème nucléaire pour pouvoir espérer un élan dans les relations intercoréennes. Il semblait ainsi reconnaître les limites de la politique gouvernementale à l’égard du Nord consistant à pratiquer ouvertement le dialogue et la pression. Le deuxième sommet à six a toutes les chances de marquer le début d’un véritable processus et de mettre fin à l’impasse. Tout va dépendre des négociations préalables entre Pyongyang et Washington, et entre les six pays concernés. Ko Yu-hwan, Hankook Ilbo, Séoul * Les six pays sont : la Corée du Nord, la Corée du Sud, la Chine, les Etats-Unis, le Japon et la Russie.
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enquête
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DANS LE SAINT DES SAINTS DE L’ORTHODOXIE
Les talibans du Mont-Athos La Sainte Montagne est censée être un lieu de prière et d’amour. C’est compter sans les moines d’Esphigmenou, qui, depuis trente ans, sont barricadés dans leur monastère. TACHYDROMOS
Athènes l’extrémité de la péninsule de la Chalcidique, au nord-est de la Grèce, non loin de Thessalonique, la république monastique du Mont-Athos dresse ses vingt monastères orthodoxes face à la mer – vingt monastères, ou plutôt dix-neuf plus un. Car, depuis près de trente ans, les moines du monastère d’Esphigmenou résistent. Excommuniés par l’autorité religieuse dont dépendent les monastères, le patriarcat œcuménique de Constantinople et de la Nouvelle Rome [Istanbul], ils sont menacés d’expulsion depuis 1974. Leur slogan ? “L’orthodoxie ou la mort !” Leurs revendications ? Revenir aux bonnes vieilles traditions, dont les patriarches successifs se seraient écartés depuis trente ans. Leur surnom ? Les “talibans du Mont-Athos”. La polémique est, encore aujourd’hui, si vive que le simple fait de s’approcher de leur camp retranché monastique semble déjà une hérésie pour tous ceux qui travaillent et vivent dans les parages de la Sainte Montagne de l’orthodoxie. Une petite visite s’imposait. La route qui serpente entre les monastères est pleine de sable, et notre véhicule s’est enlisé. Un vieux tracteur arrive, poussif, et nous demandons de l’aide au chauffeur. Mais, lorsqu’il nous entend dire que nous allons à Esphigmenou, il repart sans dire un mot. Malaise. C’est comme si le monastère n’existait pas. Je tente à nouveau ma chance auprès d’un jeune chauffeur d’origine serbe, qui se rend à Chilandari, le monastère voisin. Miracle, il s’arrête et nous aide à dégager la voiture. Une heure plus tard, nous arrivons au pied de la sente poussiéreuse qui mène au monastère. De loin, on voit
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Les 20 monastères du Mont-Athos
Monastère d’Esphigmenou
GRÈCE
Monastère de Chilandari RÉPUBLIQUE MONASTIQUE DU MONT- ATHOS Golfe d’Agion Oros
M ER É GÉE
Karyes
MACÉDOINE Thessalonique Chalcidique
Mt Athos
Minos Alkhanatis
Methodios,
l’higoumène du monastère rebelle.
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torisation de l’higoumène”,nous ont-ils tous répondu imperturbablement. C’est à partir de 1972 que la résistance théologique s’est crispée. Les positions “œcuméniques” du patriarcat ont marqué le début des hostilités. “L’ouverture d’un dialogue avec les catholiques entamé par l’ancien patriarche Athinagoras, puis poursuivi par Dimitrios et aujourd’hui par Bartholomeos Ier nous pose un sérieux problème.Avoir des relations avec le pape, c’est reconnaître son autorité, et ça jamais ! Les autres monastères ont été jusqu’à adopter le calendrier grégorien [et abandonner le calendrier julien] et même recevoir de l’argent de l’Union européenne.Comment peut-on accepter de dépendre d’une autorité qui n’a rien à voir avec l’orthodoxie ? Il est évident que ces nouveaux maîtres voudront un jour quelque chose en contrepartie. Peut-être iront-ils jusqu’à exiger la suppression du sanctuaire”, s’emporte le père Methodios, l’higoumène du monastère. Son bureau est en soi l’incarnation même du vœu de pauvreté : des chaises dépareillées et une table étroite. Ses vêtements sont élimés. Dans le coin, devant la porte, un robinet sans grâce lui sert quo Esphigmenou, tidiennement pour se laver le visage. Sur avec ses trois les chaises traînent des centaines de pages drapeaux de commentaires sur la situation d’Eset son port. phigmenou. Notre entretien est constamment interrompu par un ballet silencieux de jeunes moines qui viennent lui apporter des enveloppes TRÉSOR remplies d’argent et murmurer quelques mots à son oreille. “Des dons de particuliers”, m’explique le père Methodios. Car des milliers de personnes favorables aux positions dogmatiques du monastère viennent chaque année lui rendre visite. Le montant des dons flirte avec les 360 000 euros par an. Le gros des “esphigméniens” se recrute auprès de la communauté grecque américaine. Le père Methodios et les siens leur doivent, entre autres, la conception, la réalisation et la mise en ligne d’un site Internet [www.esphigmenou.com], qui leur permet de ■ Depuis des décennies, les gouvernements français sucgarder le contact avec leurs supporters. cessifs sont en perpétuelle négociation avec le monastère Le père Methodios n’a visité que trois des dix-neuf d’Esphigmenou pour trois bouts de tissu. Mais pas n’imautres monastères de la Sainte Montagne, et ce alors por te lesquels ! Le monastère est en effet l’actuel dépomême qu’il fête cette année sa trente-troisième année de sitaire de trois morceaux originaux de la tente de camprésence en ces lieux. Pour l’higoumène d’Esphigmepagne qu’avait utilisée Bonapar te pendant la campagne nou, il est en effet inconcevable de se rendre dans des d’Egypte [1798-1799]. Ces trois pièces compléteraient utilieux où l’on commémore le nom du renégat de Constanlement les éléments que possède déjà le musée du Louvre. tinople, le patriarche Bartholomeos Ier. “La déterminaLes moines méprisent ces pièces uniques cousues de fil d’or, qu’ils considèrent comme des “idoles” pour cathotion du patriarcat et ses manœuvres pour nous mettre dehors liques. Mais pas question pour autant de se défaire d’une sont vaines. Il faudra d’abord nous passer sur le corps, marsi précieuse monnaie d’échange. On ne sait pas exactetèle le père Methodios. Nous n’avons ni munitions ni ment comment les étoffes sont arrivées à Esphigmenou. matraques. Notre unique arme, c’est notre chapelet.” Mais il Selon certains historiens, la tente aurait été volée à Bonaajoute aussitôt, sur un ton presque menaçant, “ne pas parte par des pirates grecs lors de son passage à Alexansavoir comment réagiront les moines lorsqu’ils verront leur drie, en 1798. Elle aurait alors été vendue en plusieurs monastère encerclé par la police”. Quatre ou cinq policiers lots, l’un d’entre eux atterrissant à Istanbul. Des Turcs font d’ores et déjà le guet en permanence autour du auraient ensuite offer t ce lot au monastère d’Esphigmemonastère afin de surveiller ses résidents et de veiller à nou. Le plus grand des trois morceaux a servi de rideau à ce qu’il n’y ait pas de débordements. l’entrée de l’église du monastère pendant un certain temps, Au pire, nous explique le père Methodios, il reste avant de se retrouver dans une vitrine. Ce “trésor” est encore l’escalier de vingt-cinq marches caché dans aujourd’hui à l’abri des regards – et des voleurs – dans le mur de l’église et construit pour les situations de une cr ypte du monastère. Pour y accéder, il faut d’abord crise. Si le sanctuaire est attaqué, cet escalier pergagner la confiance de l’higoumène. Ces pièces d’étoffe mettra d’évacuer les trésors, mais aussi les 300 manushistoriques sont évidemment la première chose que les crits et les 5 000 livres de la bibliothèque. Le tout en moines tenteraient de mettre à l’abri en cas d’attaque du moins de dix minutes avant de s’échapper. “Grâce monastère par les “renégats”. au Zodiac”, précise le père Methodios dans un sourire. Minos Alkhanatis
flotter trois drapeaux au sommet de la tour : un drapeau jaune avec un aigle bicéphale (l’emblème de Byzance), le drapeau grec et, entre les deux, un drapeau noir. Ce dernier est là pour rappeler aux voyageurs un fait d’armes qui date de 1974. Cette année-là, l’ensemble des autres moines du mont Athos, alliés au patriarcat, avaient exigé des 110 moines d’Esphigmenou qu’ils abandonnent le monastère et se rendent. L’eau et l’électricité avaient été coupées, dans l’espoir de précipiter leur départ. Le gouvernement grec avait même pris la peine de positionner quelques bâtiments de guerre en face de la forteresse pour les intimider. Peine perdue. Les moines ont tenu bon. La guerre d’usure allait commencer. A l’entrée du sanctuaire, un moine visiblement rongé par les privations, le visage pâle et sec, s’agenouille avec empressement à notre approche. “Il a dû faire quelque chose de mal”, nous explique un jeune moine, “et l’higoumène, le supérieur du monastère, lui a infligé cette punition pour lui donner une chance de se purifier.” Cette vision est caractéristique de l’extrême sévérité avec laquelle fonctionne Esphigmenou “même envers ses propres frères”. Dans le petit port qui borde le monastère, le père Ephraïm et deux autres moines préparent leurs lignes pour la pêche. Le petit bateau qu’ils utilisent, avec son réfrigérateur de fortune, est indispensable à une communauté qui prétend à l’autosuffisance alimentaire. Quand la pêche est bonne (une centaine de poissons), une partie des prises est précieusement conservée pour les jours de malchance. Les dirigeants du monastère soutiennent qu’au pire un moine ne coûte guère plus de 1 euro par jour, une somme dérisoire qu’ils jurent pouvoir lever sans effort auprès d’“amis” complaisants et répartis dans le monde entier. Amarré à ce port, un Zodiac tout neuf est prêt à partir à tout moment pour échapper à une éventuelle offensive. “Le cadeau d’un armateur à l’époque où les autres monastères voulaient organiser un blocus”, nous explique un autre moine à la soutane déchirée. Il faut dire que la menace devient pressante. En novembre 2002, un ultime avertissement a été adressé aux 107 résidents actuels d’Esphigmenou. Ordre officiel leur a été donné de quitter le monastère millénaire avant fin janvier 2003. Le patriarcat a même fait distribuer des ordres d’expulsion individuels, assurant que la force publique se tenait prête à exécuter cette décision. Depuis, la résistance des “fanatiques du mont Athos” s’est organisée. Dans leur “bataille pour la vérité” contre “les charlatans spirituels qui font la cour aux visiteurs hétérodoxes [les touristes] de la Sainte Montagne”, les moines d’Esphigmenou ont embauché des avocats qui ont fait appel auprès du Conseil d’Etat, la plus haute juridiction grecque. En ultime recours, les moines rebelles utiliseront “leurs armes spirituelles” [leurs chapelets] contre les “laquais du patriarche” de Constantinople. Un peu plus haut, dans la menuiserie du monastère, un jeune moine refuse tout contact. “Retournez donc chez les insensibles”, nous crie-t-il de loin en ironisant sur les monastères “impurs”. Dans le sanctuaire, nous n’avons rencontré que très peu de moines. La plupart d’entre eux étaient occupés aux différents ateliers ou s’adonnaient à la prière. Ils avaient d’ailleurs reçu l’ordre de ne pas répondre à nos questions. “Nous n’avons pas l’au-
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c u l t u re
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À LA DÉCOUVERTE DU BLUES DU DÉSERT
Mélodies
dans les dunes Le village d’Essakane, dans le nord-est du Mali, accueille désormais chaque année le Festival au désert, où des dizaines d’artistes africains et européens viennent se produire devant un public local enthousiaste. La quatrième édition a eu lieu en janvier. DAGENS NYHETER
Stockholm D’ESSAKANE (MALI)
e soir vient de tomber. Ali Farka Touré joue un blues africain, calme, avec la dignité qui sied à un homme d’Etat. Onze jours après le nouvel an, il nous souhaite une bonne année 2004 et on le ressent comme un salut officiel, beaucoup plus que lors du petit discours officiel prononcé une heure après par le ministre du Tourisme malien. C’est le top de la quatrième édition du Festival au désert, rendez-vous musical, organisé chaque année en janvier au milieu des dunes du Sahara, au nord du Mali. Ali Farka Touré habite à quelques dizaines de kilomètres d’ici, dans son village natal de Niafounké, et on peut le considérer comme une sorte de parrain de cet événement. Au début des années 90, la région était dangereuse. La population nomade du nord du Mali s’est révoltée et a réclamé l’autonomie. Un certain nombre d’entre eux avaient vécu dans des camps libyens et s’étaient entraînés à la guerre. Même si un traité de paix a été signé relativement vite, les combats ont continué. Beaucoup craignaient que cela ne dégénère en guerre civile. Mais le résultat fut tout autre. Après une médiation bien menée, un brasier spectaculaire fut allumé en mars 1996 à Tombouctou, où l’on jeta au feu quelque trois mille armes appartenant aux rebelles et à l’armée régulière. Huit années plus tard, les organisateurs du festival estiment qu’il est temps que la région soit connue pour autre chose que ces combats d’une autre époque. D’où ce festival de musique très particulier, vaguement inspiré des grands rassemblements auxquels les Touareg participent traditionnellement chaque année en plusieurs lieux, en décembre et en janvier, les deux mois les plus froids de l’année, ou plutôt les moins chauds. Au Festival au désert, il y a certes de la musique et des visiteurs du monde entier, mais les nomades sont majoritaires et leur musique et celles des pays riverains dominent sur la scène. Les prestations des stars européennes comme Manu Chao et Damon Albarn, le chanteur du groupe Blur, sont réduites à la portion congrue, éclipsées par la musique d’artistes comme Amadou & Mariam ou Afel Bocoum. Ce festival est avant tout conçu comme un lieu de rencontre pour les gens de la région et ils entendent bien qu’il le reste. C’est pourquoi les visiteurs étrangers ne doivent pas être trop nombreux. Les organisateurs ont voulu limiter leur nombre à cinq cents, mais ce plafond a été
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dépassé. “Nous allons peut-être faire moins de publicité à l’avenir”, affirme prudemment le “général” du festival, Ag Mohamed Aly Ansar. La question est de savoir si ça donnera des résultats, car le Festival au désert est en train de devenir un concept que tous les enthousiastes des “musiques du monde” connaissent et dont ne cessent de parler tous ceux qui y sont allés. Les organisateurs en profitent pour discuter, pendant les journées du festival, avec différents organismes des problèmes que rencontrent les Touareg : l’accès à l’eau, à la santé, à la formation. Ag Mohamed Aly Ansar fait remarquer que le nord du Mali est une des régions les moins développées du monde. Même dans un pays aussi pauvre, il existe une profonde fracture entre le Nord et le Sud. Une des contributions du festival est la fourniture de soins gratuits à la population : les quatre lieux de consultation qui sont créés pour l’occasion permettent de soigner environ deux cents personnes par jour. Il ne faut cependant pas oublier qu’il s’agit d’un festival de musique. Et je me demande s’il aurait eu le même succès au Niger. Ou en Mauritanie. Car le Mali est un pays particulier quand il s’agit de musique. Tous ceux qui s’intéressent à la musique africaine
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Ambiance de fête lors du dernier Festival au désert, avec notamment les concerts du groupe Ekanzam (ci-contre) et d’Ali Farka Touré, l’une des grandes stars maliennes (à la guitare).
