Georges Bataille après tout sous la direction de
Denis Hallier
EMPORAIN
L ' EXTRÊM
BELIN
GEORGES BATAILLE APRÈS TOUT
L'EXTRÊME CONTEMPORAIN Collection dirigée par Michel Deguy
Du Sublime
Ouvrage collectif-1988
Confessions Fabrice Touttavoult - 1988 La Langue Greffée John Montague (Édition bilingue)-1988
Éli- Lettres - Énigmes en feu Nelly Sachs (Édition bilingue)- 1989
GEORGES BATAILLE .APRÈS TOUT
Poèmes Emily Dickinson (Édition bilingue)-1989 Contrainte de Lumière PaulCelan (Édition bilingue) -1989 Au su}et de Shoah
le film de Claude Lanzmann-1990
Les pkrres d'Ibarra Harriet Doerr (Roman)-1990 La parole singulière
Laurent Jenny- 1990
Feu le Free ? Jean-Pierre Moussaron- 1990 Quinze poètes roumains
choisis par Dumitru Tsepeneag-1990
sous la direction de Denis Hollier Geoffrey Bennington Catherine Cusset Hubert Damisch Georges Did.i-Hubennan M�a Galletti Denis Hollier Martin Jay Vmcent Kaufmann Rosalind Krauss Sylvère Lotringer Francis Mannande ,Mario Pemiola Jacqueline Risset Elisabeth Roud.inesco Michel Surya
La poésie tchèque moderne Anthologie par Petr Knil - 1990 Tombeau de Trakl Marc Froment-Meurice -1992
Roger Caillois, la pensée aventurée Ouvrage collectif- 1992 collectif-1993
Le millénaire Rimbaud Ouvrage Trame d'hiver Grand }our
Robert Davreu-1994
Martine Broda- 1994
Le testament poétique
Gérard Bucher- 1994
La prostitution sacrée
Reginald McGinnis- 1994
Le thétltre du poème Jean-Marie
Gleize -1995
La récolte de la rosée Robert Marteau-1995
BELIN
Cet ouvrage a été publié avec le concours de l'Association Chantiers d'Orléans.
La gravure en couverture est de Stanley W. Hayter. Le code de la propriété intellectuelle autorise «les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisa tion collective» (article L. 122-5) ; il autorise également les courtes citations effectuées dans un but d'exemple et d'illustration. En revanche, «toute représentation ou reproduction i ntégrale ou parti ell e sans Je consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite» (article L. 122-4). Cette r e présentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français de l'exploitation du droit de copie (3. rue Hautefeuille, 75006 Paris), constituerait donc une contrefaçon ,
sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
© Éditions Belin 1995
ISSN 0991-6458
ISBN 2-7011-1921-9
SANS ATOUT
Sous l'intitulé «Georges Bataille- après tout», s'est tenu
à Orléans,
27
les et 28 novembre 1993, un colloque dont les participants ont repris, développé ou prolongé leurs interven tions dans les textes recueillis dans ce volume. L'invitation était libellée comme suit : Georges Bataille -après tout Tou t fait partie des mots que Bataille, comme de nom breux écrivains de sa génération, aime mettre en italiques, des mots qu'il a voulu faire sortir de leur réserve, soustraire à ce qu'il appelait l'inattention quotidienne. La première partie de son œuvre - entre 1930 et l a Seconde Guerre mondiale - s'est développée sous la hantise des totalitarismes, en particulier ceux d'extrême-droite. De 1945 à sa mort, l'homo sovieticus prend le relais. il appartient donc de part en part à une époque qui, entre le traité de Ver sailles et / a fi n de la guerre. froide, a été obsédée par la politi sation du tout d'une manière qui, à quelques rares exceptions près, l'a exposée à la surenchère totalitaire. La transgression elle-même, dans la mesure où elle se définit comme expérience limite, est soumise à sa logique : le plus que tout exige le tout pour pouvoir passer au-delà. Aussi, plus qu'une mise au point de spécialistes sur l'état présent des études batailliennes, ce colloque voudrait €tre l'occasion d'un retour sur les concepts majeurs élaborés par Bataille - celui de transgression, de réserve, de fait social
7
Georges Bataille
- après tout
Sans atout
total, d'homme intégral, d'informe, d'athéologie, d' impossible
- à la lumière de la condition post-totalitaire qui est en passe
de devenir la nôtre, dans un espace qui n'est plus celui du plus que tout, mais de l'après tout.
En ouverture, ces quelques mots ont été prononcés : «Lorsqu'on m'a demandé d'organiser ce Colloque, j'ai d'abord hésité. ll y a des morts qui vous poursuivent . Vous écrivez une fois, deux fois sur eux et on ne veut plus qu'ils vous lâchent. On les confond avec votre ombre. Ces réserves se sentent peut-être dans le t iO:e que j'ai f� par pro poser. Pourtant, même si je compte b1en que ce so1t le derruer, ce n'est pas sans appétit que j'ouvre ce colloque "Bataille après tout". Sans entrer dans une histoire et une géographie détaillées de ces hom.ïnages posthumes, je me demande si ce n :est :p� moi qui ai été l'organisateur du pr�mier colloque. B�ta1lle, ICI même, à Orléans, il y a plus de vmgt ans. Depuis, Ils se sont multipliés. Certains ont f a i t date, c o m m e la décade Artaud 1 Bataille de Cerisy-la-Salle organisée par Tel Quel en 1972, celui que Jean-Michel Rey a organisé à Auxerre pour le vingtième anniversaire de sa mort, ou ceux que, encore récem ment, Jacqueline Risset organisait à Rome presque chaque année. Un certain nombre de faits plaidaient en faveur de celui ci. Le premier, qui porte sur le statut éditorial de l'œuvre, pour rait ouvrir la série des "après tout" de notre charade : les Œuvres complètes, avec l'imposante rangée de leurs douze tomes comme les douze mois d'une année Bataille, nous ont effectv i ement fait entrer dans l'ère de l'après tout-Bataille. Et même s'il ne s'agit, comme souvent en ces matières, que de 1'à-peu-près-tout, elles l'ont soustrait définitivement à l a semi clandestinité des plaquettes interdites ou introuvables. Douze volumes, sous le manteau, ça dépasse. ll y a un second changement. J'appartiens à la génération des lecteurs de Bataille qui s'est constituée à l'époque - et presque dans le sillage - du spectaculaire nu �éro d:ho�age, composé dans Critique, en 1963, par Jean �1el qw ven�t de prendre la direction de la revue. So � somm �e comt>re�a1t des essais de Barthes et de Foucault qw ont frut date, ams1 que le premier texte de Sollers sur Bataille. Peu après, L'Arc a eu son
8
-
propre numéro spécial, ave c un autre texte mémorable d'un a?tre n?uveau venu, pe ri a � � . En ces. lendemains de guerre d Algé�!e, la Fra �ce �qu1drut l'existentialisme marxisant. La pe�cée s� tur lt te . (le mo � � � t ici indique plus une gén érat ion qu u�e J?OSltlOn eptstémolog ique précise) réhabilitait en lui une des ��c�mes les plus flagrant es des purges sartriennes. Et elle l� fa1s�t av � d.' autant plus d e liberté que le bénéficiaire de 1 opération !1 e�t plus là pour donner son avis. Ces hommag es en effet �ta1ent a double tran chant On lui offrait une cou ver ture. Ma1s l�s fils de Lot eux aussi en offraient une à la nud ité de leur père 1vre.
En 1_970, !?rsque �e premier tome des Œuvres complètes ala l �.t �artu à 1 ImpressiOn, 1'édi teur s'est rappelé qu'Histoir e de � œzl (dont les deux vers ions figuraient dans le volume ) était tOUJOUrs S?US le coup d'u ne interdiction à l'affichage, et donc à 1� v�nte hbre, sans parler d la séquestration dans l'enfer des . � brbhothèques pubhques qur en découlait. Foucault ven ait de passer �hez Gallimard : il fut sollicité. Imprimée en pare -choc une pet1te note du professeur au Collège de France devait éloi: gner 1� !ou�res du ministè re de l'Intérieur. J a1, dit qu� les cb?ses avaient changé. Bataille ava it bes?m d un alib . La philoso phie de l'époque le lui a don � né. Mrus le pae ?alisme des fils n'est pas moins lourd que tJ celui des pères. Kznderla !d et Vat erland pourraient ê t re ren ' voyés dos à dos sur ce pomt. A force de réparations, ne risq ue-t-on pa� de perdre ce que Marma nde a appelé la beauté des ruin ? es Lm opposera-t-on u Bataill e sans couverture ? un Batail ? le à découvert ? Ce seran sans doute naïf et contradictoire : même dans une èr� post-transgre ssive, il n'y a pas de Bata ille sans réserve. Ma1s, du moins, un Bataille sans cautions. Bataille sans atout, donc.» D.H.
LECTURE : DE GEORGES BATAILLE par Geoffrey Bennington
La certitude de l'incohérence des lectures, la fragilité des constructions les plus sages, constituent la profonde vérité des livres. Ce qui est vraiment, puisque l'apparence limite, n'est pas plus l'essor d'une pensée lucide que sa dissolution dans l'opacité commune. L'apparente immobilité d'un livre nous leurre : chaque livre est aussi la somme des malenten dus dont il est l'occasion[ .] Ce qu'on peut attendre de nous est d'aller le plus loin possible et non d'aboutir. Ce qui demeure humainement critiquable est au contraire une entre prise qui n'a d e sens que rapportée au moment où elle s'achèvera. Je puis aller plus loin ? Je prends le risque : les lec teurs libres de ne pas s'aventurer après moi, usent souvent de cette liberté 1 les critiques ont raison d'avertir du danger. Mais j'attire à mon tour l'attention sur un danger plus grand: celui des méthodes qui, n'étant adéquates qu'à l'aboutisse ment de l a connaissance, donnent à ceux qu'elles limitent l'existence fragmentée, mutilée, relative à un tout qui n'est pas accessible. ..
Œuvres compMtes, VIT, p. 199-201
Qu'est-ce qu'il vent de nous ? Qu'est-ce qu'il nous cherche ? Qui ça, nous ? Qui sommes-nous, réunis ici autour de lui, ou de ce qui en reste, à savoir ses textes ? Qu'aurait-il , voulu pour nous ici, aujourd'hui?
11
Lecture : de Georges Bataille
Georges Bataille - après tout D'abord, de toute évidence, et en dépi t de certaines évi dences, qu'on le lise. Nous sommes- rassemblés ici- essen tiellement des lecteurs de Bataille. Du lecteur, on pourrait facilement imaginer que Georges Bataille s'en fichait souverainement, comme de l'avenir lui même. « n n'y a que quatre cents personnes qui me lisent», aurait-il confié à son ami d'enfance Georges Delteil1, ne pen sant pas de toute évidence aux milliers de lecteurs qui succède rent à ces quatre cents lecteurs contemporains à mesure que les textes feront leur chemin imprévisible da ns cet avenir alors insoupçonné. Bataille, c'est l'évidence, pour peu qu 'i l fût conséqu ent avec lui-même, devait se soucier peu de ce que penseraient ses lecteurs. Et pourtant, ce lecteur, dont on peut, et même dont on doit imaginer qu'il s'en fichait souverainement, on peut montrer sans difficulté que Bataille en avait toujours aussi un sens aigu et inquiet, qu'il s'en soucie en fait beaucoup, et ceci en au
moins deux sens : 1. Il se soucie d'abord du lecteur comme d'un lecteur, qui risque à tout moment de ne pas comprendre, ou bien de mal comprendre, ou de perdre patience, de perdre le contact et de cesser de lire avant la fin, devant des thèses ou des déductions trop risquées, ou bien de perdre le fil d'une argumentation que, malgré tout, nous aurons 1' occasion de le vérifier, Bataille a toujours voulue serrée et rigoureuse:
1. Cf.
«Georges
(1963), p. 675.
Bataille à Riom-es-Montagnes>>, Critique, 195-196
12
l'instant d'introduire le lieu d'un malaise désarmant et d'une solitude difficile d'accès. Cela ile va pas sans une ironie enjouée à la quelle se lie le désir d'éviter honnêtement des possibilités d'erreurs.
O.C., VI, p. 372
2.
Ce dernier passage nous montre que B ataille se soucie aussi du lecteur, non plus en tant que tel, en tant que lecteur présentemeht en train d e lire le texte, mais en tant que per sonne dont la vie pourrait être changée du fait de sa lectur e au delà de sa lecture, quand la lect ure sera terminée ; lec eur, donc, déjà assez peu commun pour lire Bataille comme il aurait toujours fallu le lire, qui s'arrête de lire au bon moment, en cherchant toujours à aller au-delà de la l ecture elle-même vers ce que Bataille appelle «les conséquences » :
t
La lecture, d'habitude, est plutôt le moyen d'ajourner, d'évi ter les conséquences. «Qui co nnaît le lecteur, disait Nietzsche, ne fait plus rien pour lui». J'ai rassemblé ces textes [il s'agit d u recueil de citations i ntit ul é «Mémorandum» qui suit le Sur Nietzsche] à l'usage de qui CHERCHERAIT LES
CONSÉQUENCES.
O.C., VI, p. 209
D'une part, donc, selon des normes pédagogiques tout à fait classi que s, il. faut s' assurer du lecteur, éviter qu'il n e décroche ou s e perde, prendre soin d e lui ; et d'autre part le jeter ou le faire sauter au-delà de la lecture elle-même vers des «conséquences». Or, ce double souci nous autorise à dire que chez Bataille le lecteur, la lecture, dont on pouvait avoir l impression qu'il se fichait, est justement le lieu de l'essentiel. Nous �ommes ici, en tout cas, je le disais i l y a un instant, essentiellement une communauté, nécessairement fragile, de le�teurs Bataille lui-même fut sans conteste un grand lecteur, et il le reconnaît. Je dirai même en forçant à peine l'interpréta tion, que pour Bataille l homme en tant que tel est essentielle ment un lecteur. Considérons en effet un passage que Bataille a supprimé (pour des raisons que j ' ignore) sur les épreuves du Sur Ni etzsche, et qui constitue, entre autres, une extraordinaire vignette ou, en tous les sens du terme, un cliché de ce qu' ·à pu être la vie d'intellectuel à Paris pendant la guerre: '
.
'
13
Georges Bataille -après tout
Lecture : de Georges Bataille
Revenant de l'île Saint-Louis (où j'avais vu Monnerot}, je longeais le quai. On me héla de 1� fenêtre. des �iris. S� était là, que j'avais manqué, que Je voulrus vorr. Je montat. Une abracadabrante discussion s'engagea sur le cogito (entre Queneau, Sartre, Simone de Beauvoir et moi) : à savoir si le je qui pense est celui qui souffre d'un cor au pied. �u cours de cette logomachie, j'apercevais une profonde différence entre Sartre et moi : Le cogito pour Sartre est l'atome invio lable, intemporel, irréductible fondement. Il n'ex�te �our moi qu'en rapport : c'est un nœud de commumcat1ons réelles, ayant lieu dans le temps. L'atome renvoie à l'onde, . au langage, aux paroles échangées, aux livres écnts et l �s. [Nous verrons à l 'instant que les livres lus ont une ce�e . rits.) s i je meurs, un priorité logique ici sur les livres éc , subsiste. Sartre s'arrête, dans un bvre, à 1 absence de sohdité atomique. Nos livres sont soumis à la lecture - aux interpré tations défaillantes. Sartre ramène un livre à une intention d'un auteur, à l'auteur. Si, comme il me semble, un livre est communication, l'auteur n'est qu'un lien d'unité de lectures
�1�e
différentes.
o.c. VI,408 .
«L'auteur n'est qu'un lien d'unité de lectures diffé rentes»: espérons-le pour nous, aujourd'hui et demain, rass.em . blés ici, et espérons-le aussi pour la surv1e de Georges Bataille. Sous ce titre, «Lecture de Georges Bataille», qui peut je n'ai pas en fait l'inten tion de proposer une lecture de Bataille. Ce n'est pas seulement pour des raisons de temps ou de moyens, bien que tous les deux fassent défaut ici, mais pour d'autres raisons plus essen tielles. D'abord, même à supposer que j'avais la prétention de faire une lecture de Bataille, on peut et on doit se demander ce que serait une lecture de Bataille, du moins en un premier sens totalisant : une lecture qui serait une lecture, et qui donc construirait ou supposerait l'unité de l'œuvre ou du corpus: on peut et on doit se le deman�r en général. surto�t à pro pos de Bataille, qui aura pratiqué ou du moms revendiqué plus qu'un autre une certaine inconsistance. . , . Mon propos ici est autrement modeste : je n élaborerru donc pas une lecture totalisante de Bataille . Mais je n'essayerai
paraître excessivement prétentieux.,
�ais
14
même pas non plus de proposer une lecture de Bataille au sens d'u� e le ture parmi d'autres de Bataille, une lecture qui ne serrut qu une lecture et non pas la seule lecture. Je ne le ferai pas, car on aurait vite fait de montrer que toute lecture qui pré tend n'être qu'une lecture parmi d'autres hérite néanmo ins de ce que j'appellerais l a pulsion herméneutique, qui consiste à vouloir proposer une lecture qui mette fin à la nécessi té de la lecture : dans· cette optique, on propose toujours la dernièr e lecture, la lecture qui nous délivrerait désormais de tout souci de lecture . Or, s'il y a une chose que la lecture doit, me semble -t-il, respec ter, c'est sa propre interm inabili té essentielle : la possibilité permane nte d'une autre lecture hante toute lecture. Ce qui fait que, si on veut penser ou pratiquer une lecture «plurielle» (comme on disait encore naguère) il ne faut surtout pas penser cela comme une simple pluralité de lectures différentes ou individuelles dont on devrait tolérer la dispersi on de façon simplement libérale. Si pluralité de lecture il y a, il faut, et c'est Georges Bataille qui nous le dira tout à l'heure, que cette pluralité affecte non seulem ent une lecture qui se voudrait totalisante, mais qu'elle marque toute lecture, même partielle (comme partielle, justement), de l'intérieur, et jamais donc il n'y aura une lecture de Bataille. Sous ce titre, «Lecture: de Georges Bataille», je cherche rai donc, non pas à lire Bataille en ces deux sens, à vrai dire solidaires, du concept de lecture. Ce que j'aimerais tenter plu tôt, c'est très simplement et même naïvement de commencer à cerner ce qu'il en est de la lecture dans les textes de Bataille selon ces mêmes textes. Ma question est donc la suivante : qu� proposent à notre lecture les textes de Bataille quant à la lec ture elle-même ? Et cette question se divise aussitôt : d'une part, que proposent les textes de Bataille quant à leur propre lecture, sur la lecture qu'on peut espérer faire de ces mêmes textes (en d'autres termes : comment ces textes se lisent-ils eux-mêmes, ou du moins comment s'efforcent-ils de pro gram mer la lecture qu'on pourrait en faire ?) ; et, d'autre part, que proposent ces mêmes textes quant à la lecture en général, sur la lecture de tout texte ?
�
15
Lecture : de Georges Bataille
Georg es Bauzille - après tout
II
Avant de commencer à développer ces questions à partir de quelques textes précis de Bataille, je voudrais avancer ou rappeler quelques propositions d'allure axiomatique quant à la lecture. Je vous demande de pardonner ce que ces propositions peuvent avoir d'évident ou de simpliste. 1. Premièrement, on peut dire que tout texte, en tant qu'il est un texte, propose au moins une lecture au lecteur. Un texte n'est un texte que s'il présente à un lecteur quelque chose à lire, que s'il s'offre à une lecture. Un texte n'est même que cette offre, on pourrait même être tenté de dire ce don de soi. Un texte, c'est son évidence même, se donne à lire. 2. Pourtant, cette offre ou ce don ne peut être totale : un texte, s'offrant ainsi à la lecture, ne s'offre pas à n'importe quelle lecture, ou du moins pas également. Un texte, n'étant que l'offre de soi-même en tant que texte à lire, ne s'offre pour tant pas au premier venu, et de ce fait se retient ou se réserve tout en se donnant. Un texte qui s'offrait d'emblée et indiffé remment à n'importe quelle lectilfe ne serait en vérité même pas un texte, et de ce fait ne pourrait pas être lu. Un texte par faitement lisible en ce sens serait en fait parfaitement illisible. Texte et lecture s'entr'impliquent, donc, mais seulement pour autant qu'ils ne s'annulent pas immédiatement : le texte se réserve tout en n'étant qu'offre ou don, e t cette réserve le constitue justement comme texte à lire. Et, du fait de cette réserve essentielle, de ce secret comme dirait Derrida1, le texte choisit sa lectilfe, ou du moins s'offre et s'adapte plus facile ment à telle lecture plutôt qu'à telle autre. Nul texte ne peut être indifférent à la lecture à laquelle, Bataille le disait à l'instant, il va être soumis ; nul texte, me risquerai-je à dire en m'aventu rant délibérément - mais en tremblant un peu - dans le lexique bataillien, nul texte ne se sacrifie totalement à la lecture. 3. Ce qui fait, donc, qu'un texte, tout en se réservant dans le don de soi, nous dit toujours quelque chose sur la lecture qui lui convient. Et nous ne pouvons ignorer ces indications quant à cette lecture convenable, sous peine de lire non pas le texte 1. Cf. Passions (Galilée, 1993).
16
que nous avons effectivement sous les yeux, mais un autre t�xte que n�us �vons plus ou moins fantasmé (c'était l'erreur d une certat �e tdée de la �ecture ?aguère courante en pays . anglo-saxon . on passrut VIte de l'Idée qu'un texte n'existait que dans ses lectures diverses à l'idée qu'il n'y avait que des lectures qu' a�c� texte en soi ne pouvait justifier, et que donc le l e�teur était libre de choisir sa «position» (de préférence . pohtique) face à un texte avant de commencer à lire: c'est bien entendu _!.a façon la plus sûre d'éviter la lecture). Pour lire un texte meme et peut-être surtout si on entend en faire une lec : ture mconvenante, comme le voudrait sans dopte Bataille il re, �aut d'abo�d entendre ce qu'il avance quant à sa propre lec� . il faut partictper à une première communauté de lecture avec le t�xte : on satt combien est difficile cette opération minime et szn e qua non, et j� vous dois de dire dès maintenant qu'à mon . cette op ératwn est des plus difficiles dans le cas de avts . G�rges � atallle. Ce qu'on appelle plus ou moins naïvement �<1 mtent10� e l'auteur», et qu'on ne peut pas simplement tgnorer, d01t ete r refo�ulée en en appelant à cette lecture que 1�. text � se donne déjà ou du moins appelle . On reconstitue l mtentto� de l'auteur (ce qu'on appellera désormais, avec Der . nda, la stgnature du texte), en restant fidèle à la lecture que Je , . texte s est déjà donné en prescrivant plus ou moins explicite me�t cette lec �e-là comm� la lecture qui lui convient, et on ne lira pas Bataille satiS y farre la plus grande attention. Cependant, s'il est vrai qu'on ne lit pas si on ne tient pas compte de cette le �tur�-là, la lecture appelée par le texte lu en s?n offr� non-sacnfictelle de soi, il faut ajouter aussitôt que 1 on ne ht pas non plus si on s'en contente. La lecture seule ment con�e�able d'un texte n'est pas en fait une lecture, mais un� rép tltlOn . Imaginons en effet une lecture parfaitement . ftdele d un t�xte quelconque (par exemple, d'un texte de Georges Bataille) : pour être sûr de sa fidélité au texte à lircf, une telJe lecture n'oserait avancer un seul mot qui ne fût déjà sa place dans le texte lui-même, et donc se réduirait à être au . ?lie� ?ne répétition littérale du texte- ce qui, d'ailleurs, ferait rrnmedtatement basculer la lecture supposée fidèle ou conve nab�e e� tout autre chose, à savoir, la contrefaçon, l'imposture, ' . la ptre infidéhté, la trahison .
?
�
\
17
Lecture : de Georges Bataille
Georges Bataille - après to-q.t
Pour lire, donc, il faut non seulement tenir compte de la lecture proposée par le texte lui-même, mais aussi s'en séparer. Un texte s'offre à la lecture, non pas n'importe comment, certes, mais en s'offrant à la lecture il ne se donne pas seule
ment, mais s'abandonne, tant soit peu, à l'avenir, à l'inconnu, au hasard, au-delà de tout ce qu'il a pu prévoir quant à sa lec ture. Sa signature, de ce fait même incomplète, attend la contresignature de 1 'autre, du lecteur. Son prétendu secret est ainsi un secret radicalement ouvert,- et le restera-et n'est un secret que du fait de cette ouverture. Pour être lu, un texte doit aussi se donner à cette incertitude radicale quant à sa bonne lecture, car, nous l'avons vu, la lecture qu'un texte est en mesure de faire de lui-même, et que le lecteur fidèle respecte, n'en est pas encore une. Pour être lu. et donc pour être un texte, le texte doit d'emblée commencer à s'échapper de la lecture programmée qui pourtant le constitue et qu'il ne peut pas ne pas offrir et que le lecteur ne peut pas ignorer. Pour être lu, un texte doit donc appeler le lecteur qui se veut fidèle à la pratique d'une certaine infidélité, et le lecteur, par fidélité à cet appel, doit partir du texte qu'il veut pourtant lire le mieux possible, auquel il veut rester tout proche. Cet appel-là, cette ouverture à la contingence future que nous appelons simplement la lecture (et que Bataille, si je ne me trompe, appelle la chance), fait indubitablement partie d u texte, tout e n excédant sa lisibilité à strictement parler : étant appel à la lecture, cet appel précède en droit toute lecture, et ne peut donc être lu. Cet appel illisible, on peut (Bataille le fait, on le verra) l'appeler le cri du texte. Tout texte crie, même si (ce sera notre problème dans un instant) il n'y a pas de texte qui ne soit que cri. Du moment où il y a texte, ça crie, mais le cri se perd dans le texte où il a pourtant sa seule place. Notre problème, et le problème de la lecture en général, c'est de savoir entendre ce cri qui rend possible la lecture tout en excé dant toute lecture possible vers le silence et l'illisibilité1•
ll s'ensuit au moins ceci : tout en s'offrant comme lecture de soi, en un sens fort, nul texte ne peut se lire lui-même. Or, il y a en Occident toute une tradition d'écriture qui croit, ou vou drait croire le contraire, et cette tradition s'appelle philosophie. La philosophie, c'estjustement le texte qui croit pouvoir se lire lui-même en inscrivant déjà en lui sa bop.ne lecture, que le lec teur assidu n'aura ensuite qu'à déchiffrer. Cette tentative de pré-inscription totale de la lecture dans le texte est de ce fait r fus de toute lecture et donc de tout avenir G'aimerais pouvoir due: de toute avenue) au texte•. Le texte philosophique devrait n'avoir aucun avenir, et donc devrait ne jamais être lu. Le texte philosophique serait donc un texte non-textuel, dans la mesure où texte veut dire ouverture nécessaire à la contingence future de la lecture. Ce qui fait que la lecture proprement philoso phique, en tant que telle, n'en est pas une, et que la lecture, en tant que telle, ne peut être philosophique. Pour dire la chose autrement, il ne peut y avoir de philosophie de la lecture, (l'herméneutique serait justement une philosophie de la fin de la lecture). C'est cette structure en tout cas qui distingue sur tout la philosophie hégélienne, dont 'immense hétérotautolo gie n'est en quelque sorte qu'une gigantesque autolecture, l'effort le plus puissant et rigoureux pour inclure la lecture dans l'énoncé même du texte, et donc pour en étouffer l'appel, le cri. C'est pourquoi -du moins peut-on le penser- Hegel occupera la position que 1'on connaît pour Bataille2• C'est aussi pourquoi une lecture strictement philosophique de Bataille aurait peu de sens, et c'est exactement ce que Bataille reproche à Sartre, qui le lit justement en philosophe, c'est-à-dire qu'il ne le lit pas, ou qu'il n'entend pas le cri qui déborde toujours la
�
1
1. n faudrait lire ici le texte extraordinaire de Duras, Les Mains néga tives, qui lit dans le« texte» constitué par l'empreinte de la f!! ain de l'�omm� préhistorique sur la paroi d'une grotte l'énoncé pur de ce en :
crie qu � je v�ux t_'aimer, je t'aime 1 J'aimerai qu iconque entendra que je crie f ... ( J'aunerru qwconque entendra que je crie que je t'aime 1 J'appelle celui qut me répondra», in Le Navire Night et autres textes (Folio, 1986), pp. 93-101. 1. Je me permets de renvoyer à une analyse du fantasme rousseauiste d'une philosophie auto-destructrice, qui serait ainsi nulle et non-avenue' dans mon livre Dudding : des noms de Rousseau (Galilée, 1991). . 2. _Cf. r. Derri da, «De l'éconçmie restreinte à l'économie générale: un hégéhamsme sans réserve», in L'Ecriture er la différence (Le Seuil, 1967 369-407), et l a première partie de Denis Hollier, La Prise de la Concord� (Gallimard, 1974).
18
19
appelle
'
Lecture : de Georges Bataille
Georges Bataille -après tout on verra que pour accéder à ce qui en Bataille excède l a philosophie, il faut aussi le lire le plus philosophiquement possible.
lecture qu il est en mesure de faire'. Mais '
rn
ll existe en moi quelqu 'un qui, si par exemple il en tuait un autre, ressentirait 1 'acte que je viendrais de faire comme abominable. Ceci existe fortement en moi, je n'en doute pas, non que j'en aie l'e xpérience... J'ai l'impression très forte que si j'accomplissais cet acte, je tomberais dans une sorte de trou... «Discussion sur le péché» (1944), O.C., VI, p. 345
J'écris pour qu i, entrant dans mon li vre, y tomberait comme dans un trou... L'Expérience intérieure, O.C., V, p. 135 Or, la réaction la plus naïve et la moins efficace, bien
qu'elle soit tentante, face à cette tentative philosophique d'interdire la lecture en la prescrivant absolument et exhausti vement, c'est justement de se mettre à pousser des cris. On a pu parfois y voir le geste de Bataille, alors que rien n'est plus faux. Ce à quoi Bataille nous convie, a u contraire, c'est à un texte et à une lecture qui crient, certes, qui aiment à cri er, comme dit Le coupable (O.C., V, 255), mais qui ne crient pas sim plemen t, qui ne se contentent pas de crier (il n'y a d'ailleurs pas de cri pur, de cri primordial ou primai- pour être un cri, le cri doit ne pas se contenter d'être un cri, doit être un cri e n qu elq ue sorte écrit : le c r i s'écrit, o u s'excrit, pour parler comme Nancy): et qui montrent e n outre que l'appel de ce cri est l'appel philosophique même. C'est ce que je m'efforcerai de lire le plus littéralement, le plus fidèlement possible da ns
quelque s textes de Bataille. Par exemple, dans un projet de pré face au Coupable, ceci (déjà, comme toujours chez Bataille, assez difficile à lire de façon même convenable):
1. li faudrait ajouter que si Sartre lit Bataille en philosophe, ille lit mal même sur ce plan-là.
20
Les professionnels de l a pensée [c'est ce que j'appelle les lecteurs philosophiques] ont eu le-souci d'en couper l'essor [1'essor de la pensée, s'entend]. lls durent le faire et leur hon nêteté leur répondait que l'essor de la pensée signifie son absence de signification. Impossible évidemment de leur en vouloir. Ils ont accepté le fardeau de l'honnêteté ... [c'est-à dire ils acceptent d'occuper la position que le texte philoso p h iqu e leur assigne]. Mais plus honnêtes, ils auraient convenu de la déception de l'honnêteté. Qui appelle le crime. Qui appelle un cri d'horreur. Je ne doute pas du mouvement nécessaire qui saisit le professionnel de la pensée- ffit-il fait au sentiment d'horreur qu'ouvre la pensée- devant L'impu deur du cri. La pensée ne peut développer sans pudeur ses possibilités rigoure uses Elle sait que 1'absence de rigueur ct son destin. Mais la pudeur la ramène à la rigueur. Elle nie la rigueur plus grande [c'est-à-dire l'absence de rigueur; c'est par excès de rigueur, ou par extrêm e rigueur, qu'on arrive à qu elque chose qui n'est plus de l'ordre de la rigueur'] d'une mauvaise pensée, d'une pensée criminelle, courant 1'amok de la pensée. .
o.c., Vl, p. 365
Transcrivons : l'honnêteté (tout à fait nécessaire) du lec teur philosophique consiste à ne lire que ce qui dans le texte est déjà lu par le texte, alors que le texte n'est texte qu'à s'excéder vers un au-delà de cette (no n-)lecture, au-delà que cette lecture
même devrait entraîner. La lecture seulement honnête n'en est pas une, et la vraie lecture ne peut commencer qu'au-delà de ce qui est honnêtement lisible. C'est par honnêteté, en toute hon nêteté, qu'on doit outrepasser les limites de l'honnête. Le cri et Je crime, c'est ce qui dans le texte appelle encore la lecture qui n'est lecture qu'à ne pas se contenter de ce qui dans le texte se donne tran quillement à r il e. Cet «essor» peut s'appeler crimi nel en ceci qu'il rend nécessairement infidèle au texte, par souci de fidélité même. L'honnêteté de l'honnêteté, l'honnêteté 1. Cf. dans<< Le Collège socratique», «Je crois qu'une expérience inté rieure n'est p�ssible que si elle peut être communiquée et qu'elle ne pourrait être commumquée en dernier ressort sans atteindre l'objectivité de la scolas tique.» (O.C., VI, 283).
21
Lecture : de Georges Bataille
Georges Bataille -après tout
même, si on peut dire, ne peut se contenter d'être simplement honnête, mais se doit au contraire de s' emporter, et cet empor tement, cet « excès }), cette « turbulence », ou cette «efferves cence», dira encore souvent Bataille, s'appelle ici crime. Cette structure qui n'est pas vraiment une structure appelle aussi chez Bataille une figuration structurelle, architec turale ou contre-architecturale, dirait Hollier1, et c'est la figure traditionnelle de la pensée comme maison que l'on construit (c'est un peu plus loin dans le même texte) : Rien n'est plus semblable à l'essor que la perte de contrôle. pourtant doit être dit. Peut-être même redit. La pensée qui procède de la même façon que le constructeur d'une mai Ceci
son, qui creuse ses fondations, qui pierre à pierre édifie
l'assise d'un toit, même si, dans son travail, elle voulut main tenir le prodige de l'édifice, est solidaire enfm du moment où l édifice s'effondrera. Dans la mesure même où elle aperçut la nécessité de nier la loi de sa pesanteur, où elle dut pour se maintenir en mouvement substituer à la plus solide maison le paradoxe de constructions hardies, elle aurait pu voir de quel mépris de la pensée se compose la lutte contre la limite. L'acrobatie et non l'édification de la pensée est donnée dans le mouvement de la pensée. Le professionnel de la pensée tantôt ignore, saisi de peur, la possibilité, la nécessité de l'acrobatie. Tantôt sa rigueur, maîtrisant sa peur, l'y entraîne. Mais il s'efforce alors, avant tout, de justifier cette peur qu'il a vaincue. Il ne veut pas crier la peur sans laquelle l'acroba tie de la pensée serait encore semblable à ce mode de pensée qui n'aspire qu'à l'impossibilité de la pensée. Mais, de deux choses l'une : l'acrobatie de la pensée, sans laquelle la pen sée rampe - sans laquelle la pensée ressemble à la lâcheté que commande la peur - poursuit le résultat [et bien entendu '
la plus complète pensée du résultat est celle de Hegel] où la peur liée à l'acrobatie n'est plus possible - ou elle cède au mouvement de recherche de la peur. O.C., Vl. pp. 365-366
1. Op. cit.
22
Il y a certainement une coquille ici dans le texte des
Œuvres complètes, où le dernier bout de phrase commence par
un «où» plutôt qu'un « ou » : la structure - déstructurante - du passage est donc la suivante : li y aurait en apparence deux sortes de pensée, l'édifiante et l'acrobatique ; mais la pensée qui se veut et se croit édifiante est en fait solidaire, malgré qu'il en ait, de la destruction de ce qu'il construit ; le principe de cette destruction est donné par le mouvement de la pensée, qui appelle une pensée conséquente (qui se veut donc édi fiante) à l'acrobatie pour se maintenir justement en mouve ment (pour ne pas tomber) ; cette acrobatie néct
}. [Il y a donc déjà dans une pensée lecture d'une autre pensée : le penseur qui tient fièrement sa brique et croit pouvoir la maintenir « libre», dit Bataille, en dehors du mur où elle a sa place « ne voit pas les terrains vagues et les amoncellements de détritus auxquels une vanité ombrageuse l'abandonne avec sa brique ».] 2. Le penseur avec sa brique est donc moins un briquetier qu'un maçon : le livre est une brique, mais en même temps le mur dans lequel elle a sa place : «Le travail de maçon, qui assemble, est le plus nécessaire. Ainsi les briques voisines, dans un livre, ne doivent pas être moins visibles que la brique nouvelle, qu'est le livre. » Ce mur qu'on voit dans la brique qui en fait partie est plus important que la brique elle-même, qqi ne sert qu'à proposer au lecteur le mur dont elle est partie. Qui,
23
Georges Bataille -.après tout
Lecture : de Georges Bataille
donc, ne voit que la brique dans la brique ne �oit pas que la brique ainsi isolée n'est isolée que comme débns (�t donc.non plus une brique à proprement parler) : �our VOl! la bnque . comme brique, il faut le mur : « [ ] e� bnques votSl?es, dans un livre, ne doivent pas être moins VISibles que la bnque nou velle, qu'est le livre. Ce qui est proposé au lecteur, en effet, ne peut être un élément, mais l'ensemble où il s'insère : c'est tout l'assemblage et l'édifice humains, qui ne peuvent être seu e ment amoncellement de débris mais conscience de sot . » ['Conscience de soi», souligné yar Ba e. �pu!'é _: il n'y � . encore rien ici que de très hégélien : la bnque ams1 qu1 est aussi le mur, c'est par exemple le système hégélien qUI pré sente toutJJ'édifice dont il est la dernière brique, et lui-même en train de faire cette présentation. ) 3. C'est impossible : jamais une brique ne pourra être aussi J'édifice dont elle est partie. ce qui ruine l'édifice [sans i stant, le condamner à n'être que pourtant, on le ven-a dans un n débris] ou du moins fait changer de langage : <
�
�
�
�efini�.