Reportage photo : Gunilla Ander
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Grand succès
Même si les organisateurs estiment que les 5 000 à 6 000 spectateurs du Festival au désert sont bien suffisants, ils ne manquent pas de faire la promotion de la manifestation sur leur site Internet (http://www.festival -au-desert.org), édité en plusieurs langues. La sortie d’un CD de l’édition 2003, publié par la société française Triban Union (http://www.tribanunion.com), et l’annonce d’un prochain DVD devraient ajouter à la notoriété de ce rassemblement musical hors normes. Nul doute que les quelque 40 artistes, dont plus de la moitié sont originaires du Mali, apprécient l’engouement du public.
s’attachent tôt ou tard au Mali. Sur le plan musical, le Mali est une grande puissance, malgré une population de seulement dix millions d’habitants. Je crois que cela s’explique par sa situation géographique. Un regard rapide sur la carte donne l’impression qu’il s’agit d’un coin perdu. Un grand pays au bord du Sahara, sans accès à la mer, au climat sec et peu peuplé. Mais on ne peut pas dire qu’il soit isolé. Au contraire, le Mali occupe le centre de cette région : coincé entre l’Afrique du Nord et l’Afrique de l’Ouest, il possède des frontières communes avec sept pays. Les trois grandes stars du Mali – Salif Keita, Oumou Sangaré, Ali Farka Touré – appartiennent à trois peuples venant de trois régions et parlent trois langues différentes. Aucun d’eux ne fait partie de la caste des musiciens [les griots], dont la dominance est considérable. Une autre dimension est l’importance du Mali dans l’histoire de la musique outre-Atlantique. Le pays a longtemps servi de zone de rassemblement pour les esclaves achetés ou soumis dans d’autres pays avant d’être emmenés vers la côte pour être vendus aux Blancs. Aucune autre région n’a aussi souvent été désignée comme le berceau de la musique que nous appelons blues. On considère que le banjo est une tentative de recréation du luth, qui, au Mali, est appelé ngoni. Certains croient même que le rythme basique du clavier de la musique latino-américaine a été amené par des esclaves du Mali. Il y a beaucoup de pistes à suivre. Mais c’est la relation avec le blues, et le fait que tant de musiques maliennes soient marquées par le blues, qui intéresse le plus. Si l’on veut ajouter à la confusion, on peut constater que John Lee Hooker, le plus grand bluesman “africain”, était extrêmement populaire au Mali dans les années 50 et 60, et qu’il a eu une grande influence sur le jeune Ali Farka Touré. Dans ce contexte, on ne peut faire l’impasse sur l’artiste malien le plus connu dans le monde. Aucun autre musicien malien n’a été qualifié de bluesman aussi souvent que lui, mais il se considère comme un homme du nord du Mali qui joue la musique de cette région. A présent, il rejette volontiers le blues américain, même celui de John Lee Hooker, qu’il considère comme une tentative à demi-oubliée de recréer quelque chose de plus grand et de plus authentique. Lors de sa conférence de presse au festival, il a poussé le raisonnement encore plus loin en affirmant que presque tout ce qu’il joue trouve ses racines dans la musique des Touareg, dans la culture tamachek. Au cours de ces dernières années, un nouveau groupe est apparu, qui suit la même tendance. Il s’agit de Tinariwen, qui utilise la guitare électrique de façon originale. Le groupe est connu depuis les années 80, mais son premier album n’est sorti qu’en 2001. Héros de la révolte des années 90, ses musiciens ont été les favoris du public pendant le festival. Chaque nouveau morceau a provoqué la jubilation du public et la scène a été peu à peu envahie par des spectateurs. Ces transports de joie semblent un peu curieux si l’on considère la monotonie de cette musique, presque murmurée. Une guitare électrique enchaîne des guirlandes de solos, presque distraites. Le rythme semble évoquer une caravane de chameaux ayant encore beaucoup de chemin à parcourir. Une voix chante une mélodie mélancolique très longue, reprise par un chœur tout aussi long. Leur style a fait école. Au festival, on constate que beaucoup de jeunes groupes suivent leur exemple : Imarhane, Nabi, Baba Djiré. Employer l’expression “blues du désert” est inévitable. Et même si personne n’arrive à maîtriser ce style comme Tinariwen, il est fascinant de constater qu’ils occupent toute une scène. La relève est prête. Dire que le blues vient du Sahara est certainement exagéré. Il a plusieurs sources et a été créé en marchant. Mais aucune personne ayant été à Essakane ne peut nier que le blues est maintenant arrivé au Sahara. Nils Hansson
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débat
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L’AFRIQUE FACE AU VIH
Et si le sida ne tuait pas tant que ça ? Seul contre tous, Rian Malan relativise l’ampleur de l’épidémie en Afrique alors que son propre pays, l’Afrique du Sud, est le plus touché. Pour cet iconoclaste, il s’agit surtout de dénoncer une surmédiatisation qui masque les autres maux dont souffre le continent. THE SPECTATOR
Londres ’était la veille de la Journée du sida en Afrique du Sud. Des stars du rock comme Bono et Bob Geldof étaient attendues pour un concert de collecte de fonds auquel devait assister Nelson Mandela. La radio diffusait de sinistres discussions sur les millions de morts et les légions d’orphelins qui n’allaient pas manquer de piller les villes sud-africaines si rien n’était fait pour eux. Mon voisin, le capitaine David Price, ancien aviateur de la Royal Air Force, a remonté l’allée du jardin avec une coupure de presse. “Lis ça, m’a-t-il dit. C’est vraiment terrible !” C’était un article publié par The Spectator sur les pratiques sexuelles qui contribuent aux ravages causés par le sida sur le continent africain. “Chez nous, en Zambie, un habitant sur cinq est séropositif, y lisait-on. En 1993, notre voisin, le Botswana, avait une population estimée à 1,4 million d’habitants. Aujourd’hui, il en compte moins de 1 million, et ce chiffre continue de baisser. Des prophètes de malheur prédisent qu’il pourrait devenir le premier pays des temps modernes à être rayé de la carte. C’est cela, le sida en Afrique.” Vraiment ? Un recensement récent montre que la population du Botswana augmente d’environ 2,7 % par an, alors que la situation en ce qui concerne le sida passe pour l’une des plus graves de la planète. En tout juste dix ans, la population a atteint 1,7 million d’habitants, ce qui correspondrait plutôt à une légère explosion démographique. Autre mauvaise nouvelle pour tous les Cassandre, le dernier recensement de la Tanzanie révèle un accroissement annuel de la population de 2,9 %. Les chiffres relatifs à la région marécageuse située à l’ouest du lac Victoria, où le sida a fait sa première apparition et où sont censés se trouver des villages entièrement dépeuplés, sont particulièrement gênants pour les pessimistes professionnels. Dans le district de Kagera, le taux d’ac-
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croissement annuel de la population, qui était de 2,7 % avant 1988, a grimpé à 3,1 % au plus fort de l’épidémie. Quant aux derniers recensements effectués en Ouganda et en Afrique du Sud, ils font apparaître des données similaires. D’aucuns pourraient se réjouir de voir que l’effet du sida est moins dévastateur que le citoyen ordinaire ne l’imagine. Mais ils auraient tort : en Afrique, les seules bonnes nouvelles concernant le sida sont de mauvaises nouvelles, et quiconque ose avoir une autre opinion est perçu comme un pestiféré cherchant à semer la confusion et à faire échouer 100 000 campagnes de collecte de fonds parfaitement louables. Je suis bien placé pour le savoir car, il y a quelques années, j’étais moi-même obsédé par les chiffres stupéfiants publiés dans les journaux. On me disait que le sida avait tué 250 000 Sud-Africains en 1999 et je soutenais que c’était impossible. Le résultat n’a pas été très beau : des dîners gâchés, des amitiés brisées, des railleries de personnes mieux informées et d’âpres disputes avec ma femme. Au bout d’un an, elle m’a mis le marché entre les mains : “Choisis, m’a-t-elle dit. C’est le sida ou moi.” COURRIER INTERNATIONAL N ° 694
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Dessin de Lino,
Canada. ■
Polémique
C’est pour critiquer l’attentisme du président sud-africain, Thabo Mbeki, face au sida que Rian Malan a mené des recherches sur la maladie. Mais celles-ci l’ont amené à la conclusion que les ravages de l’épidémie sont surestimés. Sa thèse, rendue publique en 2001 et reprise dans ce récent article du Spectator, est à l’origine d’une polémique qui dure depuis trois ans.
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Alors que j’écris cet article, mon épouse se tient derrière moi, les mains sur les hanches, terriblement contrariée de me voir revenir à mes mauvaises habitudes. Mais j’ai l’impression, en regardant ce qui se passe autour de moi, que l’agitation suscitée par cette maladie est en train de prendre des proportions dangereuses et qu’il est urgent de calmer le jeu. Qu’on me laisse donc expliquer mon point de vue. Nous savons tous que les statistiques sont souvent la forme la plus basse du mensonge. Mais, lorsqu’il s’agit du sida, nous perdons tout scepticisme. Pourquoi ? Le sida est la maladie la plus politique qu’on ait jamais connue. Il est au centre d’une polémique depuis le jour où il a été identifié. Le principal champ de bataille est le public et l’arme la plus mortelle, l’estimation. Quand le virus a fait sa première apparition, je vivais aux Etats-Unis, où l’on estimait que le nombre de cas doublait d’année en année. En 1985, une revue scientifique avait annoncé que 1,7 million d’Américains étaient déjà infectés et que le chiffre n’allait pas tarder à grimper aux alentours de 3 à 5 millions. Nous savons aujourd’hui que ces estimations étaient largement et délibérément exagérées, mais elles ont atteint leur but : le sida a été propulsé tout en haut du programme de dépenses des pays occidentaux, et les analystes ont porté leur attention sur d’autres problèmes. L’épidémie en Inde a été comparée à un “volcan prêt à entrer en éruption”, on a dit de l’Afrique qu’elle était confrontée à “un raz de marée de décès”, et on a annoncé en 1992 que “le sida pouvait décimer la planète entière”. Qui étaient-ils, ces analystes ? Ils travaillaient pour la plupart à Genève pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou l’ONUSIDA, en se servant d’un logiciel informatique nommé Epimodel. Chaque année, dans toute l’Afrique, du sang était prélevé sur un petit échantillon de femmes enceintes et analysé. Les résultats étaient ensuite traités par Epimodel, qui fournissait des estimations fondées sur l’idée que, si autant de femmes étaient infectées, une proportion équivalente d’hommes l’était aussi. Ces chiffres étaient ensuite transposés à l’échelon national et on obtenait ainsi des décomptes apparemment précis des condamnés, des mourants et des orphelins. L’Afrique étant désorganisée, nous n’avions pas d’autre choix que d’accepter ces projections. Les reportages sur le sida en Afrique se réduisaient à une quête d’anecdotes assorties d’estimations de Genève toujours plus terribles : un total cumulé de 9,6 millions de décès en 1997 et de 17 millions trois ans plus tard. C’est du moins ce qu’on nous disait. Quand je me suis rendu dans les régions les plus touchées de la Tanzanie et de l’Ouganda, en 2001, j’ai été submergé d’histoires sur l’horrible sort des “slims” [les maigres], comme les gens du coin appellent les malades du sida, mais elles étaient rarement corroborées par des statistiques. Selon le bureau du recensement, la mortalité dans ces régions
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débat
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LE SIDA EN AFRIQUE
TUNISIE MAROC ALGÉRIE LYBIE
ÉGYPTE
MAURITANIE
NIGER MALI ÉRYTHRÉE SÉNÉGAL TCHAD SOUDAN BURKINA FASO GAMBIE DJIBOUTI GUINÉ-B. GUINÉE BÉNIN NIGERIA GHANA ÉTHIOPIE CÔTESIERRA LEONE CENTRAFRIQUE D’IVOIRE LIBERIA TOGO CAMEROUN SOMALIE OUGANDA GUINÉE É. RWANDA GABON KENYA Les estimations de l’OMS pour RÉP. DÉM. CONGO DU CONGO
l’Afrique subsaharienne (fin 2003)
Taux de séropositifs en 2001 15 % à 39 % 5 % à 15 % 1%à5% 0,5 % à 1 %
0,1 % à 0,5 % 0 % à 0,1 % non disponible
BURUNDI ANGOLA
NAMIBIE
ZAMBIE
TANZANIE MALAWI
MOZAMBIQUE ZIMBABWE MADAGASCAR BOTSWANA SWAZILAND
AFRIQUE DU SUD
était en régression depuis la Seconde Guerre
mondiale. Des études effectuées depuis l’apparition du sida ont montré des taux figurant parmi les plus bas jamais relevés. Au plus fort de l’épidémie, ces régions semblent donc avoir connu une explosion démographique. Pour expliquer ce phénomène, les spécialistes du sida vous diront que le chaos règne en Afrique et que les données historiques sont trop incertaines pour permettre d’effectuer des comparaisons valables. Mais ils vous diront aussi que l’Afrique du Sud se démarque du reste du continent. “C’est le seul pays de l’Afrique subsaharienne où l’on enregistre régulièrement un nombre suffisant de décès pour pouvoir estimer la mortalité à l’échelon national”, affirme le Pr Ian Timaeus, de la London School of Hygiene and Tropical Medicine. Selon lui, plus de 80 % des décès sont déclarés, ce qui fait de l’Afrique du Sud le seul pays du continent où il est possible de juger de l’objectivité des estimations produites par l’informatique. En 2000, le Pr Timaeus a rejoint une équipe de chercheurs sud-africains résolus à éliminer tous les doutes sur l’impact du sida sur la mortalité. Parrainée par le Conseil de recherche médicale, la mission de l’équipe consistait à confronter, pour la première fois, les données informatiques sur le sida aux chiffres réels enregistrés sur place. Pour ce faire, l’équipe a eu librement accès aux déclarations de décès. Les premiers résultats, qui ont été disponibles en 2001, faisaient mention de 339 000 décès en 1998, 375 000 en 1999 et 410 000 en 2000. Ces chiffres confirmaient les prédictions d’une mortalité accrue, mais ils étaient surévalués. Epimodel estimait à 250 000 le nombre de morts du sida en 1999, alors que le nombre total de décès d’adultes n’était que de 375 000, un chiffre bien trop faible pour que l’on puisse en attribuer la moitié au VIH comme le faisait l’ONU. Bref, le logiciel avait échoué dans sa mission. On l’a donc discrètement abandonné en faveur d’un modèle local plus sophistiqué, l’ASSA-600, qui a donné un résultat plus réaliste : 143 000 victimes du sida en 1999. A ce stade, les décès causés par le sida représentaient 40 % du total, une proportion encore un peu trop élevée, puisqu’il n’en restait que 232 000 pour toutes les autres causes. L’équipe a résolu le problème en déclarant que le nombre
LESOTHO
Sources : ONUSIDA, OMS, www.who.int
Séropositifs : 25 à 28,2 millions Total monde : 34 à 46 millions Malades du sida : 3 à 3,4 millions Total monde : 4,2 à 5,8 millions Décès dûs au sida : 2,2 à 2,4 millions Total monde : 2,5 à 3,5 millions
de décès dus aux autres maladies avait décliné de près de 3 % par an depuis 1985. Il y avait là quelque chose de très étrange. Comment la mortalité pouvait-elle régresser malgré de nouvelles épidémies de choléra et de paludisme, la pauvreté croissante, l’apparition généralisée de microbes résistant aux médicaments et un système sanitaire au bord de l’effondrement ? En tout état de cause, ces chercheurs étaient des experts et leurs aménagements ont donné les résultats attendus : les données informatiques correspondaient désormais aux chiffres réels, les comptes étaient équilibrés, la vérité révélée. Le fruit de leurs travaux, publié en juin 2001, m’a réduit au silence. Certes, je continuais à relever de curieuses corrections et des problèmes d’ampleur, mais je me taisais devant des graphiques révélant d’énormes changements dans le schéma de mortalité, un nombre croissant de gens mourant aux âges où l’activité sexuelle est le plus intense. “Qu’astu à dire face à ces chiffres ?” criait ma femme, les yeux brillants de colère. Rien. J’ai rangé mes documents sur le sida dans le garage et ravalé ma salive. Mais, de temps à autre, je n’ai pu m’empêcher d’aller voir furtivement sur les sites scientifiques comment la situation évoluait.Vers la fin de 2001, le fameux ASSA-600 a été remplacé par l’ASSA-2000, qui a fourni des estimations encore plus faibles que son prédécesseur : seulement 92 000 décès dus au sida en 1999. C’était à peine plus d’un tiers du premier chiffre de l’ONU, mais peu importait : pour les experts scientifiques, l’ASSA-2000 était si précis que toute autre référence aux déclarations de décès “serait d’une utilité limitée”. Il est un peu inquiétant, me suis-je dit, qu’on prétende que la réalité virtuelle rend le réel superflu, mais, si ces experts jugeaient le nouveau modèle infaillible, c’est qu’il devait l’être. Mais il ne l’était pas. En décembre 2002, l’ASSA-2000 a été lui aussi mis au placard. Sur le site du Conseil de recherche médicale, une note expliquait que la modélisation était une science inexacte et que le nombre de victimes du sida commençait tout juste à augmenter. Le Conseil ajoutait qu’un nouveau modèle était en cours d’élaboration et qu’il fournirait vraisemblablement des estimations inférieures d’environ 10 % à celles qui
étaient proposées jusque-là. Bien que cela ne soit pas très rigoureux, j’ai demandé à mon copain scientifique Rodney Richards d’introduire les données corrigées sur son propre simulateur et de voir quel résultat il obtenait pour 1999. La réponse, pour faire court, était un bilan de l’ordre de 65 000 victimes, très loin des 250 000 initialement estimées par l’ONUSIDA. En lisant ces lignes, ma femme n’est pas convaincue. “C’est monstrueux, me dit-elle. Tu traites la question comme s’il s’agissait d’un jeu vidéo. Des gens sont en train de mourir !” Oui, je l’admets, des gens sont en train de mourir, mais il n’en reste pas moins que le sida en Afrique est présenté à la manière d’un jeu vidéo. Quand on lit que 29,4 millions d’Africains “vivent avec le sida”, cela ne veut pas dire que des millions de gens ont passé le test. Cela signifie que des analystes présument que 29,4 millions d’Africains sont liés via des réseaux mathématiques et sexuels extrêmement complexes à l’une des femmes qui ont été diagnostiquées séropositives lors des contrôles annuels effectués dans les maternités. Les analystes sont les premiers à reconnaître que l’opération est sujette à des aléas et à d’importantes marges d’erreur. Plus importantes que prévu, dans certains cas. La plupart des estimations disponibles pour les pays situés au nord de la province du Limpopo sont fournies par l’ONUSIDA et obtenues à l’aide de méthodes similaires à celles qui sont en discrédit en Afrique du Sud. Selon Paul Bennell, analyste de l’Institut des études sur le développement de l’université du Sussex, on constate un “extraordinaire” manque d’éléments en provenance d’autres sources. “La plupart des pays ne recueillent même pas d’informations sur les décès, écrit-il. On ne trouve pratiquement pas de données issues d’études démographiques dans la majeure partie des pays les plus touchés.” L’analyste a pu toutefois s’informer auprès des instituteurs, qui sont considérés comme un groupe à haut risque compte tenu de la régularité de leurs revenus, qui leur permet de faire la fête plus que d’autres. En 2002, la Banque mondiale a déclaré que le sida tuait les enseignants africains “à un rythme trop rapide pour qu’on puisse les remplacer”.
CONTROVERSE
Le sceptique et ses détracteurs ■ “Et si le journaliste sud-africain Rian Malan avait raison ?” s’interroge The East African, l’hebdomadaire de référence de l’Afrique de l’Est. Au Kenya, l’estimation du nombre de personnes infectées par le virus du sida vient en effet d’être nettement revue à la baisse. Les résultats préliminaires d’une vaste enquête de santé conduite par le gouvernement de Nairobi indiquent un taux de prévalence du VIH de 6,7 % dans la population adulte, soit un tiers de moins que les estimations précédentes fournies par l’ONUSIDA, le programme commun des Nations unies sur le sida. Si ces résultats se confirment, “cela pourrait marquer le début d’une réévaluation de l’ampleur du sida sur l’ensemble du continent africain”, écrit The East African. D’autant que Rian Malan n’est plus le seul à juger les chiffres officiels surévalués. Dans un article publié en décembre dernier dans la revue médicale britannique
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The Lancet, le Dr J. Thies Boerma, de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), estime que la méthode statistique la plus communément utilisée sur le continent – l’extrapolation à partir de tests prénataux effectués sur des femmes enceintes – donne un nombre de séropositifs environ 25 % plus élevé que la méthode, jugée plus fiable, consistant à réaliser des examens sanguins dans l’ensemble de la population. Mais la thèse de Rian Malan demeure très contestée, notamment dans son pays. “D’accord, les statistiques du sida en Afrique sont inexactes, mais cela ne veut pas dire qu’elles soient surévaluées. Et, d’ailleurs, le débat sur l’inexactitude des chiffres a-t-il lieu d’être quand le sida, dont l’ombre plane sur les villages décimés et sur les hôpitaux bondés de l’Afrique subsaharienne, est une sinistre réalité depuis plus de dix ans ?” écrit la journaliste Claire Keeton dans le Sunday Times de Johan-
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nesburg. Dans la communauté scientifique et dans les milieux associatifs, nombreux sont ceux qui accusent Malan de fausser les chiffres ou de les interpréter de façon erronée. “Il y a dans ce qu’il dit des éléments de vérité, il soulève de graves questions, mais l’ensemble dénote un manque total de compréhension des données”, dénonce, dans l’hebdomadaire londonien The Obser ver, Alan Whiteside, l’un des experts sud-africains du VIH. Dans le bulletin de la principale association sudafricaine de lutte contre le sida, Treatment Action Campaign (TAC), le directeur national dresse quant à lui la liste des nombreuses erreurs techniques commises par Malan et s’interroge sur ses motivations réelles. “Car, après tout, qu’importe qu’il y ait 1 séropositif sur 8 ou sur 12 SudAfricains ou que la maladie touche 15 ou 30 millions d’Africains quand les Etats sont encore si loin de pouvoir faire face à l’épidémie ?”
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Et la BBC a annoncé que, cette même année, un enseignant malawite sur sept mourrait du sida. Paul Bennell a étudié les données disponibles et a découvert que la mortalité chez les enseignants était “plus faible que prévu”. En outre, le taux semble baisser dans six des huit pays étudiés. “C’est inattendu, observe-t-il. Il est possible que le pire soit derrière nous en ce qui concerne ce groupe.” En 2002, des rumeurs similaires ont circulé dans toute l’Afrique australe, où l’épidémie serait en train de se stabiliser, voire de régresser dans les pays les plus touchés. L’ONUSIDA a eu beaucoup de mal à réfuter cette thèse, la qualifiant de “mythe dangereux”, même si son propre site montre qu’il n’en est rien. “Dans la plupart des pays, l’épidémie ne progresse plus, insiste Paul Bennell. Contrairement à ce qui est dit ou sous-entendu, la prévalence du VIH n’augmente pas.” L’analyste soulève une question intéressante. Pourquoi l’ONUSIDA et son impressionnante alliance d’entreprises pharmaceutiques, les ONG, les scientifiques et les organisations humanitaires proclament-ils, contre toute évidence, que l’épidémie est en train de s’aggraver ? Une explication possible est fournie par Joe Sonnabend, l’un des pionniers de la recherche sur le sida. Ce physicien new-yorkais travaillait dans un centre MST [maladies sexuellement transmissibles] quand le syndrome est apparu. Il a ensuite rejoint la Fondation américaine pour la recherche sur le sida, mais l’a quittée quand ses confrères ont commencé à exagérer la menace d’une pandémie généralisée dans le but d’accroître la visibilité de la maladie et d’amplifier l’urgence des sub-
Dessin de Ferguson
paru dans le Financial Times, Londres.
Le sida fait oublier le paludisme et la tuberculose
Biographie
ventions. Le milieu du sida, dit-il, est très habile pour “manipuler la peur quand il s’agit de se procurer de l’argent et des pouvoirs”. Avec de telles idées en tête, je me suis senti profondément exclu lors des “festivités” qui ont accompagné la Journée du sida en Afrique du Sud. Qu’on ne se méprenne pas à mon égard. Je suis convaincu que le sida pose un réel problème en Afrique. Les gouvernements et les professionnels de la santé les plus mesurés doivent être écoutés quand ils expriment leurs préoccupations sur l’épidémie. Mais, à côté d’eux, il y a des militants et des journalistes qui me semblent hystériques. Pour la Journée du sida, ils se précipitent dans la rue comme des désaxés attirés par la pleine lune, hurlant que le sida fait de plus en plus de ravages, “ne peut plus être maîtrisé”, paralyse les économies, cause des famines, tue des millions de gens, contribue à l’oppression des femmes et “compromet la démocratie” en sapant la volonté des pauvres de résister aux dictateurs. A les entendre, le sida est le seul problème en Afrique, et la seule solution consiste à haranguer les foules jusqu’à ce que le libre accès aux traitements antisida soit défini comme un “droit fon-
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Né en 1954 dans une grande famille d’Afrikaners, Rian Malan a commencé sa carrière comme journaliste spécialiste des faits divers dans un journal de Johannesburg, puis aux Etats-Unis. De retour en Afrique du Sud, en 1985, il publie six ans plus tard My Traitor’s Heart (Mon cœur de traître, éd. Plon). Confession d’un Blanc sudafricain drogué qui craint les Noirs en cette fin d’apartheid, son premier ouvrage est acclamé par la critique.
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damental” pour tout un chacun. Cela revient à dire qu’il faudrait dépenser plus de 400 dollars par an pour garantir un traitement à vie à n’importe quel paysan zambien atteint par le sida au motif que c’est une maladie plus grave que toutes les autres. Cette idée, très noble en apparence, est démente quand on sait qu’un grand nombre de ses voisins mourront de maladies qui auraient pu être soignées pour quelques cents à condition que des médicaments soient disponibles. Quelque 350 millions d’Africains – près de la moitié de la population – ont des crises de paludisme chaque année, mais le traitement de cette maladie n’est pas un droit fondamental. Deux millions attrapent la tuberculose, mais, la dernière fois que je me suis penché sur la question, les dépenses consacrées à la recherche sur le sida excédaient de 90 % celles de la recherche sur la tuberculose. Et, en ce qui concerne la pneumonie, le cancer, la dysenterie ou le diabète, les gens peuvent toujours prendre de l’aspirine ou parcourir la brousse à la recherche de plantes médicinales. Je pense qu’il est temps de remettre en question certaines des affirmations du lobby du sida. Ses certitudes sont trop fanatiques, les pouvoirs qu’il revendique trop étendus. Qu’on le laisse libre de ses mouvements et il réquisitionnera toutes les ressources pour combattre une seule maladie. Il vaincra peut-être le sida, sait-on jamais, mais que dirons-nous si, dans cinq ans, nous ouvrons les yeux et découvrons que l’ampleur du problème a été excessivement gonflée par des estimations mal fondées et que plus de 20 milliards de dollars sont partis en fumée ? Rian Malan
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économie économie Le mystérieux langage des banques centrales p. 50 ■ multimédia La presse américaine met les petits plats dans les grands p. 52 ■ sciences La conquête de Mars réservée aux femmes ? p. 53 ■
écologie L’Inde, poubelle du monde développé p. 54
i n t e l l i ge n c e s
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Une entreprise sociale dans le désert égyptien ALTERNATIVE Le groupe Sekem, ■
spécialisé dans l’agriculture biologique, engrange des bénéfices records. Mieux, il participe au développement local et à la préservation de l’environnement. THE CHRISTIAN SCIENCE MONITOR
Boston DE BELBEIS (ÉGYPTE)
’Egypte, ou même le monde arabe, n’est pas particulièrement connu pour être un foyer du capitalisme social. C’est ce qui rend d’autant plus remarquable l’expérience tentée par le groupe Sekem en plein désert égyptien. L’année dernière, cette société agroalimentaire, soucieuse de l’environnement, est allée à contrecourant d’une économie égyptienne en plein marasme, affichant une hausse de 25 % de ses bénéfices. Elle a engrangé 14 millions de dollars tout en proposant des formations professionnelles, des soins médicaux et une éducation de qualité à ses 2 000 salariés et à leurs enfants, sans compter les retombées positives pour les dizaines de milliers de membres des communautés où elle est implantée. Sekem a également fait des dons à hauteur de 15 à 20 % de ses bénéfices en faveur du développement social. Dans l’un des pays les plus pauvres du monde, où la mondialisation et la libéralisation des échanges se traduisent souvent par la réduction des marges pour les entreprises, Sekem – dont le nom est la transcription d’un hiéroglyphe signifiant “vitalité tirée du soleil” – prouve qu’aider les autres et gagner de l’argent n’est pas incompatible. Sekem a été créé il y a un quart de siècle sur près de 70 hectares de désert, dans les environs du Caire. “J’ai imaginé un projet social en trois volets qui me permettrait de contribuer au développement de la communauté et de l’humanité et à la protection de l’environnement”, confie le fondateur, Ibrahim Abouleish. Le désert, ajoutet-il, “était comme la toile d’une peinture, mais sans le cadre”. Un coup de pinceau par-ci, un canal d’irrigation parlà et, petit à petit, le chef-d’œuvre de M. Abouleish a pris corps. On a d’abord connu les médicaments à base de plantes de Sekem. Puis vinrent les plantes de la marque Isis et les fruits et légumes bio Libra. Au fil des années, d’autres produits ont fait leur apparition : vêtements en coton bio, riz, thé et miel. Une société d’emballage conditionne les produits, désormais distribués en Egypte, en Europe et aux Etats-Unis. Parmi les actions marquantes du groupe figure la création de l’Egyptian Biodynamic Association [EBDA, Association biodynamique égyptienne], qui encourage le développement de l’agriculture biologique sur près de 4000 hectares à travers tout le pays, dans plus de 400 petites et moyennes exploitations
L
Dessin d’Ajubel
paru dans El Mundo, Madrid.
■ Agriculture biologique
En Egypte, plus de 13 000 hectares sont consacrés à l’agriculture biologique. De plus en plus de cultivateurs s’installent dans le désert – qui représente près de 98 % du territoire égyptien – pour échapper à la pollution des sols de la vallée du Nil, saturés en pesticides et en métaux lourds. Un investissement rentable pour eux car les terrains désertiques sont moins chers, tandis que la demande mondiale en produits biologiques est en constante croissance.