�ri
24
sOrement, entre le débris et l'édifice, sans donner lieu à débris ni à édifice. Cette difficile « logique» est maintenue dans l'Introduc tion elle-même, dont la première phrase nous dit que «Cette Théorie de la Religion esquisse ce qui serait un travail fini. .. » . Attention à ce conditionnel : «ce qui serait un travail fini ... », non pas, comme on pourrait s'y attendre, au sens d'un travail qui pourrait-un jour être fini, mais, bien plus paradoxalement, ce qui se t un travail fmi si un travail fini était possible ; mais co�e �l n� l' �s.t pas, .com�e le travail fini est en quelque . sorte mfm1, mfm1ment infmt, l'esquisse de ce qu'il serait est tout ce qu'il y aura de ce travail fini-infini, et donc l'esquisse est le travail fini (et non plus vraiment l'esquisse), le travail fini en tant que travail fini, justement, marqué par la finitude. Donc, dans la même phrase, après un deux-points dont le moins qu'on puisse dire est qu'il porte un déplacement consi dérable, ce travail, d'abord présenté comme esquisse de ce que serait un travail fini, n'est même pas l'esquisse d'un travail fini : «j'ai tenté d'exprimer une pensée mobile, sans en cher cher l'état définitif». Et c'est sur ce paradoxe de l'esquisse qui n'en est pas une que Bataille va proposer rien de moins qu'une nouvelle défmi tion de la philosophie elle-même1• Comme toujours chez Bataille, nous avons à lire une syntaxe difficile, qui demande une attention précise de la part du lecteur, et dans laquelle je me contenterai de souligner des mais et d'autres articulations logiques qui scandent le texte :
:W
Une philosophie est une so�e cohérente ou n'est pas, nu:ts i elle exprime l'individu, non l'indissoluble humanité. (Elle est une brique.] Elle doit maintenir en conséquence une ouver ture aux développements qui s uiv ront , dans la pensée
humaine... où ceux qui pensent, en tant qu' ils rejettent leur altérité, ce qu'ils ne sont pas, sont déjà noyés dans 1' universel oubli [comme le penseur qui se croit seul avec sa brique libre est en fait perdu dans le terrain vague et les amoncellements de détritus, alors que, conune nous l'avons déjà vu, la pensée 1. Je dois réserver pour un� autre occasion la lecture du texte sur le lan·
gage er la philosophie qui clôt L'Erotisme.
25
Lecture : de Georges Bataille
Georges Bataille -après tout ou bien en assemblage. � se fait par briques assemblées t jamais une maiso� ma1s n'es hie p loso s'ensuit que] Une phi ment n'est pas celm de la un chantier. Mais son inachève multitude de parties achevées science. La science élabore une des vides. Tandis que dans et son ensemble seul présente l a pensée philosophique], ire t-à-d (c'es l'effort de cohésion it aux lacunes de la pensée l'inachèvement n'est pas lim é , ou, faudrait-il dire sans [comme c'est le cas pour la science hie croit qu'elle se osop phil doute, la science telle que la points, sur chaque les s u o t sur c'est comprend elle-même'], dernier. [«Sur chaque poin� » : point, l' impossibilité de l'état ude, ne peut même pas v1ser la philosophie, du fait de la finit ne peuvent que s'assem une totalité à venir ; les briques, qui une d'elles, l' empreinte chac en , s en elles bler, portent toute mblage.] d'une imposs ibilité radicale d' .asse
on pourrait s'y attendre, Bataille en tire, non pas, comme ablement, modestement, ou l'idée d'une philosophie intermin e complétude malheureuse même tragiquement en quête d'un ue (ce qui serait au fond piriq ment inaccessible sur le plan em d'u�e �dée régulat:ice), nne e � n accepter la représentation ka . ertame préczpztatLOn de la philoso mais de la nécessité d'une c . en dehors, en deçà d'elle-même phie qui la précipite justement donc , que la philosophie se fasse Il faudrait attendre infmiment est déj� le travail fmi, a �ant sse ui q 'es l : r il faut se précipite esqmsse de ce que serrut le même le travail ; ce n'est pas une iminaire à toute esquisse, et travail fini, mais une esquisse prél ceci n'est pas un défaut :
pas l'excuse d'indéniables Ce principe d'impossibilité n'est ie réelle. Le savant est soph philo toute te mi i insuffisances, il l philosophe lui-même a.ttend celui qui accepte d'attendre. Le e en droit. La philosophie air [en fait] , mais il ne peut le f indécomposable. Nul. ne nce exige répond dès l'abord à une e réponse à la quest ion d'un ent amm pend peut «être» indé philo�ophe e.st-elle n s qu'elle pose. Ainsi la réponse du philosophique et SI elle tion sairement donnée avant l'élabora
�
1. Bataille il faut Je reconnaître, a une conception assez fruste - phi losophique- de' la science. Cf. par eJtemple Méthode de méditation (0 C V, pp. 202-20�). .
26
.,
change dans l 'élaboration, parfois même en raison des résul tats, elle ne peut en droit leur être subordonnée. La réponse . . loso�hie ne peut être un effet des travaux philoso de la phi . phiques, et SI elle peut n'être pas arbitraire, cela suppose, donnés dès l'abord, le mépris de la position individuelle et l'extrême mobilité de la pensée ouverte à tous mouvements antérieurs ou ultérieurs [souligné par Bataille ; c'est bien entendu ce que nous appelons la lecture] ; et, liés dès l'abord à la réponse, mieux, consubstantiels à la réponse' l'insatisfaction et 1'inachèvement de la pensée. o.c.. vn. 287-288
pp.
La philosophie, donc, qui n' est pas une maison mais un chantier, n'est même pas un chantier où chacun contribue hon nêteme�t (trop honnêtement) à la construction de l 'ouvrage coll �ctJ de .1 ' h um anité , n'est même p l us vraiment une es�msse , mats ce que nous avons appelé plus haut le cri. La philosophie se �récipite en criant avant toute élaboration philo . sophique. Bataille le dit de façon p lus forte encore dans un brouillon de cette introduction2 :
t
La science peut reconnaître sans gêne un caractère n i achevé [��s] l'inachèvement de la philosophie est un moment d� SUICide. de pensée, son ouverture est un point aveugle ; [il est vrat qu ] elle ne peut, en un sens plus lointain, aboutir
a:
. 1. C'est pourquoi la figure de l'esquisse est instable, et peut servir pour ussi bien q,ue pour representer la (vraie) cn.�quer (!lu n
p.42)
.
,
2. Un état apparemment .intermédiaire de ces réflexions se trouve au déb.ut de la C?,nféll?nce <�Schéma d'�me histoire des religions» (1948) : «.Te ne c�1s pas .qu Ii. SOLt tOUJOUr� préférable d'attendre, pour exposer une idée, e.m aturité. Je me suis peut-être permis dans qu elle SOLt amvée à son pomt d berté exagérée et il se peut que j'aie prêté ce � ns, dans mes ouvrages, une h !fi attère à confusion. Toutefois, je ne le regrette que dans la mesure où j'ai mtrodwt. des confusions, et je garde à 1'égard de cette méthode une fidélité ponc�uelle... ll me semble qu'il est dans la nature de la philosophie de n'être JamaLs quelque c.hose de propreme�t achevé et que le travail de l'esprit, livré so�s une forme mcomplète, � denu manquée en somme, risque de répo.ndre · ophique que m1eux .au, caractère nécessatrement collectif du travail philos poursuu l eJtrstence humaine» (O.C., VII, 406-407).
27
Lecture : de Georges Bataille
Georges Bataille -après tout à la mort aveugle, au silence, [mais] son inachè- . pleinement e st l'affirmation d'un droit -au silence, à moins, du ment �:mort: peut-être même à une insignifiance plus profonde.
o.c., vn, p. 601
donc, au-delà des figures du chantier et de La pensée , ouverture aveugle à l'inconnu, à l'avenir radical , est ·sse 1 0� qu'anticiper dans une précipitation absolue. peut e q � 'avons dit a plusieurs reprises, le cri de la pensée l nous C es éc édant. l'appel à une lecture. Ce qu'avant Bataille appe se. P 'honnêteté, et qu'il appelle ici « un acte de conscience », lalt de ne pas chercher à absorber ce cri suicidaire de la pres rit � dans un état défmitif, à savoir sous forme de thèses. pens Ce qui a commencé cette apparente déduction d'une penie comme essentiellement non-pensée, c'était. on s'en sée défin le caractère individuel de la philosophie (pour so ·ent ' ;v�ire : « Une philosophie est une somme cohérente ou elle mais elle exprime l'individu, non l'indissoluble n es pas Mais l'aboutissement de cette logique où la pen h rn anité�>). qu'en mourant dans le cri ou le suicide, est celui t ar 'app aî non-individualité et même non-humanité de la ale radic l�
e:'q�l \ �
��
� �e
e
pensée :
Ces principes sont très éloignés d'une manière de philoso pher qu'accueille a?jourd'?ui? sinon l' as�e!ltiment, du moins blic. [D s agtt de toute ev1dence, encore une la curiosité du pu Même s'ils s'opposent avec force à Sartre.] de surtout fois l'in istance �o deme qui s'attache _à l'indivi�u et � l'i��le . tvtdu. D ne peut y avorr �e �e 1 mdivtdu rnent de l'i nd de la pensée ne peut avorr d_autre cice tssue que la t l'exer pe c tive s individuelles1• A l'idée même de pe rs des égation � Philosophie se lie un problème premier : comment sortir de
�
�nsee
. ? la situation humame .
o.c., vn, p. 288
Or sortir de la situation humaine ici passe justement par détenir une certaine vérité :
. �nsé lecn , c
: « �n _moi la ha�e de la pensée �dividuelle (le Le . e : << mo1, Je pense differemment) attemt le calme, la s'affirm qui ·que quand j'avance un mot, la pensée des autres, ce qu 'au é . joue, i je 'c t sunP . ••; 'glané de substance humaine autour de moi» (O.C., V, p. 353). d J hasar �
-;cf.
L'inévitable inachèvement ne ralentit en aucune mesure la réponse qui est un mouvement - füt-il en un sens absence de réponse. Au contraire, il lui donne la vérité de cri de l'impos sible. Le paradoxe fondamental de cene «théorie de la reli gion» qui fait de l'individu la «chose», et la négation de l'intimi té, met sans doute en lumi ère une impuissance, mais le cri de cette impuissance prélude au plus profond silence. o.c., vu, p. 288 Le cri a partie liée avec le silence (et donc avec la mort. car pour Bataille c'est la même chose, le silence est la mort, tout comme la vie est langage)1 : le cri n'est un cri que s'il part du silence pour y retomber. «Le cri que je vocifère est un silence sans fin», nous dit Le Coupable, mais nous savons par ailleurs (L'Expérience intérieure, Méthode de méditation, La Littérature et le mal) qu'on ne peut crier le silence sans Je crier et ainsi rompre le silence qu'on crie, témoigner de la vie à
l'article de la mort (cf. O.C., V, p. 254). Ce moment du cri, d'après «Où ce livre est situé», est un sommet de désaisisse ment que Bataille appelle encore, peut-être imprudemment, la conscience : « Cette impuissance défmit un sommet de la possi bilité ou [où ?] du moins la conscience de l' impossibilité ouvre la conscience à tout ce qu'il lui est possible de réfléchir. En ce lieu de rassemblement, où la violence sévit, à la limite de ce qui échappe à la cohésion, celui qui réfléchit dans la cohésion aperçoit qu'il n ' est plus désormais de place pour lui. »
(Ibid., p. 285)
IV
Reprenons. À la place de l'individu isolé (par exemple sartrien), Bataille met un lieu de rassemblement (et donc de dispersion, car il n'y a de rassemblement que du dispersé, un rassemblement maintient toujours une dispersion plus ou moins dispersée ; toute cohésion est ainsi marquée par sa limite; et c'est pourquoi la violence y sévit), un lieu de rassem-
Coupable
":1°u1�'
28
1 . Cf. notamment les conférences regroupées sous le titre ment de la mort», et surtout O.C., VIII, p. 201.
29
« L'enseigne
Georges Bataille - après tout
Lecture : de Georges Bataille
blement textuel, un « sujet» qui n'en est pas un au sens clas- · sique, mais constitué de livres écrits et surtout lus. C'est ce que Bataille ne cesse d'appeler, d'un mot qui prête nécessairement au contresens, la communicationt. S'il y a communication (et nous venons de voir qu'il n'y a pas de « sujet » sans communi cation), il n'y pas un sujet n n'y a de sujet que déjà dessaisi dans la communication. Ce lieu de rassemblement (de disper sion aussi, donc) fait que toute tentative de pensée (toute brique) doit sous peine de ruine, justement, reconnaître ses rap ports avec ce qui l'entoure (le mur) ; et, comme toute brique de pensée, en raison de sa finitude même, ne peut jamais être ftnie, ne peut être tout le mur à elle seule, elle doit être essen tiellement ouverture vers l'autre (c'est-à-dire ouverture à ce qu'elle a lu, mais aussi, et Bataille le souligne davantage, ouverture à la lecture à venir qui, on l'a vu, doit à son tour faire état de ce non-achèvement de ce qui est lu, de l'impossibilité pour le texte de se clore en lecture unique et auto-suffisante). Cette ouverture, qui constitue donc la pensée comme telle, en fait quelque chose de non-individuel, mais aussi, du fait même de l'impossibilité où se trouve la pensée de se lire, de se com prendre, elle en fait une pensée non-pensée Ue ne dis pas « impensée»), c'est-à-dire un cri. Seul le cri donne sa chance à l'impersonnalité de la pensée (transformant, selon les termes de L'Expérience intérieure, le «je» en ipse : «L' ipse devant communiquer - avec d'autres qui lui ressemblent- a recours à des phrases avilissantes. n sombrerait dans l'insignifiance du «je» (l'équivoque), s'il ne tentait de communiquer. . Or je ne puis être moi-même ipse sans avoir jeté ce cri vers eux [les lec teurs]. Par ce cri seul, j'ai la puissance d'anéantir en moi le «je» comme ils l'anéantiront en eux s'ils m'entendent» (O.C.,V, pp. 135-1 36)). Le lieu de ce cri, c'est un sommet d'où, .
1. Il est frappant de constater que Habermas. qui consacre un chapitte à Bataille dans Le discours plùlosophique de la mcdernité, ne souffle mot de ce concept clé de Bataille, qui évidemrn�nt � ns titue avant la lettre dévastatrice du concept de commurucatlon prôné par Habermas lw-meme. Par exemple, ceci : «La "communication" ne peut avoir lieu d'un être plein et intact à l'autre : elle veut des êtres ayant l'être en eux-mêmes mis en jeu, placé à la limite de la mort, du néant. .. » (O.C . VI, 44). On peut monlrer sans _ difficulté que si Habermas manque complètement ce concept chez Batatlle, c'est justement parce qu'il ignore tout de la lecture.
une_cri�que
30
lit�raleme�t in eXtremis, on est ensé, le temps d'un éclair, � vorr, ans 1 aveuglement de sa ftmtude radic ale, les limites de ce qu on est en mesure de lire et de comp rendre, avant de dis paraître dans la nuit de cette conscience désin divid même. �e somm�t, q�i est ainsi le lieu même duuante cri et de la , rece �tto� du en, le lieu de la communication comme à la fois . possibilité et �rte de soi, le lieu de la lecture, c'est évidem _ le m�nt aussi· h�u de ce que Bataille appelle la souverain eté, _ qm serrut la vénté authentique du sujet•. Et c'est sans doute ici que notr� lecture de Bataille, qui est, bien entendu, celle d'un « professionnel de la pensée» et qui veut donc être honnête et fidèl� à son ?bjet, c'est sans doute ici que notre lecture, par , souc1 � honn�teté, va commencer à se séparer de son objet, à recevorr le en du texte de Bataille autre ment que ne l'aurait reçu son auteur. B,ataille dit très clair e �t que la souveraineté est impos. Sible . �tant pure présence a 1 mstant présent, pur non-souci de l'avenrr, elle ne p�ut être maintenu même le temps de l'instant prés��t : « expéne ce», donc, impossibl e en tant que telle � _ (e�penence tmpo ss1�le plu_tôt qu'expérience de 1'impossibl e, q�, elle, est tout à frut poss1ble), et «obj et» de non-savoir2. En fatt, mort : « exister dans l'instant est mourir)) (O.C ., VU, _ un �- 453). Jamats être souverain ne pourrait lire ou écrire un livre, p�r exe�ple. Mais il ne pourrait jama is y avoir un être souvera1�. C est ce qui �st le pl s clair ement expliqué, me � semble-t-il, dans la deuxteme partte du Sur Nietzsche intitulé comm� on sait, «Le sommet et le déclin», et que j 'U:voquerai trop bnèvement en conclusion. . Le sommet, nous l'avons vu, c'est le lieu du cri instantané qut fonde la possibilité de la communication dans 1'instant de la mort. Ce sommet souverain et mortel est aussi le moment pr_ésent où, du fait même de la communi cation qui seule me . latsse vtvre
?
��
tG:
1. �Le sujet, c'est pour moi le souverain» (O.C., Vlll, p. 283). 2. Cf. surtout O.C., VIU, p. 253.
31
Lecture
Georges Bataille -après tout
venir, je ne puis supprime la considération du temps à défe�e à �a sans céder que résister à la tentation. Je ne puis ta�on : Je n e t de r parle de même ssible moindre envie. Impo S aux d ne puis plus être tenté, je vis à la merci de mes �U: tés 1c d les qu � quels ne peuvent désormais s'opposer . es n é t bili � dispo se d'heureu extérieures. À vrai dire, cet état ne peu me huma e natur La ent. inem pas concevable huma états où cette comme telle rejeter le souci de- l'avenir : les ou au-des sus au-des préoccupation ne nous touche plus sont
Si je
�
sous de l'homme.
�
�
o.c., VI, 54
donne lieu, Le sommet invivable de l a souveraineté à un a tre _lent, I pour autant qu'on ne meurt pas immédiat� I . qm n est l), mtue sommet (Bataille l'appelle un sommet s� vtvre, nous devons sommet que vu depuis le déclin. Pour t : pour ne no à �re néan communiquer et donc nous ouvrir nou là vtecette � de�o ns pas mourir instantanément de , 1 ave�u est un avoir un rapport à l ' avenir. Ce rapport à souv�ram et mor rapport déclinant par rapport au sommet célebrer le som tel et le fait de le dire, même si j'entends sur ; a .pent e m t souv erain , montre que je sui s déj . ue (à ecnre, ou descendante. Au sommet, je crie, mats à d. parle, et do?c même à crier) que je crie, je ne crie plus, Je e t de a v te. ge je rentre dans 1 'ordre (moral) du langa cr�er que peut ne Cependant, nous l 'avons vu aussi, le �ri . cne da�s �n : dans ce redoublement, cette comprom1ss10n e, �aiS silenc le ment le silence, et même on crie nécessaire sstble acce t n'es met som le cri n'es t pas silencieux. Le ué, manq e comm le, cessi qu'en se présentant comme inac . appelle un qut et pur en un plus t dans quelque chose qui n'es
�
�
�
�
�
acte de lecture1• • dont abbté inst t Il en résulte une situation d'une extrême u�e D' le. insta on peut dire que Bataille lui-même a W: sens u à lw chez � d i S part, en effet, comment ne pas être sensible eté, rat souve la � cours qui, tout en constatant ce que le sommet, e pas moms à le cri ou le silence ont d'impossible, n'en appell •
�
1. Même les photographies du supplicié chinois, cri s'il en ffit, appel lent une lecture de la pan de Bataille.
32
:
de Georges Bataille
une certaine authenticité dans l'expérience qu'on peut avoir de cet impossible, qu'on doit faire <
pable : « Rien que de pauvre en matière de pensée, de morale, si n'est pa� glo
rifiée la nudité d'une jolie fille ivre d'avoir en elle un sex.e masculin [le brouillon dit «ivre d'avoir un sexe dans la bouche »]. Se détourner de sa gloire est détourner les yeux du soleil. 1 La dureté intellectuelle, le sérieux, la volonté tendue dans l'abandon. Une virilité entière.>> (O.C., V, p. 308). 3. «Le tiers, le compagnon, le lecteur qui m'agit, c'est le discours. Ou encore : le lecteur est discours, c'est lui qui parle en moi, qui maintient en moi le discours vivant à son adresse>> (O.C., V, p. 75).
33
Georges Bataille - après tout
méditation, ou même comme le rire dont Bataille parle beau coup, et qu'on entend surtout dans les textes heureux de l'époque de Documents, on commence à refermer tant soit peu l'ouverture qu'on cherchait à laisser ouverte, et à prescrire au cri une propreté ou une authenticité, même dans la saleté ou la souillure, et une institution de lecture qui se chargera désor mais d'assurer cette propreté. Le cri du texte ne crie pourtant rien de déterminable, et ne peut jamais donner lieu à une philo sophie, alors que chez Bataille il donne lieu, malgré tout. à une philosophie (de l 'excès, pour le dire vite). En tant que philoso phique malgré tout, le texte de Bataille se propose nécessaire ment comme capable de se lire lui-même, et propose une lecture qui est celle de l'excès, la mort, le sacrifice, la débauche, la nudité, la transgression, la souillure. Si nous somme réunis ici pour lire Bataille, pour n'en faire qu'un «lien d'unité de lectures différentes», comme il le dit, il importe sur tout de mesurer notre fidélité à l'aune de ce que c'est que la lecture, plutôt qu'à 1 ?-une de la philosophie auto-présentatrice de Georges Bataille. A lire Bataille, ce qu'il aurait voulu après tout, nous pouvons, la chance aidant, penser : et Bataille lui même nous montre que cela ne se ferait pas si l'on se conten tait de laisser Bataille se lire lui-même. '
LIMITES DE L'EXPÉRIENCE-LIMITE : BATAILLE ET FOUCAULT par Martin lay
La faiblesse du christianisme est, selon Bataille, et en ce lieu, de n'avoir pas pu dégager les opéra tions non-discursives du discours lui-même, d'avoir confondu de l'expérience avec le discours, et de l'avoir donc réduite aux possibi lités du discours qu'elle excède largement1 • • •
Aucun terme n'a probablement été l'objei de discussions plus intenses dans les débats culturels anglo -américains de ces dernières années que celui d' «expérience». Historiens s'inter rogeant sur le statut des agents et de leur rapport avec les struc tures, épistémologues à la recherche d'un sol fiable pour la connaissance, anthropologues mettant en question les sources de l'autorité en matière d'ethnographie, théoriciens politiques analysant les implications des politiques identitaires, critiques littéraires s'interrogeant sur les conditions de la représentation et du discours, tous ont interrogé un terme dont Hans-Georg 1. Julia Kristeva, «Bataille, l'expérience et la pratique», dans Batàil/e,
éd. par Philippe Sollers, Paris, 1973, p.
272.
35
Georges Bataille - après tout
Limites de l'expérience-limite : Bataille et Foucault
Gadamer a pu dire avec raison qu'il était «l'un des plus obs curs de notre vocabulaire'». Les positions adoptées dans ce débat sont difficiles à
nature politique de sa construction. L'expérience est toujours déjà à la fois une interprétation et une' chose à interpréter'.» Plus récemment, Elizabeth J. Bellamy et Artemis Leontis, partant du postulat que «tout ce qui est personnel est poli tique», s'appuyant sur des critiques de l'idéologie de la subjec
résumer, mais, qu'ils se réclament de ce qu'on a coutume de désigner comme «tournant linguistique» ou qu'ils prolongent le corps de pensée hétérogène à quoi renvoie, grosso modo, l'étiquette de post-structuralisme, de nombreux théoriciens n'ont que scepticisme à l'endroit de ce retour à l'autorité de quelque chose qui s' appellerait «expérience» - voire, de manière encore plus emphatique, «expérience vécue» - retour qu'ils jugent naïf, éventuellement dangereux sur le plan idéolo gique, résidu non critiqué d'épistémologies comme l'empi risme ou ia phénoménologie. Deux exemples récents suffiront. L'historienne Joan W. Scott, dans son essai de 1991, «L'évidence de l' expé rience», reproche aux récits d'expérience utilisés par R. G. Collingwood, E. P. Thompson, Raymond Williams et John Toews de reposer sur une base erronée : qu'il s'agisse de classe, de genre ou de race, toute unification de l'expérience historique autour d'une identité cohérente - que ce soit celle des acteurs historiques ou celle de 'historien qui <
tivité fermée d'inspiration althussérienne et post-structuraliste de gauche, comme celles de Teresa de Lauritis, d'Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, s'en sont prises au programme d'une «politique de l'expérience2». Une brève généalogie du terme leur permet de montrer que la tendance à essentialiser et à substantialiser l' «expérience», en faisant d'elle le terrain trans-historique du savoir et de la politique, relève d'une épis témologie purement intuitive, c'est-à-dire, selon leur expres sion, «sans méthode3». Comme Scott, elles reconnaissent qu'on ne peut éviter le mot; aussi en proposent-elles ce qu'elles appellent - pour la distinguer d'une acception «post structuraliste>> - une acception «post-moderne», faisant d'elle «le lieu (difficilement localisable) de toutes les constructions conflictuelles de la différence sexuelle qui interviennent dans la constitution de la catégorie de "femme"4». Quelles que soient leurs réserves, il est clair que les argu ments de ces critiques d'une conception fondationaliste de l'expérience - et celles que j'ai citées ne constituent pas des exemples isolés - se situent dans la lignée des attaques post structuralistes contre l'idée d'une subjectivité cohérente sur laquelle repose la croyance en l'auto-évidence de l'expérience. Pour elles, malgré les nuances auxquelles elles recourent, le discours, la textualité, le langage et les structures du pouvoir sont un moule d'où émerge l'expérience, et non le contraire.
1
1. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, trad. E. Sacré et P. Ricœur, 1976. Pour une présentation du débat en rapport avec la controverse sur 1'histoire de la vie quotidienne, voir mon « Songs of Experience : Reflections on the Debate over Alltagsgeschichte», Salmagundi, 8 1 (hiver 1989). On y trouvera la référence à d'autres débats récents autour du concept d'expé rience, comme celui qui a opposé des historiens marxistes, comme E. P. Thompson et Perry Anderson, et des spécialistes de la littérature afro-améri caine, comme Joyce A . Joyce, Barbara Cihristian, Henry Louis Oates Jr. et Houston Baker. Pour le critique d'art marxiste John Berger, voir Bruce Rab bins, «Feeling Global: John Berger and Experience>>, dans Jonathan Arac, ed., Postmodernism and Politics Minneapolis, 1986. James Clifford, The Predi· cament of Culture : Twentieth·century Ethnography, Litera/ure and Art, Cambridge, Mass., 1988, aborde dans son premier chapitre la question de 1'expérience du point de vue de l'anthropologie.
1.
,
36
Joan W. Scott, «The Evidence of Experience>>, Crilicallnquiry, 17 1 (été 1991), p. 797. 2. Elisabeth J. Bellamy et Artemis Leontis, « A Genealogy of Expe rience : From Epistemology to Politics >>, The Yale Journal of Criticism, 6, 1 (printemps 1993). Dans les années 60, l'anti-psychiatre R. D. Laing a fait du concept de «politique de l'expérience>> la clé de sa «phénoménologie sociale » radicale. Voir son The Politics of Experience and The Bird ofPara dise, Londres, 1968. 3. lbid., p. 171. 4. Ibid., p. 180.
-
37
Georges Bataille - après tout
Faire de l'expérience un fondement, cela revient à attribuer une vertu constructrice à ce qui n'est qu'une catégorie construite par la rhétorique ou le discours. Cette interprétation du post-structuralisme reprend à son compte la critique du recours à l'expérience associée avec cer taines des figures majeures du courant. Jacques Derrida, par exemple, qui écrit dans De la grammatologie que le concept d'expérience «appartient à l'histoire de la métaphysique et nous ne pouvons 1'utiliser que "sous rature". "Expérience" a . toujours désigné le rapport à une présence, que ce rapport ait ou non la forme de la conscience1». Louis Althusser qui, au cours des débats suscités par Lénine et la philosophie, identifie idéologie et expérience : l'idéologie se ramène «au "vécu" même de l'existence humaine2». Et Jean-François Lyotard qui, dans Le différend, déclare que 1 'expérience «ne peut être décrite qu'au moyen d'une dialectique phénoménologique», ce qui explique pourquoi elle est «le mot dans La phénoménolo gie de l'esprit, la "science de l'expérience de la conscience"3». Dans tous ces exemples, la cible est la même : 1' «expé rience» unifiée, totalisée, cohérente, présente à elle-même. Cette expérience, pour être plus exact, revêt deux formes, celle de l'Erlebnis et celle de l'Erfahrung ; dans le premier cas, elle renvoie à l'immédiateté préréflexive des rencontres du moi et du monde que privilégiait la tradition de la Lebensphilosophie de Dilthey ; dans l'autre, elle renvoie à une sagesse accumulée au fil du temps, mürie dans les interactions entre le moi et le monde. Indépendamment du fait que, dans ce dernier cas, l'unité est repoussée au terme d'un long processus de Bildung, ces deux versions reposent l'une et l'autre sur un pos tulat de cohérence, de transparence, et de présence sans reste qui les rend problématiques pour nos critiques. Certains pen seurs ont privilégié l'une aux dépens de l'autre - Martin Buber
p. 89.
1. Jacques Derrida,
De la grammatologie, Éditions de Minuit, 1967,
2. Louis Althusser, «Deux lettres sur la connaissance de l'art», La
Nouvelle Critique. 175, avril l966, p. 143. 3. Jean-François Lyotard, Le Différend : phrases en dispute, Éditions de Minuit, 1973, pp. 74 et 133.
38
Limites de l'expérience-limite : Bataille et Foucault
l'Erlebnis, Walter Benjamin l'Etfahrung1 ; les post-structura listes les rejettent toutes les deux. Cette' condamnation inclut la recherche d'une authenticité perdue dans le monde moderne à laquelle conduit la même nostalgie de présence, le même désir d'une immédiateté qui n'a jamais, et ne pourra jamais exister2• Mais, s'il est vrai que beaucoup de ce qui relève du post structuralisme peut être utilisé par une critique de l'expérience, les critiques anglo-américains de ce concept ont tendance à oublier que ce n'est pas toujours le cas. En effet, comme le pré sent essai se propose de le montrer à propos de deux figures centrales du canon post-structuraliste, Georges Bataille et Michel Foucault, certains se sont réclamés de l' expérience une expérience, il est vrai, entendue en un sens spécifiquement non-psychologique - de manière plus positive que négative3• Ce qui nous permettra peut-être de dépasser le débat qui oppose ceux qui s'en prennent à une conception naïve de l'expérience et ceux qui rejettent toute notion d'expérience comme naïve. Même si je pense, comme l'indique mon titre, que la validité du concept d' <
d'expérience par Benjamin, la littérature est abondante. Voir mon «Expe rience without a Subject : Walter Benjamin and the Novel», New Formations, 20,été 1993. 2. Pour la dépréciation de l'Erfahrung par Benjamin, voir Bellamy et Leontis, p. 169. Leo Bersani, dans The Culture of Redemption, Cambridge, Mass, 19 90, fait à Benjamin un procès similaire : «ce qu'il dit - et particuliè rement sa laborieuse distinction entre Erlebnis et Erfahrung ne p r end sens qu'à la lumière des présuppositions fondamentales de sa pensée : le postulat d'une complétude perdue, de la déchéance existentielle» (p. 53). 3. La même analyse vaudrait pour Philippe Lacoue-Labarthe dont l'essai sur Paul Celan, La poésie comme expérience, Paris, 1986, utilise le terme dans son sens d'Erfahrung paropposition à Erlebnis (ou vécu). D sou ligne à cet effet l'étymologie : le latin experiri a la même racine que pericu lum, périL <> (p. 31 ). Elle vaudrait aussi pour Maurice Blanchot, dont Thomas l'obscur, son roman de 1943, a pu être appelé le double fictionnel de L'expérience intérieure de Bataille. Voir. par exemple Michel Surya. Georges Bataille. la mort à l'œuvre, P�s, 1 987 , p. 315. On pourrait aussi mentionner Philippe Sollers, dont L'Ecriture et -
39
Limites de l'expérience-limite : Bataille et Foucault
Georges Bataille - après tout limites, Foucault et Bataille nous fournissent des moyens de sortir des alternatives dans lesquelles le débat anglo-américain est paralysé. Au cours d'un e interview, en 1978, Duccio Trombadori,
un
journaliste italien, a interrogé Foucault su r son parcours intellectuel. L'Archéologie du savoir av ait donné L 'impression qu'il prenait ses distances à l'égard du rapport positif à l'expé rience dont témoignait Histoire de lafolie : une expérience qui, explique Foucault, était celle d'un «sujet anonyme et général i ajoute aussitôt que chacun de ses livres de l'histoire1». Mais l
a été pour lui une expérience «dans un sens, dit-il, que je vou drais le plus plein possible. Une expérience est quelque chose dont on sort soi-même transfonné2». Plutôt que la recherche
d'une vérité sur le monde ou que La démonstration d'une thèse,
ses livres ont d' abord été pour lui des auto-explorations
r
expérimentales qu'il invite ses lecteurs à pa tager. Lorsque Trombadori lui demande de préciser de quel type d'expérience il s'agit, il en distingue deux versions, celle des phénoméno logues et une autre à laquelle il est évident qu'il s'identifie : l'expérience des limites doit beaucoup à Bataille. Jacques Lacan lui-même pourrait être mentionné comme un post-slructuraliste valorisant d'une cer
dans Alexandre Leupin, ed., Lacan and the Hwnan Sciences, Lincoln, Neb.,
taine manière l'expérience. Voir François Regnault, «Lacan et l'expérience», 1991.
1. Michel Foucault, L'Archéologie du savoir, 1969, p. 27. Après 1963, a-t-on pu écrire, «On est frappé par la dispariùon totale du concept d'"expé rieoce"» des textes de Foucault (Allan Megill, Prophets of Exrremiry : Nietzsche, Heidegger, Foucault, Derrida , Berkeley, 1985, p. 202). Pour Deleuze, en revanche, la conversion majeure de Foucault est celle « de la phé noménologie en épistémologie ... Tout est savoir, et ceci est la premi�re raison pour laquelle il n'y a pas d"expérience sauvage" : il n'y a rien au-dessous du ou antérieurement au savoir.>> (Gilles Deleuze, Foucault, Éditions de Minuit, 1986, p. 117). Cette lecture met en valeur ce que Foucault doit à des épist6mologues comme Gaston Bachelard et Georges Canguilhem. Pour la critique de la théorie empirique de l'expérience et son impact sur Foucault, voir Dominique Lecourt, Marxisme et épistémologie : Bachewrd, Canguilhem et Foucault. Pour une interprétation différente des références à l'expérience dans le premier Foucault, voir David Carroll, Paraesrhetics : Foucault, Lyo rard, Derrida, New York, 1987. 2. Michel Foucault, «Conversazione con Michel Foucault», dans Dits et écrits : 1954-1988, éd. Daniel Defert et François Ewald, vol. 4, 1995, p. 41. Conuneot naît un "livre-expérience"», dans Remarques sur Marx : Conversa rions avec Duccio Trombadori, traduit par R. James Goldstein et James Cas caito, New York, 1991, p. 27.
40
L'expérience du phénoménologue est, au fond, une certaine façon de poser un regard réflexif sur un objet quelconque du vécu, sur le quotidien dans sa forme transitoire pour en saisir les significations. Pour Nietzsche, Bataille, Blanchot, au contraire, l'expérience, c'est essayer de parvenir à un certain point de la vie qui soit le plus près possible de l'invivable. Ce
qui est requis est le maximum d'intensité et, en même temps, le maxi�um d' impossibilité1•
La phénoménologie, continue-t-il, a fait fausse route en s'assignant pour objectif de : ressaisir la signification de l'expérience quotidien ne pour retrouver en quoi le sujet que je suis est bien effectivement fondateur, dans ses fonctions transcendantales, de cette expérience et de ces significations. En revanche, l'expé rience chez Nietzsche, Blanchot, Bataille a pour fonction d'arracher Je sujet à lui-même, de faire en sorte qu'il ne soit plus lui-même ou qu'il soit porté à son anéantissement ou à sa dissolution2.
Cette expérience destructrice du sujet qui la fait est ce à quoi Foucault a donné le nom d' «expérience-limite», parce qu'elle transgresse les limites de la subjectivité cohérente telle qu'elle fonctionne dans la vie quotidienne, parce qu'elle menace en fait la possibilité même de la vie, ou plutôt de La vie individuelle. Ce plaidoyer en faveur de l' expérience ne va pas sans paradoxes. Car il articule une notion proactive de l'expérience - comme «devoir "d'arracher" le sujet à lui-même» - avec une notion réactive : l'expérience comme reconstruction post facto. L'expérience, dit-il, «est toujours une fiction ; c'est quelque chose qu'on se fabrique à s oi-même, qui n'existe pas avant et qui se trouvera exister après3• Tout en mettant l 'expérience à l 'origine de ses travaux - dérivés dans une large mesure «d'une expérience personnelle directe4», de rencontres avec la folie, les hôpitaux, la maladie et la mort -, il présente ces travaux comme des exercices intellectuels qui, à leur tour, produisent l . lbid., p. 43. 2./bid. 3. /bid., p. 45 .
41
4. Ibid., p. 4Q.
Georges Bataille - après tout
Limites de l'expérience-limite : Bataille et Foucault
de l'expérience. Car une expérience n'est pas quelque chose qui se produit, tout simplement, comme le pense une certaine
et de témoignages de Daniel Defert, qui fut proche de Foucault,
référence phénoménologique, il faut encore qu'elle soit écrite «après coup>>. La nécessité de cette écriture déborde le sujet
qui mène l'expérience, elle est requise pour sa communication :
Une expérience est quelque chose que l'on fait tout à fait seul, mais que l'on ne peut faire pleinement que dans la mesure où elle échappera à la pure subjectivité et où d'autres pourront, je ne dis pas la reprendre exactement, mais du moins la croiser et la retraverser1•
Le caractère paradoxal d'un tel concept d'expérience auto-lacération personnelle, active, en même temps que fiction rétrospective, écrite, qui la met à la disposition d'autres qui pourront se l'approprier dans leur vie - le rend difficile à résu mer. Sous l'un de ses aspects, sa définition fait l'économie de la subjectivité, impliquant même son abolition à terme, alors que sous l'autre elle implique quelque chose comme une per sonnalité suffisamment forte pour imposer à l'expérience une espèce «d'élaboration secondaire2» dont la cohérence lui per mettra d'être partagée. En parlant d'expérience-limite, Fou cault semble donc renvoyer à un curieux mélange contradictoire d'auto-expansion et d'auto-annihilation, de spontanéité immédiate, proactive et de rétrospection fiction nene, d'intériorité personnelle et d'interaction communautaire.
Il n'est pas surprenant que la biographie - ou plus préci sément, la «vita» philosophique - de Foucault récemment publiée par James Miller, dans la mesure où elle fait de l'expé
pour organiser sa reconstruction biographique autour de la quête d'expériences-limites, tout particulièrement celles qui ont affaire avec les drogues psychotoniques, la sexualité sado masochiste et autres expériences impliquant un risque de mort. Son Foucault est un casse-cou faustien prêt
à
risquer son moi
dans les expériences les plus aventureuses, comme l'implique l'une des acceptions du mot «expérience» en français. Un «mystique» philosophique, politique et sexuel pour qui «ce qui est personnel est politique - et ce qui est politique est person nel - et cela à un point dont il est difficile 'de prendre la mesure1>>. Foucault serait la dernière incarnation d'une tradi tion dont lui-même se réclamait et qui comprend les figures de Diogène, Sade, Hôlderlin, Nerval, Nietzsche, Van Gogh, Roussel et Artaud. Mais Miller doit tenir compte du fait que la notion d'expérience de Foucault implique également une fictionalisa tion rétrospective, qui permet d'imposer une cohérence au chaos. Sur le modèle du Nietzsche d'Alexander Nehamas, qui voit dans la vie du philosophe un exercice délibéré d'auto
façonnement2, il fait tout pour trouver un personnage au centre de la trame étonnante que constituent la vie et l'œuvre de Fou cault. Il souligne 1 'intérêt du dernier Foucault pour Sénèque,
Marc-Aurèle et Plutarque et pour 1 'importance accordée par les stoïciens à la réflexion sur l'expérience dans la conduite d'une
� �s econdary revlSlon). d esigne cette parne traduit par «révision ulier au moment du réveil, assure la transfor du travail du rêve qw, en partic mation de la matière brute du rêve en un récit sensé. 3. James Miller, The Passion of Michel Foucault, New York. 1993. Voir aussi, de Miller, «Foucault's Politics in Biographlcal Perspective» ainsi
que les essais de Lynn Hunt, Richard Rony, Alasdair Maclncyre et David M. Halperin qui l'accompagnent dans Salmagundi, 97, hiver 1993, 1. Miller, «Foucault's Politics in Biographlcal Perspective », p. 42. 2. Alexander Nehamas, Nietzsche : La vie comme littérature, trad. fr. Paris, 1994. Nehamas insiste sur l'appropriation continue - et en expansion permanente - de ses expériences et de ses actes à laquelle Nietzsche s'est voué, dans une volonté de plus grande responsabilité de soi qui est ce qu'il entendait par liberté, Jean Starobinski pourrait êu-e un autre modèle de Miller; ses travaux sur Rousseau font entrer la vie et l'œuvre dans l'unité d'un même projet, conformément à la mé thode phénoménologique de l'École de Genève. Pour une description de cette méthode, et de la conception de l'expérience qu'elle présuppose, voir Sarah Lawall, Critics of Consciousness : The Exis tent/al Structures of Literarure, Cambridge, Mass., 1968 : ses adeptes, écrit elle, «considèrent la littérature comme la transcription verbale d';une expérience humaine cohérente» (p. vm).
42
43
rience-Umite son principe organisateur, ait quelque mal
à don
ner une explication entièrement satisfaisante de ses implications3• Miller s'autorise de l'entretien avec Trombadori 1. Ibid., p. 47. 2. J'emprunte le terme sekundare Bearbei'}t�8 de Fr u? qui est parfo�
�con
I�
Georges Bataille - après tout
Limites de /'expérience-limite : Bataille et Foucault
vie sage, dans l'élaboration d'un ethos. ll nous présente ainsi un Foucault qui s'est explicitement voué à la recherche d'expé riences-limites dont l'intensité et la multiplicité lui permet
Bataille fait problème dans la mesùre où elle fait de l'expé
traient de retrouver quelque chose de 1 'unité dionysiaque qui a s l'indivi ualit� ��� précédé l'aliénation de J'existence seulement sous la forme esthétique qm annonce 1 mtelligtbilité apollinienne. Son Foucault est do�c un ho�e qui a réalisé . ou qui est mort en cherchant à réaliser - la VlSl?� tragt�ue de a Grèce antique proposée par Nietzsche, une vtswn QUI passrut par la réconciliation ultime avec notre daiinon intérieur, le des
�
?
•.
�
tin singulier que le sort nous a attribué. Cette interprétation de la vie et de l'œuvre de Foucault comme recherche héroïque d'expériences-limites tragiques, malgré son indéniable intérêt, simplifie trop les choses. Elle ne rend pas compte, en particulier, de toute la complexité de la distinction essentielle entre les expériences que Foucault appelle négatives et les positives. Sans dout� Miller tie� il � compte de cette distinction. L'expérience �égatlve po�e, dtt-11, . sur les «aspects de l'existence humame qm semblent mco�pa tibles avec la compréhension rationnelle1», comme la folle, la criminalité et 1'abnégation sado-masochiste. ll voit aussi dans
t
la valorisation de L'expérience négative une des dettes de Fou cault à l'égard de Bataille. Mais il finit par la réconcilier - trop facilement dirai-je - avec son contraire, l'expérience positive. Miller soutient :
Le génie de Bataille a été de montrer que l'érotisme, porté à ses limites dans le sado-masochisme, était une façon particu lièrement efficace de lutter contre les aspects de l' «expé rience négative» qui sans cela seraient condamnés à rester inconscients et impensables, et de la transformer ainsi en quelque chose de positif, permettant de «dire oui», comme Nietzsche le voulait, même à un fantasme de mort récurrent2•
1. Miller, op. cir. p. 30.
Cette interprétation de l a dette de Foucault à l'égard de rience, jusque dans ses formes les plus irrécupérablement néga tives, la matière première d'une sublimation qui finit par restaurer la présence intégrale que l'annihilation du moi juste ment niait Cette restauration s'effectue à la faveur du rappro chement de l'expérience négative et de la quête mystique d'une fusion avec· le divin. Miller cite Bataille évoquant «une théolo gie négative fondée sur l'expérience mystique» et Foucault «une innocence originelle1», mais c'est sous-estimer Les ten sions qui travaillent l'entretien avec Trombadori. Cela conduit
à la notion d'une expérience unifiée, version spéculative qui rejoint 1'explication dialectique de la Bildung phénoménolo gique critiquée par Lyotard et d'autres critiques de la subsomp tion hégélienne2• En d'autres termes, des divers usages du concept d'expé rience chez Foucault, Miller n'en retient qu'un, celui qui en fait une fiction post facto, quelque chose qui a été écri t «après coup», au détriment du vécu immédiat.. En fin de compte, [écrit Miller], j'ai été contraint d'assigner à Foucault un moi constant et intentionnel, logé dans un même corps pendant toute la durée de sa vie mortelle, qui a rendu compte de ses actions et de ses attitudes aux autres aussi bien qu'à lui-même de manière plus ou moins continue, et qui a conçu sa vie sur le modèle d'une quête structurée téléologiquement3.
Il n'est pas clair si ce qui est en jeu ici, c'est le projet disons, stoïcien - que Foucault a eu de donner une version rétrospective de sa propre expérience, lui donnant une intelligi bilité que Miller ne fait que reprendre à son compte, ou si c'est Miller qui a découvert une téléologie qui était à l'œuvre dès le
2. Ibid., p. 87. Comme le e r m� r q?e Alasdai! Maclntyre «�1 n'est pas _. _ mtes, enracm� comm� ti l est dans le évident que le culte des expénences-lu romantisme du XIX.' siècle, ait sa place dans le proJet de Nietzsche.... Zara thoustra, après tout ne emble s pas être un prophèt� du sa�o-masochisme». «Miller's Foucault, Foucault's Foucault>>, Salmagundt, 97, htver 1993, p. 56.
1 . Ibid., p. 88 pour Bataille (citation de L'Érotisme) et p. 116 pour Foucault (citation de Les Mots et les choses). 2. Une différence majeure tient au fait que la version hégélienne met l'accent sur ta dimension rationnelle de l'E1fahrung, ce qui n'est pas le cas pour celle de Miller. 3. lbid., p. 7.
44
45
,
Georges Bataille - après tout
Limites de l'expérience-limite : Bataille et Foucault
début dans le projet de Foucault, comme un daïmon attribué par le sort. Mais, que la source de cette contrainte ait été en Foucault ou en Miller, la version de la vie et de l'œuvre de Foucault qui en résulte est une élaboration secondaire. En
ne se laissent pas unifier sous la forme d'une belle totalité organi�ue et esthétique. L'importarite biographie de Bataille par Michel Surya porte le sous-titre significatif de «La mort à l'œuvre», ce qui entre autres, évoque la mort de l'œuvre d'art. Les critiques de Bataille, que ce soit André Breton ou Jean Paul Sartre, lui ont souvent reproché de prêcher la violence et la transgr�ssion tout en vivant une vie tranquille de bibliothé . crure. rus ·cela montre d' abord que son concept d'expérience ne s� la1sse pas transposer en un modèle significatif du type de celw que Nehamas utilise dans son Nietzsche ou Miller dans son Foucault. . En_second lieu, le concept d'expérience, qui n'a pas tou JOurs éte un concept central pour Bataille, demande à être mis en rapport avec d'autres, comme ceux de souveraineté de non savoir et de communication. C'est pendant la Second Guerre mondiale qu'il passe au premier plan, à la suite des tentatives avortées de communauté politico-intellectuelle que furent Contre-Attaque, Acéphale et le Collège de sociologie. Peut-être parce qu'il s'est rendu compte que son projet s'était dangereu sement approché de celui des fascistes qu'il essayait de com battre, peut-être à cause de ses problèmes de santé - iJ avait fait une grave rechute de tuberculose en 1942 ou peut-être sim pl�ment parce que l'occupant nazi ne regardait pas d'un bon œil ce genre d'expériences, Bataille paraît se retirer dans une solitude qui tranche avec l'activité publique de la décennie pré cédente' . Le résultat fut l'importance donnée à ce que Bataille a nommé, dans le titre du premier tome de sa Somme athéolo gique, commencé en 1941 et publié en 1943 «l'expérience ' intérieure2».
d'autres termes, lorsque Miller, pour rendre compte de l'influence de Bataille sur Foucault, évoque le «dire-oui», 1' affirmation nietzschéenne qui transmue toute expérience négative en expérience positive, il édulcore les tensions, on pourrait même dire les contradictions, auxquelles le concept d'expérience-limite doit beaucoup de sa productivité et de son pouvoir de fascination. En plus de ce qu'a de problématique sa sublimation de l'expérience négative en expérience positive, Miller efface la dimension étrangement communautaire ou non-individuelle de l'expérience-limite elle-même. Lorsque son récit téléologique fait intervenir une dimension non-individuelle, comme lorsqu'il décrit en termes de compassion les rapports sado masochistes, il recourt au modèle implicitement libéral d'adultes consentants qui font confiance à leurs partenaires pour respecter leur dignité, même lorsqu'ils paraissent la violer'. Dotés d'un «moi constant et intentionnel», comme celui qu'il attribue à Foucault, les acteurs du «jeu» ou du «théâtre» sado-masochiste - métaphores pour qu'il soit entendu que, dans ces cruautés, rien ne se passe pour de vrai sont dans l'ensemble des personnages anodins, «aussi peu por
tés à la violence et aussi adaptés que n'importe quel autre seg ment de la population2». Ce qu'une vision aussi idyllique, issue des meilleures intentions du monde, peut avoir de contestable saute aux yeux si on analyse de manière un peu plus poussée que ne le fait Miller la dette de Foucault à l'égard de la théorie de l'expé rience de Bataille, théorie qui, comme la vie et l'œuvre de Bataille, se prête difficilement à une lecture aussi anodine. ll faut commencer par prendre acte que cette vie et cette œuvre e de tolér�ce 1 . Ibd., i p. 156. Miller fait l'imposs.ible pour faire preuy ochisme, ce qur le s ctés au sa�o-m � et dépasser les stéréotypes négatifs as ? que la phtla téhe. conduit à le rendre à peu près auss1 anodm 2. Ibid., p. 265.
46
�
�
-
1. �r ancis Marmande, parle d'une «rupture fondamentale» dans son . V travail. yon, 1985, p. 8. o rr s �n Georges Bataille politique, L ce in!érieure. Elle sera suivie par Le Coupable, p érie Bataille,L'� n P ans, �t S1� N1e tzsche, Pans, 1945. Selon Pierre Piévost, la première du début la guerre. n se promenait «� nence mténeure» de Bataille . . ia nuit à Pans� le paraplute ouvert bten que la plure se soit arrêtée. «À un cer . mom�nt, tl se prit à rire, d'un rï;e extrême et lâcha le parapluie. Celui-ci lut couvnt la tête. Il tomba auss.1tot dans un état de ravissement unique con:unejam�s il n'en avait coiUlu ... C'était ce soir-là qu'il avait découvert c� qu'�l appelait "expérience intérieure".» Prévost, Rencontre Georges Batàille, Pans, 1987.
. 2. �9 44,
e ?a t
�
47
�
Limites de l'expérience-limite : Bataille et Foucault
Georges Bataille - après tout
la De nombreux thèmes antérieurs - le sacrifice, le sacré,
e - refirent surface violence, l'informe, la déchéance, la dépens
Un commentateur à cette occasion dans une tonalité nouvelle. registre du per de parler à jusqu' allé est , récent, Allan Stoekl u solitaire, ce individ d'un celle est dit-il, sonnel, «l'expérience, ves1». Comme éditati es pratiqu es certain qui l'apparente à appelait uerre en avant-g d Bataille le que alors suggère Stoekl, n religio oxe, cette orthod l'église contre oxe à la secte hétérod profit au de secte té la solidari la rejette e, négativ athéologique, dont l'expé du chemin solitaire d'un surhomme nietzschéen able. munic incom t lemen radica est ure rience intérie e Cette interprétation de l'expérience intérieure impliqu ue ité vid?al et ind ' ité d io d'intér notion � une � cependant certams Bataille s'est emplo yé à détruue - du moms a r que le souteni en t effet pourrai On œuvre. son moments de question en met me lui-mê re intérieu rience L'Expé de texte esthé l'idéal d'une rédemption, qu'elle soit personnelle ou de trans er de ve la bien aussi nd sous-te qui tique, . celle que positive nce expene en e négattv ience l'expér former et person uelle individ nature sa avant en mettre de de Stoekl s nelle. Comme Denis Hallier l'a fait remarquer il y a quelque autoannée s, L' Expérience intérieure est «un livre transgressif>> :
1�
�
�
ten�ti
�
Ce n'est pas un livre. Elle a mis trop de temps à s'écrire pour cela. Si longtemps que l'on pourrait dire que c'est le
temps lui-même qui l'a écrite, qui s'y est inscrit. Bataille J'a écrite avec le temps, contre les projets. Il y a nùs du
temps, au sens littéral de l 'expression. Ce qui interdit de lire ce livre autrement que dans l'espace de l'hétérogé néité textuelle. Les textes qui le composent ne sont pas contemporains : il n'y a jamais entre eux de simultanéité.
Ce que leur juxtaposition donne à lire, c' est l'écart qui les
fait différer du projet auquel ils répondent'.
L'Expérience intérieure saborde, à un niveau qui n'est pas seulement formel - mais littéralement informe - toute lecture qui voudrait en faire un plaidoyer en faveur d'une expérience positive, personnelle, individuelle, totalement intériorisée. Et même si c'est Bataille lui-même qui a introduit la terminologie mystique en se proposant de faire fusionner en Dieu sujet et objet2, ce dont il s'agit n'est pas une unité positive et plus large avec l'univers. Car, pour Bataille l'échec nécessaire d'un amal game de ce genre est précisément l'une des limites constitu tives de l'expérience intérieure, et c'est pourquoi on ne peut distinguer l'expérience intérieure dans sa manifestation la plus négative de l'expérience-limite elle-même. Comme le remar qua Derrida dans son essai fécond sur Bataille, «De l'économie restreinte à l'économie générale : un hégélianisme sans réserve» :
Ce qui s'indique comme expérience intérieUie n'est pas une expérience puisqu'elle ne se rapporte à aucune présence, à aucune plénitude, mais seulement à l'impos
sible qu'elle «éprouve» dans le supplice. Cette expérience n'est surtout pas intérieure : si elle semble l'être de ne
se rapporter à rien d'autre, à aucun dehors, autrement que sur le mode du non-rapport, du secret et de la rupture, elle est tout entière exposée - au suppice l - nue, ouverte au dehors, sans réserve ni for intérieur, profondément superficielle3. La définition de l'expérience proposée par Derrida est peut-être trop étroite - puisqu'elle la ramène à la présence inté-
ment Subjectivity, � �t 1. Allan Stoekl, Agonies of the llllellecwal : Com ! adition, Lmcoln, t:leb;, r and the PerfonnalÏve in the 20th-century French t U ec la.«SUbj à références les sur i terprétation s'appuie 1992, p. 268. Cette n dans des textes pl?� tardifs co!Ume vité» et à !'«expérience» qu'on expenence tnténeure L'Érotisme où Bataille écrit que «1 homme au.emt son se d hire lui-même, et qu:il s nt il . chrysalict sa de � sortant où, ; au moment. !, rSISte» (p. 39). e ur qm lm é n é qu'il ne s'agil pas de quelque chose à l ext
1. Denis Hollier, La Prise de la Concorde. Essais sur Georges Bataille, Gallimard, 1974, p. 9. 2. B ataille, L'Expérience intérieure, p. 39. On relèvera néanmoins, page 169, cette remarque : peut-on libérer de ses antécédents reli gieux la possibilité d'expérience mystique - cette possibilité restant ouverte pour le mécréant, queUe que soit son apparence ? La libérer, en un mot, du mysti cisme - au point de la lier à la nudilé de l'ignorance ?» n est vrai que, dans des textes plus tardifs, Bataille semble oublier cette rése r v e.l. comme dans l'étude sur Emily Bromë de l.fl otisme. , . Littérature et le mal oudansL't.r 3. Jacques Derrida, L'Ecriture et la différeiiCe, Seuil, 1967, p. 400.
48
49
ren<;Ontre
�
«Ne
Georges Bataille - après.tout
Limites de l'expérience-limite : Bataille et Foucault
grale que Bataille appelle expérience positive -, le fait que
cette dernière dans sa forme positive, sous sa forme hégé lienne de savoir absolu1•
l'expérience négative exclut toute intériorité n'en est pas moins vrai.
La philosophie n'est pas la voie qui pennet de rejoindre la totalité, parce qu'elle relève du monde profane du travail, alors que l'expérience intérieure se rattache en dernière instance au
Car Bataille désavouait expressément - même si sa vigilance a pu se relâcher1 - tout espoir d'une totalisation de l'expérience qui permettrait de surmonter les failles et les
sacré, domaine régi par le principe de dépense et non celui de production. La dichotomie durkheimienne du sacré et du pro
brèches du moi et d'associer le moi et le monde dans un tout harmonieux. Ce qui revenait à nier l 'adéquation complète de
fane a valeur·de définition pour la condition humaine. Comme Bataille allait le dire plus tard dans L' Érotisme, «il est difficile
l'expérience intérieure et de l'extase du mystique2. «Ce qui caractérise une telle expérience, déclare-t-il, qui ne procède
d'imaginer la vie d'un philosophe qui serait continuellement, ou du moins assez souvent, hors de lui. Nous retrouvons l'expérience humaine essentielle qui aboutit à la division du
pas d'une révélation - et où rien ne se révèle non plus, sinon l'inconnu - est qu'elle n'apporte jamais rien d'apaisant3».
temps en temps de travail et en temps sacré2». L'expérience intérieure rejette également la maîtrise de soi de 1'ascète qui essaie de dominer ses conflits intérieurs et d'atteindre, par renoncement, un état. d'unité avec le divin.
Elle tourne le dos de la même manière aux consolations de la philosophie, en particulier à l'espoir hégélien de voir la connaissance dernière devenir «l'extension de l'expérience intérieure». «Cette phénoménologie donne à la connaissance la valeur d'une fin à laquelle on arrive par l 'expérience. C'est
Mon principe contre l'ascèse [écrit Bataille] est que
l'extrême est accessible par excès, non par défaut. . . L'ascèse postule la délivrance, le salut, la prise de possession de
un alliage boiteux : la part faite à l'expérience y est à la fois trop et pas assez grande4». Il ne s'ensuit pas que l'expérience intérieure serait simplement le contraire de la raison critique,
1'objet le plus désirable. Dans 1' ascèse, la valeur ne peut être l'expérience seule, indépendante du désir ou de la souffrance,
comme le voudraient certains critiques de Bataille, mais plu tôt qu'elle ne peut jamais être entièrement réconciliée avec
c'est toujours une béatitude, une délivrance, que nous tra vaillons à nous procurer3.
1. Rebecca Cornay relève plusieurs passages où Bataille se laisse aller à la rhétorique nostalgique du paradis perdu. Cf. «Gifts without Presen�s : Economies of "Experience" in Bataille and Heidegger», Yale French Studies, 78, 1990. p. 78. 2. Bataille a essayé - sans succès d'après Prévost -de mettre au net les rapports entre expérience intérieure et extase. Contre leur identification, il invoquait le fait que l'extase religieuse recherchait l'union avec Dieu, �ors que 1'expérience intérieure la niait. Voir Prévost, Renco?rr_e Georges Bata_tlle, p. 78. C'est pour la même raison que, d'après Prévost, 1 éuquette de mysuque le mettait mal à l'aise (p. 153). 3. Bataille, L'Expérience intérieure, p. 11. Il exprime son accord avec Blanchot selon qui la vie spirituelle aurait «son principe et sa fin dans l'absence de salut, dans la renonciation à tout espoir>> (p. 102). 4. Ibid., p. 8. Dans L'Érotisme, Bataille déclare que la pensée de Hegel, «en même temps qu'elle rassemble, [ . . ] sépare ce qu'elle assemble de l'expérience. Sans doute, est-ce là son ambition : dans l'esprit de Hegel, ce qui est immédiat est mauvais et Hegel à coup sûr aurait rapporté ce que j'appelle expérience à l'immédiat» (p. 281).
Dans l'usage que Bataille fait de ce concept, la souverai neté est donc le contraire de la maîtrise, le refus du salut
.
50
obtenu au moyen de la maîtrise de soi4• Elle ne débouche jamais sur une félicité qui échapperait à l'angoisse dont elle se nourrit. Comme le dit Jean-Michel Heimonet, l'expérience .
1 . Bataille va d'ailleurs jusqu'à dire que «l'expérience intérieure est conduite par la raison discursive. La raison seule a le pouvoir de défaire son ouvrage, de jeter à bas ce qu'elle édifiait... Nous n'atteignons pas, sans l'appui de la raison, la "sombre incandescence"» (p. 76). 2. .Bataille, L:Érotisme, pp. 287-288. 3. Ibid., p. 22. 4. Pour le concept de souveraineté chez Bataille, voir mon article «The Reassertion of Sovereignty in a Time of Crisis : Carl Schmitt and Georges .Bataille>>, dans Force Fields : Between Intellectual History and Cultural Cri tique, New York, 1993.
51
Georges Bataille -après tout
Limites de l'expérience-limite : Bataille et Foucault
intérieure est «nécessaire afin d'expier la volonté inhérente du sujet de "devenir tout", d'"être Dieu" lui-même1». Parmi les consolations que l'expérience négative interdit figure aussi le projet d'une action conçue comme auto-façon nement délibéré. «L'expérience intérieure, explique Bataille, est le contraire de l'action. Rien de plus. "L'action" est toute entière dans la dépendance du projet2», lequel projet est lui
Il faut ici se demander si Bataille, qui a multiplié les mises en garde contre une interprétation erronée de l' expé rience intérieure, a jamais formulé en termes positifs ce que l'expérience négative intérieure était vraiment. En fait, répétant la manœuvre de sa célèbre définition de l'informe, dans le dic tionnaire critique de Documents, oil, plutôt qu'un sens positif,
l i lui assignait une besogne - une besogne de déclassement1 -, il a résisté à là tentation d'en faire une franche afflfiD.ation et a
même informé par des intentions discursives. L'action ne se borne pas à élever la réflexion à un niveau trop haut, elle repousse également l'existence véritable dans le futur, dévalo risant le moment de la présence - même s'il ne s'agit pas d'une présence intégrale - qui est essentiel à 1 ' «expérience _ intérieure3». Malgré une ressemblance superficielle avec «l'expérience intérieure» célébrée quelques années auparavant par Ernst Jünger dans Der Kampf als inneres Erlebnis (1922)
préféré voir en eUe quelque chose comme une force :
La différence entre expérience intérieure et philosophie réside principalement en ce que, dans l'expérience, l'énoncé n'est rien sinon un moyen et même, autant qu'un moyen, un obstacle ; ce qui compte n'est plus l'énoncé du vent mais le vent2.
où la guerre est glorifiée comme une échappatoire esthétique et immorale à la normalité bourgeoise, l a version de l'expérience intérieure de Bataille rejette l'activisme héroïque, et cela même si on y retrouve quelque chose de la fascination de Jünger pour l'aspect communautaire du Fronterlebnis4.
p. 95.
Moyen et obstacle, force et non pas forme, l'expérience intérieure négative marque une relation paradoxale avec le fon dement du sujet. «Du fait qu'elle est négation d'autres valeurs, d'autres autorités, écrit Bataille, l'expérience, ayant l'existence positive, devient elle-même la valeur positive et l' autorite'3». Mais il précise aussitôt dans une note de bas de page : «le para doxe dans l'autorité de l'expérience : fondée sur la mise en
l . Jean-Michel Heirnonet, Négativité et communication, Paris, 1990,
question, elle est mise en question de l'autorité ; mise en ques tion positive, l'autorité de l'homme se définissant comme mise
2. Ibid., p. 46.
3. Sartre, dans sa mémorable critique de L'Expérience intérieure, s'est montré paniculièrement troublé par cet argument qui exclut tout point d� �ue extérieur au sujet, écarte toute référence J'intentionnalité, valorisant implictte ment l'inauthenticité de ce que Heidegger appelle «das Man», et refuse J'extase temporelle vers le futur. Voir Jean-Palll Sartre : «Un nouv�u mys tique», dans Situations, li, Paris, 1947. Pour une analyse du dtfférend Sartre/Bataille, voir Michele H. Richman, Reading Georges Bataille : Beyond the Gift, Baltimore, 1982, cinquième chapitre. Pour une v�e d'ensemble de la réception de L'Expérience intérieure voir Surya, op. cu., pp. 332-339. . 4. Le livre de Jünger, traduit en français en 1934 sous le mre � Guerre notre mère, a influencé Bataille dans ses vues sur l'armée. Votr l'introduction de Denis Hollier à la conférence prononcée par Bataille au Col lège de sociologie, en 1938, sous le titre «Structure et fonction. de l'aJ?lée», dans Hollier, ed., Le Co/Uge de sociowgie, 1979, p. 255. Hollter pub�e des notes de Bataille qui, en 1941, prend ses distances à l'égard de l'exaltation de la guerre qui a p u transpa.raltre dans des textes comme «La pratique d� la joie . de devant la mort» de 1939. Cornay signale la distance entTe la posJtlon Bataille et toute notion d'Erlebnis, celle de Jünger incluse. <
en question de lui-même». Si l'expérience peut être à elle-même sa propre autorité, ne s'appuyant sur aucun critère extérieur tel que la théologie ou
la raison, elle n'en reste pas moins une autorité qui ne cesse de se saper elle-même. L'assignation comme but à l'expérience d'une union extatique ou d'une fusion mystique suggère l'assu rance d'une issue réconfortante ou positive. Aussi Bataille la
,
52
•
1. Bataille, «lnfonne», Documents, n° 7, 1929 (réédition J.-M. Pace vol. 1, p. 383). Ba�aille utilise le même type d'argument quand il critiquel Jear: Genet (et la tentative de Sartre de transfonner Genet en saint), repris dans La Lmérature et le mal. D accuse Genet de rechercher une souveraineté positive, auto-suffisante, qui se soustrairait à toute communication. 2. Bataille, L'Expérience intérieure, p. 30. 3. /bid., p.
20.
53
Limites de l'expérience-limite : Bataille et Foucault
Georges Bataille - après tout
remplaça-t-il par le principe de «contestation» de Blanchot, affirmation n i transitive de rien, comme l'a souligné Foucault dans son hommage à Bataille1, parce qu'elle résiste à la cohé rence, sape toutes notions de subjectivité spéculaire qui cher cherait à placer le méta-sujet à l'extérieur et le micro-sujet à l'intérieur d'une relation en miroir, d'une imitation parfaite. Comme l'écrit Kristeva, soulignant la relation étroite de Bataille avec Lacan, «l'expérience intérieure est une traversée à rebours de la spécularisation comme moment initial de la constitution du sujet2». Mais, en même temps qu'elle exclut l'imitation exacte, la fusion extatique d'un intérieur et d'un extérieur, l'expérience implique une rupture de l'intériorité, rupture qui a permis à Derrida, comme nous l'avons vu, de dire qu'elle est exposée à l 'extérieur, manquant de réserves internes. L'expression d'expérience-limite indique alors qu'il n'y a plus de frontière infranchissable entre le sujet et l'objet, l'ego et l'autre, le moi et le monde. Dans l'expérience, [écrit Bataille], il n'est plus d'exis tence limitée. Un homme ne s'y distingue en rien des autres : en lui se perd ce qui chez d'autres est torrentiel. Le commandement si simple : «Sois cet océan», lié à l' êm extr e, fait en même temp s d'un homme une multi tude, un désert. C'est une expression qui résume et pré cise le sens d'une communauté3.
Bien qu'elle exclue la possibilité d'une extériorité absolue qui échapperait à l'expérience, impossibilité adossée à la mort du seul être absolument transcendant, Dieu, l'expérience inté-
1. Foucault, «Préface à la transgression», Critique, 195-196, aoQt septembre 1963, p. 756. 2. Kristeva, «Bataille, l'expérience et la pratique», p. 290. Cet essai de 1972, écrit d'un pon i t de vue essenùellement althussérien, essaie de replacer dans une perspective maoïste le concept anti-hégélien d'expérience de Bataille. Pour une analyse détailléé des rapports entre Bataille et Lacan, Carolyn J. Dean, The Selfand its Pleasures : Bataille, Lacan, and the History of the Decentered Subject, lthaca, 1992. Pour les modèles visuels à l'œuvre chez ces deux penseurs, voir Martin Jay, Downcast Eyes : The Denigration of Vision in Twentieth-Century French Thought, .Berkeley, 1993. 3. Bataille, L'Expérience intérieure, p. 52.
voir
54
rieure négative efface - sans l'oblitérer - la frontière séparant le moi et l'autre. Aussi fonde-t-elle une.communauté et nourrit elle une communication qui exigent de dépasser le niveau purement personnel ou individuel'. Selon la formulation de La Li�téra�� r e et _le rrlfll, «j' :U c �tte certitude : l'h�anitén'est pas . entre euxz». es 1soles, mats d une commurucation faite d etr L'expérience-limite n'a donc rien de l'exercice' solitaire d'auto façonnernent .esthétique à grand renfort d'expériences trans gressives auquel l'interprétation que James Miller propose de . Foucault voudrait la ramener. Mais, si elle implique les autres, c� n'est p�s sur le mode de 1� réciprocité contractuelle suggé ree par Mtller dans sa descnption de la communauté sado masochiste d'adultes consentants. Pour éclairer ce que Bataille entend par communauté et par communication, une commenta trice récente, Rebecca Cornay, a suggéré de la rapprocher de la con�eption benjaminienne de 1'Eifahrung, «expérience» géné ratrice de communauté dont l'ère industrielle aurait sonné la perte: Cene expérience était perdue bien avant d'avoir pu commen cer. Et Benjamin savait bien qu'à aucun moment il n'y avait eu de plénitude origi nelle attendant d'être récapitulée ou ahrung - l' expérience perdue - n'est «réexpérimentée» : Eif rien �· autre que l ' expérience de la perte. L'expérience ne révèle que le fait qu'il n'y a jamais eu d'«expérience»l. En d'autres termes, le voyage (Fahrt) de l'expérience (Eifahrung) n'offre aucune garantie de retour, comme le sug gère aussi la racine latine - ex-periri, qui nous a donné aussi le mot péril4.
l . _C'est ce que Bataille dit à Prévost, «l'eJtpérience est ainsi posée tout ct;abord mdépend�ent du s�jet qui la vit et de l'objet qu'elle découvre : c es� la IDlse en questlon du SUJet comme de l'objet. Mais il est clair qu'il ne ' s agi! j suis. L'eJtp6rience est donc d'� ê� que : tout d abord la m1se en questton des !m utes de l'etre, essentiellement de l'iso lement où se Ouve l'être particulier>> (Rencontre Georges Bataille, p. 104). 2. Ba t a ill , La Littérature et le m11l, <é aussi Jean-Luc Nancy, I.:Expérience nl et expérience, de la l1berte, Paris, 1988.
,nullement �e I'exp6rie�ce
C! e Co� y,
� coue-Labarthe,
voir 55
·
Georges Bataille - après tout
Limites de l'expérience-limite : Bataille et Foucault
Cornay suggère un rappr�chement avec H�idegger qui est encore plus éclairant. Car Hei egger, qm_ a re]�té non seul� . . ment la notion diltheyenne de 1 unméd1ateté de 1 Erlebms �a1s _ sa dialectisation hégélienne dans l'Erjahrung, firut auss1 par souligner l'importance d'un� économie �u do� �our une dépos session du moi centré et d échanges a égahte - renver�ant, pourrait-on dire, la réciprocité courtoise des sado-masochistes adultes et consentants de Miller. L'interprétation heideggerienne la plus conséquente des motifs batailliens de la communauté et de l'expérience se trouve dans La Communauté désœuvrée de Jean-Luc Nancy. L'Expérience intérieure y est interprétée comme le p�duit du désenchantement de Bataille vis-à-vis de la commumon mys tique et de l'immanence sacrée dont le désir l :avait hanté tout au long des années 1930, à l'époque du s� é �sme, �e Con e Attaque, d'Acéphale et du Collège de sociologie. Ma1� ce n est pas un repli vers une intériorité pers�nnelle. Batall!e re�te , ' convaincu qu «hors de la communaute, pas d e�pénen�� )>. Mais la communauté n'est plus le corrélat d'un projet explictte, le but d'un projet collectif d'auto-façonnement. C'est une co� munauté que Blanchot aurait appelée désœuvrée (en anglrus inoperative, unworked, unproduced ou, pour emprunter la tra duction d'Ann Smock, uneventfu/2). Plutôt qu'une commu nauté d' immanence pure, la communauté désœuvrée est composée d'êtres humains finis dont les relations sont forgées justement à partir de leurs limitations mutuelles.
�
.
·
�
En ce sens, [écrit Nancy], Bataille est sans doute celui qui a fait le premier, ou de la manière la plus aiguë, l'expé rience moderne de la communauté : ni œuvre à produrre, ni communion perdue, mais 1' espace même e� l' espa�e ment de l'expérience du dehors, du hors-de-sOI. Le pomt crucial de cette expérience fut 1 'ex igence, prenant à revers toute la nostalgie, c'est-à-dire toute la métaphysique com munielle, d'une <
inertia.
3. Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 50.
56
La conscience de cette inévitable séparation, de l'impos sibilité d'unité absolue, est donnée, sùggère Nancy, par une conscience de la réalité terrifiante de la mort, de l'inévitabilité de la fmitude humaine. C'est ici que la généalogie heideggerienne de Nancy est la plus apparente, mais il s'agit d'un heideggerianisme particu lier. Alors que Heidegger souligne la nécessité pour le Dasein d'accepter sein propre «être-pour-la-mort», c'est moins la conscience de la mort propre, que la conscience de celle des autres que Nancy place à l' origine de la communauté.
La communauté est révélée dans la mort d'autrui : elle est ainsi toujours révélée à autrui. La communauté est ce qui a lieu toujours par autrui et pour autrui ... Si la commu nauté est révélée dans la mort d'autrui, c'est que la mort elle-même est la véritable communauté des je qui ne sont pas des moi1•
La reconnaissance de la finitude des autres est une expé rience-limite essentielle, génératrice de communauté, et cela de plusieurs manières. D'abord parce qu'elle résiste à la subsomp tion de ces morts dans un récit chargé de sens, comme le ferait une théodicée où elles deviendraient autant de chapitres d'une vaste histoire de la rédemption ; au lieu de cela, elles restent dans leur finitude ineffable comme un reproche adressé à l'orgueil de ceux qui veulent réconcilier expérience et savoir absolu. Ensuite parce qu'elle interdit d'identifier communica tion et identification, car même si nous pouvons comprendre la mort de l'autre de l'extérieur, nous ne pouvons pas y participer entièrement ou l'expérimenter de façon authentique, «de l'inté rieur» (au sens traditionnel d'une intériorité pure). Troisième ment enfin parce que la mort de l' autre, nous rappelant notre propre mortalité, expose notre propre finitude incontournable et nous empêche de faire de notre <
57
Georges Bataille - après tout
Limites de l'expérience-limite : Bataille et Foucault
après tout, nous ne sommes plus là pour fournir l'élaboration secondaire nécessaire1• Éprouver la mort de 1' autre, même de «l'extérieur», nous oblige à éprouver l'altérité à l'intérieur de nous-mêmes.
ou dépense1 ? En d'autres termes, jusqu'où Foucault peut-il empêcher ses «livres-expériences» de devenir des élaborations secondaires entre les mains des autres, James Miller par exemple, qui pourra esthétiser sa vie sous une forme rétrospec tivement positive ? L'expérience négative, avec son refus de toute autorité, structure et cohérence, peut-elle constituer une base pour la création d'institutions, ou bien est-elle, comme nous a en prévenus Richard Wolin, une idéologie anti-institu tionnelle qui présente des similitudes inattendues avec la vieille notion libérale de «liberté négative», «liberté de», par opposi tion à la «liberté pour» que serait la «liberté positive2» ? Une communication fondée sur l'expérience de la fmitude partagée, de la mortalité insubsumable permettra-t-elle vraiment de répondre aux problèmes pratiques qui assiègent les vivants, problèmes qui refusent de disparaître quand des expériences limites interrompent miraculeusement 'existence quotidienne ? Ne court-on pas le risque de voir un groupe de virtuoses de l'expérience opposer leur indifférence aux prétentions légi times de ceux qui mènent des vies plus mondaines ? Ces questions, et beaucoup d'autres, accompagnent avec leur note d'anxiété la réhabilitation du concept d'expérience qui est au centre de la théorie culturelle récente. C'est pourtant le grand mérite de Foucault, de Bataille et d'autres défenseurs post-structuralistes de son œuvre que de nous avoir obligés à aller au-delà du choix stérile qui, pendant trop longtemps, sem blait être notre seule alternative. Et, en ce sens, les limites de l'expérience-limite sont devenues identiques aux limites de la théorie critique actuelle elle-même.