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agricoles. En collaboration avec le ministère de l’Agriculture, Sekem a installé un nouveau système de protection des plants de coton, réduisant l’utilisation des pesticides à moins de 10 %. Une initiative qui a conduit à l’interdiction de l’utilisation de ces substances dans tout le pays. L’EBDA est désormais autosuffisante, les agriculteurs égyptiens versant 7 dollars par demi-hectare cultivé en échange du droit d’apposer la marque Sekem sur leurs produits. Ces redevances couvrent largement les charges d’exploitation de l’association. L’EBDA utilise également l’aide étrangère pour promouvoir les méthodes de l’agriculture biologique en Tunisie, au Maroc, en Palestine et au Liban. Mais le groupe Sekem ne se contente pas de développer l’agriculture biologique. Il a d’abord construit un centre de formation pour adultes, puis un jardin d’enfants, avant de lancer un grand programme d’alphabétisation. La Société pour le développement culturel du groupe Sekem gère aujourd’hui un hôpital, un programme spécial d’éducation pour enfants handicapés, un centre de formation professionnelle et une académie des arts et des sciences. LE GROUPE SEKEM PRATIQUE UNE “ÉCONOMIE DE L’AMOUR”
Alors, comment gagner de l’argent tout en faisant participer les salariés aux bénéfices – surtout dans un pays où la plupart des entreprises ne parviennent ni à l’un ni à l’autre ? C’est difficile, reconnaît M. Abouleish, mais pas impossible. Les salariés de Sekem se voient prélever une petite partie de leur salaire au titre de leur contribution au fonctionnement des écoles, de la clinique et des activités culturelles. Environ 40 % des fonds proviennent des activités de l’entreprise, notamment des ventes et des contributions du personnel. Pour le reste, 30 à 35 % proviennent de subventions diverses et l’aide étrangère, en provenance principalement de l’Union européenne et des Etats-Unis, représente entre 15 et 20 %. Certains projets à but non lucratif au sein de Sekem, comme l’EBDA, sont d’ores et déjà autosuffisants. A l’heure où les associations d’aide essuient de plus en plus de critiques DU 19 AU 25 FÉVRIER 2004
relatives au gaspillage de l’argent de leurs donateurs et à leur inefficacité, les experts en développement ne tarissent pas d’éloges sur Sekem. “Je trouve que c’est l’un des projets les plus passionnants qui soient menés dans le monde musulman”, se félicite Asad Azfar, gestionnaire de portefeuille chez Acumen Fund, une organisation à but non lucratif de New York qui soutient les projets de M. Abouleish. “Il faut que nous bâtissions une société saine, fondée sur le savoir, insiste M. Abouleish. Inculquer un goût pour la culture, voilà l’une des grandes priorités du développement.” C’est ce genre d’attitude qui a valu à l’entrepreneur égyptien nombre d’honneurs ces dernières années. En août 2003, la fondation Schwab, en association avec le Forum économique mondial de Davos a fait figurer M. Abouleish sur sa liste des 25 chefs d’entreprise d’exception, à forte conscience sociale. Le jury de la fondation Right Livelihood a quant à lui décerné à Sekem le prix Nobel alternatif. “C’est la première fois que nous choisissons un chef d’entreprise”, commente le créateur de la fondation, Jacob von Uexkull, écrivain et ancien député européen. “M. Abouleish pratique ce qu’il appelle l’économie de l’amour. Il prouve que l’on peut à la fois faire du bien et en vivre.” Vivre bien, renchérit le personnel de la ferme de Belbeis, est la meilleure revanche qui soit. Dans ce grand complexe, qui tient davantage du village que de l’entreprise, les arbres ondulent sous la brise de l’après-midi. On entend le grondement d’un tracteur dans les champs. Les enfants de l’école primaire chantent, comme toutes les semaines, devant leurs camarades et un Abouleish rayonnant. Les usines et l’école aux murs blanchis à la chaux bourdonnent d’activité. A l’écart des rues chaotiques du Caire voisin, on se trouve dans un havre de paix, qui forme un contraste saisissant avec l’extrême pauvreté où sont plongés les 70 millions d’Egyptiens. “Nous consommons une nourriture saine et nos enfants étudient”, se réjouit Mohammed Thoor, un professeur d’informatique du groupe Sekem. “Que demander de plus ?” Gretchen Peters
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Les Russes font à nouveau confiance au rouble MONNAIE La Russie n’importe ■
presque plus de dollars américains. Cette tendance va s’accentuer avec l’émission de billets de 5 000 roubles destinés à remplacer les coupures de 100 dollars dans les bas de laine. IZVESTIA
Moscou
S
Le degré de dollarisation des économies à travers le monde Rapport entre le volume de dollars en circulation et le PIB (en %) 17,5 10
25,2
* Rapport à parit de pouvoir d’ach
10
Lett o Lit nie Biél uanie oru s Rus sie sie* Polo g Bul ne Rou garie man Turq ie uie Vie Cam tnam Hon bodge g Tha Kong ïl Sing ande Phil apour ipp In ine Cor donés s ée d ie uS ud Chin Taïw e an
Mex i Salv que ado Rép . do Panam r min ic á Colo aine m Equ bie ate u Bré r Pér sil ou* C Par hili a Arge guay ntin e
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ur les 630 milliards de dollars qui circulent sous forme de billets de banque, moins de la moitié (260 milliards) se trouvent sur le territoire américain. En effet, la quantité de dollars utilisés à l’étranger n’a jamais cessé d’augmenter au cours des dernières années. D’après les statistiques du Trésor américain, un tiers des billets verts circulaient hors des frontières au début des années 60. Mais la proportion a brutalement changé au début des années 90, lorsque les Européens de l’Est et les Russes ont manifesté un appétit démesuré pour cette devise. Entre 1994 et 1996, la Russie a importé en moyenne 2 milliards de dollars par mois. Les employés des banques américaines se souviennent que l’essentiel des émissions nouvelles partait directement en Russie. Résultat : les anciens pays socialistes ont fini par rassembler 40 % du total des dollars circulant hors des Etats-Unis. La stabilité coûte cher à la Russie. Le Trésor américain indique que le
estime que la tendance va se maintenir en 2004. La masse monétaire en roubles ne cesse pour sa part de s’accroître. La banque centrale russe indique que, durant les onze premiers mois de 2003, elle a augmenté d’un tiers. Et, dans les premiers jours de 2004, il s’est produit un événement quasi historique : la banque centrale estime que, même au taux de change actuel [28,50 roubles pour 1 dollar], le montant des dollars présents en Russie a été rattrapé par celui des roubles. “La monétisation de l’économie russe est enclenchée”, analyse Evgueni Gavrilenkov, économiste de la société Troïka Dialog. Pour lui, le succès du rouble s’explique par la croissance que connaît le pays. “La situation actuelle n’a rien à voir avec celle du milieu des années 90.” La stabilité sur le marché des devises
budget fédéral engrange chaque année une prime de 14 à 16 milliards de dollars, qui provient des intérêts payés sur les titres, le principal actif de la Réserve fédérale [la banque centrale américaine], qui garantit la valeur du dollar. Un rapide calcul montre que, de cette manière, la Russie finance le budget américain à hauteur de 1,5 à 3,3 milliards de dollars selon les années. A ce jour, la population russe détient 37,6 milliards d’équivalents dollars (cette somme comprend aussi des euros), mais l’arrivée de nouveaux billets verts a cessé. “Il n’y a presque plus de demande”, constate Vassili Zablotski, le directeur adjoint de la banque MDM, principale importatrice d’espèces en Russie. “Et le peu de demande existante est facilement satisfaite par les dollars présents en Russie.” Il
n’avait alors pas entraîné la dédollarisation espérée. Et l’interdiction d’utiliser les devises étrangères avait conduit à l’apparition de la fameuse “unité conventionnelle” [expression qui désigne pudiquement le dollar et permet d’éviter d’afficher dans les magasins des prix en roubles qui comportent trop de zéros]. “A l’époque, il était difficile de tromper les gens en prétendant que la situation s’était stabilisée alors que tout reposait sur la pyramide financière des obligations d’Etat à court terme.” [Ce qui entraîna la crise d’août 1998.] “C’est vrai, la situation a bien changé en Russie”, renchérit Kurt Schuller, économiste du Congrès américain et partisan convaincu du libre choix des devises. “Même si le rouble n’a pas la longue et glorieuse histoire du dollar américain, tous les facteurs fondamentaux lui sont maintenant favorables.” Elena Matrossova, de la société BDO Unicon, qui recommandait de tout investir dans le rouble ces deux dernières années, se montre plus dubitative. “Une part importante de l’actuelle émission de roubles retourne à la banque centrale sous forme de reliquats sur les comptes courants des banques commerciales à la banque centrale”, rappelle-telle. Une initiative de la Banque de Russie devrait toutefois porter un coup fatal au dollar. Cette arme secrète est le futur billet de 5 000 roubles. La banque centrale promet de le lancer en 2005, mais ne dit pas en quelle quantité. Elle préfère ménager le suspense. Natalia Orlova, Alexeï Tikhonov
Les firmes allemandes veulent leur part du gâteau irakien CONTRATS Désormais, tous les pays ■
peuvent participer à la reconstruction de l’Irak. Une aubaine pour les Allemands, qui vont notamment pouvoir investir dans le secteur public irakien, en pleine privatisation. DIE TAGESZEITUNG
Berlin a liberté commence avec la voiture. A cet égard, l’Irak de l’aprèsSaddam Hussein n’est guère différent des pays d’Europe de l’Est après l’effondrement du communisme : 250 000 automobiles d’occasion y auraient été importées rien que dans la seconde moitié de l’année 2003, et il suffit de jeter un œil sur les marchés de Bagdad pour constater que le commerce se porte tout aussi bien dans d’autres domaines. Téléviseurs et ordinateurs en provenance de Corée du Sud, électroménager turc, jouets importés de Chine, tissus et Pepsi-Cola du Proche- et du MoyenOrient, bière et vêtements d’Europe : l’Irak croule sous les marchandises.
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Après des années de privations et d’embargo, le pays renoue avec la consommation. L’augmentation du pouvoir d’achat est essentiellement due à la réforme des rémunérations instaurée par Paul Bremer, l’administrateur civil américain. Les centaines de milliers de fonctionnaires irakiens ont ainsi bénéficié d’importantes augmentations de salaire – qui équivalent dans certains cas à une multiplication par quarante. Après des décennies de mauvaise gestion et d’embargo, l’industrie irakienne est au moins aussi avide d’investissements que le marché des biens de consommation. Il y a beaucoup d’argent à gagner maintenant que les entraves au commerce sont tombées, et les entreprises allemandes veulent, elles aussi, leur part du gâteau. Elles étaient cinquante à participer à une foire pour la reconstruction de l’Irak à Koweit City il y a quelques semaines. Seuls l’Iran, l’Italie, le Koweït, l’Arabie Saoudite et la Turquie affichaient une présence plus importante. Au même moment, des membres de la Chambre de commerce germanoarabe se réunissaient en Jordanie pour jeter les bases de contrats futurs. Le principal donneur d’ordres est actuellement le gouvernement améri-
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cain, qui a débloqué 18,6 milliards de dollars pour la reconstruction de l’Irak. L’attribution des contrats se fait par le biais de l’Iraq Program Management Office (PMO), qui a repris cette tâche en octobre dernier des mains de l’USAID, un organisme gouvernemental américain. Le PMO envisage dans les prochains mois de lancer 2 300 projets dans les secteurs de l’eau, de l’électricité et de la fonction publique. LES APPELS D’OFFRES SONT DÉSORMAIS OUVERTS À TOUS
Jusqu’à présent, les entreprises des pays opposés à la guerre étaient exclues des appels d’offres et ne pouvaient prétendre qu’à des missions de soustraitance. Siemens a cependant obtenu un contrat de plusieurs millions pour la mise en place d’un réseau de téléphonie mobile dans le nord de l’Irak. La prochaine série d’appels d’offres pour la reconstruction de l’Irak sera lancée en mars pour un montant total de 5 milliards de dollars, et les entreprises allemandes, françaises et russes pourront y répondre directement. Jusqu’ici, ce sont avant tout les grands groupes américains, comme le constructeur Bechtel ou le pétrolier Halliburton, qui ont tiré leur épingle DU 19 AU 25 FÉVRIER 2004
du jeu. Halliburton, que Dick Cheney, le vice-président des Etats-Unis, a dirigé jusqu’en août 2000, a été accusé depuis d’avoir obtenu ses contrats grâce à diverses manipulations. Le groupe [qui est également soupçonné d’avoir surfacturé ses prestations au gouvernement américain] a d’ores et déjà annoncé qu’il allait rembourser 6,3 millions de dollars. Mais ce sont essentiellement les projets de restructuration des entreprises publiques irakiennes qui contribuent à l’optimisme des milieux d’affaires. La privatisation et l’ouverture aux capitaux étrangers décrétés en juin 2003 par Paul Bremer n’ont pas été suivies d’effet parce qu’elles allaient bien au-delà des attributions de la force d’occupation américaine. Mais le gouvernement irakien a décidé depuis que ses entreprises publiques pourraient être gérées par des sociétés étrangères. Sur les 250 entreprises d’Etat irakiennes, 68 sont désormais ouvertes à ce type de gestion pour une période de cinq ans. La seule condition, c’est que leurs salariés actuels restent en place. De nombreuses propositions ont déjà été lancées, y compris de la part d’entreprises allemandes, mais l’identité des intéressés n’a pas encore été révélée. Inga Rogg
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économie
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Le mystérieux langage des banques centrales dans un communiqué que “la probabilité d’une baisse substantielle et inopportune de l’inflation, bien que peu importante, est plus grande que celle d’une poussée inflationniste à partir d’un niveau déjà bas”. Depuis, les opérateurs sur devises et sur obligations débattent à n’en plus finir du sens exact de ces termes et de l’intervention de la Fed qu’ils pourraient induire.
FINANCE Décrypter ■
les propos sibyllins des banquiers centraux est devenu une activité essentielle sur le marché des changes. Les investisseurs, en effet, qui spéculent à très court terme, cherchent à anticiper toute modification des taux d’intérêt.
Car toonists & Writers Syndicate
LES INVESTISSEURS SONT DE PLUS EN PLUS PRESSÉS
FINANCIAL TIMES
Londres orsque, le 12 janvier dernier, Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne (BCE), a qualifié de “brutaux” les mouvements sur le marché des changes, il a rapidement pu constater le poids qu’avaient les mots sur les marchés financiers. Les analystes se sont jetés sur leurs dictionnaires pour comparer et discuter le sens de ce terme en anglais et en français. Au final, les commentaires de M. Trichet ont arrêté net l’envolée de l’euro – mais pas pour longtemps. La croissance des marchés financiers depuis vingt ans a fortement accru le prestige des banquiers centraux. Et le décryptage de leurs déclarations est devenu d’une importance capitale pour les investisseurs, qui ont les yeux rivés sur le court terme. “Pour les marchés, c’est l’équivalent de la théologie. Derrière la rhétorique, il y a toujours la possibilité d’une action”, commente Mark Cliff, d’ING Financial Markets. La BCE espère que parler maintenant lui reviendra moins cher qu’agir plus tard, car une intervention directe sur les marchés des changes est un exercice qui peut se révéler coûteux, et les Banques centrales préfèrent garder cette arme en réserve jusqu’à ce qu’elles aient épuisé toutes les possibilités du verbe. En attendant, les mots restent une arme de choix.
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ALAN GREENSPAN, LE VIRTUOSE DE LA SUGGESTION
Nul ne les manie mieux qu’Alan Greenspan : le président de la Réserve fédérale américaine (Fed) pèse soigneusement ses propos. En les distillant au compte-gouttes, il préserve leur valeur et accroît leur effet. On en voit le plus bel exemple avec les déclarations qui accompagnent les décisions de la Fed en matière de politique monétaire. Le marché tente de prévoir le moment qu’elle choisira pour modifier les taux de change, en spéculant sur l’adjectif “accommodante” et l’expression “période considérable”. [Pen-
Dessin
de Jovanovic, Belgrade.
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Traduction
En juin 2003, lorsqu’elle a baissé les taux d’intérêt, la Réserve fédérale américaine (Fed) a déclaré que sa politique monétaire resterait “accommodante”. Ce qui, selon le Los Angeles Times, signifiait : “L’économie ne bouge pas encore assez. Nous allons lui donner un nouveau coup de fouet.” En août, lorsqu’elle a dit qu’elle maintiendrait des taux bas pendant “une période considérable”, il fallait comprendre : “Pas de panique. L’économie ne chauffe pas tant que ça, on ne va pas augmenter les taux.” Et, lorsqu’à la fin janvier elle a estimé qu’elle pouvait être “patiente”, la Fed voulait dire en réalité : “Réveillez-vous ! Nous pourrions finalement augmenter les taux, même si ce n’est pas pour tout de suite.”