·
Les méditations de Nancy renforcent le point qui a servi d'ouverture au présent essai : contrairement à ce que prétend la réception anglo-américaine dominante de la pensée post-struc turaliste, l'expérience ne se laisse pas traduire sans difficulté en un réseau de relations discursives. En effet, comme l'implique
la phrase de Kristeva sur le christianisme citée en épigraphe, c'est précisément contre la réduction de l'expérience à un dis cours que Bataille, comme Foucault, nous mettent en garde.
Par contre, il faut être attentifs aux nombreuses manières dont la multiplicité des concepts d'expérience - expérience négative aussi bien que positive, expérience-limite aussi bien qu'ordi naire, expérience non-subjective aussi bien que subjective nous empêche d'avoir jamais une version simple et fondatrice sur laquelle fonder une épistémologie ou à partir de laquelle lancer une politique.
Une telle leçon ne devrait pourtant pas nous interdire de nous interroger sur les limites de l 'expérience-limite elle même. Car même sous ses formes plus problématisées, l'appel à l'expérience peut toujours cacher certains problèmes qui doi vent être abordés. Par exemple, est-il contradictoire de privilé gier l'expérience extatique qui annihile le sujet et de parler de façon «objective» et impersonnelle de cette expérience ? Le
résultat est-il, comme l'écrit Habermas dans ses attaques contre Bataille, «Un va-et-vient peu concluant2>> ? Pouvons-nous empêcher la transfiguration finale de l'expérience négative en
1
expérience positive, comme cela doit immanquablement arri ver, selon Barbara Herrnstein Smith, quand nous valorisons les phénomènes apparemment sans valeur que nous appelons perte
Traduction d'Irène Bonzy.
1. On se rappellera que l'expression de sekundiire Bearbeitung renvoie par la communauté
1 . Barbara Hermstein Smith, Contingencies of Value : Alternative Perspectivesfor Critical Theory, Cambridge, Mass. , 1988, pp. 137 sqq. Pour la manière dont Bataille aborde ce problème, voir Steven Connor, Theory and Cultural Value, Oxford, 1992, pp. 71-80. , 2. Richard Wolin, The Terms of Cultural Criticism : The Frankfurt Sclwol, Existentialism, Poststructuralism, New York, 1992, p. 14.
a�
concept du travail (Arbeit) qui, précisément, est nié
ée. desœuvr
2. Jürgen Habermas, Le Discours philosophique de la modernité : douze conférences, traduit par Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, .
1988.
58
COMMUNAUTÉS SANS TRACES par Vincent Kaufmann
Je voudrais tenter au cours de cet exposé de situer la pro blématique ou l'exigence communautaire de Bataille - une exi gence qu'il me semble possible d'opposer à toutes les configurations communautaires dominantes dans la mouvance avant-gardiste du xx• siècle. Du surréalisme au situationnisme en passant par Artaud et quelques autres, cette mouvance peut en effet se comprendre comme un projet à la fois rousseauiste et mallarméen : c'est-à-dire comme un projet autobiogra phique, un projet de réalisation de l'art dans la vie, qui suppose que quand je viens, comme Rousseau, mon livre à la main, c'est toujours du dernier livre qu'il s'agit, fait pour que toute
l'humanité s'y reconnaisse, et donc tout aussi bien du livre total, fait par ou pour tous, fait pour que la communauté y
advienne, dont Mallarmé programme à la fois la possibilité et 1 'impossibilité. Lorsque Bataille s'avance sur la scène de 1'avant-garde, ce n'est ni avec son Rousseau, ni avec son Mallarmé à la main, mais avec Sade. La polémique dans laquelle il s'engage avec les surréalistes le conduit à poser la question de la « valeur d'usage » de Sade1• Que faites-vous de Sade, que vivez-vous, l . Dossier de la polémique avec André Breton (« La valeur d'usage de D.A.F. de Sade»), O.C., II, Gallimard, 1970, p.78. 1
61
Georges Bataille - après tout
s?ITéa vous qui vous réclamez de Sade ? Pour Ba�lle, l'usage lûn et décept de nse entrep <
�
�
Je sais trop bien ce que des lecteurs de cette lettre [...] pense ront de ces dégoûtantes pratiques. C'est pourquoi il m'est possible d'utiliser à coup sûr leur nausée pour les n i viter à tenir compte de ce qui sépare à la fois l'auteur de la lettre et
de telles pratiques des quelques conventions qui servent à leur agitation habituelle2• 1. Ibid., p. 56. 2. lbid., p. 87.
62
Communautés sans traces .
Bataille s'efforce ainsi d'incarner la limite du surréa lisme, d'en être la chute, dans tous les sens du terme. Il se constitue en ce que le surréalisme ne peut que rejeter, sauf à se débaucher, se pervertir. La valeur d'usage de Sade, ce serait donc avant tout, posée à la communauté surréaliste, la question du bon usage ou de la mise en commun de la perversion, domaine dans lequel les progrès des surréalistes semblent décidément trop lents à Bataille. Le défi qu'il leur lance, comme le veut justement la logique du pervers, est celui d'une paradoxale inscription ou réinscription de la perversion dans un projet oommunautaire, une inscription qui par définition corromprait un tel projet, qui débaucherait la communauté visée par les surréalistes. Bataille, me semble-t-il, est à chercher dans cette position de défi, qui fait qu'il sera toujours possible d'écrire l'histoire du surréa lisme sans évoquer Bataille, alors que l'inverse paraît beau coup plus problématique. Avec Sade, Bataille s'en prend ainsi à toute la configura tion autobiographique surréaliste. Parler de Sade, c'est une chose, être à la hauteur du « ne cède pas sur ton désir » qui serait l'injonction fondamentale de son œuvre en est une autre. Comment parler de la vie lorsqu'on cède sur son désir, lorsqu'on fait l'impasse sur le « bas », le sale ? Ou lorsqu'on ne vit pas ce qu'on désire, contrairement au pervers qui, par défi nition, est «vélléitaire», qui fait coïncider ce qu'il désire avec ce qu'il veut ? Qu'est-ce que réaliser l'art dans la vie - mot d'ordre de toutes les avant-gardes du XX" siècle - lorsque de cette vie on commenc� par exclure Sade, et avec lui tout ce que la vie a d'invivable ? A une complétude, une authenticité de la vie fondées sur la transparence (dont procède toute la <
63
Communautés sans traces
Georges Bataille - après tout
«je» a décidément de la peine à être à la hauteur de ce qu'il vit, et Bataille s'installe résolument dans cette absence de coïn cidence, comme pour tenter d'y faire exploser le surréalisme et le projet autobiographique dont celui-ci est porteur. Avec lui, la
peignes sales d'un père détesté qui vient de mourir, sans parler de la suite, qui n'est pas vraiment édifiante non plus : Je fis alors une découverte singulière. Derrière les livres, dans les armoires vitrées que mon père maintenait fermées, mais dont ma mère m'avait donné les clés, je trou ai des piles de photographies. La plupart étaient poussiéreuses. Mais je vi� rapidement qu'il s'agissait d'incroyables obscé nités. Je rougis , je grinçai des dents et je dus m'asseoir, mais avais dans les mains quelques-unes de ces répugnantes nnages. Je voulus fuir, mais je devais de toute façon les jeter, les faire disparaître avant le retour de ma mère. Je devais au plus vite en faire un tas et les brûler. Fébrilement j'entassai, je formai des piles. Des tables sur lesquelles je les formai s d�s �iles trop h�utes tombèrent, et je regardai le désastre : pa:. iZames, éparpillées, ces images jonchaient le tapis, ignobles d et cependant troublantes. Pouvais-je lutter contre cette marée qui montait ? Dès l'abord j'avais ressenti ce renversement intime, brûlant et involontaire qui me désespéra quand ma mère, demi-nue, se jeta dans mes bras 1•
v
vie devient, pour le peu qu'on en sait, louche, sale. Le propre s'y perd : qui, après tout, est Bataille ? Vécut-il ? Et que vécut il, lui qui n'a cessé de faire miroiter quelque chose comme la limite de la vie ? Les biographes se casseront plus tard les dents sur cette question'. Du point de vue de Breton et de ses chambres de cristal, la vie de Bataille est en tout cas trop équivoque, comme ces récits minces et hâtifs qu'il commence par faire circuler sous le manteau, en les signant de pseudonymes et en brouillant par fois même Les dates de publication. Œuvres comme sans auteur, écrites par et pour personne, parfois posthumes, souvent interrompues : autant de gestes qui ne favorisent pas, c'est le moins qu'on puisse dire, l'idéal des surréalistes d'une parole branchée en direct sur l a vie, ni leur idéal d'un devenir manifeste d'une vie considérée comme exemplaire. Les récits de Bataille systématisent au contraire 'équivoque (auto)bio graphique qu'il s'est toujours efforcé d'incarner : comme les livres de Breton, ils sont battants comme des portes, mais ce sont les portes des bordels dans lesquels on n'est jamais sûr ni de voir Bataille entrer, ni de voir Madame Edwarda sortir. Là où Rousseau, Breton ou Artaud venaient, leur livre à la main,
1
se soumettre au jugement dernier, il y a maintenant Lord Auch ou Pierre Angélique avec leurs masques et leurs livres clandes tins, qui sont encore à peine des livres. Car rompre avec l'ordre de l'autobiographie, c'est bien rompre avec celui du livre. Les récits de Bataille commencent là où les livres pourrissent, là où les livres disparaissent. L'entrée en perversion passe par l'effondrement des biblio thèques, auxquelles se mêlent tout à coup, comme pour Pierre, le jeune narrateur de Ma mère, les bouteilles d'alcool et les 1. Voir aussi sur ce point Gilbert Ernst, «Georges BataiJle : position des "reflets" (ou l'impossible biographie)>>, Revu.e des sciences humaines, 224, 1991.
64
r
Pierre voudrait brûler les images obscènes qui surgissent à la place des beaux livres, dans les armoires vitrées, mais ce sont elles qui le brûlent. Déjà, il ne peut plus s'arracher à la contemplati?n de ce qu'il appelle lui-même un désastre, il s'y enfonce av1dement. Il tente d'empiler les images pour s'en débarrasser, comme si une fois ouvert un tel « livre» pouvait être refermé, mais ces images se multiplient, envahissent tout 'espace, comme le Livre, et entraînent Pierre dans leur poussiéreuse souillure, pour le laisser obscène parmi l'obscé nité, inerte et à demi-nu sur le tapis du cabinet de travail. Tel sera t e scénario fondamental d'une esthétique de la réception . batrullienne, qm constitue aussi une version un peu moins aus tère de l'�criture du désastre chère à Blanchot Avec Bataille, la vie n'est décidément pas faite pour aboutir
1
� �
à un beau livre. Tout au plus ressemble-t-elle à un roman porno. . 1. Ma m�re, O.C., IV. p. 194. Sur le rapport de Bataille au livre, voir les mdtspensables analyses de Denis Hollier : La Prise de la Concorde ' Gallimard, 1974.
65
Georges Bataille - après tout
Communautés sans traces
graphique, dont Pierre ne tardera pas à devenir lui-même un des personnages les plus assidus. L'initiation de la mère elle-même au «désastre» s'était d'ailleurs passée de la même manière. Elle confiera plus tard à son fils que rien n'aurait eu lieu pour elle sans la lecture d'un roman plutôt sale intitulé Maisons closes, panta lons ouverts. Les récits de Bataille ressemblent à des maisons closes, ils proposent la pauvreté, la nudité des images pornogra phiques, leur étouffement libérateur : soit aussi une érotique, ou une fantasmatique, plutôt qu'une esthétique, une forme de com munication qui s'en prend à toute mise en forme ou toute mise à distance poétique. D'un automatisme l'autre : les surréalistes lient
lui est impossible de revenir de cet étranglement. Tous les per sonnages des récits de Bataille deviennent ce qu'ils sont en fai sant l'épreuve d'un irrémédiable : une fois hors d'eux, ils n'y reviennent pas. L'image n'est vive que lorsqu'elle ne pardonne pas, lorsqu'il n'y a pas de remède contre eHe, lorsqu'elle entraîne un mal incurable, ou un mal qui ne serait curable que
toujours la possibilité de la conununication immmédiate à un acte (collectif) d'énonciation poétique, alors que pour Bataille, la
communication commence véritablement, dans son immédiateté, là où les mots se dérobent, là où on s'étrangle d'excitation. ll n'y a de partage que là où ça me monte à la tête, là ?ù je bande à en perdre la tête, mon foutre tient lieu de Livre. A l'automatisme verbal est ainsi opposé un automatisme qu'on pourrait dire fan tasmatique, une forme de communication qui suppose au
contraire une chute de la possibilité du dire : celui-ci s'effondre dans le trouble, la transe, ou encore dans la honte. Bataille le sug
gère explicitement dans un texte de son époque «surréaliste1» :
[. . ] Honnis les phantasmes mis en jeu dans l 'aberration sexuelle il n'existe plus en fait dans aucun domaine acces .
sible rien dont l'image soit assez vive pour permettre à la pensée d'échapper aux représentations dévalorisantes de la raison. Mais si ces phantasmes interviennent il sera impos sible de réagir après coup et de faire rentrer les choses dans l'ordre sans recourir à des procédés déformants qui rappelle ront par leur complication et par leur lâcheté les procédés chirurgicaux d anesthésie. '
L'aberration sexuelle, ou plus exactement sa représenta tion contagieuse, est seule à faire perdre la tête ou la raison. Elle est seule à produire des images vives. ll n'y a d'autobio graphie authentique que là où un sujet s'étrangle, là aussi où il 1. O.C., II, op. cit., p. 133.
par des procédés chirurgicaux d'anesthésie : c'est-à-dire, puisqu'il s'agit toujours ici de l'image, par des procédés de déformation et de déplacement, qui font tout le charme névro tique des improbables rencontres de parapluies et de machines à coudre - sur les tables de dissection précisément Ni l a névrose, ni la métaphore ne constituent le fort de Bataillè, donf l'œuvre est certainement la plus éloignée, dans l'histoire des avant-gardes, de toute vocation thérapeutique. n ne s'agit surtout pas dans son cas de soigner, comme avec les surréalistes, ou même Artaud, mais au contraire de provoquer le malaise, de rendre malade, de faire vomir : vocation non pas thérapeutique, mais psychopathologique. La vie authentique est du côté de Krafft-Ebbing, qui voue le Livre à l'étrange somme des perversions humaines : .
Rien n'est peut-être comparable si l'on cherche à s'informer de ce qu'est réellement l'existence humaine, détachée de toute aspiration idéaliste, à cette succession de recherches vicieuses démesurées et le plus souvent désespérées, visant toutes à une satisfaction qui s'oppose autant que la chose est possible, à tout ce que 1'humanité possède de lois de conven tions et de tranquillité1 • ,
Tout au monde est fait pour aboutir à l a Psychopathia Sexualis. À la vie exemplaire que l'on dépose dans le Livre, qui constitue celui-ci en opérateur d'une communauté réconci liée, Bataille oppose Krafft-Ebbing et son Livre des perver sions, comme il opposait Sade aux. surréalistes, en vue d'une humanité non plus enchaînée au symbolique, mais au contraire déchaînée, ou enchaînée à ses seules perversions.
1. O.C., 1, p. 275.
66
67
Georges Bataille - après tout
Peut-être est-il possible, en repartant de ce qu'on vient d'évoquer, de situer maintenant de façon plus précise les initia tives communautaires de Bataille. Le défi qu'il lance au groupe surréaliste, ce serait avant tout un défi lancé au livre, au pou voir qu'on lui suppose de rendre compte de l a vie, voire de se confondre avec elle. Du livre édifiant, annonciateur d'une vie exemplaire, on passe avec Bataille à une dénonciation du livre. Celui-ci est disqualifié dans sa prétention à une transparence, à un dire sans réserve, à un tout-dire : soit tout aussi bien au livre total, dans lequel tout le monde se reconnaîtrait. Tout au monde, ou du moins tout ce qui est vivant est fait pour s'arra cher au Livre, pour advenir dans un en-deça ou un au-delà du Livre réduit alors à ses infonnes éhutes. Tout ce qui est vivant, et donc essentiellement la communauté, puisque pour Bataille, seul se vit ce qui se partage. On le vérifiera tout d'abord avec Contre-Attaque, éphé mère « front commun » réunissant, pour la première et dernière fois, Bataille et ses amis d'une part, Breton et les surréalistes d'autre part, front commun conçu dans l'urgence de la lutte contre le fascisme. Blanchot a relevé que Contre-Attaque appartient essentiellement à la rue : «Il n'est en quelque sorte que dans la rue (préfiguration de Mai 68), c'est-à-dire au
Communautés sans traces réalistes dont il a pourtant tout fait pour être l'ennemi privilé gié, Bataille se fait provisoirement proto-situationniste, comme s'il s'agissait, avec Contre-Attaque, de reprendre le défi lancé aux surréalistes quelques années plus tôt, comme s'il s'agissait d'une tentative de leur enseigner non plus le bon usage de Sade (encore que Sade sera malgré tout à 1 'ordre du jour, avec Nietzsche et Fourier), mais au moins le bon usage de la rue, qui n'est pas faite seulement selon lui pour de puérils revolvers jamais déchargés. Contrairement à certains commentateurs qui en font un moment presque mythique dans 1'histoire des avant-gardes (comme si une alliance durable entre Breton et Bataille aurait pu changer la face du monde), il me semble donc difficile de prendre une telle alliance tout à fait au sérieux, et de ne pas prêter ici à Bataille un certain nombre d'arrière-pensées (à Bre ton aussi, mais elles m'intéressent moins) : notamment celle de mener le surréalisme vers son point de réalisation, ou de disso lution, comme on voudra, ou comme le veut en tout cas la pro fonde ambivalence de Bataille. On peut en effet se demander ce que quelqu'un d'aussi sceptique que lui sur les capacités du discours de tenir lieu de support communautaire pouvait bien attendre d'une série de propositions idéologiquement provo cantes et même équivoques, à en croire certains commentaires, si ce n'est justement un moyen de satisfaire son goût pour la
dehors. n s'affirme par des tracts qui ne laissent pas de trace1». Ce constat s'appuie sur des textes de Bataille notamment, dans lesquels on lit par exemple ceci : «Nous ne croyons pas pos sible, nous, d 'aborder une question politique sans élever le débat. Et pour nous, élever le débat cela veut dire le placer dans la rue, cela veut dire le placer là où l'émotion peut s'emparer des hommes et les soulever jusqu'au bout, sans ren contrer les éternels obstacles qui résultent des vieilles positions politiques à défendre2». Contre-Attaque choisit d'élever le débat en descendant dans la rue, pour sortir du livre, et parce que la rue est le lieu où «l'émotion peut s'emparer des hommes», parce qu'elle est promesse de communauté. Pour entraîner dans la rue des sur-
n'aurait été qu'un groupe politique de plus, avec plate-forme et manifestes à l'appui!. J'en veux pour preuve encore la rapidité avec laquelle Bataille passe à autre chose lorsque ses rapports avec les surréalistes redeviennent conflictuels. Non seulement il ne fait rien pour éviter la rupture qui s'annonce, mais il prend même les devants, en insérant dans un tract violemment anti fasciste et anti-stalinien intitulé «Travailleurs, vous êtes trahis», le faire-part de la naissance d'un nouveau groupe («Comité contre l'Union sacrée»), sans consulter Breton et les siens, dont il usurpe en 1 'occurrence les signatures. Travailleurs, vous êtes
1. La Communauté inavouable, Éditions de Minuit, 1983, p. 27. 2. o.c.. r. p. 404.
1. Sur cette équivoque, voir De,nis Hollier, «De l 'équivoque entre litté rature et politique», Les Dépossédés, Editions de Minuit, 1993, pp.l09-130.
68
69
perversion et l'autodestruction - assez rapide - de ce qui
Georges Bataille - après tout
trahis, mais vous, camarades surréalistes, vous ne l'êtes peut être pas moins, dès lors qu'il a été possible, pour quelques semaines ou quelques mois, de vous entraîner, à votre corps plus ou moins défendant, sur un terrain qui n'est pas le vôtre, et de vous faire signer un programme politique qu'il ne vous reste ensuite plus qu'à récuser. L'union sacrée, c'est aussi avec les surréalistes qu'elle ne se fera pas, mais peut-être est-ce aussi le seul moyen de ne pas revenir au Livre., qui scellerait une elle t union. Le Comité contre l'Union sacrée ne verra pas le jour, et · Bataille passe très vite à autre chose encore, qui est aussi l'envers exact de Contre-Attaque : Acéphale. Une année plus tard, 1'heure n'est plus aux groupes diurnes, infmiment ouverts et exposés à 1' Autre, ni au front commun contre l'Union sacrée, mais à une tentative nocturne et secrète de faire procé der 1 'union du sacré. Acéphale sera une communauté dont l'existence pàsse par un certain nombre de gestes rituels, dans lesquels elle célèbre son propre avènement. Telles sont en tout cas les apparences, puisqu'on en est réduit ici aux conjectures, avec guère plus que la commémoration de la décapitation de Louis XVI, une poignée de main refusée aux antisémites, ou encore des instructions pour une rencontre en forêt à se mettre sous la dent, corsées quand même un peu il est vrai, selon le témoignage étrangement solitaire de Caillois, par un projet de sacrifice humain, envisagé pour souder la communauté, pour la lester d'un peu de réalité. À son tour, et comme pour faire écho aux impasses éprouvées antérieurement par les surréalistes, Bataille aban donne la rue pour les charmes de 1 'occulte : la communauté est supposée advenir là où elle ne se voit pas, là où elle se dérobe au regard de l'autre, laissant ainsi encore moins de traces qu'un groupe comme Contre-Attaque. Moyennant quoi elle se char gera aussi d'elle-même, comme dans le cas du surréalisme s'occultant, de cette force mythique qu'elle se fixe précisément pour objectif de restaurer. Le mythe est fondamentalement imprésentable, et cela suffit parfois pour que l'imprésentable tienne lieu de mythe. On pourrait le vérifier avec le taux extrê mement élevé de spéculations biographiques sur l'expérience d'Acéphale, un taux qui constitue toujours un bon indicateur du
70
Communautés sans traces
coefficient mythique attribuable à une activité ou à un événe ment donné : depuis Rimbaud, rien de· tel pour un recyclage mythique qu'une vie gangrénée dont on ne sait rien. Le mythe se constitue sur fond d'occultation ou de secret, comme en témoignait déjà l'expérience surréaliste. Faut-il pour autant renvoyer Bataille et Breton dos à dos, ainsi que le fait Caillois, qui a sans doute ses raisons, lorsqu'il suggère qu'avec son pro jet de sacrifice humain, Bataille a cherché à faire «plus fort» que l'acte surréaliste le plus simple, comme s'il étai t en concurrence avec Breton sur le terrain d'un mythe s'originant dans un (impossible) passage à l'acte ? C'est évidemment une possibilité, mais il n'est pas sûr qu'une occultation en vaille une autre. Celle demandée en 1928 par Breton signale un début d'adhésion aux sciences occultes, confirmée plus tard. Elle suppose la recherche d'un symbolisme universel qui destine le surréalisme à l'écriture, à d'infinies manipulations et associa tions de signifiants, au livre total des alchimistes ou des tireuses de cartes. La mise au secret d'Acéphale, c'est au contraire la communauté arrachée au Livre, la communauté mise au secret pour sortir de 1'ombre portée par le Livre. Elle indique une tentation fondamentalement asymbolique, un pro jet de rupture du symbolique, dont on sait au moins ainsi que c'est dans la tête qu'il faut le situer : contrairement aux appa rences, on écrit toujours avec la tête plutôt qu'avec la main. Dans ce qui semble être une sorte de «programme» pour Acéphale, on lit notamment cecil : «Prendre sur soi la perver sion et le crime non comme valeurs exclusives mais comme devant être intégrés dans la totalité humaine », suivi immédia tement du point suivant : «Lutter pour décomposer et exclure toute communauté autre que la communauté universelle, telles que les communautés nationales, socialiste et communiste ou les églises». Acéphale se présente comme un projet commu nautaire pervers, qui s'en prend en tant que tel à la névrose, et donc tout aussi bien à l'écriture. Le désir y est interdit de trans port ou de déplacement, il est supposé s'y écrire à même le corps de la communauté, à même le corps de ceux qui la corn-
1. O.C., ll, p. 273.
71
Communautés sans traces
Georges Bataille - après tout
posent, sans qu'il soit possible d'en reprendre ou d'en repré senter l'expérience (c'est la loi du secret, la loi de l'inavouable). En témoignent bien sûr, au moins à titre de symptôme, la rumeur d'un sacrifice humain, version radicale d'une écriture à même le corps, et plus généralement l'aura dionysiaque associée au groupe, les orgies plus ou moins ima ginaires, dont la réalité n'est sans doute irréfutable qu'en ce qui concerne le noyau dur du groupe : Bataille et Colette Peignot, plus connue dans l'histoire de la littérature sous le nom de Laure. Significativement d'ailleurs, Surya le biographe avance · l'hypothèse que la relation avec Colette Peignot a constitué pour Bataille La part la plus authentique de l'épisode d' Acé phale, celle où Acéphale aurait véritablement été une expé rience de la mort1• Tout se passe comme si la communauté perverse ou orgiaque ne trouvait son lieu ou sa vérité que dans une communauté des amants lui servant de réserve mythique, au sens bancaire du terme - si l'on peut dire, puisque dans cette réserve il s'agit surtout de se dépenser. L'existence d'Acéphale demeure ainsi infiniment impro bable, ou suspendue. Elle ne trouve peut-être son sens et son lieu que dans le défi qu'elle lance aux autres communautés et à leurs supports symboliques, à ce qui lie leur destin au Livre : la
l�gue d'une nation, les livres sacrés du communisme ou des Eglises, voire ceux des chapelles avant-gardistes. Elle en repré sente la décomposition : « Assumer la fonction de destmction et de décomposition mais comme achèvement et non comme négation de l'être », écrit encore Bataille, toujours dans le même «programme». L'universel, la totalité visée par Acéphale n'est déposable dans aucun livre, dans aucun dispositif symbo lique. C'est au contraire un universel fait de ce qui s 'arrache au Livre, de ce qui se soustrait au symbolique, ciment des sociétés et des communautés réelles, pacifiées, stabilisées, névrotisées par leur dépôt légal en bibliothèque.
Acéphale est une communauté parfaitement paradoxale, une limite où elle bascule dans son envers : l'absence de com1. Michel Surya. Georges Bawitle, la mort à l'œuvre, Librairie Séguier,
Paris, 1987,pp. 241 sq.
72
mun�uté, dont la pensée sera fondamentale dans l'œuvre du Batatlle de l'après-guerre. Comment.imaginer en effet une c?mm �?auté pe�·verse, un partage opéré au nom de la perver Sto�, s il est vrru �ue dans la perversion, le rapport à l'autre est t?UJOurs de déchirement, de violence, et ultimement d'anéan tls�ement, comme 1 'indique d'ailleurs explicitement le dernier P?mt du programme d'Acéphale : «Affirmer la valeur de la v1olence et de 1� volonté d'agression en tant qu'eUes sont la ba� de t�ute p�rs�ance » ? Le seul sacrifice qui aura eu lieu, qu1 pouvatt avorr lieu avec Acéphale, c'est le sacrifice d'Acé phale �ui-même �n tant que communauté « durable», ou si l'on veut ��v�te, putsque seul devait s'y partager l'invivable objet nce �rv�rse. Acéphal� est la communauté appelée de a;�omss� à s ef efi dont elle maintiendrait du cer, a se detruire dans un d fa ême coup la possibilité. Elle s'efface, pour ne rien devoir au fn: Livre, �t pour ne rester aux prises qu'avec la sauvagerie d'un rée� qu1 la brûle, et qui exige ultimement son sacrifice. «Pour qu'ils croi�sent il faut que je diminue», dit l'extatique Saint Jean�Bapttste de Flau ?ert av_ant sa décollation. Pour que la . t?tal lté o_u _1 .uruversalrté adviennent, il faut l 'acéphalité, ou . l ammahte (comme chez Flaubert d' ailleurs) : « Réaliser l'accomplissement universel de l'être personnel dans l'ironie du monde des animaux et par la révélation d'un univers acé phale, jeu et n?n état �u dev?ir». Mais encore faut-il que le monde des ammaux d1spararsse à son tour, sans laisser de traces, pour ne retourner ni à 1'homme, ni au Livre. TI faut que 1 'homme meure, mais Ja bête aussi. Fondée sur presque rien, et pour cause, une telle hypo �èse concernant Acéphale est cependant confirmée par le des t m du Collège de sociologie, en partie contemporain d'�céphale. Elle est lisible - alors qu'Acéphale est l'illisible meme - dans l' �b!gul'té du projet du Collège de sociologie, dans ce q.ue C�tllms appellera plus tard le paradoxe d'une . « soc1?logte ac�ve » _: soi� pour dire les choses trop vite, une . tentatlve �e r�mJeCtlOn d une dose de sacré, à partir de son étude « ObJective », dans un lien social considéré comme défait ou anémique. Le trait le plus original du Collège de sociologie souvent relevé, c'est qu'il oscille entre une volonté de savoir e une volonté « acti viste», elle-même situable à mi-chemin entre
!
�
73
Communautés sans traces
Georges Bataille - après tout le politique et le religieux ; entre un désir « scientifique » et un désir de contamination du lien social par un sacré redevenu virulent et donc crédible, au sens fort du terme. Cette oscilla tion entraîne aussi deux projets communautaires fondamentale ment différents : on aurait d'un côté, avec Caillois, une sorte de conjuration ou de complot des clercs, et du côté de Bataille, une communauté-passion, trouvant sa fin dans la propagation du sacré virulent qui est supposé la fonder. Il est tentant, voire inévitable, de rapprocher la tendance contagieuse ou passionnée du Collège de sociologie d'Acé phale, dont Michel Surya -'- parmi d'autres - a dit qu'il consti tuait la version ésotérique du Collège, qu'il en réalisait le programme «théorique». Tout se passe comme si l'image que nous avons du Bataille du Collège de sociologie était contami née par celle que nous avons d'Acéphale, et réciproquement L'équivoque interne au projet du Collège de sociologie se redouble ainsi de l'équivoque de son rapport avec Acéphale, qui représenterait dans cette perspective la perverse réserve par laquelle le Collège échappe à un savoir se déposant dans le Livre. En tout cas, il n'y aurait pas à retrancher une ligne de l'inaugural «Apprenti-sorcier» de Bataille pour le lire comme un manifeste pour Acéphale si Acéphale, justement, n'inter disait l'idée même de manifeste. Tout commence, ou tout recommence dans «L'apprenti sorcier » avec un défi. Ce texte, on s'en souvient, doit son titre aux réserves de Kojève sur le projet de Bataille de susciter un sacré assez contagiel0- pour emporter 1'adhésion de celui qui en serait à l'origine. A Kojève qui souligne l'ambiguïté de sa tentative, Bataille répond par un «je persévère», qu'on aurait tort de limiter au seul choix de ce titre, puisque d'emblée c'est la notion même de science « objective» que Bataille dénonce. La science, écrit-il, est une pratique séparatrice, à qui l'homme doit d'être privé de totalité, soustrait à sa destinée humaine : «Un homme qui prend sur lui la charge de la science a changé le souci de la destinée humaine à vivre pour celui de la vérité à découvrir. TI passe de la totalité à une partie, et le service de cette partie demande que les autres ne comptent plus1». C'est -
décidément mal parti pour l'étude scientifique, celle-ci portât elle sur le sacré. Comme le clerc de Caillois, l'homme de science a renoncé au tout de la vie, et donc à sa mise en com mun. Il est perdu pour une exigence communautaire qui implique par définition 1'homme dans sa totalité, sous peine de e plus valoir po�r la totalité des hommes. Son complice, � 1 homme de la fiction, ne s'en sort pas beaucoup mieux. L'uni vers qu'il prend sur lui de représenter est toujours mensonger : Mais que signifient ces fantômes peints, ces fantômes écrits suscités pour rendre le monde où nous nous éveillons un peu moins indigne d·être hanté par nos existericés désœuvrées ? Tout est faux dans les images de la fantaisie. Et tout est faux d'un mensonge qui ne connaît plus 1 'hésitation ni la honte1• L'homme de science s'inscrit dans une réalité déshumanisée, l'homme de la fiction dans une humanité déréalisée, fanto matique : il écrit, il lit, mais sans rien vivre, sans éprouver au moins cette honte qui l'assurerait de ne pas être un fantôme. Pour Bataille, le Collège semble fait pour rompre à la fois avec l'ordre déshumanisant de la science et les mélancoliques mirages de la fiction qui vouent l'homme à l'impossible deuil ce qu'il n'est pas. ll est fait pour que l'homme ne soit plus ru une abstraction scientifique, ni une image mensongère, mais au contraire pour que l'homme se trouve dans une image deve nue vive, dans une figure ayant l'intensité d'un désir réalisé. Réaliser l'image, réaliser la littérature - comme on le dit d'une fortune - pour que la communauté qu'elle promet soit dé-livrée : c'est cette possibilité que fait justement miroiter « le monde vrai des amants )) , seul à donner sa chance à une actualisation de l'image désirée, seul à faire de l'imaginaire autre chose qu'un principe de méconnaissance. L'existence de l'être aimé, écrit Bataille, est en effet celle d'une image encore, qui fait partie d'un monde étranger, irréel. Mais en même temps c'est une image vive, dont la séduction brûle ou effraie. Son irréalité n'est pas la même que celle de la fiction ; elle est au contraire hyperréelle. La communauté, exemplairement
d�
1 . 0 C I, p. 526.
1. O.C I, p. 525.
.
.•
74
..
75
Georges Bataille - après tout
Communautés sans traces
celle des amants, advient au point de suspension de la littéra ture, elle surgit là où l'image s'incarne, là où elle délivre la
des amants à celui d'une communauté élargie, voire univer selle. Ce que Bataille attend du Collège., c'est une (re)socialisa tion de ce dont le monde des amants est déjà 1 'image vraie. Mais cette image est aussi la seule qu'il lui soit possible de donner du mythe. En un retournement décisif, le monde des amants devient alors l'exposant mythique du mythe ou, si l'on veut, le mythe d'un mythe qui resterait imprésentable sans ce qui en est déjà l'image vraie. Bataille entre en mythe par la porte de la passion ou de l'érotisme, mais il n'est pas sûr qu'il ait jamais véritablement franchi cette porte, ou que cette porte ouvre sur autre chose que la communauté des amants encore. Un tel retournement fait intervenir un point de bascule dans la pensée communautaire de Bataille. li entraîne la com munauté non pas vers son édification, mais vers sa dissolution. On s'en convaincra en se reportant non plus à l' inaugural «Apprenti-sorcier», mais à la dernière conférence faite par Bataille dans le cadre du Collège, intitulée précisément «Le Collège de sociologie », qui en constitue aussi l'acte de décès. En cet été 1939, l'heure est aux différends, ou du moins aux distances : celle prise par Leiris tout d'abord, qui n'est pas vraiment nouvelle, et surtout celle, plus importante, prise par Caillois parti rêver à la communions des forts en Argentine. Bataille est désormais seul à parler, plus seul que jamais : « Il avait été entendu que nous serions trois à parler ce soir, Caillois, Leiris et moi : mais je suis seul. Je ne le reconnais pas sans tristesse1 ». La solitude est peut-être triste, mais elle est assumée, voire désirée. C'est bien à partir d'elle, «sur fond d'un désaccord}} avec ses amis que Bataille parle maintenant, quitte à creuser le désaccord. Le débat n'aura pas lieu, parce que Bataille l'élève, ou plutôt le déplace sur l e terrain de l'amour et de la mort, où personne ne semble vouloir le suivre :
promesse d'un corps à rejoindre. Plus loin dans le même texte cependant, le monde des amants apparaît comme une version mineure de ce qu'il lui revient seulement d'évoquer ou de suggérer : le mythe, fonde ment, lui, d'une authentique communauté. Du mythe, le monde des amants a l'irréfutable réalité, parce que son existence est liée, comme dans le cas du mythe, au caractère vivant de l'image (le mythe est l'image vivante pour tous, ou vécue par tous). Mais il en diffère parce qu'il reste séparé du monde. La communauté des amants n'est en rien la forme élémentaire de la société ou de la véritable communauté, qui exige, elle, le mythe :
Le mythe seul renvoie à celui que chaque épreuve avait brisé l'image d'une plénitude étendue à la communauté où se ras semblent les hommes. Le mythe seul entre dans les corps de ceux qu'il lie et leur demande la même attente1• L'amour est l'image faite chair dans deux corps. Mais ceux-ci sont en position de rejet par rapport à la société, alors que le mythe est l'image s'incarnant dans tous les corps, pour les constituer précisément en communauté. Le mythe exige la transformation de la secrète communauté des amants en une «société secrète», en une société qui se met au secret ou au sacré pour que le mythe advienne. Quoi qu'en dise Blanchot par exemple2, qui a ses raisons pour distinguer soigneusement Acéphale du Collège de sociologie, il est difficile de ne pas mettre « L'apprenti-sorcier» en rapport avec le projet d'Acéphale : non seulement à cause de son appel à des actes rituels secrets, mais encore, si l'on songe à l'hypothèse de Michel Surya à propos d'Acéphale, à cause de la place prise dans Acéphale par la « communauté des amants». Comme Acéphale, « L'apprenti-sorcier» fait miroiter un dispositif mythique à deux étages, avec pour enjeu le passage de l'étage
1. O.C., I, p. 535. 2. La Commuooucé inavouable, op. cit., p. 27.
76
Je préfère pour l'instant parler sur le fond d'un désaccord que sur des termes qui l'accusent peut-être à contresens. Il se peut d'ailleurs qu'élevant le débat, le déplaçant jusqu'au point où l'amour et la mort restent seuls en jeu, je ne fasse rien de plus qu'écarter toute chance d'apaisement ultérieur2. 1. O.C., Il, p. 364.
2. lbid.
77
Georges Bataille - après tout
Communautés sans traces
Contrairement à ce que suggérait. «L'apprenti-sorcier», l'étage du dessus, celui auquel on parvient en élevant le débat, c'est celui du monde des amants. Plus on monte, et plus la com munauté promise par le Collège se défait, à l'image de celle des amants, dont Bataille parle en connaissance de cause, quelques mois seulement après la mort de Colette Peignot. Mais c'est sans doute parce que pour lui, l'enjeu aura toujours été de par venir à l'étage de la destruction de la communauté plutôt qu'à celui de la communion des forts. Le Collège de sociologie aura ainsi toujours été, avant tout, une promesse de chaos :
d'autres mettent le surréalisme au service de la révolution), de la destruction de soi comme de 1 'autre., Et cette inversion, qui fait de toute union un anéantissement, vaut autant pour l'étage des amants que pour celui d'une communauté élargie, sa mythique projection :
Dans la mesure où le Collège de sociologie n'est pas une porte ouverte sur le chaos où chaque forme s'agite, s'élève et périt, sur la convulsion des fêtes, des puissances et des morts humaines, il ne représente à la vérité que le vide1• La « vérité» de la communauté visée par Bataille serait à chercher en dernière instance dans une autodestruction qui fait qu'une telle communauté n'aura jamais à proprement parler lieu - excepté à l'altitude peut-être, à l'étage de la pervers1té et des déchirements du monde sacrificiel des amants :
Pas de communication plus profonde, deux êtres sont perdus dans une convulsion qui les noue. Mais ils ne communiquent que perdant une part d'eux-mêmes. La communication les lie par des blessures où leur unité, leur intégrité se dissipent dans la fièvre2• Pas de communauté ou de communication sans déchirure, écrit encore Bataille : «Je propose d'admettre comme une loi que les êtres humains ne sont jamais unis entre eux que par des déchirures ou des blessures3». Reste alors à savoir si les êtres humains tiennent à être unis ou à se déchirer. L'affirmation de Bataille est délibérément ambiguë. Elle fait miroiter une inver sion de la fm et des moyens : la communauté passant par la déchirure, c'est aussi la déchirure passant par la communauté, c'est la communauté au service de la déchirure (comme
1. /bid. 2. /bid., p. 369. 3. Ibid., p. 370.
Au-delà de l'être commun qu'ils rencontrent dans leur étreinte, ils [les amants] recherchent un anéantissement sans mesure dans une dépense violente où la possession d'un nou vel objet, d'une nouvelle femme ou d'un nouvel homme n'est qu'un prétexte à une dépense plus anéantissante encore. De la même façon des hommes plus religieux que les autres cessent d'avoir un souci étroit de la communauté pour laquelle sont faits les sacrifices. Ils ne vivent plus pour la communauté, ils ne vivent plus que pour le sacrifice. C'est ainsi qu'ils sont possédés peu à peu par le désir d'étendre par contagion leur frénésie sacrificielle. De même que l'érotisme glisse sans difficulté jusque dans l'orgie, le sacrifice deve nant en lui-même un but prétend au-delà de l'étroitesse commimautaire à la valeur universelle1• . En 1939, communauté et totalité (ou universalité) ne coïnc!de� t plus comme au moment de «L'Apprenti-sorcier», sauf a farre de la communauté un principe d'anéantissement. �ntré dans la question communautaire par la porte de la perver SIOn (avec son défi lancé aux surréalistes), Bataille ressort par la �ême porte encore, avec l'aveu confidentiel, presque clan destm, de la vérité destructrice de « son » désir communautaire. Adieu au Collège de sociologie, et plus généralement aux groupes : Bataille n'y reviendra plus jamais vraiment. En 1939, 1 'heure est à 1' enterrement des communautés, bientôt recou vertes d'écriture, pour en faire le deuil, ou pour témoigner de leur impossible existence. D'un «cela sera très beau» envisagé comme la fin de la littérature, on repasse alors à un «ce devait être très beau », et à une politique des communications et des transports beaucoup plus mallarméenne, avec Blanchot dans le siège du copilote, qui a d'autres communautés à oublier ou à ' faire oublier.
1. Ibid., p. 372.
78
DU MOT A L'ASPECT Paraphrase
par Hubert Damisch
«Campanule des Açores», Documents, 1929, no 3. Réédition J.-M. Place, 1991, p. 161.
Je voudrais m'interroger avec vous sur l'importance qu'a pu revêtir, pour Bataille, l'aspect qu'on dira «esthétique» des choses ou des phénomènes dans le cadre d'une économie pen sée sous le signe de la dépense, comme devrait l'être l'esthé tique elle-même. L'aspect «esthétique » des choses, ou des phénomènes (et je souligne ici le mot aspect, puisque c'est lui qui retiendra d'abord notre attention) ; mais aussi bien l'aspect, ou les aspects sous lesquels l'esthétique, en tant, précisément, qu'« aspect», a fait son entrée dans le texte de Bataille. Et cela quand bien même «esthétique », c'est là un mot dont Bataille a usé avec parcimonie, qu'il a manié avec précaution, pour des raisons que Denis Hallier a parfaitement démêlées : ce qu'on qualifie d'« esthétique>> étant régulièrement associé à l'idée du beau, et mieux encore à la notion d'un beau « idéal », qui serait affaire de composition, de construction, et lié comme tel à ce que Bataille a dénoncé comme la «Chiourme architecturale». Mais l ' « esthétique» qui correspond également à 1 'un des aspects (et là encore je souligne le mot) de ce que Mauss a nommé «un fait », ou « un phénomène social total», aussi bien que de ce que Bataille lui-même entendra par «économie géné rale» : des faits, des phénomènes, une économie qui présentent tout à la fois des aspects morphologiques, économiques, juri diques, religieux, voire - comme l'écrit Mauss dans l'Essai sur
81
Du mot à l'aspect
Georges Bataille - après tout le don - esthétiques : le problème venant de ce que Mauss, tout en reconnaissant l'importance du facteur esthétique, aura choisi de le mettre entre parenthèses dans l'analyse de ce phénomène social que constitue le système du don 1 contre-don, avec pour conséquence que quelque chose échappe nécessairement du fonctionnement même de ce système aussi bien que des raisons pour lesquelles un objet - un objet souvent « esthétique», comme peut l'être un masque ou une danse - doit être obliga toirement donné, reçu et rendu. Mauss a pu prétendre faire abstraction de 1 'esthétique comme il l'a fait, à l'autre extrémité de la chaîne, de la mor phologie dans l'analyse du fait social total. Il n'en ira pas de même de Bataille, lequel aura dès l'abord, et bien avant de faire sienne cette notion, prêté la plus grande attention à 1' aspect esthétique des phénomènes dans la mesure où cet aspect peut paraître faire le pont entre la nature et l'homme, entre les phénomènes naturels et les phénomènes humains. Au moins en nourrit-on le fantasme, auquel répondra, à sa manière, le projet formé par Roger Caillois d'une esthétique, comme devait l'être l'économie selon Bataille, généralisée. À ceci près que Bataille n'aura quant à lui pas cessé d'insister sur
«la disproportion générale entre 1 'homme et la nature». Comme il l'écrira dans le numéro 4 de Documents : Une présence aussi irréductible que celle du moi n'a pas sa place dans un univers intelligible et, réciproquement, qu'à l'aide de cet univers extérieur n'a place dans un
métaphores.
moi
O.C., I, «Figure humaine », pp. 181-183
Or c'est précisément à la critique de l'une de ces méta phores qu'est consacré l'un tout premiers articles publiés dans cette même revue, « Le langage des fleurs » (O.C., I, pp. 173-178). Avec pour corollaire que 1 'idée d'une dispropor tion générale entre l'homme et la nature appelle aussitôt le cor rectif qu'on vient de dire. La «nature» à laquelle le «moi» serait radicalement étranger serait celle dont la science entend connaître, dans les formes qui sont les siennes : celles d'un uni vers extérieur posé, visé, conçu
a priori comme «intelligible».
82
·
Mais c'est que la science a de longue date décidé de considérer comme négligeables les qualités sensibles, pour ne retenir de l'apparence des choses que les seuls signes intelligibles qui permettent de les analyser en leurs éléments constitutifs. Or c'est précisément ce que Bataille entend dénoncer dans ce texte, partant comme il le fait de l'idée qu'on ne saurait s'en tenir, dans l'aspect des choses (nous y voilà, dès la première ligne), aux seuls traits qui prêtent à une description articulée selon les voies et par les moyens - mots et syntaxe, phrases qui sont ceux du langage. Ce qui frappe les yeux humains (on est ici dans l'ordre - à tout le moins le registre - du visible, mais d'un visible qui n'est pas pour autant affaire de « pure visibilité », - d'aucuns diraient de «pure forme», - fait qu'il est pour frapper des yeux humains, et partie liée qu'il a dès l'abord - mais restant à savoir en quel sens - avec l'humanité) n'induit pas seulement une connaissance (celle des divers élé ments ou objets, et des relations qu'ils entretiennent). Il déter mine (et c'est bien en quoi il est <
/
..
83
Georges Bataille - après tOUl
Du mot à l'aspect
l'a vu, de'la présence du moi ou de celle qui peut correspondre à la différence des sexes), au moins de « réalité», Bataille était surtout attentif à ses carences : dans le numéro suivant de \ � Documents n'ira-t-il pas jusqu'à écrire que «l'attribution du \ caractère réel à ce qui nous entoure [n'a] jamais été que l'un des signes de cette vulgaire voracité intellectuelle à laquelle nous devons à la fois le thomisme et la science actuelle» (O.C., I, p. 182)? En sorte que la «réalité » de cette présence · renverrait plutôt à la «présence réelle» du Christ dans l'Eucha ristie sous l'espèce du pain et du vin, affaire qu'elle serait - on reviendra sur ce mot- d'incarnation? Et d'autant plus inexpri mable, pour « réelle » qu'elle soit, cette présence, qu'elle s'avère être au travail jusque dans la langue, au registre, non pas de l'expression, mais de l'énonciation elle-même, et du dispositif que celle-ci suppose, qui la sous-tend. Comme le dit encore Bataille, on ne saurait donc s'en tenir à ce <
« frappante ��. c'est-à-dire de produire un effet assez fort pour qu'il s'exprime en termes non seulement d'impression, mais de réaction (autre mot sur lequel on reviendra), au fait qu'elle exprime elle-même quelque chose comme «une obscure déci sion de la nature ». Mais comment l'entendre ? Qu'en est-il de cette «décision » et de son obscurité, aussi bien que du mode sous lequel elle peut trouver son expression ? Beaucoup plus tard et faisant référence à cette modalité de la présence sur laquelle se fonde le sentiment de la différence des sexes,
\
84
Bataille écrira :
Le simple sentiment de présence est lui mêine sans poids. Sur le plan de la connaissance claire et distincte, un «senti ment>>, même essentiel, n'apporte qu'un accent qualitatif aux données de l'observation : il s'agit de valeur, et non d'utilité, mais de valeur sensible : de présence ; or la valeur sensible n'est jamais saisissable le « discours » (1 'énoncé analytique de la science) ne peut la communjquer. -
,
«Qu'est-ce que le sexe ? » , art cit., p. 366
Or c'est précisément là de quoi il va s'agir dans l'article qui nous occupe, sur << le langage des fleurs : d'un nouveau mode d'interprétation qui pourrait conduire (autant qu'il en procéderait) à ce que Bataille va nommer une « intelligence obscure des choses». Et je vous laisse à penser, puisqu'il ' rn'appartient de jouer ici le rôle de 1' « historien de 1 art», quelles pourraient être les résonances de 1 'opposition ainsi marquée entre le mot et l'aspect dans le champ, précisément, de cette discipline. On en est loin avec le prétendu «langage des fleurs » dont l' article emprunte son titre (mais peut-être faut-il alors l'entendre en un tout autre sens) : un langage, ou faut-il dire une rhétorique (Say it with flowers, comme le disent les angle-saxons) qui consiste pour 1 'essentiel en juxtapositions ou en associations fortuites autant que superficiel les et qui en appellent tantôt à une propriété, tantôt à une légende : le pis senlit « signifie » expansion, l'absinthe amertume, le narcisse égoïsme. Mais plutôt que de multiplier les approximations qui conduisent à voir dans les fleurs autant de symboles , ou d'emblèmes, Bataille propose de s'en tenir à une interprétation
85
;
Georges Bataille - après tout beaucoup plus simple, du genre de celles qui lient la rose ou l'euphorbe à l'amour. Plus simples, ces interprétations le sont en effet, dans la mesure où, en-deçà de « correspondances plus exactes», c'est à la fleur en général, plutôt qu'à telle ou telle fleur en particulier, qu'on est tenté d'attribuer « l'étrange privi- . lège de déceler [de déceler, non de dire, affaire non de mot mais d'indice] la présence de l'amour». Sa présence «réelle» serait-on tenté d'ajouter, dont la fleur serait l'indice, dès lors · que l'amour peut être donné dès l'abord comme sa fonction naturelle. La sy..mbolisation procéda� t i�i encor�, non �e . , humame, mats l'aspect frap�ant obscurément la sens1b1hte d'une prppriété distincte et qui n'aurait en l'espèce_rien de e (ainsi qu'il peut en aller pour !>ltrair c �nfWno.ltL r JU!� a Q � l'emblème, à la différence du symbole), qui n'aurait qu'une valeur purement subjective (ce qui implique, par antithèse, que Bataille ait en vue une interprétation objective) : les hommes auraient rapproché l'éclat des fleurs et leurs sentiments du fait qu'il s'agit, ici et là, de phénomènes précédant la fécondation. On se débarrasserait ainsi à bon compte de 1' « opinion» qui est celle que défend ici Bataille et qui voudrait que les formes extérieures, qu'elles soient séduisantes ou horribles (car elles peuvent être l'un ou l'autre, l'horreur étant l'envers de la séduction, comme le dégoût l'est du goût), décèlent - au sens, encore une fois, de « seraient l'indice de» - dans tous les phénomènes «certaines décisions capitales que les déci sions humaines se borneraient à amplifier» (telle l'« obscure décision de la nature végétale» qu'exprimerait la fleur, ou sa vue). Avec pour conséquence qu'on devrait alors renoncer à la . possibilité de substituer l'aspect au mot comme élément de l'analyse philosophique. Et c'est bien là ce que propose Bataille : de substituer à un «langage d s fleurs» qu� sera�t � affaire de mots, de phrases, un langage d aspects, et qu1 aurru.t : �son retentissement dans la langue elle-même, que le discours, à lsa façon, « amplifierait». Il ne s'agira plus ici de faire parler les fleurs, mais d'en appeler à un autre mode de symbolisation. Là où le mot correspond aux seuls caractères d'une chose qui déterminent une situation relative (par exemple la position de la fleur par rapport à la tige, ou l'action qui peut être celle des facteurs extérieurs, telle que la lumière, sur sa formation action
\
86
Du mot à l'aspect extérieure), « l'asP_eCt introduirait le(v�!!f_Ldé cisives des choses», celles qu1 correspondent aux· « décisi ons capitales » évoquées plus haut, et, s'agissant de la fleur telle qu'elle est donnée à voir à « l'œil humain» (ce qui n'est pas à dire qu'il n'y ait d'aspects que visibles), à cette décisio n obscure de la nature végétale dont elle serait, encore une fois, l'indice. or le fait est qu'en ce qui concerne les fleurs , ce que . Bata ille nome m leur « sens symbolique » (et qui en appelle en tant que tel à l'interprétation) ne dérive pas nécess airement de leur fonction. I l est en effet évident que «si l'on exprime l'amour à l'aide d'une fleur, c'est la corolle, .plutôt que les organes utiles, qui devient le signe du désir ». Ce qui ne suffit pas à faire que ladite corolle soit pour autant, sans «utilité» mais paraît justifier l'objection spécieuse qu'on peut être tenté d'opposer à « l 'interprétation par la valeur objec tive de l'aspect ». La substitution d'éléments «juxtaposés » aux élé �ents tenus pour «essentiels» est en effet conforme à l' expé nence commune ou, comme le dit encore Bataill e, à ce que nous savons spontanément des sentiments qui nous animent : ce n'est pas l'organe qui est l'objet de l'amour humai n, mais la personne qui en est le support («qui lui sert de support» : la personne a donc son « utilité » ?). «Si le signe de l'amour est déplacé du pistil et des étamines aux pétales qui les entourent, c'est parce que l'esprit humain est habitué à opérer ce déplace ment quand il s'agit des personnes ». Le parallé lisme, admet Bataille, est indiscutable. Mais comment expliq uer alors que ces éléments de parade automatiquement substit ués dans la fleur aux organes essentiels se soient précisément développés de si brillante façon, ce qui semble en appeler à une analyse en tennes de dépense? Pour ne rien dire du problè me que pose l'idée d'une substitution présentée commaâûtom �@île..». Le déplacement dont il est ici quesnon-en appelle à un autre parallèle : comment ne pas penser en effet aux textes célèbres, et difficilement recevables, de Freud sur la généalogie de la beauté. Si peu recevables, ces textes, que Freud lui-même aura feint que la psychanalyse n'ait rien à dire sur la beauté «moins en tout cas que sur d'autres sujets ». Rien, ou presqu rien, moins que rien, sinon ceci que si l'émoti on esthétiql!e a de toute évidence partie liée avec la sexualité, et si la beauté est
�
87
Du mot à l'aspect
Georges Bataille - après tout primitivement un attribut de l'objet sexuel, l'assignation même de beauté procéderait d'un même dé�lacemen� des. organes génitaux, dont la vue est toujours excltante, mru.s qm ne sont jamais jugés beaux, ou ne le s� nt que raremen�, vers �es carac rres, vers ce qw se presente ou tères sexuels déclarés seconda
� . La �lection na�relle peut être tenu pour un « supplément > . ayant tiré parti du fait que les unpresstons v1suelles constituent la voie par laquelle l'excitation libidinale est le p�us fréquem
ment éveillée, pour favoriser l'évolution de l'obJet sexu�l, à tout le moins de ce qu'on nomme ses appâts, vers la beaute. La
dépense, si dépense il y a en l'occurrence, n'étant dès lors pas dépourvue de toute «utilité » ? Si l'on peut parler de symbolisation à propos des fleurs, c'est par conséquent du fait d'un même déplac�ment, d'une
même substitution que Bataille qualifie d'automauque, pour ne rien dire d'une amplification qui trouve son écho jusqu� d�s
le langage, sous les espèces du jugement, et dont .v? tt bten qu'ils correspondent à quelque ch?se comme une ?éc1� 1on obs cure de la nature, ou comme le dit Freud, de la selecuon natu
relle. La chose n'est certes pas facile ni plaisante à entendre, et il serait évidemment plus simple, comme le note Bataille, d'en
appeler aux «vertus aphrodisiaques des fle� r s, dont l'odeur et la vue, depuis des siècles, éveillent les sentlments d'amour des femmes et des hommes». Pour l'odeur (l'odeur, non le par fum), on le comprendra facilement, la chose renvoyant à un
stade primitif, antérieur à l'acquisition par l'?omme d� la sta tion debout, où les sensations olfacttves 1 emportaient, e.n termes d'excitation libidinale, sur les sensations visuelles. Mrus la vue des fleurs, et plus encore leur aspect ? En quoi celui-ci
serait-il fait pour en appeler au désir jusqu'en ce qu'il peut avoir de pervers, ainsi qu'il en irait de la beauté elle-même, et comme Bataille le dit de certaines orchidées ou de l'euphorbe, «plantes si louches qu'on est tenté de leur attribuer les perver sions humaines les plus louches. » . Une réaction (là encore il me faut souligner ce mot), elle aussi inexplicable et sans doute universelle, conduit à assigner à la fleur une autre valeur : celle, comme le veut Bataille, de la beauté idéale :
88
Sans doute il est impossible de rendre compte à 1 'aide d'une formule abstraite des éléments qui peuvent donner cette qua lité à la fleur. Toutefois il n'est pas sans intérêt d'observer que si l'on dit que les fleurs sont belles, c'est qu'elles parais sent conformes à ce qui doit être, c'est-à-dire qu'elles repré sentent, pour ce qu'elles sont, l'idéal humain. Un idéa.l, comme il se doit, qui est d'ordre constructif, architectural. J'observerai en passant que les biologistes quali fient aujourd'hui d'homéotiques les gènes dits <
pour ce qu'elles sont, «du moins à première vue et dans
l'ensemble ». En fait, note Bataille, la plupart des fleurs n'ont qu'un développement médiocre, et se distinguent mal du feuillage. Ce11ai..nes sont déplaisantes, voire hideuses. Mais sur tout « les fleurs les plus belles sont déparées au centre par la tache velue des organes sexués». Ces mêmes organes sexués, que la fleur au moment de son épanouissement loin de les dis
simuler plus longtemps, donne au contraire à voir dans l'écrin que constituent les pétales qui entourent le pistil, et où celui-ci est comme enchâssé : La beauté participant ainsi de la fonction du cadre, sinon du cadrage, en tant qu'il donne à voir . A ceci près qu:i GiJ. a vue s'attache par priorité à ce que Kant a nommé le « plém bnt », Je parergon, à savoir le cadre lui-même. Arraêb � n jusqu'au dernier les pétales d'une rose, effeuille
��
rait-on une marguerite («je t'aime un peu, beaucoup ... »), on n'aura plus entre les mains - le compte s'arrêterait-il sur « à la folie» ou sur «pas du tout» - «qu'une touffe [je cite Bataille] d'aspect sordide ». Mais pour en arriver là, à ce «Sordide», encore faut-il le séparer du cadre dans lequel il s'inscrit, et à la beauté, au moins à l'aspect duquel il contribue peut-être. En sorte qu'il n'est pas tout à fait «exact» (au sens où l'entendait Bataille) de dire que l'intérieur d'une rose ne répond nullement à sa beauté extérieure dès lors que celle-ci procède, en son principe, du déplacement qui est le fait de la nature elle-même, et que l'aspect auquel en a ici Bataille consiste précisément dans le fait que les deux nous soient donnés à voir simultané ment. Sans doute entre-t-il une part d'hystérie dans le fait de
89
Georges Bataille - après tout
Du mot à l'aspect
parler, comme le fait Bataille, de «la salissure des organes » : on doit à Freud de nous avoir fait comprendre que le goOt s'instaure, se construit, s'édifie, sur le refoulement du dégoüt Un autre trait par lequel la fleur, loin de répondre aux «exigences des idées humaines », serait le signe de leur faillite, réside dans le fait que la fleur soit bientôt «trahie » par la fragi lité de la corolle :
lesquels constituent une bonne introduction à ce que pourrait être une réflexion sur la place de l'esThétique dans ce que Mauss a nommé le « phénomène social total»). Mais c'est que Bataille avait autre chose en vue, à savoir «ce duel dérisoire » ce drame de la mort indéfiniment joué entre terre et ciel», ave
En effet, après un temps d'éclat très court, la merveilleuse
corolle pourrit impudiquement au soleil, devenant ainsi pour la plante une flétrissure criarde. Puisée à la puanteur du
fumier, bien qu'elle ait paru y échapper dans un élan de pureté angélique et lyrique, la fleur semble brusquement recourir à son ordure primitive : la plus idéale est rapidement réduite à une loque de fumier aérien. Car les fleurs ne
vieillissent pas honnêtement comme les feuilles, qui ne per dent rien de leur beauté, même après qu'elles sont mortes: elles se flétrissent comme des mijaurées vieillies et trop far dées et crèvent ridiculement sur les tiges qui semblaient les porter aux nues.
Bataille ne dit mot ici du parallèle si souvent marqué par les poètes entre la beauté éphémère qui est celle des roses et celle des filles. La Renaissance a constamment lié l'idée de beauté à celle de floraison, plus brève encore sous le climat du Nord qu'elle ne pouvait l'être au printemps de Florence. Pour les poètes élisabéthains, la beauté se réduisait à ce moment d'épanouissement (Beauty is just blooming), tandis que l'amour lui-même se confondait avec un travail du deuil (What thus is love but mourning ?). Le deuil (deuil de l'amour, deuil de la beauté, et qui est constitutif de l'un comme de l'autre) peut avoir son charme, sa poésie : seule la prose peut fouiller 1 plus avant et mettre en rapport la « flétrissure criarde », le « pourrissement impudique » auquel est bientôt exposée la corolle avec ce que Bataille a nommé «la salissure des organes». On s'étonnera que le théoricien de la dépense n'ait pas jugé utile de s'interroger sur cette forme de dépense natu relle que les humains, faute de pouvoir l'égaler, sont réduits à « amplifier», comme ils le font des «obscures décisions de la nature» (je pense ici au M wski des Jardins de corail,
�
�
��
90
�
toutes les oppositions tragi-corniques qui s'y marquent. Un
drame, comme il l'écrit encore, qui n'admet pas d'autre para phrase que cette banalité : l'amour a l' odeur de la mort. Une banalité qu'il qualifiait lui-même d'« écœurante », mais qui n• est pas dès lors sans efficace, compte tenu de la fonction constamment dévolue dans le texte de B.ataille comme dans celui de Sade, à l'écœurement, au dégoOt. Une banalité qui devrait fonctionner moins comme une phrase que comme une
.Aachê7fëiîcr.e.
· - 'Mâls-paraphrase, qu'est-ce à dire ? Et qu'en est-il de
1'exercice en forme lui-même de paraphrase que je vous impose ici ? Qu'en est-il d'une forme qui peut viser à un autre effet que de communication, d'une phrase qui véhiculerait moins un sens qu'elle n'accomplirait une besogne , ainsi que Bataille l'attendait des mots ? A commencer par le mot <
�
�ei e�re illustration, ou du mot « informe », terme qui sert, dtsatt-11, à déclasser, et qui participe lui-même de ce que Lacan- lequel ne pouvait pas ne pas se souvenir de ce qu'en a dit Bataille - a nommé la « fonction de la ·tache ». Affaire, en effet, moins de mots que d'aspect, affaire paradoxale, dès lors que·ce qui semble faire obstacle à la vision, au déchiffrement, peut s'avérer être la condition d'une vision, d'une lecture plus aiguë, plus pénétrante. Macula, en latin, c'est une tache, une macule, 1 'anatomie usant de ce même mot pour désigner la tache jaune de 1 'œil, la dépression de la rétine, située au pôle
postérieur de 1 'œil, où la vision atteint à son maximum de net teté, d'acuité. Mais paraphrasis, en grec, c'est «une phrase à côté », comme l'est l'exercice auquel je me livre devant vous, et qui semble impliquer, pour autant qu'il participe de l'expli cation de texte ou du commentaire, l'idée d'un déveJoppement, ou, comme le suggère le Robert, d'une « amplification ». Majs « amplification», c'est là un autre mot que nous avons
91
<:
Georges Bataille - après tout
Du mot à l'aspect
rencontré. J'ai cité la phrase de Bataille sur ces « décisions capitales » qui seraient le fait de la nature, et que les décisions humaines se borneraient à «amplifier». Tout le problème étant de savoir ce qu'il faut entendre par là. Amplifier, c'est accroître (une chose, un domainè), augmenter (l'intensité d'un courant, d'un son), agrandir (une image) ; mais c'est aussi développer,
question fait constamment retour : en quoi consiste le fait de voir une image ambiguë (au sens de la psychologie de la forme, par exemple une figure qui peut être vue soit comme un carré traversé par deux diagonales, soit comme une pyramide, pour reprendre le schéma récurrent dans l'avant-garde, de Chlovsky à Frank Stella, quand il s'agit de mettre en évidence
la «différence d'aspect>> qu'implique la saisie d'une même figure dans les deux ou les trois dimensions, le changement d' aspect qui correspond au surgissement, dans le plan, de quelque chose comme une « profondeur») «tantôt comme ceci, tantôt comme· cela » ? Voit-on chaque fois quelque chose d'autre, ou ne fait-on qu'interpréter la figure de deux façons différentes ? Et qu'est-ce alors que voir ? Qu'est-ce alors qu'interpréter ? Wittgenstein dit avoir d'abord penché pour « voir» et s'en explique : interpréter est Wle activité, au lieu que voir est un état. Mais, précisément, la théorie wittgensteinienne de l'aspect récuse l'opposition marquée entre passivité et activité en mettant l'accent sur les réactions (terme dont on a vu qu'il fait constamment retour chez Bataille) dont s'accompagne le changement. Et c'est en effet un phénomène «assez étrange» (etwas seltsame) que celui qui consiste à voir quelque chose d'une façon ou d'une autre, sous un « aspect» ou un autre. Mais ce qui importe ici est moins la multiP.licité des aspects que le fait même du changement, le passage d'un aspect à un autre. L'aspect ne se révèle comme tel qu'à travers le change ment, comme le veulent les descriptions de Bataille qui asso cient à l'image de la fleur à peine éclose celle de la fleur fanée. Ce qui revient à dire que la proposition «je vois ceci comme . » ne porte pas sur l'essence du phénomène, mais sur sa saisie, ici, maintenant. Cette proposition est une proposition tempo relle dans la mesure où elle est l'expression d'une expérience vécue, où elle énonce ce qui a eu lieu : j'ai d'abord vu ce schéma comme une pyramide, maintenant je le vois comme un carré avec des diagonales. Comme a pu l'écrire mon ami Fernando Gil à propos de Wittgenstein, le changement d'aspect se décline dans l'instant de l a présence, et d'une présence, ajouterai-je, «réelle», entre guillemets (la mise entre guille mets correspondant, pour Wittgenstein, à une autre modalité de 1'aspect, quelque chose comme une « aspectualisation »), au sens où peut l'être celle du Christ dans l'eucharistie, l'interpré tation elle-même s'incarnant à chaque fois dans le vu, selon le mot, proprement extraordinaire dans ce contexte, de Wittgen stein (sie verkopert sich auch gleich im Gesehen) : ce qui est une manière de répondre à la question dont nous sommes par-
92
93
par addition de détails, de métaphores, de notes et de commen taires, un texte préexistant comme peut le faire, jusqu'à la ver bosité, jusqu'à l'exagération, la «paraphrase », le processus impliquant une croissance homogène et continue, sans distor sions trop criantes, et surtout sans transformations qui suppose raient une manière ou une autre de saut qualitatif. En ce sens, l'idée que les décisions humaines pourraient « amplifier » celles de la nature semble mal s'accorder avec celle d'une dis proportion générale entre l'homme et la nature. Mais c'est qu'il ne s'agit plus ici de la nature telle que l'entend la science, de l'univers extérieur tenu pour intelligible, mais d'un univers, dans les termes de Bataille, auquel pourrait s'appliquer le mot informe, ce qui reviendrait à dire qu'il serait lui-même quelque chose comme une araignée, ou un cmchat, - ou si l'on préfère : une tache. Vouloir que 1'univers prenne forme, comme y prétendent les hommes « académiques», ou affmner qu'il ne ressemble à rien d'autre qu'une araignée ou un crachat, revient à le voir sous deux aspects différents, sans qu'on sache trop bien quelle part revient en l'espèce au voir, et quelle part à l'interprétation Ue pense ici à un texte célèbre de Huysmans parlant d'un tableau attribué à Goya : de loin on y reconnaissait une course de taureaux, de près on n'y apercevait plus qu'un écrasis de couleurs, un assemblage de taches). Or c'est là, comme on sait, un problème qui n'aura pas cessé d'occuper Wittgenstein. Du Cahier brun aux Investigations philosophiques une même
.
.
Georges Bataille
-
après tout
Du mot à l'aspect
�
tis, question de la « présence r lle », réell� et �ème actuelle, . . et cependant prise dans cette duree très partlculiere qUI est celle de l'aspect, au sens grammatical du terme (Witt�enstein p�lera . ailleurs des différents aspects que peut revetu une figure comme d'autant de vêtements tous · différents, et cependant identiques). Pour citer encore Gil, au mode q�i est ce ui de . . l'indicatif, et au temps qui est celui du présent s aJOUte ams1 la dimension aspectuelle (ce que Bataille nomme lui-même, dans le texte qui nous occupe, l'aspect « duratif» de la plante, et de la fleur elle-même) : la « progression» ne consiste pas seulement dans la description d'un processus, mais dans la sai sie dudit processus dans son avant et son après, laquelle s'accompagne d'une dimension conc�ptuelle. L'exemple que Gil emprunte à Franckel, dans son Etude de quelque� mar. , e, queurs aspectuels du français. (Gene étant bt:n frut � pour en appeler à notre attentwn, putsqu .il y est q�estion de fleurs : un «perçu » («les lilas sont en train de fleurn >)) et un «représenté>> conceptuel («être en fleur») se donnent ensemble mais décalés .
�
�?89)
Le temps me· manque pour dévelop�r c�mm: il .le f�u . drait ce parallèle, qui peut surprendre (on unagmerrut difftctle ment deux formes de pensées plus dissemblables, plus étrangères l'une à l'autre que celle de Ba lle et celle de Wi� genstein), et qui n'a en effet de sens �u'à �e� marquer les d if férences. C'est ainsi qu'on pourrait rn obJecter que, pour ambiguës qu'elles soient, rien ne change dans les images sur lesquelles portent les analyses de Wittgenstein, s on l'aspect sous lequel elles font l'objet d'une « saisie » (Aufjassung), a� lieu que la fleur elle-même change quand �lle se fane. A cec1 , . près que rien ne change dans la fleur elle-mem�, smon 1 aspect, quand on décide de ne plus seulement en �dmtrer la corolle et . de prêter simultanément attentlon à la « sahssure » des organes. De même 1 'approche wittgensteinienne de 1' aspect peut paraître contredire l'idée d'une amplific_ation en �t q� e telle continue: le passage d'un aspect percu a un autre unplique au contraire une manière de discontinuité, de saut, ou encore de catastrophe perceptive. Mais le développement de la fleur elle-même, et sa décrépitude, ne vont pas sans cet élément de surprise qui constitue pour Wittgenstein l'un des traits caracté-
�
�
�
94
ristiques de l'aspect. De la fleur qui ne s'épanouit que pour faire ensuite retour à l' ordure primitive, Bataille nous dit
qu'elle constitue un sacrilège immonde et éclatant : soit un acte d' irrévérence grave envers cela même qu'elle est censée représenter. L'approche si j'ose dire « aspectuelle » du monde végétal à laquelle s'est risqué Bataille devait le conduire, entre autres dans ses écrits sur Nietzsche, à récuser les métaphores aux quelles se seront longtemps plus les historiens et qui revenaient à comparer le devenir d'une culture à celui d'une plante qui fleurit, s'épanouit et se fane, mais non sans préparer la suite. J' observerai que Bataille ne parle nulle part du fruit, ni des graines que porte la plante, la fleur une fois fanée. «Chaque fleur se doit de faner pour son fruit », comme le dit Gide dans Corydon, livre qui fait une large place aux métaphores qui nous occupent et en particulier à l'accent mis sur les éléments de parade au détriment des organes de la reproduction. Que le choix de l'homosexualité puisse représenter une autre manière
pour l'humanité d'amplifier certaines décisions parmi les plus obscures, sinon les plus perverses, de la nature ne sera pas pour nous étonner. Mais s'il est vrai, comme le voulait Wittgenstein, que la philosophie ne puisse attendre de l'expérience la réponse aux questions qu'elle se pose, les faits n'en ont pas moins pour elle leur utilité (are useful). Or c'est un fait que la nature prend sans cesse des décisions qui, pour obscures qu'elles soient, n'en ont pas moins leur importance dans
1' ordre précisément de la reproduction. À commencer par celle
(l'obscure décision) qui décide du sexe de l'embryon. À l'ins tar de cette autre décision, non moins obscure, qui veut qu'un
bourgeon donne naissance soit à une fleur, soit à une feuille et une tige. Et c'est là que les choses se compliquent, tout en don nant raison à Bataille. Tous les jardiniers savent en effet que les plantes ne fleurissent que sous la condition d'être en état de stress. Bien nourrie, bien arrosée, une plante développera un feuillage fourni, et dont la beauté ne fera que croître, au moins
pour un temps, quand viendra pour la feuille 1 'heure de la
mort : je n'en veux pour témoignage que le spectacle des for�ts d'Amérique du Nord au plus fort de l' indian summer. La
95
Du mot à l'aspect
Georges Bataille - apr�s tout
plante se sent-elle au contraire menacée, qu'il lui faudra aviser à la survie de 1' espèce, et se couvrir au plus vite de fleurs. Mais «Le langage des fleurs» s'achève sur une autre manière encore de «réaction », ou d'amplification : celle-là qui aura conduit Bataille à ne pas s'arrêter à l'élan vertical de la tige, qualifié par lui d'« architeetural», pour en appeler par l'imagina tion à « la vision fantastique et impossible des racines qui grouillent sous la surface du sol, écœurantes [encore une fois] et nues comme la vennine». Si l'harmonie décisive qui est celle de la nature végétale au-dessus du sol s'accorde à l'érection dont l'homme est si fier, devenu qu'il est lui-même un arbre, c'est-à-dire s'élevant droit dans l'air ainsi qu'un arbre, et d'autant plus beau que son érection est correcte («Le gros orteil», p. 200), il n'en va plus de même au plus profond du sol.
Ce qui est mal est nécessairement représenté, dans l'ordre des mouvements, par un mouvement du haut vers le bas. C'est là un fait qu'il est impossible d'expliquer si l'on n'attri bue pas de signification morale aux phénomènes naturels,
auxquels cette valeur est empruntée, en raison, précisément, du caractère f appant de l'aspect, signe des mouvements décisifs de la nature.
r
On est ici pris dans un jeu d'oppositions au regard duquel la fleur assume une valeur proprement structurale : opposition entre les parties visibles de la plante et ses racines souterraines, lesquelles en représentent- et c'est bien de représentation qu'il s'agit en l'espèce, mais une représentation « fantastique », ou fantasmatique, dès lors que ces parties sont le plus souvent invisibles - la «contrepartie parfaite ». Opposition entre la lumière dont sont amoureuses les feuilles et le grouillement obscur des racines. Opposition entre la forme (la rectitude, l'ordre architectural) et l'informe (la vermine). Opposition entre le noble et l'ignoble, le digne et l'indigne, inséparable de l'opposition entre le haut et le bas, et mieux que cela : entre le mouvement vers le haut et celui vers le bas. Si l'on en croit Bataille, la valeur morale indiscutée du terme bas serait soli daire de cette interprétation «systématique» (on dirait aujourd'hui : «Structurale») du sens des racines. Sens devant s'entendre, simultanément, en termes de direction autant que de signification : le sens des racines ne fait qu'un avec leur direction et leur grouillement même.