dant des mois, la Fed s’est dite prête à maintenir sa politique “accommodante” – c’est-à-dire des taux bas – pendant une “période considérable”. Fin janvier, cette formule a changé (au grand émoi des marchés) pour devenir “le comité de politique monétaire pense qu’il peut se montrer patient avant d’abandonner sa politique accommodante”.] M. Greenspan maîtrise parfaitement le pouvoir de suggestion ; il est passé maître dans l’art de tester les réactions du marché, au travers d’allusions et de références voilées. En témoigne la manière dont il a fait face au risque de déflation en mai dernier. La Fed n’a pas prononcé ce mot tant redouté, qui aurait semé la panique sur les marchés. Elle a préféré noter
Si M. Greenspan apparaît comme le maître incontesté en la matière, c’est son prédécesseur, Paul Volcker, qui, dans les années 80, a provoqué les nouveaux comportements des opérateurs en prenant l’habitude de surprendre tout le monde avec des changements de politique soudains. “L’observation de la Fed – ou celle des banques centrales en général – est vraiment entrée dans les usages avecVolcker”, explique Mark Austin, chef de la stratégie devises chez HSBC. “Ce que faisait vraiment la Fed était assez opaque, aussi fallait-il analyser les nuances des propos tenus par Volcker.” Pour Mike Berg, du cabinet de conseil économique 4cast, l’attitude réservée de M.Volcker s’inscrivait dans la culture des banques centrales de l’époque. “La Fed préférait ne rien dire plutôt que prendre le risque de donner une fausse idée aux marchés. C’était pareil avec la Bundesbank [en Allemagne].” L’attention intense dont font l’objet les banquiers centraux, estime de son côté M. Cliffe, s’explique également par un changement fondamental du comportement des investisseurs. “Auparavant, ils conservaient
leurs titres pendant deux ou trois mois. Maintenant, c’est plutôt deux à trois semaines. Ils essaient de réaliser des plus-values sur cette période, d’où leur sensibilité aux déclarations des banques centrales.” Les banquiers centraux s’attirent parfois des ennuis en parlant à tort et à travers. Les gaffes de Wim Duisenberg, le prédécesseur de M. Trichet, ont à la fois desservi l’euro et entamé la crédibilité de la BCE. Quand, en octobre 2000, M. Duisenberg a confié à un journal qu’il ne prévoyait pas d’intervention pour enrayer la chute de l’euro, la monnaie unique s’est effondrée. En 2001, il persista et signa. “J’entends, mais je n’écoute pas”, lança-t-il aux marchés. Et, de nouveau, l’euro plongea. Les économistes imputent la faiblesse initiale de l’euro avant tout au peu de respect qu’inspiraient la BCE et son premier président. “Le marché adore les gagnants”, commente Nick Parsons, de la Commerzbank. D’après lui, la soigneuse orchestration de l’avertissement donné récemment par la BCE démontre une bien meilleure compréhension de la psychologie des marchés et renforce la crédibilité de la Banque. Mais les interventions, qu’elles soient verbales ou effectives, demeurent une arme à double tranchant. Ainsi l’euro a-t-il repris sa progression après que les ministres des Finances de la zone euro, réunis en janvier, se sont contentés de réaffirmer la position de la BCE. “S’ils veulent frapper les esprits, il faut maintenant qu’ils tentent autre chose”, conclut M. Austin. Jennifer Hugues
LA VIE EN BOÎTE
Mieux que les robots, les ouvriers DE TRÉVISE divers. Tout compte fait, reprogrammer à ’est la revanche de l’homme sur la chaque fois les robots revient plus cher machine. A Susegana, près de Trévise, que s’en remettre au travail humain. L’enles robots de l’usine Electrolux partent à treprise s’est aperçue que, pour “produire la retraite, et les ouvriers retournent à la des réfrigérateurs à haute valeur ajoutée, chaîne de montage. Car on se rend compte un professionnalisme humain de haut que, dans la production de haute qualité, niveau est nécessaire”. les humains sont plus fiables, plus “Ce qui était effectué par des machines flexibles… et plus économiques. automatiques continuera de l’être”, préciElectrolux, colosse de la production de réfrisent les responsables de l’usine, dont les gérateurs, véritable modèle pour ses appli2 200 salariés fabriquent près de 2 millions cations de l’intelligence ar tificielle, vient de réfrigérateurs par an. Mais l’organisad’annoncer aux syndicats qu’il allait investion du travail sera revue en profondeur. La tir 7 millions d’euros d’ici à 2005 pour révodirection souhaite mettre en place des lutionner les processus de fabrication dans filières de production plus rapides, avec des le tiers de ses établissements. Première cadences plus élevées et davantage d’ouétape : les chariots téléguidés qui, à la fin vriers sur la même ligne d’assemblage. des années 80, avaient stupéfié les pre- Dessin d’Al Jabarro paru dans “Que l’automatisation de haut niveau nous miers visiteurs de l’atelier seront mis au The Wall Street Journal Europe, limite, nous l’avions compris depuis longBruxelles. rebut. Conçus pour prélever automatiquetemps, ne serait-ce qu’à cause des réperment chaque composant dans les zones cussions en chaîne au moindre accroc”, de stockage et les apporter directement sur les postes observe le secrétaire du syndicat FIM CISL de la Vénéde travail des assembleurs, ils ont montré leurs limites. tie, Gigi Copiello. “La direction va nous demander une plus A la moindre contrariété de l’unité centrale, c’est l’effet grande flexibilité dans les horaires, comme d’habitude !” domino : tout le système de production est bloqué. Candido Omiciuolo, le secrétaire du syndicat FIOM CGIL, Pis encore, les robots ne choisissent pas toujours les est plus circonspect : “Nous voulons y regarder de plus bonnes pièces, ce qui est devenu encore plus gênant près : revenir aux cadences des chaînes de montage d’auFavero Gianni, avec le passage d’une production de série à une protrefois serait un pas en arrière.” Corriere della Sera (extraits), Milan duction diversifiée, apte à satisfaire les marchés les plus
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La presse américaine met les petits plats dans les grands miteux de Saveur. Ruth Reichl a été responsable de la rubrique Gastronomie du Los Angeles Times, puis critique gastronomique au NewYork Times avant de céder sa place à William Grimes. Malgré l’étalage de signes extérieurs de pouvoir, Ruth Reichl semble avoir conservé le côté intellectuel qui l’a propulsée de son travail de serveuse à Ann Arbor, dans le Michigan, à la direction de Gourmet, le magazine gastronomique le plus ancien du pays, en passant par l’époque où elle fouillait dans les poubelles du magasin de produits biologiques labellisé “whole earth foods” dans une ville de Californie.
MÉDIA Au pays de la ■
malbouffe, quotidiens et magazines accordent de plus en plus de place à la cuisine. Et les meilleurs chroniqueurs politiques cherchent souvent à briller en écrivant des papiers sur la gastronomie.
UN INTÉRÊT ET DES RUBRIQUES ENTIÈREMENT RENOUVELÉS
AMERICAN JOURNALISM REVIEW
College Park (Maryland) e célèbre chroniqueur politique, R. W. “Johnny” Apple, passe désormais son temps à étudier en détail des sujets aussi complexes que le bouquet de l’armagnac, la cuisine aux influences variées de la ville italienne de Trieste ou les merveilleuses saucisses du Wisconsin. The New Yorker, qui consacre chaque année des numéros entiers à des thèmes comme l’art, la littérature ou l’argent, a publié l’été dernier un numéro double sur la gastronomie. Ces deux faits choisis parmi d’autres illustrent le changement d’attitude vis-àvis de l’alimentation perceptible aux Etats-Unis. “La nourriture est devenue une part très importante de la culture américaine., comme le cinéma ou le théâtre. Mais lorsque j’ai commencé à écrire sur le sujet, il y a trente ans, tout le monde trouvait cela bizarre. C’était considéré comme ‘un truc pour les pages féminines’”, raconte Ruth Reichl, rédactrice en chef de Gourmet Magazine.
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TOUS LES GRANDS JOURNAUX SE METTENT À TABLE
Il n’y a pas si longtemps que cela, la rubrique Gastronomie du Baltimore Sun se résumait à des recettes et à des articles sans saveur. Au dire de Stephen Proctor, l’ancien responsable des pages Sports et Société de ce quotidien, la rubrique était “faite dans le style des années 50, avec les recettes comme sujet principal”. Et elle “s’adressait aux ménagères qui devaient préparer le repas du soir”. La direction du journal a finalement décidé de lui donner une nouvelle physionomie au début de l’année 2001. The Sun a alors demandé à l’un de ses journalistes les plus en vue, Arthur Hirsch, de s’occuper des pages gastronomiques. Une grande partie des articles qui les composent sont aujourd’hui dédiés à la cuisine locale.Vu l’étrangeté de l’univers culinaire de Baltimore – un univers truffé de provincialismes merveilleux, avec des quantités de chair de crabe et de croquettes de morue prises en sandwich entre deux biscuits salés tartinés d’une épaisse couche de moutarde – il y a de quoi faire une rubrique très vivante et offrir tout autre chose que ce que proposait sa première et pâle incarnation. The New York Times, quant à lui, ne tient pas à faire dans le “local”. Ses
pages Gastronomie du mercredi font voyager le lecteur dans le monde entier, de Sydney à Moscou en passant par Buenos Aires. Ses journalistes culinaires explorent l’inconnu et décrivent des spécialités aussi exotiques que le pisco [eau-de-vie] péruvien ou le carrelet de la Baltique. Les reportages décortiquent les subtilités des vins espagnols, les plaisirs de la cuisine de terroir française ou l’art et la manière de préparer un ragoût de lapin accompagné de pappardelle [tagliatelle larges] coupées à la main. A en croire la majorité des chefs de rubrique et des journalistes gastronomiques, The New York Times est la référence absolue. Aucun d’eux ne pense que les publications pour lesquelles ils officient puissent lui arriver à la cheville. “Pour écrire sur la gastronomie, il faut voyager et beaucoup aller dans les bons restaurants”, résume R. W. “Johnny” Apple. Sinon, “vous donnez l’impression que l’endroit où vous vivez est le centre de l’univers culinaire et ce n’est pas sain. Ce n’est pas plus sain que de disserter sur les affaires étrangères en restant assis àWashington, sans jamais avoir connaissance de points de vue différents, ou de parler de campagnes politiques sans jamais descendre de l’avion pour parler aux gens.” Le rédacteur en chef de Saveur, Colman Andrews, qui écrit sur la gastronomie depuis les années 70, fait lui aussi remarquer que le journalisme culinaire a beaucoup évolué. Pas forcément par la qualité de l’écriture, mais surtout par le niveau et la variété des informations qui sont fournies aux lecteurs. On ne peut plus se contenter de parler des seuls ingrédients. Les connaisseurs ont besoin de savoir que “la paella était un plat que mangeaient les vendangeurs qui travaillaient dans les vignes autour de Valence ; à l’époque, on la faisait cuire sur un feu de bois. Lorsqu’on sait ce genre de choses, on a une relation très différente avec les aliments qu’on achète (ou ce qu’on cultive) et qu’on cuisine.”
Dessin de Chris
Duggan paru dans le Financial Times, Londres.
Saveur a donné aux journalistes qui s’intéressaient à la gastronomie un espace où ils pouvaient “approfondir le sujet. Il y a dix ans, on n’aurait jamais pu lire ces grands reportages de Johnny Apple sur le cognac et l’armagnac.” Le magazine s’est doté de ressources à la hauteur de ses ambitions. Son principal photographe “est allé dans le monde entier. Il a dormi dans des huttes de pêcheurs au Japon et passé du temps avec les femmes qui préparaient les cornichons dans les fermes russes… Il faut être prêt à briser les conventions, et c’est ce que nous avons fait. Nous avons montré aux gens ce qui pouvait être réalisé. Et le travail est bien plus gratifiant pour les journalistes. Je pense que le magazine a inauguré une nouvelle ère.” Vêtue de noir des pieds à la tête, portant des bijoux d’argent, la rédactrice en chef du magazine Gourmet, Ruth Reichl, est assise à une table ronde dans son bureau. Une orchidée trône devant une baie vitrée donnant sur Times Square [à New York]. Nous sommes loin des bureaux gris et
MAGAZINES
L’appétit vient en lisant
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■ Saveur Créé pour “combler l’appétit du public à l’égard d’une véritable information gastronomique”, le magazine Saveur existe depuis une dizaine d’années outre-Atlantique. “Authentique et accessible”, le mensuel invite ses lecteurs à des voyages dans un univers cosmopolite, mais n’oublie pas de s’intéresser “à ces zones oubliées de l’excellence culinaire aux Etats-Unis”. ■ Gourmet “Gourmet vous aide à vivre bien.” Tel est en substance la ligne éditoriale de ce mensuel où se mêlent, pour le plus grand plaisir des lecteurs, découver tes gastr onomiques et voyages à travers le monde.
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Pour Ruth Reichl, écrire sur la gastronomie “demande une grande étendue de connaissances”. Un sourire vient fréquemment sur ses lèvres lorsqu’elle parle. Selon elle, tout auteur culinaire doit s’intéresser à la politique. Lorsqu’elle a été chargée des pages Gastronomie du Los Angeles Times, en 1990, celles-ci “faisaient honte à voir. Elles étaient écrites en mauvais anglais et leur présentation était abominable.” Elles généraient pourtant des millions de dollars grâce aux espaces publicitaires que s’arrachaient les différents supermarchés. Mais la direction du journal n’accordait pas d’importance aux articles. La rubrique servait tout simplement de vache à lait et payait les salaires des journalistes et des rédacteurs des autres sections du journal. De banales photographies de boîtes de soupe Campbell et d’autres produits assuraient le côté “artistique”. Les pages étaient meublées de dépêches d’agence de presse, et la rédactrice en chef choisissait les textes dont elle avait besoin dans un catalogue d’articles classés par ordre de longueur. “Si elle avait un espace vide, elle le comblait, peu importe avec quoi, raconte Ruth Reichl. La semaine où je suis arrivée, j’ai tout changé.” Elle a commencé par envoyer les journalistes dans diverses communautés d’émigrés pour étudier leur façon de faire la cuisine. Certains sont allés dans les supermarchés juste pour “savoir ce que les gens mangeaient”. Un autre a passé un mois avec une famille qui se nourrissait avec des tickets d’alimentation. Pendant plus d’une heure, Ruth a continué à nous parler de son sujet de façon presque fébrile. Puis elle a tout résumé en nous disant : “Nous vivons une époque extraordinaire pour le journalisme culinaire.” Le critique gastronomique du San Francisco Chronicle, Michael Bauer, nous a pour sa part raconté que l’un de ses confrères avait abandonné les pages consacrées aux questions homosexuelles – particulièrement prestigieuses – pour s’occuper de gastronomie. Et que les services Actualité et Société se battaient régulièrement pour publier les articles traitant de l’univers culinaire. “Cette vague d’intérêt pour le sujet est très excitante, conclut M. Bauer. Je crois que mon métier va faire un énorme bond en avant.” Doug Brown
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La conquête de Mars réservée aux femmes ? PSYCHOLOGIE Une ■
cohabitation de plusieurs années dans un espace très restreint ne peut que créer des tensions entre astronautes. Or les études montrent que les femmes résistent beaucoup mieux que les hommes. THE DAILY TELEGRAPH
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uand, le mois dernier, le président Bush a annoncé son intention d’envoyer des hommes sur Mars, il a mentionné l’apesanteur et les radiations comme étant les principaux problèmes à affronter. Mais tout tend à prouver que le plus grand problème réside dans la composition de l’équipage. Car les expéditions envisagées imposeront aux astronautes de passer une très longue période dans une capsule exiguë et donc dans une grande promiscuité. Et, à en croire certains psychologues, un équipage entièrement composé de femmes serait le mieux adapté à une telle aventure. Même quand elle passe au plus près de la Terre, tous les deux ou trois ans, la planète rouge se trouve à plus de 50 millions de kilomètres. Il faudra environ six mois de voyage pour l’atteindre, et, une fois sur place, les explorateurs devront encore attendre cinq cent cinquante jours avant que la position des deux planètes sur leurs orbites ne permettent le voyage de retour. Toute mission habitée sur Mars sera par conséquent un test particulièrement éprouvant en termes d’isolement et de promiscuité : Valeri Poliakov, actuel détenteur du record de temps passé dans l’espace, est redescendu sur terre en mars 1995 après avoir vécu seulement quatre cent trente-huit jours à bord de la station Mir. ASTHÉNIE, CRISES D’ANGOISSE ET TENDANCES DÉPRESSIVES
Lors des missions de longue durée, les voyageurs de l’espace manifestent des signes croissants de territorialité, de repli sur soi et de besoin de solitude. En 1973 et 1974, les missions du Skylab de la NASA se sont presque immédiatement heurtées à des problèmes psychologiques. Souffrant de troubles psychologiques, un astronaute a modifié par erreur les systèmes de commande. Lors de la troisième mission, les astronautes Gerald Carr, Edward Gibson et William Pogue avaient pour leur part un programme de travail très chargé. Si bien qu’ils ont très vite eu le sentiment de prendre du retard et se sont progressivement démoralisés. Pour leur quarante-cinquième jour en orbite, ils se sont mis en grève, refusant d’ef-
Dessin de Steve
Fricker paru dans The Daily Telegraph, Londres.
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Pionnières
Moins de 10 % des astronautes sont des femmes. Depuis le vol de Valentina Terechkova, en 1963, seulement 41 femmes ont voyagé dans l’espace, contre 393 hommes. Si la plupart sont américaines, il faut compter trois Russes, deux Canadiennes, une Française (Claudie Haigneré), une Anglaise et une Japonaise. Quatre sont mortes dans l’explosion des navettes Challenger (1986) et Columbia (2003).
fectuer les tâches prévues. Après avoir obtenu des concessions de la base, l’équipage s’est calmé et a quand même mené à bien sa mission de quatre-vingt-quatre jours. Les Russes ont identifié trois phases dans l’adaptation à l’espace. La première, pendant laquelle l’astronaute doit s’adapter à son nouvel environnement, dure jusqu’à deux mois. Elle est suivie par une période de fatigue croissante, accompagnée d’une chute de la motivation, l’asthénie. Ce qui pouvait sembler auparavant passionnant n’est plus qu’ennuyeux et répétitif. Vient ensuite une longue période au cours de laquelle l’asthénie empire, avec le développement de tendances dépressives et l’éventuel déclenchement de crises d’angoisse. Les voyageurs spatiaux deviennent alors anormalement sensibles aux bruits ou aux informations inattendues. Pendant cette phase, les membres de l’équipage sont facilement exaspérés et font facilement preuve d’agressivité. Un rapport américain signale ainsi qu’un homme a refusé de parler à l’un de ses camarades de mission pendant plusieurs jours. On évoque même des échanges de coups. L’une des bagarres serait survenue au cours d’une partie d’échecs. A en croire Henry Cooper, auteur d’un livre sur la solitude de l’astronaute – A House in Space [Une maison dans l’espace] –, trois missions au moins auraient été annulées pour des raisons en partie psychologiques. En 1976, lors du vol du Soyouz 21 à destination de la station spatiale Saliout 5, l’équipage a été ramené précipitamment sur Terre, les cosmonautes s’étant plaints vigoureusement de la présence d’une odeur âcre dans le système de contrôle environnemental de la station. La cause n’en a jamais été décelée, et l’on peut supposer qu’il s’agissait d’une hallucination. Or les membres de l’équipage avaient beaucoup de mal à s’entendre. En 1985, l’équipage du Soyouz T14 en route pour Saliout 7 a été rapatrié au bout de soixante-cinq jours, Vladimir
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Vassioutine affirmant souffrir d’une infection de la prostate. Par la suite, les médecins ont conclu que le problème était entre autres d’origine psychologique.Vassioutine – dont c’était la première mission – avait pris du retard dans son travail et se sentait stressé. Alexandre Laveïkine, lui, est rentré plus tôt que prévu du vol Soyouz TM2 vers Mir, en 1987, parce qu’il se plaignait d’arythmie cardiaque. Les spécialistes n’en trouvèrent aucune trace. Mais le cosmonaute était très tendu, il avait commis quelques erreurs potentiellement graves, et le courant passait mal avec son coéquipier,Youri Romanenko. LE CAS ÉCLAIRANT DES STATIONS POLAIRES
Hommes et femmes souffrent des mêmes phénomènes psychologiques au cours des expéditions lointaines. Que le voyage ait lieu dans les étendues glacées de l’Antarctique ou dans l’immensité de l’espace, il faut faire face aux problèmes d’isolement et de privation sensorielle. Les symptômes sont toujours les mêmes : pics d’angoisse, ennui, dépression, sentiment de solitude, peur excessive du danger et mal du pays. Le Dr JoAnna Wood, du National Space Biomedical Research Institute de Houston, au Texas, a étudié le comportement des scientifiques et du personnel qui travaillent dans les stations de recherche en Antarctique. Elle a également étudié celui d’équipes placées dans un caisson de test spécial. “Au bout de quelques mois, on en a assez de voir toujours les mêmes têtes. Les gens ont souvent des comportements que l’on peut trouver amusants en société, mais qui deviennent difficiles à supporter au quotidien.” En Antarctique, les chercheurs doivent hiverner six mois sur douze. Pendant cette période, ils n’ont que peu de contacts avec le monde extérieur, et les groupes ont tendance à rester confinés à l’intérieur en raison de la température. C’est pourquoi les DU 19 AU 25 FÉVRIER 2004
chercheurs s’intéressent de près à leur comportement, facilement transposable aux futures missions spatiales de longue durée, explique le Dr John Annexstad, qui a déjà dix missions antarctiques à son actif. Dans ce genre d’expédition, les problèmes relationnels ne jouent qu’un rôle limité au cours des premières semaines. C’est lorsque les membres de l’équipe se sont familiarisés avec leur nouveau milieu qu’ils commencent à se révolter contre l’autorité et les autres. Une étude réalisée dans une station polaire a montré que 85 % des participants avaient présenté des symptômes de dépression, 65 % des comportements de colère ou d’hostilité, 60 % des troubles du sommeil et 53 % des troubles cognitifs. Il va donc falloir que les psychologues trouvent de nouveaux moyens permettant de sélectionner des équipages capables de ne pas craquer dans un environnement confiné. Or tout porte à croire que les sujets les plus adaptés sont les femmes. Elles ont en effet tendance à être plus tolérantes vis-à-vis de leurs coéquipiers. Dans les équipages composés d’éléments féminins, note le Dr Annexstad, la concurrence semble moins acharnée et l’atmosphère est apparemment moins tendue. Reste que la présence d’une femme dans un groupe d’hommes a également des effets déstabilisants à cause, entre autres, des tensions sexuelles. Mais il ne faut peut-être pas accorder une trop grande importance à ce problème : des travaux récents indiquent que les astronautes subissent rapidement une baisse considérable de leur production d’hormones sexuelles. Histoire de mettre toutes les chances de notre côté, nous aurions donc peut-être intérêt à envoyer un équipage entièrement féminin plutôt que mixte. Se poseraient cependant quelques questions d’ordre médical. L’apesanteur provoque en effet une perte de la masse osseuse. Et les femmes sont plus exposées que les hommes au risque d’ostéoporose. “C’est probablement le principal argument contre l’envoi de femmes sur Mars”, déclare le Pr Millie HughesFulford, spécialiste de l’ostéoporose à l’université de Californie à San Francisco, qui a volé à bord de la navette spatiale en 1991. Les femmes astronautes pourraient certes prendre du calcium, mais cela pourrait entraîner la formation de calculs rénaux, ajoute le Dr Arnauld Nicogossian, de la NASA. Raj Persaud
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écologie
i n t e l l i g e n c e s
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L’Inde, poubelle du monde développé POLLUTION En important ■
et en recyclant plus d’un million de tonnes de déchets toxiques par an, souligne le magazine Outlook, l’Inde prend le risque de véritables catastrophes sanitaires. OUTLOOK
New Delhi u mercure délétère d’Espagne et de Russie, de l’amiante cancérigène du Canada, des ressorts d’acier défectueux, des assiettes en aluminium et de l’arsenic de l’Union européenne, des navires du Royaume-Uni chargés de déchets toxiques, des composants électroniques usagés des Etats-Unis et de Singapour, du PVC et des résidus plastiques des Etats-Unis et du Danemark, des effluents pétroliers nocifs du Moyen-Orient, des crasses de zinc et des batteries au plomb… Cette liste inquiétante est celle de tous les déchets toxiques que l’Occident déverse régulièrement sur le territoire de l’Inde. Le gouvernement indien est signataire de la Convention de Bâle (1988), qui interdit le trafic transfrontalier des déchets dangereux. Et le Parlement de New Delhi a voté en 1989 une loi sur la gestion et le traitement de ce type de déchets – loi qui, il est vrai, n’a été amendée que l’année dernière. Mais il apparaît que les autorités ne font pas grand-chose pour faire respecter ces textes. Elles continuent de laisser entrer illégalement près de 1 million de tonnes de déchets toxiques par an dans le pays. Quatrevingt-dix pour cent de ces résidus venant de ce qu’il est convenu d’appeler les pays développés.
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UN IMMENSE MARCHÉ DE RÉCUPÉRATION ET DE RECYCLAGE
Le déversement de déchets toxiques sur le territoire indien a pris de telles proportions que la Cour suprême a donné, il y a quelques mois, des consignes rigoureuses au ministre de l’Environnement et des Forêts afin que soient comblées les lacunes de la législation nationale. Elle a par ailleurs
“Un jour, mon fils, tout ça sera à toi.” Dessin de Sergio Langer paru dans Clarín, Buenos Aires.
confié au Conseil central de contrôle de la pollution (CCCP) un rôle de chien de garde, le chargeant de surveiller les quantités et la nature des déchets arrivant par les côtes du souscontinent. “Malgré les restrictions des importations de déchets dangereux, les gens ont trouvé des moyens de contourner la législation. Il est vrai que de grandes quantités de déchets toxiques sont importées en toute illégalité. Quelles quantités, au juste ? Nous n’en avons aucune idée. Nous avons lancé une étude pour le savoir”, reconnaît M. N. Hosabettu, directeur du service de gestion des substances dangereuses au ministère de l’Environnement. Mais pourquoi l’Inde s’obstinet-elle donc à importer des déchets toxiques ? La première raison est d’ordre économique : les petits importateurs indiens les recyclent pour en extraire des métaux lourds tels que le zinc, le plomb et le cuivre, qui sont ensuite écoulés dans les circuits commerciaux intérieurs. Ainsi, avant que Delhi ne limite les importations de scories de zinc, en 1997, le zinc récupéré à partir des crasses et des résidus fournissait régulièrement une matière première bon marché à la petite industrie. Le démontage des navires désarmés alimente également un immense marché de récupération de l’acier. Ce secteur, qui est concentré sur quelques villes portuaires comme Alang, dans le Gujarat, emploie environ 50 000 ouvriers, qui sont constam-
“Le 31 décembre 5975, le monde changea une nouvelle fois de face.” De la science-fiction accessible à tous, même à ceux qui n’en lisent pas. Par Raymond Clarinard. Ed. Florent Massot. 15 €
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ment exposés à des substances hautement toxiques, telles les émanations de peintures, les poussières d’amiante et le plomb. En novembre dernier, Greenpeace India a tiré la sonnette d’alarme pour dénoncer le cas du Genova-Bridge, un vieux cargo britannique voué au transport des déchets toxiques, qui allait être mis en pièces dans les chantiers navals d’Alang. DES RISQUES SANITAIRES DIFFICILES À MESURER
L’importation de déchets dangereux présente d’autant plus de risques que l’industrie indienne du recyclage (qui participe essentiellement du secteur informel) n’est ni équipée pour éliminer les matériaux toxiques en toute sécurité, ni consciente des graves dangers sanitaires et écologiques que posent les décharges à ciel ouvert. Car les résidus de plomb, de zinc, de mercure, d’arsenic et d’amiante abandonnés à l’air libre peuvent très facilement contaminer l’atmosphère et les nappes d’eau souterraines. De même, l’incinération des déchets issus du démontage des navires et des appareils électriques risque de rejeter des gaz nocifs dans l’atmosphère si elle n’est pas effectuée à une température suffisante. C’est pourquoi, depuis quelques années, la législation indienne s’efforce d’empêcher les importateurs de faire entrer dans le pays des déchets contenant des métaux lourds en dehors de tout contrôle. “Les dernières directives de la Cour suprême ont comblé les nombreux vides juridiques du système indien”, assure Sanjay Parikh, avocat de la Fondation de recherches pour la science, la technologie et l’écologie. Cette ONG avait déposé une plainte en justice en 1997, affirmant que l’afflux de déchets toxiques occidentaux avait atteint des proportions dangereuses. M. Parikh précise néanmoins que plusieurs tactiques permettent de continuer à déverser en Inde ce type de polluants, et notamment les effluents pétroliers du Moyen-Orient. Parmi l’un des derniers incidents en date, 41 000 tonnes de dérivés toxiques du pétrole ont été subrepticement retirées d’un dépôt de marchandises à Ludhiana. “Les déchets passés à la clandestinité, explique-t-il, sont ensuite soit mélangés DU 19 AU 25 FÉVRIER 2004
à des huiles de vidange automobiles pour repartir dans les circuits légaux, soit purement et simplement répandus dans des dépotoirs non surveillés.” A l’heure où l’Occident élimine progressivement les substances nocives de ses procédés de fabrication, le secteur manufacturier indien continue à les utiliser. L’exemple du mercure est on ne peut plus éloquent. Les pays en développement ont rigoureusement limité les applications de ce produit extrêmement toxique. La contamination de l’eau par le mercure peut en effet provoquer des maladies pulmonaires et rénales chroniques, des troubles neurologiques irréversibles ou des malformations congénitales. Or, entre 1996 et 2002, les importations de mercure ont été multipliées par six en Inde. Ce composant a plus de trois mille applications, dont la fabrication de soude caustique, de lampes fluorescentes et d’appareils électriques. “A l’heure actuelle, l’Inde importe chaque année 1 858 tonnes de mercure et de composés du mercure, et 99 % de ces quantités rejoignent les circuits de l’industrie locale et échappent à tout contrôle”, déplore Chandra Bhushan, responsable du Centre pour la science et l’environnement. L’autre grande importation sauvage de polluant concerne l’amiante. Cette substance dont on connaît pertinemment les dangers – l’inhalation régulière et prolongée de poussière d’amiante est responsable de cancers et de graves maladies respiratoires – a été bannie par 36 pays. En août 2003, le ministère de la Santé indien a mis en garde contre ses effets néfastes, mais cela n’a pas suffi à empêcher l’importation de 120 000 tonnes de cette substance la même année (essentiellement en provenance du Canada, où l’amiante est interdit) afin d’alimenter une industrie qui pèse quelque 10 milliards de roupies [175 millions d’euros]. “Il est grand temps que l’Inde interdise à son tour l’amiante. Lorsque les risques sanitaires sont aussi patents, nous devons imposer une sélection rigoureuse de nos matières premières”, estime Dilip Biswas, ancien directeur du Conseil central de contrôle de la pollution. Les déchets électroniques issus des ordinateurs et des appareils ménagers usagés posent également un problème de plus en plus grave. Une étude de l’ONG Toxics Link a démontré qu’environ 30 tonnes d’“e-déchets” arrivaient chaque mois en Inde par les ports du Gujarat. Les risques sanitaires sont énormes, car un ordinateur renferme plus d’un millier de pièces en matériaux toxiques : cadmium, PVC, mercure, plomb, etc. “En Occident, les modèles évoluent si vite que l’année prochaine 300 millions de micro-ordinateurs partiront à la poubelle aux Etats-Unis”, souligne Ravi Aganwal, directeur de Toxics Link. Et, depuis que la Chine a fermé ses frontières aux importations d’e-déchets, l’Inde est devenue la plus grande poubelle informatique du monde. Si l’Inde persiste à accueillir les rebuts du monde entier, il n’y aura bientôt plus qu’un pas entre le dépotoir et le cimetière. Anupreeta Das
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La Suède, pionnière des enterrements écologiques
Célèbres pas chers
contraintes qui leur sont imposées, comme le fait que notre temps sur terre soit limité. Cette proposition d’enterrement écologique nous permet de continuer à exister, parce la seule limite devient la vie à l’intérieur du corps”, soutient-elle. Susanne Wiigh-Mäsak, née à Göteborg, a étudié à l’université de cette ville suédoise en 1979. C’est en 1997, avec l’achat d’une grande serre, qu’elle a commencé à travailler sur les engrais et à étudier la possibilité de faire participer les cadavres humains au cycle biologique – sans polluer. Ce qui apparaissait comme une blague voilà seulement cinq ans commence à trouver un écho favorable auprès de ses compatriotes. Beaucoup de jeunes Suédois préfèrent les enterrements “verts” aux enterrements traditionnels, a déclaré le directeur de l’administration du cimetière de Jönköping à la BBC. Rosa M. Tristan, El Mundo, Madrid
n Belgique, Arafat et Chirac s’af fichent sous les Abribus. Le président de l’Autorité palestinienne est scotché à un mannequin, le président français à Pierre Wynants, le chef du restaurant Comme chez soi. Les deux personnalités sont en campagne – de pub – pour un hebdomadaire. Le Vif-L’Express entend ainsi vanter ses deux facettes : l’info sérieuse et la détente. Mais combien coûte la notoriété d’un Chirac ou d’un Arafat ? Pas un sou, selon Le Soir de Bruxelles. Young & Rubicam, l’agence conceptrice de la pub, estime que “l’image de ces personnages publics est libre de droits à condition d’être utilisée dans le cadre de leur activité publique”. Et penser qu’une marque comme Chanel a versé 2 800 000 dollars à Nicole Kidman, sa nouvelle égérie…
Internet révolutionne le langage des sourds
Un bracelet élecronique L pour les femmes battues Source : “ABC”
Système GSM d’aide aux victimes de violences domestiques Bracelet Rayon d’action : 500 mètres, englobant le domicile et ses environs.
Brassard électronique Se déclenche lorsque l’agresseur s’approche de sa victime habituelle à une distance de moins de 500 mètres ou quand il tente d’enlever l’appareil. Boîtier d’alerte La victime l’actionne quand elle se sent en danger.