Les représentations auxquelles engage 1'aspect, en même temps qu'il les conditionne, procèdent ainsi à tous égards de 1' « amplification » qu'a dite Bataille : et c'est bien en effet une autre manière encore d'amplification que celle qui conduit à attribuer une signification morale aux phénomènes naturels. Mais cette signification est d'une nature radicalement diffé rente de celle dont joue le prétendu « langage des fleurs » : elle ne procède pas de juxtapositions fortuites et superficielles, non plus que de rapprochements conventionnels. Si amplification il Y a, et peut y avoir, en l' espèce, elle a pour condition que quelque chose s'exprime, par le détour des fonnes extérieures que revêtent les phénomènes naturels, qui puisse prêter à d'autres développements, à d'autres investissements que sémantiques, en tennes cette fois de «valeurs » ( l a «valeur», comme le dit Bataille, que des termes comme « bas» ou «élevés » empruntent à la production de ces formes dans la nature). L'aspect étant d'autant mieux fait pour frapper les esprits, et pour les porter à des états décisifs autant qu'inexpli cables, qu'il aura lui-même une « valeur objective», qu'il sera le << signe » , mais un signe « naturel», «motivé », «indiciel », des décisions les plus obscures de la nature telles qu'elles se traduisent en termes de mouvements (mouvement du bas vers le haut, du haut vers le bas, érection et grouillement latéral, mais, aussi bien, déplacement, qu'on qualifiera de «symbo ligue», des organes tenus pour essentiels aux éléments dits de parade, etc.). Qu'il puisse en aller ainsi, voilà, en effet, qui prête à représentation, tandis que l'idée d'un langage non plus seulement des fleurs mais de la végétation en général trouverait un semblant de justification, dans la mesure où il ferait, ce lan gage, l'un des ressorts de la langue que nous parlons : ih y aurait, comme ces mots « chargés de sel», ces « paroles vérita-
96
97
En effet, les racines représentent la contrepartie parfaite des parties visibles de la plante. Alors que celles-ci s'élèvent noblement, celles-là, ignobles et gluantes, se vautrent dans l'intérieur du sol, amoureuses de pourriture comme les feuilles de lumière.
Georges Bataille - après tout
blement marines » que salue le Socrate d'Eupalinos, des mots . chargés de verdure ou de fleurs, des paroles «véritablement végétales». Mais l'amplification va plus loin encore, ou plus profond, s'il est vrai - je n'ai malheureusement plus le temps de développer, d'amplifier ce point - que, «haut» et « bas», <
trir cette beauté qui n'est pour tant d'esprits mornes et rangés qu'une limite, un impératif catégorique». Le paradoxe que constitue à cet égard la fleur, pour autant qu'on la saisisse sous tous ses aspects, n'en est que plus éclairant si l'on tient compte de la connotation positive qui s' attache au mot « t1eur », comme au verbe « fleurir ». Quand Alberti en vient à qualifier la peinture de «fleur de tout art» (flore d' ogni arte), il ne se réfère pas seulement à la puissance de métamorphose qui 1'habite et dont la fleur représenterait 1' achèvement Ue vous
renvoie sur ce point à Goethe, et à sa Métamorphose des plantes, à la fleur pensée comme le produit d'une métamor phose). Mais que dit Wittgenstein lui-même : «Ün pourrait dire : 1 'art nous montre les merveilles de la nature. Il est fondé sur le concept de merveille de la nature. (Le bourgeon qui s'ouvre. Qu'y a-t-il là de magnifique ?) On dit : « Regarde comme il s'ouvre ! » comme on dit devant un tableau : <
98
Du mot à l'aspect brusquement « recourir à son ordure primitive». Y recourir, le mot n'a pas de quoi surprendre de la· part de Bataille, si la chose peut étonner qui semble en effet impliquer un recours autant et plus peut-être qu'un retour. Comme s'il ne devait y avoir de beauté, lors même qu'elle tendrait à l'idéal, lors même qu'elle serait le résultat d'un travail d'idéalisation, dans tous les sens et dans toutes les directions du mot (c'est Freud qui disait que l'idéalisation peut aller vers le haut, mais aussi bien vers le bas, du ciel à l'enfer, vom Himmel zum Ho/le, suivant le mot de Goethe). Comme s'il n'y avait et ne devait y avoir de beauté qu'obscurément liée comme à sa condition à cela qui la contredit ou, pour parler comme Bataille, qui la « trahit» (mais « trahir», c'est une façon encore d'exprimer, de révéler, de manifester, de «déceler>>). Comme s'il n'y avait et ne devait y avoir de beauté que dès l'abord menacée, dès l'abord associée à l'ordure. Comme s'il n'y avait et ne devait y avoir de beauté que dès l' abord déniée.
COMMENT DÉCHIRE-T-ON · LA RESSEMBLANCE ? par Georges Didi-Huberman
Mieux que tout autre, sans doute, Georges Bataille a su déchirer la ressemblance. Mieux que tout autre il a su, déchi rée, la rendre déchirante. Mais comment doit-on envisager avant même que de tenter de la comprendre - l'œuvre d'une telle déchirure ? Doit-on s'involuer dans l'imagination de chaque «expérience» qu'appelle le mot même, extrême et dra
matique, de déchirure ? «Je bois dans ta déchirure », écrit Bataille quelque part. Et, plus loin :
Tout à coup, je vois, je crierais. Comme si ma propre force m'arrachait, j'en ris, le souffle court. Quand je dis que je . vois, c'est un cri de peur qui voit1 •••
Comment, en effet, ne pas rester soi-même souffle court
devant de telles phrases ? Mais de telles phrases, parce qu'écrites, n'ont rien de l'immédiateté et moins de cette «expérience » qu'elles nous donnent pourtant à entendre et à imaginer. Elles sont un travail - fût-il déchiré, fût-il déchirant - sur les mots, les pensées, les images. Profitons de ce que le
1 . G. Bataille, <
p. 161 ; « Le coupable » (1944), ibid., V, p. 296..
101
Georges Bataille - après tout
Comment déchire-t-on la ressemblance ?
mot français expérience, si cher à Georges Bataille, nomme tout aussi bien une épreuve subie («faire l'expérience» de la déchirure) que l'expérimentation concertée sur des mots, des pensées ou des images, expérimentation menée aux fms de pro duire ici, ou de fomenter, quelque chose comme une déchirure «expérimentale» (ainsi qu'on le dirait dans un laboratoire ou dans un atelier : «faire une expérience »). Profitons donc du double sens de ce mot expérience pour ne pas nous aliéner, d'entrée de jeu, au dilemme théorique de l'expérience subie (relevant d'un point de vue phénoménologique, voire d'une effu sion ou fusion à l'égard du texte bataillien) et de l'expérience œuvrée, c'est-à-dire construite au moyen de procédés efficaces (et relevant, à ce titre, d'un point de vue formel, voire structural).
suivre1. Dans cette iconographie, l'œil n'est plus, au milieu du visage, la fenêtre de l'âme, mais une «friandise cannibale » qui pend hors du visage d'un matador encorné, ou bien qui tourne mort dans le sexe d'une héroïne de roman pornographiquez... Tout cela fonne bien une iconographie, dont le caractère obstinément et systématiquement renversé, renversant - néga teur, ignoble, paradoxal, sinistre, sexuel, etc. -, fixera aisément l'exaspération de ceux qui détestent Georges Bataille, et fixera tout aussi spontanément l'espèce de mimétisme à quoi ceux qui demeurent fascinés par cette œuvre auront été confrontés à un moment ou à un autre. Dans tous les cas, c'est un régimefoca lisateur qui nous soumet, comme il dut soumettre Bataille lui même, aux pouvoirs de l'image, au pouvoir de safu:ité, voire de sa substantialité morbide, toujours revenante, d'image men tale, de hantise, de fantasme. Et c'est là ce que Bataille lui même devait bien entendre, dans L'Expérience intérieure, lorsqu'il parlait d'« aneindre le point », ce point de déchirure, ce « moment suppliciant» de 'image dans le creuset duquel «voir» devait équivaloir à «un cri de peur qui voit3». Mais tout cela s'exprime encore en tennes d'iconogra phie, ou d'« univers imaginaire », comme une certaine critique littéraire - voire une certaine «psychanalyse» néo-jungienne ou néo-bachelardienne - aimait à procéder autrefois. Tout cela (toute cette constellation de hantises que Georges Bataille s'était données à lui-même) fmit par constituer, pour le lecteur de L' Expérience intérieure ou des Larmes d'Éros, un ensemble d'« attributs » caractéristiques pour une certaine pratique de l'écriture et de la pensée. Tout cela souffre par conséquent des limites intrinsèques à l' iconographie en général, limites que l'on pourrait résumer en disant que la pensée iconographique traite seulement les imageS comme des termes, peu à peu sub-
S ' agissant de l a ressemblance, un tel problème de méthode rejaillit déjà sur toute la compréhension du rapport que Georges Bataille a pu entretenir avec le monde des images. Ce rapport s'exprime spontanément, pour chacun de ses lec teurs, sous la forme d'une «iconographie» : une iconographie déchirante ou déchirée, certes, mais une iconographie tout de même. Une iconographie dont la violence extrême, autant que l'obstination, nous impose d'associer la déchirure comme résultat au renversement comme processus caractéristique, voire systématique, de cette œuvre. On retire souvent l'impres sion, en effet, que Bataille s'est donné - comme pour s'en faire surplomber, ou obséder - toute une constellation d'images qui n'étaient que désastres, c'est-à-dire images renversées, brisées, images renversantes à ce titre même. Dans cette iconographie, le soleil n'éclaire plus les choses du monde, mais éblouit des êtres qu'il rend fous, qu'il porte par exemple à s'arracher un doigt ou à se couper une oreille1• Dans cette iconographie, le corps humain n'est plus une juste mesure harmonique entre deux infinis, mais un organisme voué à la défiguration, à 1 'acé phalité, au supplice, à l'animalité - «beau comme une guêpe », écrira Bataille à propos du fameux supplicié dont l'image, l'icône devrait-on dire, ne cessa, comme on le sait, de le pour-
1
1. «La mutilation sacrificielle et 1' oreille coupée de Vincent Van Gogh» (1930), ibid., l, p. 258-270.
l . «La pratique de la joie devant la mort» (1939), O.C., 1, pp. 552558 ; L'Expérience intérieure (1943), ibid., V, p. 133-142 ; Les Larmes cfÉros (1961), ibid., x, pp. 626-627. 2. «Œil» (1929), ibid., I, pp. 187-189 ; Histoire de l'œil (1928), ibid., 1, pp. 52-78. 3. L'Expérience intérieure (1943), ibid., V, p. 11 ; «Le coupable>> (1944), ibid., V, p. 272, 296, etc. Cf. également «La pratique de la joie devant la mort » (1939), ibid., 1, pp. 552-558.
102
103
Georges Bataille -après tout
Comment déchire-t-on la ressemblance ?
stantialisés et flxés dans leur signification intrinsèque, au lieu d'en appréhender l'efficacité fondamentale, qui consiste à ins taurer des relations non intrinsèques, altérantes, transfor mantes, donc non substantialisables. Si notre question porte moins sur l'iconographie - fat-elle «déchirée» - de Georges Bataille que sur l'œuvre de déchirure qu'il mena à l'endroit de la notion de ressemblance, alors il nous faut dépasser toute fixité - ffit-elle. de hantise authentique-, et tenter de nous extraire du point d'hypnose où nous saisit, nous bouleverse et nous désœuvre encore l'image du supplicié bataillien1• Il nous faut, surtout, nous demander si Bataille lui-même n'avait pas déjà, d'une façon ou d'une autre, déchiré ce régime « focalisateur » de l'image, et s'il n'avait pas développé aussi l'exact contre-motü d'un régime pour ainsi dire centrifuge des ressemblances : un régime qui tendrait à la mobilité et à la critique de toute substantialité de l'image ; un régùne qui opposerait au «moment suppliciant» de l'image res sentie comme définitive, un « moment enjoué » qu un gai savoir de l image ressentie comme indéfiniment labile, nou velle, provocatrice et affirmative - füt-elle angoissante, fût-elle déchirante, cruelle et criante. Or, ce moment théorique existe bien dans l'œuvre de Bataille, il accompagne même probablement, et jusqu'aux Larmes d'Éros, tout son rapport aux images, tout son savoir des images, tout son jeu avec les images. Mais, historiquement, . il n'aura jamais été aussi intense et pertinent, du moins à mes yeux, qu'au moment même où Bataille, prenant à trente-et-un ans l'occulte direction d'une nouvelle revue d'art, se mit pour la première fois, et concrètement, à manier des images en tous sens, à former sa propre pensée dans l 'accompagnement fécond - et non, comme on va le voir, dans la simp1e illustra tion - d'une extraordinaire manipulation d'images. Je veux· parler, bien sûr, des deux années décisives, 1929 et 1930, qui virent la parution de la revue Documents2•
Documents était, du moins dans l'esprit de Georges Wil denstein qui la finançait au même titre que la Gazette des Beaux-Arts, une véritable «revue d'art» : luxueuse et très illus trée, orientée pour une bonne part sur un point de vue icono graphique à l'égard duquel, comme l'écrit Michel Leiris, Bataille «jouait, somme toute, le jeu1». Dès le second numéro, en mai 1929, les noms d'Erwin Panofsky, de Fritz Saxl ou encore de Pietro Toesca étaient mentionnés dans la «liste des collaborateurs2». Mais Bataille flt bien plus, on le sait, que jouer ce jeu-là. Paraphrasant son expression célèbre relative à la notion, ou plutôt à l'usage du dictionnaire3, nous pourrions dire ici que, pour lui, une revue d'art devait commencer - ou commencer d'exploser - à partir du moment où elle ne donne rait plus le sens, mais les besognes des images. Quelles besognes ? Celle, entre autres, de mettre en jeu (pratiquement) et de mettre en question (théoriquement), dans un même mouvement, la notion de ressemblance, c'est-à-dire la notion du rapport visuel le plus évident, le plus dérouté aussi, que nous puissions connaître dans la vie quotidienne\ comme dans notre expérience des images de l'art. Mon hypo thèse sera que Documents fournit à Georges Bataille l'occasion de faire subir à la notion de ressemblance une épreuve - une
'
1. Il est signLficatif, d ailleurs, que l'on parle toujours de <
phi ques dans le tra complètement le rôle essentiel des illustrations photogra vail de Georges Bataille. Grâce à Denis Hellier, qui en a f a1 t la préface, on dispose désormais d'une réimpression en deux volwnes : Documents, Paris, Jean-Michel Place, 1991. 1. M. Leiris, «De Bataille l'm i possible à l'impossible Documents», Critique, XIX, 1963, n° 195-196, p. 691 : «Bataille lui-même - quelles que fussent Les conclusions auxquelles il aboutissait -jouait, somme toute, le jeu enprenant 1·analyse des formes ou l'analyse iconographique comme point de départ de La plupart de ses articles». 2. Docume11ts, 1929, n° 2, non paginé. Aucun de ces trois grands histo riens de l'art ne donnera en fait d'anicle à la revue, mais le champ d•mtérêt iconographique y demeure considérable, omniprésen 3. «Un dictionnaire conunencerait à partir du moment où il ne donne rait plus le sens mais les besognes des mots>>. G. Bataille, « Informe », Docu· ments, 1929, 7, p. 382. 4. Bataille l'éprouva, semble-t-il, à l'égard de son ami Alfred Métraux, qui témoigne ainsi : <
104
105
u
'
-
compr end ra réf érer
'
n
focalisateur -,
t.
n°
futur
obscur
Georges Bataille -après tout expérience, un travail, une métamorphose - théorique et pra tique d'altération et de redéfinition radicales. Cette e.xpérience ou expérimentation de (ou sur) la ressemblance, Bataille la mena donc, dans Documents, sur deux fronts complé mentaires : comme forme textuelle, d'abord, à travers 1'œuvre littéraire et conceptuelle où, d'article en article, se repère un véritable travail de démontage théorique à l'endroit de la notion classique de ressemblance ; comme forme visuelle ensuite, à travers la pratique éditoriale où Bataille, d'article en article, mena un véritable travail de montage figuratif, créant sur toute l'étendue de la revue (et particulièrement, bien sfi.r, dans l'illustration de ses propres textes) ûn stupéfiant réseau de mises en rapports, contacts implicites ou explosifs, vraies et fausses ressemblances, fausses et vraies dissemblances... Le pluriel même du titre Documents indiquait déjà que l'enjeu et l'utilisation des images, dans cette revue, concer naient moins les termes que les relations ; ils concernaient donc moins un sens à « donner » aux images qu'un sens à leur « ôter», pour ainsi dire, mais aux fins de créer un vaste ensemble ouvert de rapports dont on a très vite ressenti le côté scandaleux ou subjectif!, mais dont on n'a sans doute pas encore saisi toute la portée heuristique et théorique, qui est considérable. Denis Hallier a, certes, bien mis en avant que la notion bataillienne des « documents » supposait, si j'ose dire, un usage critique de la valeur d'usage qui rejoint, fait signifi catif, tout ce que Bataille - à la suite de Carl Einstein - recon naissait comme l ' apport décisif de l'art moderne auquel Documents devait accorder une si large place : «L'art moderne commence au moment précis où les mêmes causes cessent de produire les mêmes effets. ll déjoue la reproduction du sem blable, l'engendrement du même par le même» - c'est-à-dire une certaine façon de comprendre la ressemblance2• Voilà
l . Pierre d'Espezel, membre du comité de rédaction, devait réagir ainsi, écrivant à Bataille : « Le titre que vous avez choisi pour cene revue n'est guère justifié qu'en ce sens qu'il donne des "documents" sur votre état d'esprit». Cité par D. Hollier, «La valeur d'usage de l'impossible», préface à la réimpression de Documents, op. cit., I, p. xvn. 2. D. Hollier, ibid., p. xx.
106
Comment déchire-t-on la ressemblance ?
pourquoi, dans Documents, les images surgissent comme des objets rencontrés au hasard, des dissemblances sans solutions apparentes - de continuité ; voilà pourquoi , aux dires mêmes de Georges Bataille, « les œuvres d'art les plus irritantes » y côtoient «les faits les plus inquiétants, ceux dont les consé quences ne sont pas encore définies'» ; voilà pourquoi l'usage critique des images, dans Documents, tente constamment de se tenir à la hauteur de ce que Bataille devait nommer, en 1933, «l'insubordination des faits matériels2». Mais cette insubordination - telle sera, du moins, mon hypothèse - ne va pas sans une construction, sans un authen tique travail sur les formes : ce que j'ai esquissé, à l'instant, dans l'expression de montagefiguratif Voilà pourquoi 1 '« anti
esthétisme », l'« anti-formalisme >>, voire l'«anti-modemisme» de Documents, soulignés par plusieurs3, doivent être nuancés et, en aucun cas, pris à la lettre. Bataille fustige certes l'esthé tisme, dans Documents, mais selon un sens qu'il distingue à toutes forces de l'art moderne où il trouve justement l'ouver ture concrète, c ' est-à-dire la déchirure, de toutes les « chiourmes » esthétiques traditionnelles4• n fustige certes le musée et les «revues d'art » qui vont avec (on songe, bien sûr, à la Gazette des Beaux-Arts elle-même), mais il n'en persiste pas moins à recueillir ses « documents » pour un «musée de l'écart», ouvrant sur quelque chose qu'on aimerait nommer une contre-histoire de l'art- et non pas une « non-histoire de l'art>> ou un refus pur et simple de recueillir faits, œuvres ou images 1. G. Bataille, texte publicitaire diffusé lors du lancement de Docu· ments, et cité par M. Leiris, «De Bataille l'impossible à l'impossible Docu· ments », art. cit., p. 689. 2. G. Bataille, «La notion de dépense» (1933), O.C., 1, p. 3 1 8 . 3. Cf. notamment D. Hollier, «La valeur d'usage de 1·impossible », an. cil., pp. vn-xn, xv, XX-XXi, ainsi que A. Pibarot., « Le pari de Documen.ts », Crirü[ue, XLVlll, 1992, no 547, pp. 946-950. 4. G. Bataille, «Esthète», Documents, 1930, n° 4, p. 235 ; « Architec ture», ibid., 1929, n° 2, p. 117 : « [. . .] une voie s' ouvre - indiquée par les ·
peintres -vers la monstruosité bestiale ; comme s'il n'était pas d'autre chance d'échapper à la chiourme architecturale ». Il faudrait probablement situer 1'<
107
Georges Bataille - après tout
Comment déchire-t-on la ressemblance ?
dans sa revue1• Documents porte d'ailleurs la trace précise d'une authentique réflexion muséologique menée par Georges Henri Rivière, 'un des principaux collaborateurs de la revue, au musée du Trocadéro2• Ce contre quoi Bataille engageait Documents en tant qu'outil critique n'était donc qu'une certaine notion de l'art, de la fotme et de la modernité, une notion - résumons-la - domi née par les pouvoirs séculaires de l'idée ; comme le dit fort bien Michel Leiris, Documents petmettait à Bataille de se don ner l'esquisse (et j'ajouterai : l'expérimentation pratique) d'une « philosophie agressivement anti-idéaliste3». Documents d'autre part fut une «revue agressivement réaliste », comme l'écrit à son tour Denis Rollier, parce que Bataille et ses amis y revendiquaient, contre «le possible de l'imagination » - c'est à-dire contre le surréalisme de Breton -, « l ' impossible du réel4». Mais Bataille et ses amis ont maintenu jusqu'au bout le sous-titre Beaux-Arts. Simplement, ils l'ont frotté - et donc, dans la terminologie même de Bataille à cette époque, ils l'ont «irrité» - avec le mot «ethnographie)), ce qui nous petmet de lire, dans la revue, des textes aux titres assez précisément évo cateurs d'un tel « frottement », du genre : «André Masson, étude ethnologique5». Cependant, là où Wildenstein pensait . peut-être financer une sorte de Gazette des Beaux-Arts primi tifs, Bataille opposa une opération d'ordre critique et un authentique engagement de connaissance théorique : une réflexion « épistémo-critique » - pour reprendre l'expression benjarninienne presque contemporaine6 - qui prenait un pari sur la réciproque fécondité d'un tel rapprochement.
C'était une façon, d'abord, de reconnaître le rôle pilote de la discipline ethnologique pratiquement refondée en France sous 'impulsion de Durkheim et de Mauss - Mauss dont on trouve un bref article dans le numéro de Documents consacré à
1
L G. Bataille, «Musée», ibid., 1930, n° 5, p. 300.
2. Cf. G.-H. Rivière, « Le musée ethnograplùque du Trocadéro», ibid.,
. 1929, 0° 1, p. 54-58. 3. M. Leiris, <
art. cit., p. 690. 4. D. Rollier, «La valeur d'usage de l'impossible>>, art. cit., p. XXI. Cf. G. Bataille, <>, ibid., 1929, n° 2,
pp. 93-102. 6. Cf. W. Benjamin, L'Origine du drame baroque allemand (1928), trad. S. Muller, Paris, Flammarion, 1985, pp. 23-56.
108
1
Picasso1• C'était donc une façon de reconnaître dans le déve loppement des « sciences humaines » une fonction d'«avant garde» capable de transformer le développement et la nature même des « Beaux-Arts» : le trop fameux «primitivisme» de l'art moderne n'est en rien réductible à quelque évolution natu relle de l'exotisme du � siècle,
il puise évidemment- et loin
de tout «œil à l'état sauvage » - dans un état historique de la connaissance de ces objets ethnologiques, autant que dans la forme même de ces objets. Rappelons à ce propos le rôle déci sif qu'avait joué, dès 1915, Carl Einstein écrivant presque simultanément sur la sculpture africaine et sur le cubisme2. Rappelons aussi que 1929 vit la naissance des Annales et que, durant toute cette époqué, les revues littéraires d'avant-garde furent bien souvent «à l'écoute de l'ethnologie», comme l'a · souligné Catherine Maubon3• Réciproquement, cette juxtaposition des deux termes « Beaux-Arts » et « ethnographie » accusait dans l'histoire de l'art traditionnelle une discipline globalement arriérée, et jugée comme telle parce qu'incapable ne fût-ce que de prendre en considération, avant même que d'avoir à les comprendre, les objets de l'art dit « primitif» et ceux de l'art dit «moderne » (précisons, soit dit en passant, que la situation, soixante-cinq ans plus tard, n ' a pas fondamentalement changé). Ce que Georges Bataille et ses amis mettaient en question - mise en
1. M. Mauss, [Article sans tilre], Documents, 1930, n° 3, p. 177
Qu'est-ce que la sculpture nwderne ?, dir. M. Rowell, Paris, Centre Georges Pompidou, 1986, pp. 344-353 ; Die Kunst des 20. Jahrhunderts, Berlin, Pro pylaen, 1926 (réédité en 1928 et 1931 ). Cf., sur Carl Einstein, L. Meffre, Carl Einslein er la problématique des avant-gardes dans les arts plastiques, Berne Francfort, Lang, 1989. 3. C. Maubon, «Les revues littéraires à l'écoute de l'ethnologie (19251935) », Saggi e ricerehe di letteratura francese, XXVI, 1987, pp. 97-121 ; «Documents : una esperienza eretica », Georges Bataille : il politico, e il sacro, dir. J. Risset, Naples, Liguori, 1987, pp. 47-59.
2. Cf. C. Einstein, «La sculpture nègre » (1915), trad. L. Meffre,
109
Georges Bataille - après tout
Comment déchire-t-on la ressemblance ?
question dont la radicalité s'éprouve à simplement feuilleter la revue, à simplement regarder 1 'extraordinaire constellation d'images qu'elle faitfuser en tous sens -, ce qu'ils menaient en question n'était rien d'autre ici que l'autonomie des Beaux Arts, l 'académique spécificité de leur système auto-téléolo gique et fatalement hiérarchisé dans son fantasme séculaire : ce que la Renaissance avait imposé sous le terme d'« arts libéraux». C'est en ce sens précis que Bataille peut être taxé d'« anti-esthétisme », puisqu'il suffit d'ouvrir les deux numéros de Documents publiés après son départ, en 1933 e( 1934, pour retrouver tout à coup, malgré une maquette inchangée, la fade mais insistante saveur d'une typique Gazette des Beaux-Arts : des membres de 1 'Institut un peu plus présents, des culs-de lampe surranés, une froide « Bibliographie» en lieu et place de l'explosif «Dictionnaire critique », et enfm une iconographie très sagement disposée, unifiée, où les seuls artistes «modernes» se réduisent aux trois noms de Puvis de Chavanne; Bouguereau et Boldini... Mais je répète que cette qualification d'« anti-esthétisme » demeure, tout comme celle d'« anti-formalisme», orientée par rapport à un contexte si précis qu'il serait à mon sens anachro nique et erroné de la reprendre aujourd'hui telle quelle : on ris querait de l'inféoder bien vite à cet « anti-formalisme » déclaré - et fort douteux - qui traîne aujourd'hui dans tout un discours critique en refus de pensée théorique comme en mal des plus
d'envisager le «frottement » des deux termes «Beaux-Arts » et «Ethnographie », dans le programme de la revue pocuments, comme une double intervention critique : intervention propre à détourner l'esthétisme des formes artistiques en général par leur mise en situation aux côtés des faits << les plus inquiétants» ; propre aussi à détourner le positivisme des faits ethnographiques par leur mise en situation, voire leur mise en formes aux côtés des œuvres contemporaines «les plus irritantes ». Voilà pourquoi Documents fut bien cette «publication Janus» dont parla Michel Leiris1• Voilà pourquoi, en un sens, elle fut une revue d'art exemplaire : on pouvait y voir repro duites et commentées quelques-unes des œuvres majeures du temps, œuvres de Picasso, de Mir6 ou de Giacometti pour la première fois, souvent, mises en circulation ; mais aussi tout un corpus d'œuvres d'art ancien jusque-là rejetées des études tra ditionnelles, y compris dans le domaine occidental Ge songe aux articles sur Giovanni di Paolo, Piero di Cosimo, Antoine Caron ou encore F. X. Messerschmidt2). Mais voilà aussi pour quoi Documents ne fut pas une revue d'art à proprement parler, ou plutôt à usuellement parler : son objet ne consistait pas à produire une documentation artistique au sens strict, mais à créer de stupéfiants passages, ou rapports, entre des objets dif férents par leurs statuts, des objets « hauts » et des objets « bas», par exemple un dessin d e Delacroix reproduit à
triviales effusions figuratives1• Il semble donc préférable
Il faut noter que le terme même de «formalisme» est tout sirnpl� ment absent du vocabulaire de Georges Bataille et de ses amis de Documents. · Ainsi, lorsque Marcel Griaule dénonce «les archéologues et les esthètes [qui] s'intéressent au contenant et pas au contenu», ce n'est pas exactement un for malisme qu'il vise là (comme le suggère pour sa part D. Hallier, «La valeur d'usage de l'impossible », art. cit., p. x). Il écrit en effet : « On admirera la forme d'une anse, mais on se gardera bien d'étudier la position de l'homme qui boit, et de se demander pourquoi chez de nombreux peuples, il est hon teux de boire debout». M. Griaule, «Poterie>>, Documents, 1930, n° 4, p. 236. Ce dont il s'agit ici n'est donc pas d'extirper le point de vue formel, mais plu tôt de confronter une forme (l'anse) à une autre (la position de l'homme qui boit). Ne voir que la anse, c'est être «esthète» ; mais ne -voir que l'homme qui boit, sans prendre garde à sa « position » - relative à la «forme» même de l'objet -, ce serait être fonctionnaliste, danger épistémologique symétrique du précédent. La phrase de Griaule me semble avoir, ici, la venu de dépasser
l'opposition classique de la forme et de la fonction : or, c'était l'enjeu même du mouvement de pensée qui, entre 1915 et 1930, s'était désigné en Russie commeformalisme (cf., en français, le recueil Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, dir. T. Todorov, Paris, Le Seuil, 1965). Sur l'«anti-for malisme>> contemporain auquel je fais ici référence (dans le contexte fran çais), cf. mon article «D'un ressentiment en mal d'esthétique», Les Cahiers du Musée national d'Art moderne, 1993, n° 43, pp. 103-118, repris dans L'Art contemporain en question, Paris, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1994, pp. 65-88. 1. M. Leiris, <>, Documents, 1930, n° 8, pp. 27-31) précède l'étude classique due à E. Kris, «Die Charakterkôpfe des Franz Xaver Messerschmidt >>, Jahrbuch der Kunsthistorischen Sammlungen in Wien, Vl, 1932, pp. 169-228.
l lO
111
1.
Comment déchire-t-on La ressemblance?
Georges Bataille - après tout
quelques pages des hideux ex-voto de Notre-Dame de Liesse ; par exemple un paysage de Constable montré non loin d'une photographie d'accident de la route ; ou encore un tableau de Fernand Léger près d'une momie de chien ... En fm de compte, cependant. Documents doit être pensée comme une authentique revue d'art, mais dans le sens précis, dans le sens actif et non thématique, où un certain art des ressemblances un certain art des rapprochements, des montages, des frottements, des attractions d'images, bref un certain style de pensée figurale doublé d'un certain style de penser les figures - présidait véri tablement à la composition, à laforme de cette revue. Mais n'y a-t-il pas subrepticement quelque abus philo sophique - quelque mise en «redingote philosophique», pour paraphraser encore une expression célèbre de Georges Bataille1 - à envisager le projet d'une telle transgression en termes de formes ? Ne suffit-il pas de s'en tenir aux expressions de Michel Leiris sur la « mixture proprement impossible » de Documents, ou sur son « disparate » fondamentaF ? Et si l'expression bataillienne de 1933 s'applique bien, comme je le crois, au traitement (ou au « maltraitement») de l'image, dans Documents, s'il faut déjà en 1929 parler d'une «insubordina tion des faits matériels» dans la revendication de cette étrange revue d'art dirigée par Bataille, quel sens et quelle pertinence peut recouvrir ici le terme, si philosophiquement marqué, de « forme » ? D'ailleurs, n'y a-t-il pas, au centre même de la pro duction bataillienne, dans Documents, ce fameux article, bref mais décisif, où l'informe est liuéralement brandi contre «la philosophie entière3 » ? La transgression chez Bataille n'est elle pas « d'abord transgression de la forme4» ? -
Oui, la transgression chez Bataille - et dans Documents à un degré de particulière intensité, de particulière concrétude est bien transgression de la forme. Mais souvenons-nous en premier lieu de ce que Michel Foucault disait des rapports entre limite transgressée et transgression de la limite : «La limite et la transgression se doivent l'une à l'autre la densité de leur être1 », proposition que j'aimerais transposer ainsi : la forme et la transgression se doivent l'une à l' autre la densité de leur être. Voilà d'ailleurs ce dont, à un autre niveau, Alfred
Métraux témoignait lorsqu'il fit part du destin considérable de la phrase de Mauss : « Les tabous sont faits pour être violés », dans la pensée de son ami Bataillel. Pas de violence qui vaille sans tabou où situer la violence ; pas de transgression qui vaille sans forme où situer, où faire agir la transgression. Non seule ment il faut dire que la transgression est liée à la forme ou à la limite qu'elle transgresse, mais encore que la forme constitue peut-être moins l'objet de la transgression - au sens trivial, selon lequel transgresser la forme serait la refuser purement et simplement, ce que Bataille, à mon sens, n'a jamais voulu faire - qu'elle n'en constituerait le lieu fondamental. La trans gression n'est pas un refus, mais l' ouvenure d'une mêlée, d'une ruée critique, au lieu même de ce qui se trouvera, dans un tel choc, transgressé. Ainsi, lorsque Georges Bataille «transgresse la forme » notamment lorsqu 'il écrit ses quinze lignes décisives sur
l . G. Bataille, « [nfonne », Documents. 1929, no 7, p. 382. 2. M. Leiris, «De Bataille l'impossible à l'impossible Documems », art. cit., p. 688. 3. G. Bataille, «
Bataille, Paris, Gallimard, 1974, p. 54 Ge souligne). Notons que cene position est probablement informée elle-même par la critique de la notion de forme dével?ppée par Derrida, « La forme et le vouloir-dire. Note sur la phénomé nologie du langage » (1967), Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, pp. 1�5-207. Sur l' �t �rêt et les limites de cette critique dans le champ des arts. v1su�ls, cf. G. Dtd1- Huberman , Ceque 1wus voyons, ce qui nous regarde, . Pans, Mmmt, 1992, pp. 157-172. Cette réserve, émise du point de vue d'une théorie du visuel, ne disqualifie en rien - faut-il le préciser? - l'impoJtance des deux textes dont je parle : les travaux de J. Derrida et de D. Rollier ont fait date dans la compréhension de l'œuvre bataillienne et continuent, vingt ans après, d'être inspirants. l. M. Foucault, «Préface à la transgression», Critique, XIX, 1963, 0 n 195-196,p. 755. 2. A. Mérraux., « Rencontre avec tes ethnologues », an. cit., p. 683. Sur la transgression, cf. principalement G. Bataille, La Part maudite,IJ. L' his to . ire de l'érotisme (1951), o.c., vm, p. 75-103.
112
1 13
J.
Georges Bataille - après tout
Comment déchire-t-on la ressemblance ?
« l'informe » -, il n'en reste pas, comme le suggère Michel Leiris, au « non ! de l'enfant qui trépigne1». ll renverse, certes,
d'ignoble ou de misérable, plutôt qu'il ne ressemblât à rien, à ce «rien» déjà trop épuré et parlait dans sa capacité de néga tion. Voilà pourquoi Bataille ne se contente pas de nier les formes ; voilà pourquoi on trouve chez lui, dès Documents et pendant toutes les années trente, des expressions où il reven dique, en même temps que 'informe, les « formes misérables» de la subversion, certain désormais que «la transgression se traduit en formes prodigieuses » - prodigieuses comme une araignée ou comme un crachat - et non pas, purement et sim plement, en <
quelque chose : une thèse qui, selon lui, engage « la philoso phie entière », une thèse « exigeant généralement que chaque chose ait sa forme2». Voilà ce qu'il renverse, et sur quoi nous allons dans un instant donner quelques précisions. Mais Bataille ne se contente pas de renverser ; subrepticement, il déplace quelque chose d'autre dans cet article, énonçant dè l'informe ce que d'autres, Marcel Schwob en particulier, avaient énoncé de l'art lui-même : à savoir qu'il s'agit d'«un terme servant à déclasseô>. Enfm, Bataille élabore ou forme, dans les dernières lignes de son texte, quelque chose de nou veau : il construit une ressemblance dans l'énoncé même de l'informe et de la non-ressemblance, opération que je qualifie rai déjà, non pas comme contradictoire, mais comme dialec
tique : «Par contre affirmer que 1 'univers ne ressemble à rien et n'est qu'informe revient à dire que l'univers est quelque chose
comme une araignée ou un crachat4». Bataille en effet préféra toujours avancer de telles ressemblances transgressives - arai
gnées, crachats, mais aussi racines, pourritures, rebuts de com bustion, etc. - plutôt que de revendiquer d ' absolues dissemblances, ou des «ressemblances à rien». Et la revue Documents aura fomenté toute son iconographie, tour à tour «artistique» et «ethnologique », sublime et sordide, selon un principe rigoureusement équivalent à ce qu'énonce ici Bataille avec 'expression déjà « déclassante » de quelque chose
1
comme . .. Il était ainsi plus efficace, plus transgressif et perti
nent, que le monde ressemblât à quelque chose, quelque chose 1. M. Leiris, <>). Cf. la phrase de Marcel Schwob, que Bataille coMaissait peut-être : «L'art est à l'opposé des idées générales, ne décrit que l'individuel, ne désire que l'unique. U ne classe pas ; il déclasse >>. Cité par F. Leperlier, Claude Cahun, l'écart et la métammphose, Paris, J.-M. Place, 1992, p. 85 (livre où les rapports de Claude Cahun, nièce de Marcel Schwob, et de Bataille sont analysés pp. 200-208). 4. G. Bataille, «Informe>>, Documents, 1929, no 7, p. 382. art. cit.,
1 14
1
l. << L'abjection et les formes misérables», 0 .C., II, p. 217-22h Cf. également J.-M. Rey, «Le signe aveugle}>, L'Arc, 1971, no 44, p.
65.
1 15
Georges Bataille -après tout
Mais comment aborder - ou, mieux encore, reconduire dans sa propre pratique, dans sa propre pensée - l'œuvre d'un tel bouleversement ? Réfléchissant sur l'efficacité du para digme photographique dans le surréalisme du début des années · trente, en particulier dans les travaux de Man Ray, Brassaï, Boiffard ou encore Raoul Ubac, Rosalind Krauss a montré comment « 1 'informe» bataillien n'était pas du tout «le contraire» de la fonne, que la fonne par conséquent n'y était pas «le contraire» de la matière, et qu'en réalité la valeur de bouleversement visée dans le tenne informe correspondait sou vent à la mise en œuvre d'un «procédé spatial spécifique» : gros plan, contre-plongée, rotation ou renversement à cent quatre-vingt degrés, forme rendue floue, érodée, recadrée, «invasion» de l'objet par son espace environnant, etc1• La question que l'on peut dès lors se poser, en relisant les textes de Georges Bataille dans Documents et en regardant les images qu'il aura choisi d'y reproduire en écho, serait ici de com prendre en quoi transgresser les fonnes revient à produire des formes transgressives, en quoi déchirer les ressemblances revient à produire des ressemblances déchirantes. En quoi donc consistent une forme transgressée, une fonne transgres sive ? En quoi consistent une ressemblance déchirée, une res semblance déchirante ? Quelles furent donc exactement les «besognes» données par Bataille aux images dans la revue Documents ? Nous devons, pour aborder ces questions, repartir de la thèse à laquelle Bataille, d'entrée de jeu, s'est littéralement attaqué dans Documents : « que chaque chose ait sa fonne». Ainsi résumée dans 1 'article sur l' informe, e� donnée dans l'extension maximale de <
Comment déchire-t-on la ressemblance ?
thèse demeure pour le moins difficile à situer. Mais, parce que Bataille lui oppose, cinq lignes plus bas, la ressemblance informe de l'univers avec «quelque chose comme une araignée ou un crachat», nous comprenons que la thèse en question, et l'enjeu de son antithèse tout aussi bien, concernent un certain rapport de la notion de ressemblance avec celle de fonne. Or, quand Bataille publie ces phrases, en décembre 1929, il a déjà, dans tous les numéros précédents, engagé sa réflexion critique sur les rapports de la fonne et de la ressemblance, en regard surtout de la question, obsédante chez lui, de l' anthropo morphisme. Le texte d'où il nous faudrait repartir ici s 'intitule « Figure humaine» : Bataille y exprime - brièvement certes, presque aphoristiquement -1' enjeu philosophique de son entre prise transgressive tout entière. Que dit-il en substance? Que ce contre quoi il en a fondamentalement est une façon d'envisager le «réel» qui ressortit à deux exécrables « vulgarités» : d'un côté, le sens commun, si je puis dire, à savoir tout ce que · Bataille dans son article fustige, images à l'appui (les «vani teux fantômes» de bourgeois photographiés au XIxe siècle), comme «la dérision gâteuse de tout ce que l'homme a pu concevoir de grand et de violent1 ». Voilà qui demeure encore bien vague, et d'une extensio� difficilement saisissable, du moins conceptuellement (car les images, elles, n'ont rien de vague et recevront, comme nous allons le voir, leur très exacte « antithèse>>). D'un autre côté, cependant, Bataille procède à l'opération inverse : le voilà qui accuse quelque chose d'exces sivement précis, cette «vulgaire voracité intellectuelle» qu'il dit reconnaître dans l'idéologie scientiste, mais d'abord dans ... le thomismé. Le thomisme qu'il veut- du moins le comprend on à mi-mot - situer comme un centre absolu où la méta physique occidentale, d'Aristote à Hegel, se rencontrerait ou se ramasserait « tout entière » (le raccourci n'est peut-être pas aussi gratuit qu'il y paraît).
-
116
1. G. Bataille, « Figure humaine», Documents, 1929, n° 4, p. 194. • 2. Ibid., p. 196.
1 17
Georges Bataille - après tout
Commem déchire-t-on La ressemblance ?
Ce qui demeure troublant est qu'un tel raccourci, une telle jonction du plus vague (le sens commun) et du plus doctrinale
thomiste de « vulgaire voracité intellectuelle». L'auteur des récits scandaleux publiés sous un pseudonyme «thomiste » («Angélique»), l'auteur anti-chrétien de la Somme athéolo gique ne devait pas ignorer combien saint Thomas n'omettait jamais d'articuler sur 1'évidence de ses définitions («ce qui se ressemble, c'est ce qui, plus ou moins, a la même forme») un degré immédiatement construit de complexité métaphysique («et c'est pourquoi la ressemblance est multiple»). Mais cette complexité, Bataille la détesta autant qu'il détestait 1'évidence : «vulgarité » dans les deux cas. Pourquoi ? Parce que la complexité métaphysique impose comme tabou ce que l'évidence, elle, promeut comme illusion ou comme mythe de la croyance commune. Avec ses violents aphorismes anti idéalistes, Bataille fait ici l'ellipse d'une analyse que, pour notre propre compte, nous pourrions ainsi schématiser. Premiè rement, la ressemblance a une structure de mythe, ce qui res sort tout simplement du fait que, dans le premier grand récit mythique judéo-chrétien, nous trouvons la ressemblance posée dès le départ, non pas comme une relation naturelle ou imma nente - encore moins familière -, mais bien comme une rela tion surnaturelle, transcendante, métaphysique, redoutable en un sens : c'est la relation de 1'homme à son Dieu. Dieu, dans le récit de la Genèse, crée en effet 1'honune ad imaginem et simi litudinem suam1 mais nulle part il ne sera dit que Caïn, par exemple, «ressemblait » à son père Adam, et encore moins qu'il «ressemblait» à son frère Abel. Deuxièmement, il ressort très vite, dans ce même récit connu de tous, que La ressemblance a une structure de tabou, puisqu'une telle relation - de l'homme à son Dieu créateur- se trouve immédiatement assortie d'une interdiction fameuse : ne pas toucher à «l'arbre de la connaissance du Bien et du Mal » (et voilà qui était bien fait pour intéresser Bataille, à la suite de Nietzsche). Interdiction vite transgressée, comme on le sait, en sorte que l'homme, gagnant la culpabilité2, devait subir une perte aussi radicale que précise : la perte de la ressemblance
ment précis (le thomisme) s'avèrent, dans Je contexte précis où Bataille pose la question (à savoir une question posée à la «figure humaine» et, partant, à la ressemblance), d'une remar quable pertinence. Qu'est-ce que la ressemblance pour la «vulgarité » du sens commun ? C'est, lisons-nous dans Littré, le « degré plus ou moins parfait de conformité entre les per sonnes ou les choses1 ». Pour la « vulgaire voracité intellec tuelle » du thomisme, les choses sont évidemment un peu plus compliquées - et d'abord parce que l'enjeu métaphysique y passe au premier plan -, mais on constate vite qu'elles revien nent exactement au même. Voici en effet la définition que donne, de la ressemblance, la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin, dans sa partie inaugurale consacrée à Dieu : «La ressemblance se comprend selon la convenance dans la forme (secundum convenientiam informa), et c'est pourquoi la ressemblance est multiple (multiplex est similitudo)�>. Un peu plus loin dans la même section, saint Thomas parle de la ressemblance parfaite comme d'une aequiformitas, une « égalité de forme». Quoi de plus évident, en effet ? Quoi de plus évident, par exemple lorsque nous regardons, sur les enluminures médiévales ou renaissantes, l'admirable confor mité du Père et du Fils divins, immédiatement saisissable dans sa mandorle en forme d'œuf. les deux corps issus d'un même drapé, le même sceptre impérial tenu par chacun, et surtout ce même visage qui se mire en soi-même dans la contemplation de sa transcendance aussi bien que de son anthropomorphisme3 ? Voilà donc l'évidence et l'idéal, le sens commun et le sens métaphysique réunis. Bataille connaissait l'un comme l'autre, et sans doute forçait-il volontairement la note en qualifiant de façon si provocante toute la construction - toute la cathédrale-
IV, p. 1670. Je souligne.
1. E. Littré, DictionMire de la languefrançaise, Paris, Hachette, 1874,
•••
2. Thomas d'Aquin, Somme théologique, la, 4, 3. Les traductions clas siques préfèrent 1 'expression «communauté en la fonne». 3. Cf. par exemple D.H. Turner, The Hastings Hours, Londres, Tharnes and Hudson, 1983, pp. 128-129.
1. Genèse, I, 27. 2. Cf. T. Reik, Mythe et culpabilité. Crime et châtimem de l'humanité (1957), trad. J. Goldberg et O. Petit, Paris, PUF, 1979.
118
1 19
Georges Bataille - après tout
Comment déchire-t-on la ressemblance ?
elle-même (et avec elle la perte de son premier critère
pouvant se dire, en un tel contexte, que de personne divine à personne divine, c'est-à-dire de Verbe ·incarné à Père céleste. Mais la ressemblance demeurait bien «complexe» ou plurielle (multiplex) : d'abord parce qu'il fallait compter - toujours mythiquement - avec une ressemblance de rivalité, celle de 1'Antéchrist au Christ, par exemple1• Ensuite parce que la fatale dissemblance de l'homme à son Dieu pouvait s'exprimer elle-même en deux sens différents et complémentaires. Soit positivement, dans la «dissemblance relative» signifiée par la ressemblance d'imitation, celle qui faisait de l'homme, conscient et contrit de sa faute, un être capable de se mortifier ou de s'humilier « à 1'imitation » de son Dieu mort et humilié sur la croix : et cette ressemblance-là se figure par exemple dans le geste de saint Jérôme qui, face à un crucifix, se frappe la poitrine de toutes ses forces, et ne réussit à produire, sur son propre corps, qu'une vague silhouette san glante « à l'image et à la ressemblance» de l'obsédante blessure christique2••• Négativement, une telle impuissance à ressembler au Dieu s'exprimait par cette dissemblance radicale qu'est la destruction des figures humaines, des hommes qui meurent comme des mouches parce que malades de leur immémoriale culpabilité : pensons, par exemple, à l'extraordinaire fresque du Triomphe de la mort, au palais Abatellis de Palerme, dans laquelle une communauté de misérables pécheurs se voit impi toyablement vouée à quelque chose que j'aimerais nommer une ressemblance informe, un châtiment porté à la figure humaine et qui semble utiliser, avec cinq siècles d'avance, quelques-uns des « procédés spatiaux » mis en évidence par Rosalind Krauss dans la production surréaliste de l'informe3•
mythique, à savoir l'immortalité divine) .. Voilà en quoi toute la théologie chrétienne de la ressemblance manie ensemble une structure de mythe et une structure de tabou, une «promesse d'origine», si l'on peut dire, et une prohibition qui fait de cette promesse l'intouchable par excellence. Non seulement la res semblance chrétienne s'exprime hiérarchiquement - ainsi Tho mas d'Aquin précise-t-il qu'une copie (un portrait, ou bien l'homme) ressemble à son modèle (la personne portraiturée, ou bien Dieu), mais que l 'inverse ne doit jamais se dire : car l ' inverse, précisément, déclasserait la relation de ressemblance1 -, mais encore elle ne se postule que dans les deux temps impossibles et mythiques que sont l'origine (per due) et la fin dernière (sous forme d'un Jugement où seuls les Élus pourront être re-gratifiés de leur « bien de ressemblance»). Dans ce contexte mythique et hiérarchisé, dans ce contexte producteur d'interdit, la ressemblance ne pouvait être envisagée que comme un objet perdu. Même si <>. Thomas d'Aquin, .Somme théologique, la, 4, 3. 2. Sur cette notion capitale, cf. notammelllt E. Gilson << Regio dissimili tudinis de Platon à saint Bernard de Clairvaux>>, Mediaeval Studies, IX, 1947, pp. 109-117 ; P. Courcelle, <
G. Didi-Huberman, FraAngelico. Dissemblance etfiguration, Paris, Flamma rion, 1990. 1 . Le <
120
121
à
à
,
à
.
Georges Bataille
-
après tout
Or, c'est en revendiquant une telle « ressemblance informe», ressemblance déclassante, coupable et mortifère, que Bataille, dans Documents, aura commencé de défaire et de décomposer systématiquement - c'est-à-dire avec une joie cruelle et obstinée - toute cette construction mythique : renversant d'abord la lùérarchie du modèle et de la copie, de façon à boule verser tous les rapports du « haut» et du «bas» (une dizaine d'années plus tard, Bataille parlera encore de l'éblouissement extatique en termes de chute : « Le plus difficile - Toucher au plus bas1») ; renonçant, ensuite, à toute mythologie de l'origine comme à toute espérance de fm rédemptrice ou consolatrice ; bri sant, enfin, le tabou du toucher sur lequel tout ce mythe chrétien de la ressemblance apparaissait bien construit. Là gît, peut-être, le plus important : que Bataille soit intervenu, et probablement en toute connaissance de cause, sur le nœud philosophlque même de la question où peuvent s'appréhender les termes, les expressions de « ressemblance» ou de « figure humaine»Quel est donc, plus précisément, ce nœud philosophique ? En quoi consiste donc le tabou fondamental de toutes ces rela tions ? Il consiste dans cette seule évidence qui, plus profondé ment, revêt un caractère d'interdiction ou de prohibition exemplaire : lorsqu'on dit que deux choses ou deux personnes se ressemblent, on suppose normalement qu'elles ne se touchent pas, qu'elles demeurent dans un éloignement matériel plus ou moins affirmé. Le portrait ressemble au portraituré et la copie à son modèle, justement parce que le portrait n'a pas la substance du portraituré, et que la copie ne se trouve pas au même «lieu >> hiérarchique - ontologiquement parlant - que son modèle. Bref, la «conformité» idéale exige quelque chose comme la réci proque d'une «non-commatérialité» : dans l'expression «conve nante» ou scolastique (chrétienne et aristotélicienne, mythique et métaphysique) de la ressemblance, la matière ne doit pas toucher à la forme, ou plutôt la matière ne doit pas entrer dans l'énoncé ou dans l'actualité du rapport normal de «conformité». Tout bêtement exprimée - mais selon un genre de « bêtise», et' non de vulgarité, que Bataille aimait à revendiquer -, cette L G, Bataille, Sur Nietzsche (1945), O.C., VI, p. 124.
122
Comment déchire-t-on la ressemblance ?
convenance d'origine aristotélicienne pourrait s'exprimer ainsi : ce dont les fùs doivent être fiers, c'est de ressembler à papa, à papa seulement ; et à cette ressemblance, maman ne doit pas toucher, à cette relation «conformelle» la matière ne doit pas toucher... sauf bien sûr lorsque papa (la forme) envoie son rayon intangible de Saint Esprit pour que son fils (divin) puisse s'incarner convenablement dans le giron d'une Vierge intou chée (d'une matière vierge). Mais aux rayons intangibles, Bataille n'a pas cru très longtemps1 • Il sut qu'une telle notion de la paternité - avec son idéal concomitant de la ressemblance - n'appelait désormais que la réponse ironique et noire d'un jeu de mots scandaleux : Nobodaddy, emprunté par Bataille à William Blake2• Il sut, réciproquement, que la transgression des formes passait d'abord par une obstination, pratique autant que théorique, à faire fi de tous les tabous du toucher, et notamment à imposer dans les formes «l'insubordination des faits matériels». C'est en vue d'un tel contact que Bataille, dans L'Expérience inté rieure, devait parler d'une «méthode» tout entière orientée vers une « dramatisation» elle-même pensée en termes de «contagion » bouleversante3• Comme une déclùrure prolongée, comme une déchirure qui passerait, par contact, de sujet à sujet et d'expérience à expérience, faisant fuser des ressemblances inconvenantes et «matérielles» - nous verrons en quel sens -, des ressemblances par excès capables de nous regarder, de nous toucher et de nous ouvrir au plus profond4•
L Cf. cependant son prenùer texte, <
«MICHEL, BATAILLE ET MOI » APRÈS TOUT par Rosalind Krauss
En 1927, Joan Mir6 fait un tableau de lui-même, se pro menant la nuit à Paris en compagnie de Michel Leiris et de Georges Bataille. Il est vrai que «faire un tableau» est une expression qui peut induire en erreur. Elle n'évoque pas de manière adéquate le mode sous lequel ces trois personnes apparaissent sur la toile : sur un lavis assez lâche, couleur terre de sienne, Mir6 inscrit les mots suivants : en haut à gauche, Miro. Afusique : Michel. Bataille et moi, 1927,
Kunstmuseum, Wint�rthur, Suisse
�
Bataille dans son œuvre, aucun commentateur de cette œuvre ne l'a suivil. Omission qJ,l I n'est pas pour surprendre, et pour
t
deux raisons au moins. La première concerne la mainmise d'André Breton sur la réception du surréalisme : les historiens d'art ont été quasiment hypnotisés par le halo interprétatif dont il a entouré le mouvement. Ce contrôle a été tel qu'il a fallu attendre la fin des années soixante-dix pour que Bataille, ou la revue Documents, trouvent leur place dans les index alphabé1 . À l'exception de Carolyn Lanchner, Joan Mir6, New York, The Museum of Modem Art, 1993, pp. 55-57.
125
Georges Bataille - après tout
«Michel, Bataille et moi» après tout
tiques du surréalisme en peinture ou en sculpture. Je m'en suis rendu compte à l' occasion d'un travail sui les rapports d'Alberto Giacometti avec l'art primitif, travail qui m'a fait prendre la mesure du rôle essentiel de Documents en la matière'. Mais, justement, pourrait-on alléguer - et cela m'amène à la deuxième raison - alors que le sadisme de l'œuvre de Giaco metti, sa thématique de l'énucléation et sa prédilection pour cet avatar de l'infonne qu'est le «phallisme rond>> ouvrent toutes sortes d'associations avec l'univers d.e Bataille, il n'y a pas grand chose chez Mir6 qui semble se prêter au même rappro chement. La chose est vraie qu'on range Mir6 sous la rubrique de 1' «enfantin», qui lui a valu son succès auprès du grand public, ou qu'on fasse de lui «un peintre pour peintres», ce qui est l'autre étiquette, plus sérieuse, sous laquelle il a été reconnu. ll est remarquable que ces deux opinions ont été for mulées par Breton lui-même. La première quand il a prétendu craindre que le développement de Mr6 i n'ait pas dépassé le «stade infantile», la seconde quand il a attribue à Mir6 un désir de se consacrer exclusivement «à la peinture, rien qu'à la pein ture>>. Breton n'entendait aucun de ces deux jugements comme un éloge ; ils n'en ont pas moins fixé aux admirateurs de Mir6 leurs deux pôles consensuels. Deux idées en découlent. Celle que Miro a traduit le monde innocent et spontané, joyeux et joueur de l'enfance en un bestiaire de fonnes hystériques et fantastiques. Celle d'autre part qu'il s'est voué à un monde fait avant tout d'espace et de couleur, avec un courage et une invention que tout vrai peintre sait reconnaître instantanément. Ce dernier point de vue prend le dessus après 1929, c'est-à-dire après que Michel Leiris parlant des tableaux particulièrement dépouillés, peints au milieu des années vingt, connus sous le nom de «peintures oni riques» - eut emprunté au tantrisme une métaphore particuliè rement frappante : il a comparé la démarche du peintre à l'exercice tantrique qui consiste, en partant d'une image men-
tale extrêmement précise d'un jardin, à lui arracher, une à une, feuilles, brindilles, ou cailloux - puis la terre et le ciel jusqu'à ce que rien ne reste que la foudroyante clarté de l'expé rience du vide1 • Dans la critique de la fm des années cinquante, cette idée de vide, introduite par Leiris, s'est transformée en quelque chose qui tient davantage de l'aplomb des lavis all over et de la charge expressive de l'action painting, ce qui pennettait de voir dans les toiles de Mir6 l'annonce du travail, entre autres, d'un Jackson Pollock. Dix ans plus tard, mon travail sur le Mir6 de cette même période devait aboutir à une exposition intitulée Magnetic Fields (Les champs magnétiques) qui met tait en rapport les tableaux oniriques et leurs fonds mono chromes, bleus, jaunes ou terre de sienne, interrompus par rien de plus substantiel qu'une ligne dont le délié conviendrait mieux à l'écriture graphique qu'à la délimitation d'objets, avec la co/or-field painting et son esthétique de l'espace incorporel, dématérialisé, optique. De fait, comment ce Mir6, tour à tour inventeur de jouets pour enfants et peintre de nuages éthérés, pourrait-il partager le même univers que Georges Bataille ? Mais précisément il y a un troisième Mir6. Un Mir6 qu'il n'est pas impossible d'imaginer vous tapant sur l'épaule et plongeant la main dans les fontes de son �perméable pour vous proposer des «images cochonnes». Les sexes vibrants qui font leur apparition dans ses tableaux au cours de l'été de 1924 uniques éléments organiques palpables apposés aux bâton nets plutôt diagrammatiques de ces figures - se rattachent à une robuste admiration de paysan pour la fécondité et la germi nation. Je pense ici au chasseur du Paysage catalan, éjaculant avec joie, ou à 1'extraordinaire vulve maternelle poussant comme un bulbe qui genne au beau milieu de La Famille. Mais à partir de l'automne 1924 et au cours de l'année suivante, Mir6 se lance dans l'invention d'un univers dont la spatialité, par son caractère schématique, lui pennet de mettre en place
l. Voir R. Krauss, «On ne joue plus», dans L'Originalité de l'avant garde et autres mythes modernistes, Macula, 1993.
126
-
1. Michel Leiris, «Joan Mir6>>, Documents, J.-M. Place, 1989, vol. l, p. 263).
127
n° 4, 1929 (réimpression
Georges Bataille - après tout
des chaînes de rapports métaphoriques à partir de ces mêmes organes. L'une de ces chaînes fait jouer l'équivalence des lèvres buccales et labiales ; ces dernières, avec leur auréole de poils dressés, assurent La mutation de cette forme organique en soleil radieux dont le corps sphérique est couronné de fl ammes tentaculaires, puis en araignée laquelle, à son tour, évoque la chevelure d'une comète, L'étamine et la corolle d'une fleur, et ainsi de suite. Le registre intentionnellement sexuel de toute cette ima gerie dont les substitutions métaphoriques conduisent à une sorte d'orgasme ahuri et explosif ressort avec encore plus d'évidence de la série de toiles de 1925 qui représentent des couples en train de faire l'amour, un acte qu'elles représentent le plus souvent comme un contact purement biologique au cours duquel le sperme pénètre l'ovule et la cellule initiale se divise en deux en une déhiscence originelle. L'extraordinaire
Baiser propose ce signe de la copulation d'une manière incroyablement directe en superposant, à la scission qui s'accomplit au plan relativement simple et schématique de la cellule, 1 'image beaucoup plus matérielle du contact des organes sexuels, matérialisés par la barre rouge qui effectue le point de jonction entre mâle et femelle, ainsi que par les poils qui désignent la vulve.
Il faut bien dire que ce qui a été écrit sur Mir6 souffre d'une pruderie difficilement imaginable, de sorte que le Mir6 qui nous intéresse ici - le troisième Mir6, pour ainsi dire - a été systématiquement ignoré ou écarté par la critique. Jacques Dupin, par exemple, le plus complet des chroniqueurs de Mir6, décrit ce tableau en ces termes :
Avec Le Baiser triomphe l'absence complète de prémédita tion et la pure écriture de rêve. Ce bajser s'imprime sur un fond d'un bleu gris indéfinissable qui suggère à la manière d'un parfum le confmement d'une alcôve. Deux formes cir culaires se sont étirées 1 'une vers 1 'autre jusqu'à se joindre et communiquer comme par le col étroit d'un vase: le baiser. La jubilation s exprime par de lo ngues flammes légères qui s'échappent de l 'intérieur et fuient en s'effilant, en serpen tant, en changeant de couleur à chaque méandre. Autour de '
128
Miro, Paysusc: cutaluu, 1925, the Museum of Modem Art, 1\ew York.
Georges Bataille - après tout ce symbole absolument nu de l'amour, la seule prison d'une ligne fluctuante, noire, blanche ou pointillée1• La chasteté que Dupin associe à ce baiser est renforcée par l'identification de l'éther coloré dans lequel il se produit à du <
,
Ces immenses toiles [ . ], troubles comme des bâtiments détruits, aguichantes comme des murs délavés, sur lesquels des générations de colleurs d'affiches, alliées à des siècles de bruine, ont inscrit de mystérieux poèmes, longues taches aux configurations louches, incertaines comme des alluvions .
.
1. Jacques Dupin, Mir6, Paris, Flammarion, p. 145. 2. Joan Mir6, Selected writings and Interviews, ed. Margit Rowell,
Boston, O. K. Hall Co., 1986, p. 86. 3. Ibid., p. 95.
130
Miro, Le Baiser, 1924, collection particulière.
Georges Bataille - apr�s tout
venues on ne sait d'où, sables charriés par des fleuves au cours perpétuellement changeant, assujettis qu'ils sont au mouvement du vent et de la pluie. On voit que, plutôt que sur fond de grand bleu cosmique, peut-être est-ce sur fond de mur sale que les séries de transfor mations qui constituent l'imaginaire de Mir6 demandent à être vues. Cela obligerait à contrer le penchant à interpréter le trai� de Mir6 de manière abstraite en utilisant le modèle des calli grammes pour le faire basculer du côté cursif, incorporel de l'écriture (comme l'ont fait de nombreux critiques, dont moi même). Cela obligerait aussi à percevoir la spécificité maté
rielle qui caractérise la chaîne métaphorique en n'importe lequel de ses points. Prenons l'exemple de la Tête de fumeur de 1925, un tableau que tous les commentateurs ont été unanimes à saluer comme un exemple de l'immatérialité et de la fragilité de l'espace du rêve, le nuage de fumée, avec son caractère vaporeux, reprenant et renforçant le caractère nébuleux du fond. C'est ainsi qu'en 1971 j'ai moi-même comparé Je tableau à un calligramme d'Apollinaire, «Fumées», dans lequel on a l'impression d'assister, sous nos yeux pour ainsi dire, à la sublimation du cigare en l'expansion et la dispersion de la fumée. Et même si j'ai souligné les associations phalliques de la pipe, reproduisant le dessin d'un promeneur qui lit son jour nal, et que le peintre a doté d'une toute petite pipe qui rime avec d'impressionnants organes génitaux, je continuais à lire les transformations à l'œuvre dans le tableau comme un travail de sublimation, qui rehausse et dématérialise pour ainsi dire les connotations sexuelles. J'ai donc négligé de prendre en consi dération les petits poils que Mir6 a mis à la naissance de la bouffée de fumée, poils qui rabaissent l'association en la fixant sur le versant phallique de l'analogie, induisant le même type d'irruption d'une dimension spécifiquement tactile que la petite barre rouge du Baiser. Ces poils rappellent avec insis tance que le point autour duquel circulent les chaînes de méta phores est obstinément génital. C'est ici que la censure imposée à Georges Bataille par toute la littérature consacrée à Miro prend tout son intérêt. En effet, si, dans un cas comme celui-ci, je ne me suis pas arrêtée
132
Miro, Tête defumeur,
1925.
Georges Bataille - après tout
<
aux poils - dont on pourrait pourtant dire qu' ils constituent le sujet du tableau - ce n'est pas faute de les avoir remarqués, mais faute d'avoir su qu'en faire. Il était évident qu'ils n'étaient pas à leur place dans l'idée «eidétique» de l'art de
manifeste de ce refus de la métaphore. Sans doute, le féti chisme de Bataille est-il d'inspiration plus ethnographique que freudienne, le fétiche n'étant point conçu comme substitut à un
Miro.
Ce qu'ils évoquent, par contre, c'est le travail de permuta tion que Bataille met en œuvre dans son Histoire de l'œil, où le même type de chaînes métaphoriques est utilisé pour engendrer à la fois l'action du roman et sa texture linguistique, ainsi que la dépersonnalisation d'une narration qui met en scène les aventures moins de personnages que d'organes : histoire, effec tivement, d'un œil. Roland Barthes a montré que ce travail de permutation était le résultat d'une sorte de grille dont un axe
morphologique - permet de produire à partir de l'œil les asso
ciations avec les œufs, les testicules, le soleil. L'autre axe - le
contenu liquide de ces objets - produit la chaîne : larmes, jaune d'œuf, sperme, urine. L'intersection de ces axes donne lieu à tel ou tel épisode du récit et commande le langage dans lequel il s'énonce ; ainsi le soleil, métaphorisé en œil ou jaune d'œuf, peut devenir «une luminosité molle» ce qui permet une phrase comme «une liquéfaction urinaire du ciel ». Barthes ne manque pas de souligner que cette utilisation d'une combinatoire comme machn i e à engendrer l'œuvre est en soi une manière de se démarquer de la conception de l'image poétique défendue par Breton qui voit dans la rencontre métaphorique le résultat du hasard. La programmation de l'e space linguistique du roman équivaut à un refus de l'aléatoire, tout comme la focali sation sur les organes revient à tourner en dérision la glorifica tion de l'amour par Breton. Ceci dit, quelle que soit l'importance de cette analyse des chaînes métaphoriques d'Histoire de l'œil, force est de recon
naître que 1 'esthétique déclarée de Bataille, formulée à plu sieurs reprises dans Documents, est hostile à toute forme de métaphore, qu'elle soit conçue en termes de pur hasard poé tique ou de manière froidement structuraliste. «L'esprit moderne et le jeu de transpositions», où il déclare que «Ce qu' on aime vraiment, o n l'aime surtout dans la honte», ajoutant : <
134
manque mais comme pouvoir réel d'obje ts réels: C'est ce pou voir que Bataille attribue au gros orteil, à la fin du texte qu •il lui consacre :
Le sens de cet article repose dans une insistance à mettre en cause directement et explicitement ce qui séduit, sans tenir compte de la cuisine poétique, qui n'est en définitive qu'un détournement (la plupart des êtres humains sont naturelle ment débiles et ne peuvent s'abandonner à leurs instincts que dans la pénombre poétique). Un retour à la réalité n'impl ique aucune acceptation nouvelle, mais cela veut dire qu'on est séduit bassement, sans transposition e t jusqu'à en crier, en écarquillant les yeux : les écarquillant ainsi devant un gros orteiP.
«Retour à la réalité». Telle est la position expressément anti-surréaliste qui va interdire la métaphore et refuser le rêve. Et c'est une esthétique partagée par l'ensemble du groupe que réunit Documents. Ainsi, pour revenir une fois de plus à l'essai de Leiris sur Mir6 , les tableaux de ce dernier, en dépit de l'extraordinaire passage sur les murs sales et les configurations louches, se voient-ils reprocher leur manière, précisément, de procéder par métaphore. Aussi, conformément aux positions de 1929, Leiris peut écrire : «S'il fut un temps où la peinture de Mir6 posait et résolvait sans coup férir toutes sortes de petites
équations (soleil ;;;;; pomme de terre, limace ;;;;; petit oiseau, mon
sieur = moustache, araignée ;;;;; sexe, homme ;;;;; plante des pieds), il apparaît aujourd'hui qu'il en est autrement et que ce
peintre ne se satisfait plus de solutions trop simples». Par contre, continue Leiris, dans le travail actuel de Mir6, «les tableaux sont toujours de passionnants mystères, mais des mys tères qui ne craignent pas la lumière de midi, et d'autant plus déconcertants qu'aucun cri de coq ne les mettra en fuite. Les 1. Georges Bataille, «Le gros 01teil», Documents, n° 6, sion J.-M. Place. vol. 1, p. 197).
13 5
1929 (réimpres
«Michel, Bataille er moi» après tout
Georges Bataille - apr�s tout
spectres qu'il fait entrer en scène ne s'évanouiront pas quand tinteront les douze coups des horloges hilares». Leiris accom pagne cette condamnation de l'idée même d'une peinture oni rique de l'approbation de la série de portraits peints par Mir6 en 1928 et qu'il reproduit en illustration. Mais, pour définir le pouvoir de ces œuvres, un pouvoir qui était déjà présent dans certaines œuvres antérieures, voici ce qu'il écrit: Belles comme des ricanements, ou comme des graffiti mon trant l'architecture humaine dans ce qu'elle a tout particuliè rement de grotesque et d'horrible, ces œuvres sont autant de cailloux malicieux qui déterminent les remous circulaires et vicieux, quand on les jette dans le marais de l'entendement, où moisissent, depuis déjà de si nombreuses années, ant t de · filets et tant de nasses. Dans son introduction à la réédition de Documents, Denis Hollier a montré l'importance de la spécificité du lieu pour une esthétique comme celle de Bataille où l'objet d'art ne peut être délocalisé mais demande à être consommé sur place. Cette idée de la résistance opposée par 1 'objet à toute tentative de le déra ciner et de le transplanter dans l'espace d'échanges esthétiques et d'équivalences formelles qu'est le musée conduit Bataille à insister sur «l'hétérogénéité inéchangeable d'un réel, à un irré ductible noyau de résistance à la transposition, à la substitu tion, un réel intraitable à la métaphore1». Ce réel peut prendre La forme de la photographie qui, comme le ready-made, exclut toute fictionalisation. Comme un pochoir découpé à même le monde, ce réel fait irruption dans l'espace de l'échange - que cet espace soit l'espace esthétique du musée ou l'espace lin guistique de la page - comme un objet hétérogène : une écharde dans le sens, une mouche sur le nez de l 'orateur. La photographie n'est pas seulement la principale des ressources visuelles que Bataille met à contribution pour Documents ; il fait lui-même le compte rendu d'un album reproduisant des
1. Denis Hollier, «La valeur d'usage de. ! 'impossible», dans Les Dépos
sédés (Bataille, Caillois, Leiris, Malraux,
p. 162.
136
Sa.rtre), Éditions de
Minuit, 1993,
photographies de scènes de crime sous le titre de «X Marks the Spot» [X marque l'impact]. Le caractère indiciel de ce titre, lié à un geste de désigna tion, son «ceci» démonstratif, est un rappel du fait que la pho tographie appartient à ce groupe de signes auxquels les sémiologues donnent le nom d'indices. Le propre de l'indice est, en effet, de marquer l'impact, puisqu'il est l'unique catégo rie de signe à procéder d'une cause physique. À la différence de l'icône, qui est liée à son référent par la ressemblance, et du symbole, qui met en jeu un rapport signe-référent convention nel ou arbitraire, le rapport de l'indice à son sens est existen tiel, d'où découle le fait que l'indice ne peut se trouver que là où il a lieu. La photographie est classée parmi les indices, plu tôt que les icônes, parce qu'elle est 1'effet d'une causalité photo-chimique qui permet à la lumière, en tombant sur la pel licule comme le ferait une ombre, d'y déposer la trace de l'objet qui l'a projetée. Aussi la photo est-elle une ombre por tée - forme d'indice évidente - mais préservée comme dans l'ambre. La langue aussi possède des indices : les mots «ici», «maintenant», «ceci», «aujourd'hui», ou les pronoms person nels, «je» et «tu», que Benveniste appelle «signes vides» dans la mesure où leur sens dépend de leur relation existentielle à la personne qui les prononce. C'est à la lumière de ces considérations que j'aimerais examiner Ceci est la couleur de mes rêves (1 925), tableau qui a toujours été proposé comme 1'exemple même de la peinture onirique de Mir6. Le peintre lui-même le trouve «très impor tant>>. C'est ce qu'il m'a dit, en 1971, quand je l'interrogeais sur les tableaux du milieu et de la fm des années vingt «très important comme point de départ». Je dois pourtant avouer que je n'étais toujours pas arrivée à comprendre le fonctionnement de ce tableau. Je pensais que, comme avec le calligramme, il s'agissait d'aménager un espace entre image et langue, une marge où retrouver «l'idée» - ce qui échappe à toute représen tation - pour suggérer que l a couleur, comme les rêves, comme tout ce qui constitue le tissu affectif de nos émotions les plus profondes, est fondamentalement insaisissable. Une telle lec ture aidait àcomprendre la position-clé du tableau dans la série qui allait suivre, tout en confirmant ma propre interprétation de
137
Mir6, Ceci est la couletu· de mes rêves, 1925, collection particulière, New York.
Mir6, Croquis d'après Ceci est la couleur de mes rêves, 1970.