Les signaux Ils sont émis (automatiquement ou manuellement) depuis le bracelet, le brassard et le boîtier. Le message arrive au 112 (numéro d’urgence). VICTIME
AGRE SSE UR
500 mètres
Bracelet et boîtier d’alerte
Brassard électronique Son port sera imposé, par décision de justice,
Ils seront fournis gratuitement aux victimes de violences domestiques qui ont déposé une plainte.
aux personnes ayant été condamnées pour mauvais traitements, en complément de leur peine. Outil de prévention, il vise à garantir l’application des mesures d’éloignement.
aria José, Conceptión, Cecilia, Glenda, Maria Jesús… En 2003, plus de 100 Espagnoles ont été assassinées par leur conjoint, leur compagnon ou leur ex. En 2002, la violence domestique faisait 65 victimes. Pour lutter contre la recrudescence de ces agressions, la communauté de Madrid délivre gratuitement depuis le mois de janvier des “bracelets de
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protection contre les mauvais traitements” aux femmes qui se sont placées sous la protection de la justice. Ce bracelet fonctionne en complément d’un brassard, que devront porter les personnes condamnées pour agression. En cas d’alerte, l’appel aboutit directement aux services d’urgence, où intervient une section spécialisée. (ABC, El Mundo, Madrid) COURRIER INTERNATIONAL N ° 694
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am & Rub ic
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Mais cette poussière, évoquée dans la Bible, est pleine de polluants. Promessa Organic la filtre donc grâce à des séparateurs de métaux et à des désinfectants. Une fois propre comme un sou neuf, cette substance peut être répandue à terre, ou placée dans un cercueil en farine de maïs, recyclable lui aussi, qui sera enterré à faible profondeur. “Le contenu se transforme en compost en six mois environ. Les parents peuvent planter un arbre ou une plante qui se nourrira du corps et se conver tira en symbole du défunt”, explique Susanne WiighMäsak sur le site web , où elle explique ses services. Selon la biologiste, ces enterrements écologiques “réduiront l’impact environnemental sur les ressources les plus importantes de la planète, comme l’eau, l’air ou la terre. Il y a beaucoup de situations où les êtres humains refusent les
cologistes, vous êtes pleinement décidés à vivre – et même à mourir – en accord avec vos convictions ? Une entreprise suédoise a une proposition glaçante pour vous : congeler votre cadavre, puis, au moyen de vibrations, réduire vos os en poudre pour les transformer en compost. Cette idée novatrice vient d’une chercheuse suédoise, la biologiste marine Susanne Wiigh-Mäsak. Enterrements et crémations traditionnels laissent des traces de métaux comme le mercure et dégagent des vapeurs toxiques : ils sont dommageables pour l’environnement, estime-t-elle. Son entreprise, Promessa Organic, offre une bien meilleure solution : congeler les cadavres à 18 degrés au-dessous de 0, puis les plonger dans l’azote liquide. Cela fragilise le corps ; des vibrations le transforment en une poudre, dont toute l’eau s’évapore après passage en chambre à vide.
a multiplication des webcams provoque une révolution tranquille dans le langage des signes. Selon une étude réalisée par le professeur d’anthropologie Elizabeth Keating et publiée dans la revue scientifique Language in Society, ces minicaméras vidéo qui émettent sur la Toile sont en train de bouleverser le langage des signes américain (ASL), la lingua franca des sourds. Contrairement au téléscripteur, la webcam permet aux sourds de communiquer dans leur propre langue. Cependant, l’étroitesse du champ de vision et la perspective en deux dimensions occultent certaines nuances. L’ASL doit donc s’adapter. Pour compenser la lenteur du débit sur la Toile, la vitesse des signes est modifiée. En outre, du fait des problèmes techniques, les signes sont de plus en plus répétés et prolongés. Le langage des signes est plus qu’un simple système manuel : il s’agit d’une langue à part entière, d’un système complexe qui repose sur une multitude de facteurs allant du mouvement des sourcils aux expressions du visage. Il permet souvent de transmettre simultanément des informations qui seraient traitées l’une après l’autre dans le langage parlé. “La figure réalisée par la main, l’orientation, la position dans l’espace et le mouvement constituent tous des éléments impor tants de la communication par signes”, écrit le Pr Keating. Les “signeurs” ont donc commencé à
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modifier leurs mouvements ou la position de leur corps pour compenser les problèmes de perspective posés par la communication par webcam. “Quand Bob, par exemple, forme un certain signe [devant la webcam], il tourne la tête de côté pour montrer comment la main est placée par rapport au nez”, explique le Pr Keating. Il n’aurait pas eu besoin de faire ce geste s’il avait été face à son interlocuteur. Sur la Toile, le signe signifiant “trois” est compris “deux” s’il est montré sous un seul angle. Les signeurs le réalisent donc sous des angles différents pour être sûrs de se faire comprendre. Certains forment leurs signes plus haut que d’ordinaire. Le signe pour “bébé”, par exemple, se forme normalement au niveau du ventre, mais certains le font au niveau du menton. En dehors des contraintes imposées par une technologie imparfaite, la webcam introduit un nouvel élément dans ce mode de communication : la proximité des mains par rapport à la caméra. En rapprochant simultanément les mains de l’objectif on augmente leur taille sur l’écran récepteur, ce qui ajoute une emphase non verbale à l’échange. Cet aspect permet de compenser les expressions faciales qui peuvent être floues sur l’écran d’un ordinateur. Tout cela fait partie d’un processus global de “réorientation du corps vers l’œil technologique de la caméra”, note l’auteur de l’étude. Joseph Brean, National Post, Toronto
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UN COIN DU MEXIQUE IGNORÉ DES TOURISTES
Parmi les plus belles du Mexique, les côtes du Michoacán, qui courent sur quelque 250 kilomètres, sont restées presque vierges, car leurs habitants, les Indiens Nahua, font tout pour préserver leur environnement de l’industrie touristique.
une espèce de poisson – aujourd’hui encore nommée simplement pescado blanco [poisson blanc] – qui n’existe nulle part ailleurs sur la planète. Mais le pouvoir des Purépecha ne s’étendait pas jusqu’à la côte de l’océan Pacifique. Celle-ci fut occupée par des peuples de souche aztèque parlant le nahuatl, une langue qui est toujours utilisée dans les communautés indiennes des Nahua, le long de la côte et dans l’immédiat arrière-pays. Suivirent des siècles de résistance au colonialisme espagnol, incarné par le cruel et borné Nuño de Guzmán, dont les sanglants excès attirèrent ici Mgr Vasco de Quiroga, grand humaniste et inlassable défenseur des Indios. Ces terres donnèrent ensuite au Mexique le plus aimé de ses présidents, Lázaro Cárdenas [1934-1940], qui défia la toute-puissance des firmes américaines en nationalisant le pétrole, qui fit une réforme agraire juste et moralisa la vie politique nationale en se distinguant par une grande honnêteté. Il laissa à l’évidence une trace profonde sur son Etat d’origine : le Michoacán, en effet, continue à jouer un rôle pionnier dans la confédération en matière de respect des droits fondamentaux et de développement durable. Forts de leurs droits constitutionnels et des lois en vigueur depuis l’ère Cárdenas, les Nahua détiennent un contrôle administratif effectif sur le territoire littoral. Et cela leur permet de montrer au reste du Mexique qu’il est possible de progresser sans tout dévaster et que l’on peut jouir des fruits du tourisme sans détruire un écosystème fragile dans lequel on trouve préservées des espèces éteintes partout ailleurs. Maruata, la plus célèbre bourgade de cette côte, est située à environ une heure de route de la ville de Lázaro Cárdenas. Elle tire son nom de la mauvaise prononciation d’une phrase nahua : “Matian pa la mar”, qui signifie “Allons à la mer”, car sa baie offrait à l’époque coloniale le seul point d’accostage sur le littoral. A Maruata, on se préoccupe
LA STAMPA
Turin ’Etat du Michoacán est célèbre dans le monde entier pour deux attractions touristiques qui attirent des légions de visiteurs venus des quatre coins du monde. La première est la ville coloniale de Pátzcuaro, avec son lac homonyme, où se déroule au début de novembre la plus impressionnante cérémonie de la “fiesta de los muertitos” [la Fête des morts, l’une des fêtes les plus populaires du Mexique]. La seconde est ce qu’on appelle le “sanctuaire du papillon monarque”, où cent millions de lépidoptères bigarrés viennent se poser (entre novembre et avril) après avoir quitté le Canada, puis survolé les Etats-Unis et une grande partie du Mexique. La côte Pacifique du Michoacán, en revanche, reste pratiquement ignorée par le tourisme de masse ; elle n’est d’ailleurs même pas mentionnée dans les guides européens ou américains. Ceux qui en reviennent gardent jalousement le secret, comme s’ils craignaient de la voir envahie par des parasites débraillés ou redoutaient d’attirer des spéculateurs prêts à la saupoudrer d’hôtels en forme de pyramides, de clubs de vacances avec forfait intégral, de terrains de golf pompeurs d’eau et de fast-foods pour tous les dé-goûts… Mais n’ayons crainte : les habitants de la côte du Michoacán, qui ont les épaules solides et les idées claires sur le sujet, sont bien décidés à résister à une telle invasion. S’il peut sembler étrange de voir intouchées ces baies d’une inestimable beauté alors qu’elles ne sont pas loin des stations ultratouristiques d’Acapulco, d’Ixtapa ou de Zihuatanejo, au sud, ni des usines à divertissement de Puerto Vallarta, au nord, il suffit de connaître les gens qui habitent Maruata et ses environs pour comprendre comment une telle merveille a pu mystérieusement rester vaccinée contre le béton. Michoacán signifie “terre des pêcheurs” dans la langue des Purépecha, que l’on appelle aussi Tarasques, un peuple guerrier qui fut le seul avec lequel les Aztèques, jadis, se virent contraints de traiter, faute de pouvoir les dominer militairement. “Terre des pêcheurs” fait référence aux nombreux fleuves et lacs poissonneux qui rendent cet Etat si vert et si boisé. Dans le lac Pátzcuaro prolifère
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Danger
Sur les rives du Río Neixpa, peu de chances de croiser des hordes de touristes.
Laurent Masurel
L’environnement de l’Etat du Michoacán est en péril. C’est ce qu’explique Guillermo Vargas Uribe, responsable régional du développement durable, rapporte le quotidien local Cambio de Michoacán. En raison de la pauvreté des habitants, les questions écologiques sont actuellement reléguées au second plan. “Il faut d’abord éradiquer le chômage et augmenter le niveau de vie de nos concitoyens, conclut le fonctionnaire. Ils feront alors davantage attention aux problèmes de pollution.”
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Jours tranquilles au bord du Pacifique
tout particulièrement du sort des tortues : des équipes de volontaires, aidées par des experts en biologie et par des fonctionnaires du gouvernement local, se dépensent sans compter pour protéger la ponte des œufs… et surtout éviter qu’ils ne terminent dans une casserole. Maruata est aujourd’hui un village de masures et de cabanes, avec des groupes de bungalows et des restaurants attenants (le tout géré par la communauté nahua locale) nés d’une extraordinaire prise de conscience écologique, profitant même du travail bénévole d’un ingénieur canadien (sûrement un nudiste tombé amoureux de l’endroit), dont l’apport a permis la construction d’un système d’égouts avant-gardiste qui ne pollue pas le soussol et ne se déverse pas dans la mer. Quant aux baigneurs, on leur recommande de ne se risquer dans les flots qu’à certains endroits de la baie, disséminés parmi ces rochers taillés à la serpe qui sem-
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carnet de route Y ALLER
■ Air France propose des vols directs Paris-Mexico à partir de 590 euros AR. Pour rejoindre le village de Maruata, sur la côte Pacifique, il y a ensuite plusieurs solutions. On peut prendre une correspondance pour Guadalajara, la capitale régionale, ou pour Puer to Vallar ta, Manzanillo, Colima City ou Ixtapa. La fin du voyage se fera en voiture de location ou en bus via Tecoman. Il n’est pas conseillé de circuler sur ces routes pendant la nuit.
SE LOGER ■ Maruata, dont la population ne dépasse pas les 1 500 habitants, ne possède pas de véritables infrastructures hôtelières. On peut en revanche y camper ou se faire loger dans des cabañas sommaires proposées par la communauté indienne. Pour trouver des hôtels, il faut se rendre à San Juan de Alima, à Caleta de Campos – le paradis des surfeurs – ou à Playa Azul. Cette dernière bourgade est une petite station balnéaire bordée d’une lagune formée par les affluents du Río Balsas. Elle attire de nombreuses familles mexicaines lors de la semaine de Pâques. L’hôtel Costa de Oro (536 02 51) est un établissement familial qui propose des chambres propres et bon marché. Un peu plus cher, l’hôtel Maria Teresa Jericó (536 00 05) offre piscine, bar-restaurant et parking. MANGER
* Ecrivain italien, auteur de nombreux romans qui se passent au Mexique, dont Demasiado corazón (éd. Christian Bourgois, 2001).
GUANAJUATO
ÉTATS-UNIS
MEXIQUE Puerto Vallarta
Mexico Acapulco
1000 km
COLIMA
Lac Pátzcuaro Ile de Janitzio
À VOIR Morelia
Pátzcuaro
Volcan Paricutín
JALISCO
MICHOACÁN Barrage d’Infiernillo
cla L a T i p il Ixta r e uc e B Co d o M Far
OCÉAN PACIFIQUE
GUERRERO Caleta de Campos
Lázaro Cárdenas
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Ixtapa
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blent nous parler d’apocalypses survenues aux aurores de l’humanité. Avec ses eaux chaudes, l’océan au nom moqueur est tentant, mais il ne pardonne pas la moindre imprudence. Pour barboter tranquillement parmi les vagues, mieux vaut se rendre un peu plus loin. Non loin de Maruata, d’autres paysages d’une rare beauté sont à découvrir : les criques de Las Penas, qui témoignent elles aussi des coups de colère de Dame Nature à l’époque des cataclysmes volcaniques ; ou bien Barra de Neixpa, petit paradis pour les surfeurs ; ou encore Caleta de Campos, qui, contrairement au reste de la côte, propose des hôtels et des plages immenses. Mais c’est là un autre monde comparé à l’intime Maruata et aux localités situées plus au nord-ouest : d’abord Colola, un autre village avec des bungalows et une plage infinie où le Pacifique est éternellement belliqueux ; puis Faro de Bucerías (à une demi-heure de route de Maruata), où une série de petites criques peuplées de canots de pêcheurs signale qu’il est enfin possible de se baigner sans craindre les grosses lames et les courants. Et puis il y a La Manzanillera, peut-être le lieu le plus enchanteur de toute cette côte. Depuis les bungalows, nichés dans une petite baie protégée par deux falaises, on assiste à des couchers de soleil mémorables. Une longue promenade permet d’atteindre de petites anses inaccessibles par la route et, en face, la Isla de los Pájaros, qui doit son nom aux milliers d’oiseaux qui y font leurs
nids : des pélicans, en guerre permanente avec les mouettes, et des tijerillas (gigantesques hirondelles de mer, de la famille des sternes) qui tentent de manger leurs œufs. Dernières étapes du périple : Ixtapilla, avec ses cactus qui poussent presque jusqu’au rivage, et La Ticla, autre paradis pour surfeurs, qui est surtout fréquentée par des jeunes en quête d’une vie palpitante, c’est-à-dire lente jusqu’à en être anachronique, sans échéances, sans télévision, sans ordinateur, sans téléphone et en symbiose avec cette nature. Un lieu où la montre devient très vite chose inutile et où les cycles du Soleil et de la Lune – si chers aux Purépecha d’avant la Conquête et aux Nahua d’aujourd’hui – scandent et règlent la vie de tous les jours. Pino Cacucci*
Neixpa et La Ticla, l’une des nombreuses criques attitrées des surfeurs.
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Les Indiens Nahua contrôlent tout le territoire
Entre Barra de
Laurent Masurel
■ Les produits de la mer, bien sûr. La spécialité régionale, impossible à manquer, est le pescado relleno, poisson frit farci de crevettes, de poulpe et de fruits de mer.
Zihuatanejo
■ Trois espèces de tor tues marines viennent chaque année pondre leurs œufs sur les plages de Colola et de Maruata : la tortue noire, dite aussi tortue prieta (Chelonia agassizi) et qui ne vient pondre qu’à Maruata, la golfina (Lepidochelys olivacea), et la plus grande, la laúd (Dermochelys coriacea), qui peut mesurer jusqu’à 2,50 m. La période de reproduction va de juillet à octobre ou novembre. La tor tue noire est considérée comme une espèce en voie d’extinction. Depuis 1986, les plages de la région où elles pondent ont été déclarées zones de réserve naturelle.
L’ensemble des informations pratiques sur la région, enrichi de liens, peut être consulté sur le site de Courrier international : 100 km
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épices & saveurs ●
DEUX BEST-SELLERS INATTENDUS
Introspections adolescentes Le prix Akutagawa, l’équivalent japonais du Goncourt, a été attribué à deux jeunes romancières quasi inconnues. L’énorme succès des deux livres aura en tout cas redonné confiance au monde de l’édition.
ESPAGNE La plus ■
catalane des sauces
L
ASAHI SHIMBUN
Tokyo
R
Risa Wataya (à gauche) et Hitomi Kanehara. ■
Médiatisation
La salle de Tokyokaikan, où les deux lauréates ont donné une conférence de presse à l’issue de la délibération du jury, avait accueilli trois cents journalistes et photographes, soit trois fois plus de monde que les autres années, rapporte Shukan Asahi. Déjà, l’annonce des nominés avait fait couler beaucoup d’encre, car trois des cinq candidats étaient des jeunes filles de 19 et 20 ans. Ce qui a suscité une interrogation sur l’éventuelle volonté de surmédiatiser l’événement à des fins bassement commerciales. Le jury et la Société de la promotion de la littérature japonaise, l’instance qui sélectionne les candidats, ont rejeté cette accusation, précise l’hebdomadaire. Par ailleurs, le numéro de mars du mensuel Bungei-Shunju qui publie les deux romans lauréats s’est vendu à plus de 800 000 exemplaires en trois jours. L’éditeur a donc décidé de tirer 200 000 exemplaires supplémentaires.
Kyodo/Max-PPP
isa Wataya a 19 ans, Hitomi Kanehara en a 20. Depuis le 15 janvier dernier, ce sont les plus jeunes lauréates du prix Akutagawa. Tous les anciens jeunes lauréats de ce prix – Shintaro Ishihara, Kenzaburo Oe, Ryu Murakami [qui avaient entre 23 et 24 ans quand ils ont reçu la même récompense] – ont fait œuvre de pionniers en écrivant des romans d’avant-garde. En est-il de même cette fois-ci ? Et en quoi les deux ouvrages qui viennent d’être couronnés sont-ils nouveaux ? Keritai senaka [Un coup de pied dans le dos, éd. Kawade-shobo-shinsha], de Risa Wataya, décrit le sentiment complexe de distance que le personnage principal, une lycéenne de 16 ans, éprouve vis-à-vis de ses camarades de classe et plus généralement des individus du sexe opposé. Quant à Hebi ni piasu [Le piercing du serpent, éd. Shueisha], de Hitomi Kanehara, c’est l’histoire d’une jeune fille qui se cherche à travers des transformations physiques douloureuses telles que le piercing et les tatouages. Ecrits dans un style totalement différent, les deux romans se rejoignent dans leur recherche commune d’une relation à autrui. Le roman de Risa Wataya fait transparaître “une sincérité vis-à-vis de soi-même, ce qui donne à l’ouvrage un esprit positif”, a expliqué Ryu Murakami, un des membres du jury. Et celui de Hitomi Kanahara “traduit bien l’état d’esprit des jeunes filles d’aujourd’hui, a-t-il ajouté. On sent qu’elles sont totalement désorientées. Ce roman est nouveau en ce qu’il a été écrit par une très jeune femme qui décrit la mentalité de sa génération.” Ces deux ouvrages ne cherchent toutefois ni l’un ni l’autre à se confronter directement aux problématiques de notre époque. Au cours de la conférence de presse qui a suivi la remise des prix, Risa Wataya a déclaré que son livre “dépeignait un petit monde et ne visait pas à porter de jugement ou à soulever des questions sur la société”. Hitomi Kanehara, interrogée sur les sentiments de frustration et d’étouffement que pouvait lui inspirer la société, a éludé la question en déclarant qu’elle “apporterait la réponse à travers ses romans”. Même si les deux lauréates ne semblent pas chercher à dépasser la dimension personnelle, un autre membre du jury, Nobuko Takaki, porte un jugement favorable sur leurs romans en soulignant que les sentiments délicats et complexes qu’elles analysent ne peuvent s’exprimer qu’à travers la littérature. Ryu Murakami, lui, a noté à propos de leur thématique : “A l’époque de la modernisation du pays, puis durant la période de stabilité économique et politique, il y a toujours eu des mouvements contestataires, mais, aujourd’hui,
e xató est la salade la plus importante de la cuisine catalane, car elle mêle les produits de la campagne et ceux de la mer. D’aucuns assurent qu’il est né à Vilanova i la Geltrú ou à Sitges ; d’autres soutiennent qu’il a vu le jour à El Vendrell. Quel que soit le lieu de naissance du xató, sa préparation puise aux plus anciennes coutumes des régions du Garraf, du Penedès et de Tarragone. Personne ne conteste que le xató était à l’origine un plat d’hiver. La plupar t de ses ingrédients ne sont pas des produits frais de saison (anchois, morue séchée émiettée, olives, thon à l’huile, etc.). Le xató était le plat de subsistance des gens qui vivaient de la mer les jours où ils ne pouvaient pas sortir pêcher. Mis à par t les ingrédients propres à telle ou telle localité, il n’a qu’un secret : sa sauce, qui concentre une bonne par tie de la sagesse ancestrale de notre peuple. Chaque cuisinier et chaque maîtresse de maison a sa propre recette, ou sa propre manière de préparer cette sauce, comme on peut l’obser ver lors des concours de mestres xatonaires [maîtres ès xató], qui ont lieu dans la plupart des huit communes de la route du xató. La sauce peut accompagner une portion de tortilla (omelette) froide ou un gâteau d’omelettes. Elle peut aussi servir d’assaisonnement pour des salades amères comme la chicorée ou les endives, et se mariera à mer veille avec de l’agneau ou du lapin grillé.
avec la crise économique et l’affaiblissement du pouvoir politique, il n’y a plus de place pour la contestation de masse.” La remise du prix Akutagawa ayant eu cette année un très fort retentissement, les commandes affluent dans toutes les librairies du pays. Début février, les ventes de Keritai senaka avaient déjà atteint la barre des 500 000 exemplaires. Même phénomène pour Hebi ni piasu, qui, imprimé au départ à 7 000 exemplaires, a fait l’objet de plusieurs nouveaux tirages [les ventes avaient dépassé les 330 000 exemplaires au début de février]. On dit que la littérature est en crise, mais les œuvres qui ont été récompensées ces dix dernières années par le prix Akutagawa font exception. Dans les années 90, des écrivains comme Yu Miri, Hitonari Tsuji et Keiichiro Hirano, qui était encore étudiant à l’Université de Kyoto, ont défrayé la chronique, et neuf ouvrages couronnés se sont vendus à plus de 100 000 exemplaires, un succès que ce prestigieux prix n’avait pas connu dans les décennies précédentes. Compte tenu des proportions prises cette année par l’événement, les futurs lauréats devraient bénéficier davantage de la curiosité du public. En revanche, les autres prix littéraires n’ont pratiquement aucune influence sur les lecteurs. Ainsi, les prix Tanizaki ou Noma, qui ont pourtant été décernés à des œuvres d’écrivains majeurs, ne font pratiquement pas progresser les ventes. Shin Osanai
La sauce du xató Ingrédients (pour 4 personnes) ■ 100 g d’amandes et 60 g de noisettes grillées et pelées ■ 8 ñoras (piments forts de Murcie) ■ 4 gousses d’ail ■ Mie de pain ■ Huile d’olive vierge, vinaigre et sel. Certains ajoutent du persil haché. Préparation ■ Piler dans un mortier l’ail et le sel, puis ajouter les amandes et les noisettes, et continuer à piler jusqu’à obtenir une pâte homogène ■ Ajouter la pulpe des piments, qu’on aura mis au préalable à tremper dans de l’eau chaude, et continuer à piler ■ Incorporer ensuite la mie de pain imbibée de vinaigre et, quand tout est bien lié, ajouter l’huile et continuer à tourner jusqu’à ce que la sauce prenne la consistance voulue. 5 A Taula*, La Vanguardia, Barcelone * Littéralement “5 à table”, nom d’un collectif formé de cinq gourmets catalans.
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insolites
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D’aucuns offrent leur langue, d’autres bâtissent des temples es fans peuvent être dangereux. C’est ce que constatent avec irritation, voire horreur, les stars du cinéma et du sport. Le harceleur sadique poursuit l’objet de son adoration dans le monde entier – c’est ce qui est arrivé à la joueuse de tennis Martina Hingis ; d’autres s’identifient totalement à leur idole. Les admirateurs de Jayalalithaa, la ministre en chef de l’Etat du Tamil Nadu, vont jusqu’à sacrifier leurs cheveux, voire leur langue, quand la chance lui sourit. Elle ne cesse de leur demander de renoncer à ces actes bizarres et dommageables, mais il est difficile d’éradiquer cette obsession et de convaincre les idôlatres d’arrêter de verser leur sang en gage de dévotion suprême. Son prédécesseur, M. G. Ramachandran, la superstar du cinéma tamoul, électrisait tellement son public que ses admiratrices dormaient sur les affiches de ses films. Cela leur était plus doux que le plus moelleux des matelas. La plupart des stars de Bollywood emploient des gardes pour se préserver de l’attention excessive de leurs fans et cette habitude s’est étendue aux joueurs de cricket. Et voilà qu’on apprend qu’un adorateur fanatique de Gwalior a décidé d’ériger un temple à Atal Bihari Vajpayee, le Premier ministre. Vijay Singh Chauhan, avocat, a posé la première pierre le jour de l’anniversaire de son idole et a chargé un
Indranil Mukherjee/AFP
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sculpteur de réaliser une statue de pierre à son effigie. On ignore encore si l’œuvre sera édifiée en marbre ou dans un matériau moins dispendieux. Vajpayee, que cette flagornerie embarrasse quelque peu, n’a pas donné son accord à ce lieu de culte permanent mais son adorateur n’en poursuit pas moins son projet. La plus grande réussite de Vajpayee, ce n’est pas, selon Chauhan, d’avoir fait “se lever et briller l’Inde”, pour reprendre une expression utilisée pour motiver les populations à la veille des élections. Non, s’il place le Premier ministre sur un piédestal, c’est en raison des immenses services que celui-ci a rendus à la langue hindi : Vajpayee est sans
conteste l’un des orateurs les plus accomplis et le poète hindiphone le plus admiré de l’ère moderne. L’idée peut surprendre, mais ce n’est pas la première fois qu’un Premier ministre est célébré avec quatre murs, un toit et un culte permanent. Indira Gandhi a elle aussi eu cet honneur, un temple lui a été dédié à Khargone, également dans le Madhya Pradesh, un Etat qui possède de nombreux temples anciens datant des dynasties des Chandela, des Holkar et des Scindia. Si N. T. Rama Rao, qui fut ministre en chef de l’Andhra Pradesh, a également eu son temple, c’est surtout parce qu’il avait incarné Rama et Krishna dans près d’une centaine de films mythologiques en telugu : le public l’identifiait à ces divinités. Le Tamil Nadu, qui a une forte tradition athéiste, abrite, lui, un temple dédié à Khushbu, une héroïne du Nord. Gandhi vénérait les pauvres, mais la tendance moderne est à l’édification de mégatemples. Ce sont les mouvements Akshardham et ISKCON qui ont donné le coup d’envoi. Pas de manque de moyens en l’espèce : leurs édifices immenses coûtent des millions de roupies et affichent une profusion de sculptures de pierre, des intérieurs soignés et des extérieurs impeccables. Le projet de Chauhan est modeste en comparaison. Ce qui en fait la spécificité, c’est la personnalité qu’il Sachidananda entend consacrer. Murthy, The Week (extraits), Cochin
Calme et sérénité Le yoga est en mauvaise posture. Le gourou Bikram Choudhury, ancien haltérophile, coqueluche des stars et inventeur du “yoga Bikram”, a envoyé une missive sans détour à une centaine d’enseignants et de centres pratiquant sa méthode. Le courrier, émanant de ses avocats, est on ne peut plus clair : l’enchaînement de ses 26 postures de hatha yoga, exécutées dans une pièce chauffée à 40 °C, ne peut être changé d’un iota. Les professeurs qui enseignent le yoga Bikram doivent avoir suivi une formation à 5 000 dollars et s’acquitter d’une franchise. Toute vio-
lation est passible d’une amende de 150 000 dollars. Car voilà, l’enseignement du maître, couvert par un copyright, est une marque déposée. Les enseignants rebelles voient les choses différemment : le yoga est une tradition vieille de cinq mille ans, nul n’en est détenteur, clament-ils. Réunis en collectif, ils ont saisi la justice américaine. Mais M. Choudhury n’en démord pas : “J’ai des couilles comme des bombes atomiques de 100 mégatonnes chacune. Personne ne m’enculera”, a déclaré le “roi des yogis” à (The Independent, Londres) Business 2.0.
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Salé
Fadaises
170 000 euros. C’est le montant de l’amende pour excès de vitesse infligée à un millionnaire finlandais. Jussi Salonoja roulait à 80 km/h, au lieu de 40, dans le centre d’Helsinki. Les contredanses, en Finlande, sont fonction du revenu. Elles pourraient être plafonnées.(Iltalehti, Helsinki)
Le Conseil des ministres iranien a d’autres chats à fouetter que des “questions absurdes” comme “les droits de l’homme” ou le “meurtre de (la journaliste irano-canadienne) Zahra Kazemi”, a décrété le Guide suprême lors de sa dernière réunion avec le président de la République et ses ministres. L’ayatollah Ali Khamenei espère que le prochain parlement s’occupera de problèmes plus importants que de “pareilles (Emrooz.org, Téhéran) sottises”.
Singeries Les gorilles du zoo de Moscou auront bientôt la télévision. Les primates en captivité auront droit à des vidéos sur la vie des singes sauvages. Le directeur du zoo estime que ces programmes stimuleront leur développement intellectuel. “Nous voulons qu’ils passent plus de temps à réfléchir et moins de temps à se fourrer les doigts dans le nez”, a décrété Vladimir Spitsyn. (Moscow Times, Moscou)
Et tout le tremblement Le séisme d’une magnitude de 5,1 qui s’est produit le 11 février en Israël est le fruit du courroux de Dieu. Par ce tremblement de terre, l’Eternel protestait contre la décision du ministère des Finances de relever le prix du pain de 40 %, a expliqué le rabbin David Basri, une grande figure pour les juifs orientaux du pays. (Asharq al-Awsat, Londres)
Enfin ! Les transsexuels de l’université McGill pourront enfin aller au petit coin en paix. Des toilettes mixtes sont en construction dans le pavillon Shatner, rue McTavish, à Montréal. “Pour les transsexuels(les), les transgenres et les personnes dont le genre varie, l’accès aux toilettes publiques est souvent difficile, sinon impossible, puisque la plupart de ces endroits font de la ségrégation selon le sexe”, a fait valoir Brianna Hersey, de l’Alliance transgenre de McGill, dans un récent numéro du journal étudiant McGill Daily. (La Presse, Montréal)
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Entêté Mordu par un requin près de Sydney, Luke Tresoglavic a nagé sur 300 mètres avant de remonter jusqu’à sa voiture et de gagner un club de sur f, le squale toujours accroché à la jambe. L’animal a fini par rendre l’âme. M. Tresoglavic l’a enterré dans son (The Age, Melbourne) jardin.
Shalom Arafat est d’origine juive : c’est, selon le quotidien hébreu Yediot Aharonot, ce qu’affirme le secrétaire du département juridique de l’OLP, Ghazi Hussein, dans un ouvrage intitulé “Yasser Arafat et la solution sioniste à la crise de la Palestine”.
Prosélytisme Le vol 34 à destination de New York venait de décoller de Los Angeles quand la voix du pilote a appelé les passagers chrétiens à lever la main et les non-chrétiens à mettre leur vol à profit pour se rapprocher de la vraie foi. L’intervention a jeté un froid dans la cabine. Certains ont levé timidement la main. D’autres ont protesté. Ayant vent de ces plaintes, le commandant de bord leur a proposé de s’entretenir plus avant au sujet du Seigneur. “J’ai senti que Dieu me disait de dire quelque chose”, a confié par la suite Roger Findiesen à The Advocate. American Airlines, pour sa part, a ouvert une enquête interne.
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