Georges Bataille - après tout
«Michel, Bataille et moi » après tout
cette série comme expérience sur la couleur en tant que vola- . tile, évanescente, ce que Jacques Dupin avait appelé «parfum». Mais le mot «Photo», inscrit sur la toile, rendait cette interpré tation problématique, en évoquant d'autres types d'associations qui tendaient à déplacer la tache bleue et son accompagnement
C'est cette dimension performative que Leiris évoque en parlant des tableaux de Miro comme de . «cailloux malicieux jetés dans le marais de l'entendement», image qui évoque à la fois leur caractère indiciel et, dans un registre tout différent, l'évanescence de leur surface. Car ce sont des cailloux qui s'épuisent en performant leur sens. Ils s.'évanouissent sans lais ser de traces, s'usent jusqu'à disparaître dans l'acte même de leur énonciation, exemples d'objets qui ne survivent pas à leur usage. Cette insistance sur la valeur d'usage est, selon Denis Hollier, le trait le plus important de l'esthétique de Documents. Devenu œuvre d'art à la suite de sa promotion dans le système muséal, à la suite de l'abandon du lieu où il avait une fonction, sacrée ou séculière, l'objet reçoit une valeur d'échange qui ajourne indéfiniment l'usage au profit d'une sorte de système d'équivalences qui lui donne un statut formel, le réduisant à ces communs dénominateurs que sont le style, le sens, la beauté. La campagne contre la valeur d'échange est menée de front par les deux camps du groupe Documents, les ethno graphes qui déplorent l'esthétisation d'objets primitifs et des glyphes sacrés des cavernes, et les représentants de l'avant garde artistique qui, comme Bataille, jettent les bases d'une théorie de ce qui échappe à toute catégorisation, de ce qui excède et mine tout système d'équivalence.
textuel du champ des calligrammes vers celui du document, tout en insistant sur la structure déictique ou indicielle du tableau. En d'autres termes, le mot «Photo» prend acte de l'arrivée d'une tranche du réel dans l'espace illusionniste de la toil e ; il marque 1'hétérogénéité du pâté de peinture bleue par rapport au champ du tableau, nous forçant à en prendre conscience non pas comme une idée généralisable - la couleur bleue qu'on retrouve dans toutes les toiles de la série - mais comme une · singularité intransposable, le ceci non-transposable de la mouche sur le nez de l'orateur. En ce sens, il renvoie moins à un «parfum» qu'à l'idée de Leiris selon laquelle les toiles de cette série seraient moins peintes que «salies» ; en d'autres termes, il renvoie à un autre aspect du travail de Miro auquel Leiris avait applaudi en 1929, sa relation avec les graffiti. Les graffiti introduisent un autre type d'hétérogénéité dans le champ de la représentation, une hétérogénéité qui ren voie à la nature intrusive de ce type de signe, ce qu'on pourrait appeler son illégalité, le fait qu'il soit défini par celui qui
performative: L'indice désigne le particulier, le «ceci», et fait surgir le référent sur la page d'écriture ou sur la surface de la toile d'une manière qui ne se borne pas à produire un sens, il fait aniver quelque chose. Ainsi relève-t-il moins de la logique de la signification que de la structure de l'événement
Arrivé à ce point, deux questions se posent, dont les réponses à mon sens sont inextricablement mêlées. La pre mière peut se formuler ainsi : en 1929, nous l'avons vu, Leiris lit Miro en termes de valeur d'usage. de graffiti et de performa tif ; à quoi on peut ajouter que Bataille lui-même, dans une brève note de 1930, qualifie d'informe le travail de Miro ; mais y a-t-il là plus que des projections sans rapport avec la manière dont .Miro, lui, conçoit son propre travail ? Et la deuxième : si Miro, non content d'acccepter une telle lecture, s'est lui-même rapproché de plus en plus de l'anti-esthétique de Documents, pourquoi la chose a-t-elle jusqu'à ce jour échappé à la récep tion de son art ? Pour répondre à la première question, il y a non seule ment les déclarations de Miro, celle de 1929 qui prôpe «l'assassinat de la peinture,» ou celle sur «la peinture en dééa-
140
141
marque ainsi l'espace qui ne lui appartient pas comme viola tion de propriété. Aussi, indépendamment du fait que, comme dans le cas de la photo, sa configuration peut avoir un caractère iconique, une marque de graffiti a toujours une structure d'indice, comme trace du passage du graffitiste, une trace qui est donc toujours une signature, un signe dont le signifié est invariablement «Untel était ici ; j'étais ici». Marques de la violation d'une surface, les graffiti nous rendent sensibles à une autre propriété de l'indice, sa nature
Georges Bataille - après tout
denee depuis l'âge des cavernes», mais aussi le fait qu'entre 1928 et 1930 il a tenu parole. TI ne s'est pas contenté de faire de petites constructions avec des objets récupérés dans les pou belles, de renforcer les aspects indiciels de sa production avec l'utilisation de l'ombre portée de l'épingle à chapeau piquée à la surface de la Danseuse espagnole ( 1928), par exemple, ou les clous sortant de la surface de telle construction de 1930-, et de cultiver l'agressivité performative incarnée par un procédé comme celui-ci ou par les surfaces en papier de verre dans ses collages - mais, à partir de 1930, dans des tableaux que Bataille a choisi de reproduire dans Documents en témoignage des accomplissements du peintre, Mir6 avait, selon Dupin, «déclaré la guerre» non seulement à la peinture en général mais à ses dons personnels. Ces œuvres qu'il qualifie de «bâtardes, gonflées et essoufflées» montrent, d'après Dupin, un Mir6 qui a «touché le fond». Les grands tableaux de 1930, dit-il, «volontaires et farouchement désespérés, sont comme les coups de canon tirés d'un navire en perdition. Mir6 a trop pré sumé de ses forces en reprenant les grands formats ; s'il a voulu assassiner la peinture, il est parvenu à se détruire lui même1». Parlant d'un des tableaux qui, de toute évidence, a eu les faveurs de Bataille, Dupin y déplore une volonté manifeste d'abandonner le champ de la peinture, de l'art : Dans une Tête sur fond blanc de très grande dimension, nous trouvons de furieux barbouillages, une pluie de météores, des stries rageuses labourant la toile sans réussir à amorcer Je véritable mouvement créateur. Une tête égarée, tracée d'un geste gauche, surgit au milieu de la toile, comme engluée au centre d'un orage impuissant. Ces trophées laissés derrière elle par une volonté d'assas siner la peinture n'ont pourtant pas empêché Bataille d'écrire à leur sujet : «la décomposition fut poussée à tel point qu'il ne resta plus que quelque taches informes sur le couvercle (ou sur la pierre tombale, si l'on veut) de la boîte à malices. Puis les 1. Jacques Dupin, op. cir.. pp.
191, 198.
142
Mir6, Tableau, 1930, collection particulière.
Georges Bataille après tout
«Michel, Bataille et moi» après tout
-
petits éléments coléreux et aliénés procédèrent à une nouvelle irruption, puis ils disparaissent encore une fois aujourd'hui dans ces peintures, laissant seulement les traces d'on ne sait quel désastre1». Et, pour Bataille, le tableau dans lequel la plu part des commentateurs et collectionneurs de Mir6 s'accordent à voir l'unique rescapé de la scène de débâcle généralisée qu'a été l'année 1930, ne présente aucune différence, ni en mieux ni en pire, avec cette infortunée Tête. Si l'accord est général, dans les études sur Mir6, pour considérer 1930 comme une année perdue du point de vue de sa trajectoire artistique, et s'il est possible d'en attribuer la res ponsabilité au fait que Mir6, attiré comme un papillon de nuit suicidaire à la flamme de Bataille, s'était aligné sur les posi tions de Documents, pourquoi ce silence absolu autour de cette collaboration ? Quand il aborde cet épisode de l'anti-peinture, Dupin doit remonter treize ans plus tôt, jusqu'à Dada, et s'interroger sur l'admiration de Mir6 pour Marcel Duchamp. C'est ainsi qu'il écrit : «Cette idée d'anti-peinture hante Mir6 depuis fort longtemps mais il ne l'avait pas jusqu'ici revendi quée et assumée dans son œuvre avec une telle conscience et une aussi süre détermination2». Il ne vient pas à l'idée de Dupin d'ouvrir Documents et de lire Bataille. Le silence absolu autour de cet épisode de la carrière de Miro découle, à mon avis, de deux. facteurs. Le premier est que, dès qu'on le prend en compte, on s'expose à reconnaître l'importance qu'il a pour l'interprétation des deux années au cours desquelles Mir6 est présent dans les pages de Docu ments , mais à reconnaître aussi la lumière qu'il jette sur les peintures du milieu des années vingt qui apparaissent désor mais moins comme des peintures tachistes que comme des taches tout court, moins comme des idéogrammes que comme des graffiti, moins comme des rêves que comme les actes d'agression pour lesquels Mir6 lui-même a voulu les faire pas ser à l'époque. Le deuxième facteur tient au fait qu'en 1933, l . Georges Bataille,
«Joan Mir6 : Peintures récentes»,
1930, n° 7 (réimpression J.-M. Place, vol. 2, p. 399). 2. Ja.cques Dupin, op. cit., p.l91.
144
Documents,
l'année où, selon Dupin, Mir6 se ressaisit et sort de la débâcle des années 29-30, c'est Mir6 lui-même qui travaille à effacer cette lecture. C'est ce qui expliquerait un détail qui vous a pro bablement frappé à la vue du croquis que Mir6 a dessiné à mon intention de Ceci est la couleur de mes rêves. Comme vous 1'avez vu, le mot «Photo» qui figure sur le tableau est absent d� croquis. En �e réf�rant à cette œuvre comme à un point de d�p�, le croqUts proJette � tr� jet très différent de celui sug gere �ar �e tablea� réel. Mats M1r6 est en train de réinterpréter son hîstorre du pomt de vue d'un artiste qui entend survivre' et qui a instinctivement conclu qu'en dépit des charmes de l'esthétique du réel de Bataille, en dépit de l'extraordinaire attrait du gros orteil, il ne pouvait s'y plonger et continuer à exister co�e pe�tre. Ceci est donc le récit d'un rescapé qui, a�ant touche une n�e étrange et dangereuse, après avoir failli y _ du retour. Quant �a1sser sa peau, déctde de retrouver le chemm _ a savorr SI ce retour a été un succès ou un échec, la chose n'est' bien sûr, qu'une question de point de vue. Traduction de Colette Pratt.
HAINE DE LA POÉSIE par Jacqueline Risset
Après tout - après tout ce qui a été proféré sur Bataille, durant des lustres, après les confusions, méprises, tentatives de réduction qui sont à l'œuvre encore ici et là - la question de la poésie, c'est-à-dire le questionnement sur l'essence de la poé sie, que ses écrits posent de façon insistante, nous ramène à un point central, ou plutôt à un geste caractéristique de sa pensée. Et c'est peut-être de ce geste - de ce style de geste - que nous avons, sans toujours le savoir, le besoin le plus urgent, aujourd'hui. Le mot de poésie s'accompagne souvent chez Bataille, on le sait, d'une sorte de tremblement de refus, qui lui-même nous porte vers un lieu plus profond, où dans l'espace du paradoxe la question s'ouvre à nouveau, et se résout autrement «Je crois n'avoir rien tant haï que la poésie », écrit Bataille en 1945, et il est clair que cette haine s'adresse à l'aspect d'«illusion» et de semblant que le terme introduit : «niaiserie poétique», « fadeur du lyrisme », ainsi les nomine Bataille, en accord par là avec un refus historique - Le refus surréaliste des « pohètes ». Et sans doute la meilleure poésie de notre temps part presque entièrement de ce point : du rejet de la valorisation, en vue d'inventer d'autres voies - une sorte d;audelà pascalien dans le champ esthétique. ·
147
Georges Bataille - après tout
De cette «haine de la poésie » qui forme le titre originel d'un de ses livres, Bataille exclut en tous cas quelques noms : Baudelaire, Rimbaud, Blake, et aussi ses amis Prévert et Char : sans doute parce que pour lui, chez tous ceux-là la notion de poésie inclut, presque chimiquement; la dérision - la «chute d'auréole» vue par Baudelaire ; et qu'elle ne perd jamais la tension, la violence, la frénésie même qui s'oppose jusqu'au bout à la « niaiserie poétique ». De fait, la haine s'analyse dans ce cas comme attente déçue. Attente d'une souveraineté enfin réalisée : « les mots, n'ayant plus à servir quelque désignation utile, se déchaînent», indiquant dès lors une « existence libre, donnée dans l'instant». Mais cette libre dépense se change, presque inévitablement, en son contraire : accumulation, épargne, « mise en pot du miel ». Au départ, la poésie est située par Bataille à l'intérieur d'une chaîne synonymique qui comprend érotisme, larmes, rire, sacrifice. Mais elle se révèle rapidement comme un sacrifice mineur, une percée illusoire hors du monde du projet : les poètes sont « enfants dans la maison». Et l'instant, qui devrait être le signe même de leur geste, se transforme en durée, en « monumentum » - e n architecture : «Toute poésie trahit la poésie >}. C'est dans 1'Expérience intérieure que la formulation est la plus précise. Elle décrit à la fois l'attente - qui est attente d'un vide, d'un vide souverain - et la déception qui, chaque fois, la suit. La poésie est forme extrême - la vraie forme - de la lit térature : «La littérature n'est rien s i elle n'est poésie». Et l'essence de la littérature, dans une semblable perspective, « n 'est au sein du langage qu'un vide, puisque le langage signifie et que la littérature retire aux phrases le pouvoir de désigner autre chose que mon objet» (c'est-à-dire « l'objet du désir présent >}). . é «Hécatombe de mots sans dieux ru raison d'être », la po sie est un moyen d'affirmer, «par effusion dénuée de sens, la souveraineté ». Et celle qui ne s'élève pas au «non-sens de la poésie» n'est que « le vide de la poésie, que la belle poésie » (c'est-à-dire : non pa� le vide, que devrait être la poésie, mais
148
Haine de La poésie
son absence, si l'on veut un plein intempestif). Reflux inévi table : d'un coup d'aile, la poésie va· du connu à l'inconnu, touche à la folie, et retombe, s'oublie, s'installe : « toute poésie est négation d'elle-même ». « À peu d'exceptions près, ma compagnie sur terre est celle de Nietzsche », écrit Bataille dans le Sur Nietzsche. Plutôt évidemment que d'une << influence» il s'agit d'une fraternité, d'une proxiniité dans les réactions, dans les gestes. Réaction à la poésie, par exemple : «Je hais le mensonge (la niaiserie poétique) », écrit Bataille. Nietzsche, dans Zarathoustra : «Les poètes mentent trop [...] Hélas ! comme je suis fatigué de ce qui est insuffi sant, et qui veut à toute force être événement. Hélas, comme je suis fatigué des poètes ! [. .] Un peu de volupté et un peu d'ennui [...] Que connaissent-ils de l'ardeur qu'il y a dans les noms ? » Enfin : « En vérité, j'ai honte d'être encore un poète. » Que signifie chez son auteur une telle phrase ? Une contradiction intime, secrète - secrète complaisance à l'égard de ce domaine, le poétique, que par ailleurs il méprise ? Non certes, plutôt l'expression d'une métamorphose, du passage par une de ces phases successives de l'être, tels les avatars divins - mais humains dans ce cas - qui sont présents dans sa pensée. Le poète est une phase de l'humain qui pourra sans doute être dépassée, nécessaire toutefois, et précieuse, pour l'instant. .
Bataille, dans /'Impossible, à propos de la décision d'écrire des poèmes, évoque la possibilité de définir cette déci sion comme un «caprice » - «j'aurais peine à m'expliquer> ). Régression, faiblesse intime ? tache aveugle ? Mais il poursuit : « Ces sortes de caprices ne sont pas sans exemple. Ils peuvent traduire l'inévitable >) - le sens de ce derruer mot apparaissant dès lors comme à vérifier dans chacun des cas d'écriture. Dans la préface à ce même livre, le sens du passage du premier titre, Haine de la poésie, au deuxième, précisément l'Impossible, s'éclaire enfm : le terme « impossible», perçu par les lecteurs comme simple synonyme, substitution condensée du premier titre, se révèle en fait synonyme du mot «poésie» - mais toute-
149
Georges Bataille -après tout
Haine de la poésie
fois selon une nouvelle forme de synonymie - selon une syno nymie bataillienne, par glissement, remontée, remontée jusqu'à la source : «Comment échapper à la poésie ? en remontant à la source, qui est l'impossible ». Et Bataille commente ainsi son propre discours : «Sombrant dans la philosophie, je tente de dire en des termes possibles ce que seule aurait le pouvoir d'exprimer la poésie, qui est le langage de l'impossible ». Pers pective confirmée par ce qu'il énonce ailleurs, à propos de Yeats : «C'est la poésie finalement, ce n'est pas la philosophie qui expose l'extase ». L'extase est ce qui de l'expérience intérieure atteint le point extrême, le dehors, le vide. Ici, à nouveau, Bataille retrouve Nietzsche définissant, dans Humain trop humain les «grands poètes » comme « hommes de l'instant», ou s'écriant, dans l'apostrophe du Gai Savoir : « La magnifique et sauvage déraison de la poésie vous réfute, sectateurs de l'utile ». Nous sommes alors exactement dans la perspective de Bataille : «Le présent est un luxe, il est inutile [.. ]. D'où la misère de la litté rature, qui vient de l'impuissance du langage à désigner l'inutile ». Lorsque la poésie échoue, c'est ..qu'elle ne parvient pas à accomplir ce qui est sa tâche propre (l'extrême de la littéra ture), reculer les bornes du langage. La poésie consiste en défi nitive en une sorte de torsion, de violence faite au langage et le forçant à ce qu'il ne peut, habituellement, exprimer. Dans Ecce Homo, Nietzsche se définit comme !'« inventeur du dithyrambe» - c'est-à-dire de la cime de tout chant - du dithyrambe dionysiaque. Ce qu'il atteint alors, c'est : «un abîme de bonheur où l'extrême souffrance et l'extrême horreur ne sont plus éprouvées comme une opposi tion, mais comme partie intégrante et indispensable, comme une nuance nécessaire. » Bataille consacrera un de ses derniers projets à ce qu'il appellera «le pur bonheur». Déraison de la poésie, inutile, et chant À propos de Prévert : «Ce qui ne peut se chanter n'est pas poésie ». De fait, à travers ces méandres et toute cette surface polé mique, Bataille construit une idée de la poésie qui se retrouve
dans ses propres textes, où elle fait irruption comme un éclat qui déplace, comme un changement ·imprévu du langage à 1'intérieur du langage, et, par conséquent, comme unefigure de l'interruption. Quelques mois avant sa mort, dans 1'entretien avec Madeleine Chapsal où il tente une sorte de bilan, essayant d'expliquer le plus simplement possible «ce qu'il a voulu faire », Bataille tout à coup s'arrête, et demande à l'interlocu trice : « Est-ce que ma phrase est finie ?. - Oui, je crois», répond-elle. ll reprend : «Parce que, si elle n'était pas fmie, elle correspondrait à ce que j'ai voulu dire ». Ce qu'il veut dire est précisément ceci : 1' interrompu, ce que l'inachèvement rend visible de la pensée. Et cet inachèvement est le but de sa pen sée, du tout de sa pensée. C'est pourquoi il donne, dans La Lit térature et le mal, une si grande importance aux projets de Baudelaire, et en particulier à celui du 28 janvier 1854 :
.
150
..
Scénario d'un drame : un ouvrier ivrogne obtient la nuit, dans un lieu solitaire, un rendet-vous de la femme qui l'a quitté ; elle refuse malgré ses prières de rentrer au foyer. De désespoir il 1'engage dans le chemin où il sait qu'à la faveur de la nuü elle tombera dans un puits sans margelle.
Une chanson, puérile et populaire, qu'il avait l'intention d'y introduire, est à l'origine de l'épisode. Elle commence, écrit-il, de la sorte :
Rien n'est aussi-zaimable Franfru-Cancru-Lon-La-Lahira Rien n'est aussi-z·aimable Que le scieur de long. Le scieur de long [écrit Bataille], est chargé des péchés de l'auteur : à la faveur d'un décalage, d'un masque, l'image du poète, tout à coup, se défige, se déforme et change : ce n'est plus l' image déterminée par un rythme compassé, si tendu qu'il oblige et forme à l'avance. Dans des circonstances de langage différentes, ce n'est plus le passé limité qui envotlte ; un possible illimité ouvre l'attrait qui lui appartient, l'attrait de la liberté, du refus des limites.
En d'autres termes, la pauvre chanson a pour fonction, de rouvrir inopinément pour Baudelaire son propre langage, les
151
Georges Bataille - après tout
Haine de la poésie
limites de son propre langage - celui des Fleurs du mal - lan gage parfait, mais comme tel limité, limitant.
·
Un poème, «le Vin de l'assassin», qui, dans Les Fleurs du mal, met en scène ce scieur de long, est l'un des plus médiocres du recueil. Le personnage est enfermé par le rythme baudelairien. Ce qu'un projet ext�rieur aux limites de la formu le poétique laisse entrevou retombe dans l'ornière. Or, la « vibration des ·limites >> de l'œuvre finie que le projet invente, le décalage, l'écart révélateur, le changement imprévu de langage à l'intérieur du langage, c'est préciSément ce que 1' oreille de Bataille écoute dans les textes et da�s ses
propres textes, c'est ce par quoi la poésie peu à peu se stgnale et se définit comme telle. À propos de René Char : . . e au-delà d'une entrepnse qm est concertée, et r «L'écritu comme telle terr à terre, privée d'ailes, peut soudain, discrète-
�
ment, se briser, et n'être plus que le cri de l'émotion».
. .
Le chant se fait en quelque sorte instrument du en, 11
devient cri lui-même, il demande a être entendu et traité comme un cri. « Langage d'aspect », il fait tache, il s'éloigne visiblement de la << belle poésie» ; mais la pauvre chanson tout ns cet éclairage qu' faut à coup illimite le paysage. Et c'est lire les poèmes de Bataille (ceux qm ont la forme de poemes, en lignes courtes sur la page, entourés de blanc). Tous sont écrits dans les années 1942-1944 : dans la guerre, au cœur de la période la plus solitaire de sa vie. Tous sauf l'Archangélique, entièrement qomposé de poèmes so t intégrés dans des livres en prose, les suivants : Le Petit, p blié en 1943 (ont forme de poésie les parties ntit i .lées «Absence de remords» et «Un peu plus tard », et les demtères pages) ; L'Expérience intérieure, de 1943 (co�posée efl:t�e l'hiver 41 et l'été 42 : sa cinquième partie, «Marubus date lilla plenis », entièrement faite de poèmes ; Sur Niet sche publié en � 1945 écrit entre février et aoilt 1944, contient stx poemes, plus un s nnet et une «chanson » inachevée ; I.: Impossible, qui a
d�
�
�
�
�
z_
�
pour premier titre Haine de La Poésie (1945) publié en 1962,
152
contient 4 parties poétiques
rien, de 1954.
;
Enfm, l'Être indifférencié n'est ·
Dans tous les cas, à l'intérieur des livres, les poèmes appa raissent de façon plus ou moins isolée ou continue, mais tou jours comme brusque rupture du fil du discours, rupture appelée de l'intérieur et correspondant au statut du «Chant» tel que Bataille le définit à propos de René Char. Correspondant aussi, sa visée finale, à ce qu'il décrit comme essentiel dans la poésie de Prévert : «jeu, incertitude, destruction du réel »... Il y a dans la « chanson » - dans la chanson le plus simple
dans
possible - quelque chose qui capture. Le chant n'est pas vu, ici, comme une élévation - l'envol, la pureté, le « hors d'atteinte »
du lyrisme - par rapport à la platitude de la prose. Plutôt le contraire : la poésie comme « banalité », ou comme une tache (qui ne se résorbe pas). C'est précisément losqu'elle cesse de croire qu'elle vole qu'elle s'envole enfm : un envol par le bas ... C'est que, pour Bataille, la poésie, lorsqu'elle va assez loin au-delà des cadres esthétiques dans lesquels on l'enferme d'habitude, est capable, d'un coup, d'approcher et d'exprimer, mieux que les autres langages, les champs les plus fuyants, les plus risqués de l'expérience (<< C'est la poésie fmalement, ce n'est pas la philosophie qui exprime l'extase»). Dans certaines circonstances imprévues, l'intelligence cède. Le rythme seul, un rythme en quelque sorte vide, atteint l'expérience, parle d'elle... Quelques exemples.
À
l'intérieur du livre Le Petit, dans l'avant-dernière par tie, très brève, Bataille passe tout à coup de la prose à la poésie. La prose qui précède immédiatement le passage - dans ce livre hétérogène, dont le fragment est la loi - a pour titre W. C., PRÉFACE À L'HISTOIRE DE L'ŒIL, et commence :
J'avais écrit, un an avant l'Histoire de l'œil, un livre intitulé W-C. : un petit livre, assez littérature de fou. Juvénile. Le
manuscrit de « W.- C.» a brûlé, ce n'est pas dommage, étant donné ma tristesse actuelle : c'était un cri d'horreur (horreur de moi, non de ma débauche, mais de la tête de philosophe, où depuis... que c'est triste !)
153
Haine de la poésie
Georges Bataille - après tout ll évoque alors les Coïncidences, « d'une exactitude litté rale » - qui suivent l'Histoire de l'œil et décrivent les circons tances de l'enfance qui ont donné naissance au roman. Et le texte du Petit reprend, à ce point, à un même niveau de vérité douloureuse, arrachée, le récit de ées circonstances extrêmes : «Ce qui m'abat davantage : avoir vu, un grand nombre de fois, chier mon père... ». Dans les lignes suivantes, un intolérable remords est atteint, -passant par le mythe (Œdipe) -, et se change, un peu plus bas, à l'improviste, en «horrible fierté ». Mouvement permettant par la suite à Bataille de se maintenir sur cette crête peu respirable du vrai et du tragique, du tragique comme vérité ultime de la vie :
Mon père m'ayant conçu aveugle (aveugle absolument), je ne puis m'arracher les yeux comme Œdipe. J 'ai comme Œdipe deviné l'énigme : personne n'a deviné plus loin que moi. Le six novembre 1915, dans une ville bombardée, à quatre ou cinq kilomètres des lignes allemandes, mon père est mort abandonné. Ma mère et moi l'avons abandonné, lors de l'avance alle mande, en aoOt 14 [... ] Quand mon père devint fou (un an avant la guerre), après la nuit hallucinante, ma mère m'envoya mettre un télégramme à la poste. Je me rappelle avoir été saisi sur le chemin d'une horrible fierté. Le malheur m'accablait, l'ironie intérieure répondait : tant d'horreur te prédestine. . .
Et le passage s'achève ainsi : Personne, sur terre, aux cieux, n'eut souci de l'angoisse de Cependant, le le crois, comme toujours, il faisait face. Quelle «horrible fierté», par instants, dans le sourire aveugle de papa !
mon père agonisant
.
Le glissement - glissement de l'« horrible fierté » de fils à père, et passage du langage noble, raisonné, conscient, au lexique enfantin, prépare, rend nécessaire, inévitable, l'arrivée du langage oral, puéril et impossible, du langage de «l'enfan tillage» qu'est la poésie. On a tout de suite après, tournant la page (avant dernière partie, une page) :
154
J'ai de la merde dans les yeux J'ai de la merde dans le cœur Dieu s'écoule rit
rayonne enivre le ciel
le ciel chante à tue-tête le ciel chante la foudre chante 1'éclat solaire chante les yeux secs le silence cassé de la merde dans le cœur.
Quelques lignes de prose suivent, comme un commen taire qui assume, philosophiquement si on peut dire, l'amor fati, l'acceptation de l'univers comme engendrement aveugle ; et la page s�achève en forme poétique, le vocable enfantin réapparaissant juste avant, comme plus haut : « Dieu n'est pas un curé mais un gland : papa est un gland.» Aussitôt : Ma fêlure est un ami aux yeux de vin fin et mon crime est une amie aux lèvres de fine
je me branle de raisin me torche de pomme. Phrases à la syntaxe élémentaire, jeu facile de l'équiva lence masculin-féminin, sèmes de fruits (rares chez Bataille, fréquents par contre chez Prévert, dont le modèle rythmique est très présent dans cette page, avec quelques incursions littérales du côté de chez Charles Trenet - «le ciel chante à tue-tête le ciel chante ») ; octosyllabes de chanson dans la première partie, et alexandrins (séparés en vers de 7 et 5 pieds) dans la deuxième. La poésie apparat"t en somme, ici, comme perte vertigi neuse du sens (du sens articulé de la réflexion en prose), ver sant dans la scatalogie puérile et dans la plainte élémentaire. Dans la toute dernière partie du livre, enfin (une autre page, qui suit immédiatement celle-ci), Bataille retourne à la
155
Georges Bataille - après
Haine de la poésie
tout
prose réflexive, d'abord aphoristique : « Écrire est rechercher la chance » La chance, « qui anime les plus petites parties de l'univers », est alors l'objet de la réflexion, qui s'achève ainsi : .
Je l'avais perdue mais connaissant les secrets des mots je maintiens entre elle et moi le lien de l'écriture. La pointe de la chance est voilée dans la tristesse de ce livre. Elle serait inaccessible sans lui. « Connaissant le secret des mots »
n'est-ce pas désigner
la poésie même, ce langage d'enfantillage, �e la_ngage par for mules, par rythme, demandé, appelé par 1 exces du trag1que -
.
même ? Le « lien de 1' écriture » (Dante 1' appelait
«
l ien
musaïque ») exerce 1'effet d'un voile, mais, par ce voile ju�te
ment elle permet d'atteindre « la pointe de la chance ». ·Ce �tvre
(Le Petit) est formé de fragments, la plupart en prose, mats la poésie est sa pointe nécessaire - la figure de la chance insaisis sable, saisie, un instant, par les mots. .... Dans le Sur Nietzsche, écrit pendant à peu près la même période, le langage poétique apparat"t à trois reprises au mili�u de
la prose, fragmentaire elle aussi, aux allures de journal, qm a la pensée du philosophe «compagnon» pour cen� et pour moteur. La première apparition a lieu non pas cette fms au comble du tragique, mais à partir du rire, du rire « léger », du rire gai :
Mon rire est gai. J'ai dit qu'une marée de rire à vingt ans me porta [ . ] Je riais au plaisir de vivre, à ma sensualité d'Italie - la plus douce et la plus habile que j'aie connue. Et je riais de deviner combien, dans ce pays ensoleillé, la vie s'était jouée du chris tianis me , changeant le moine exsangue en princesse des Mille et une nuits. Le dôme de Sienne est, au milieu des palais roses, noirs et blancs, comparable à un gâteau immense, multicolore et doré (d'un goût contestable). . .
À la suite de ce paragraphe, Bataille avait tout d'abord, avant
deux lignes sur son rapport à l'amour, placé dans son manuscrit le brouillon d'un sonnet plus tard publié dans l' Orestie un sonnet -
parfaitement régulier, en alexandrins parfaitement rimés :
156
Je rêvais de toucher la tristesse du monde au bord désenchanté d'un étrange màrais je rêvais d'une eau lourde où je retrouverais
les chemins égarés de ta bouche profonde
J'ai senti dans mes mains un animal immonde échappé à la nuit d'une affreuse forêt et je vis que c'était le mal dont tu mourais que j'appelle en riant la tristesse du monde
une lumière folle un éclat de tonnerre un rire libérant ta longue nudité une splendeur immense enfin m'illuminèrent et je vis ta douleur comme une charité rayonnant dans la nuit la longue forme claire et le cri délirant de ton infinité suivi aussitôt d'une ébauche de poème en prose :
Il me faut à présent chanter ma plus belle chanson. Celle qui demande non Forage mais le long, l'interminable ciel bas de l'isolement : Sommes-nous faits, toi et moi, pour laisser une sale lumière nous défigurer ? Ou bien pour être un feu qui chante dans l'ombre ? etc.
Dans ces pages du Sur Nietzsche, le journal amoureux et la réflexion sur le phénomène d'amour se jouent donc à un double niveau : rêverie baudelairienne, qui a besoin de s'incarner en quelque sorte dans le travail de ciselage du sonnet classique, et ensuite dans le «poème en prose » inachevé (sorte d'hommage à distance aux «projets » baudelairiens) ; et tentative de définition conceptuelle : l'amour est-il règne du mensonge ou transfiguration nécessaire à la pensée même, à 1'appel qui suscite la pensée ? :
Ce royaume du songe, né de la passion, n'est-il pas celui du mensonge au fond. [...] Chaque fois qu'une chose... y eût-il là mensonge accidentel, une chose est transfigurée, n'entends tu pas l'appel que rien en toi ne laisse sans réponse ?... Si tu n 'avais, m'apercevant, choisi ce but inaccessible, tu n'aurais même pas abordé l'énigme.
157
Haine de la poésie
Georges Bataille - après tout
Dans ce dernier cas, 1'amour est, comme l' écriture, le · voile qui permet d'aller plus loin, d'aborqer l'inaccessible. Et le langage poétique, lui aussi double, essaie de capturer ce mouvement, cette transe. Enfin, dans un autre point du même livre, la poésie (le langage poétique en action, en vers très courts du ving tième siècle) intervient après deux pages qui cement encore le problème de la chance, mais «dans une angoisse nouée », et dans une toute autre perspective - celle d'une réflexion totale, « sur tout le possible », ramenant au «pathétique de la Phénoménologie de l' Esprit ... à celui de la lutte des classes » :
( ...]
Au début de l'année 1943, le pathétique des événements me vient en aide surtout de ceux à venir. -
Une chaîne de pensées à l'intensité douloureuse se déploie, qui met en jeu le sujet tout entier. Introduisant ces pages «vieilles de plus d'un an», Bataille écrit : « En janvier
1943, je me représentai pour la première fois G'arrivais à V.) la chance dont je parle ». (Nous sommes au cœur de la guerre, et au cœur de la période de plus grande solitude, où la poésie prend place dans tous les écrits). Réflexion à la limite, qui s'achève ainsi, glis sant à l'autre langage : Si l'histoire est finie saut hors du temps ? m ' écriant à jamais : ,
Time out ofjoints. Dans un état d'extrême angoisse puis de décision j 'écrivis ces poèmes : Et je crie
hors des gonds qu'est-ce plus d'espoir en mon cœur se cache
une souris morte
158
la souris meurt elle est traquée et dans ma main le monde est mort soufflée la vieille bougie avant de me coucher
la maladie la mort du monde je suis la maladie je suis la mort du monde [. . ] où est la terre Je ciel et le ciel égaré .
je deviens fou. Nous S?t;nmes ici très loin, aux antipodes presque du son . net baudelamen. Ailleurs aussi que dans les notes tendues fragmenta es, ellipti�ues, qui forment les plus beaux passage du Sur Nzetzsche . C est un personnage apparaissant comme une sorte d'lgitur quelque peu prévertien qui parle, dans le �e et la prosodie d'une chanson populaire. Le «Time out of JOillts » shakes �n est repris au compte d'un je expulsé du langage : «Et Je cne 1 hors des gonds », avec le bestiaire d'enfance et la ritournelle qui, comme la chanson du scieur de long, donnai� seule, mieux que <
�
�
�ari
Les poèmes de Bataille irritent souvent par leur caractère « ins�ffis ant » et érisoire - comme si 1' auteur opérait une . valonsatwn a pnori, gauche, en porte-à-faux, de l'espace rompu dans la page - comme s'il pensait que la seule décision rte� le jet e l'émotion, telle quelle, de p�ager �n li�nes co � pouvait sufftre a remplir 1 expresswn, à atteindre le but... Ils ?onnent parfois l 'impression d'une approche un peu trop rapt�e - escamotée, même - d'un espace tel que l'espace poét1que et de sa technique, d'un espace qui reste malgré le ' poème, substantiellement étranger, intouché. Alors qu'en f�it l'usage constamment irrégulier, mais vaste, pressant, subtil, du langage dans la prose, son avanèée , par decrochements syntaxiques et approximations en spirales
?
�
159
Georges Bataille - après tout
négligentes, glissements sémantiques, donnent à la prose de Bataille sa prise incomparable - sa capacité d'explorer sans cesse des territoires fuyants, innommés. De fait, et indépendamment des résultats esthétiques, qui lui importent peu, il s ' agit dans cette approche d'une des plus fortes intuitions de la poésie contemporaine, et de ses possibilités : la poésie conune aphasie. Mallarmé en atteignait une.
Autre formulation du silence : la «petite voix »...
SEXUALITÉ INORGANIQUE ET SENTIMENT ASTRAL par Mario Perniola
Pourquoi sexualité et beauté semblent-elles inséparables ? Pourquoi la vision d'un beau corps suscite-t-elle habituelle ment un intérêt qui roule vers l'excitation érotique ou vers la sublimation esthétique ? Sur quoi se base ce lien entre l'image d'un corps harmonieux et l'attrait sexuel ? Quelles prémisses théoriques ont à la fois la forme et la vie, l'organisme et l'ani mation, l 'expérience des sens et l'ardeur vitale ? Nous sonunes . tellement habitués à considérer conune évidente l'association entre sexualité et beauté, entre exercice des sens et belle appa rence, que nous reléguons automatiquement dans la perversion et dans la dépravation tout ce qui sort de ce schéma. En réalité cette façon de penser n'est pas du tout universelle ; celle-ci a été instituée par Platon et réaffirmée par le néoplatonisme, qui ont justement identifié le bien au beau : il en est résulté une conception éthique-esthétique de l'existence à l'intérieur de laquelle la beauté sensible est appréciée conune un instant, un degré dans l'ascension vers une beauté spirituelle transcen dante et métaphysique. Pas même les romantiques et les décadents n'ont mis en danger l'organicisme éthico-esthétique. Il est vrai que les romantiques ont souligné l'importance du laid dans l'expé rience de l'art et du sexe : l'affreux, le diabolique, le spectral, l'effroyable et le douloureux, en somme les différents aspects
161
Georges Bataille après tout -
du négatif, ont trouvé une reconnaissance, mais, avec quelques exceptions significatives, la protestation romantique contre l'idée de beauté néoclassique a été acheminée vers une sensibi lité spirituo-vitaliste qui a réaffirmé et consolidé la suprématie de l ' organique sur l'inorganique, des êtres animés sur les choses. En réalité, indépendamment et contre cette conception éthique-esthétique, il y a toujours eu une autre sensibilité qui est excitée par l'expérience de la chose dotée de sensibilité, pour ainsi dire, par le sex-appeal de l'inorganique. Des mani festations de cette sexualité inorganique peuvent se trouver à la période baroque : Walter Benjamin a été le grand interprète d'une expérience du corps comme quelque chose d'inorga nique ; et, typiques de la poésie baroque, les fréquentes simili tudes du corps avec l'albâtre, la neige, les pierres précieuses, expriment justement ce sentiment qui se manifeste dans la poé sie moderne surtout avec Baudelaire. Mais, à mon avis, la sexualité inorganique est une caractéristique essentielle de notre époque, c'est-à-dire de cette époque ouverte par les années soixante. C'est en effet à partir de là que, à l'intérieur de tous les arts (de la musique, de l'architecture, des arts plas tiques, de la littérature et du théâtre), s' affirme une sorte de sexualité complètement différente de la sexualité naturelle. Alors que la sexualité naturelle est organique, tournée vers l'orgasme (Wilhelm Reich) fondée sur la différence des sexes (Luce Irigaray), guidée par le désir (Gilles Deleuze) et par le plàisir (Herbert Marcuse), la sexualité inorganique est au contraire neutre, artificielle, suspendue en une excitation abs traite et infinie, toujours disponible et sans égards pour la beauté, pour l'âge et pour la forme en général. Celle-ci est per verse, non pas tant parce qu'elle peut être ramenée à une per version spécifique (sadisme, masochisme, fétichisme, nécrophilie), mais parce qu'elle tire son excitation d 'impul sions absolument inadéquates.
Sexualité inorganique et sentiment astral
L'anus solaire Sur l'horizon ouvert de la sexualité inorganique se situe un ensemble de textes de Georges Bataille qui tournent autour de l'idée de <
À cette époque, je n'hésitais pas à penser sérieusement à la possibilité que cet œil extraordinaire finisse par se faire jour réellement à travers la paroi osseuse de la tête, parce que je croyais nécessaire qu'après une longue période de servilité les êtres humains aient un œil exprès pour le soleil (alors que les deux yeux qui sont dans les orbites s'en détournent avec une sorte d'obstination stupide) 1•
Cet œil est en réalité aveugle parce que ébloui par la splendeur des rayons solaires : il apparaît à Bataille semblable à un anus, à un «organe sexuel d'une sensibilité inouïe, qui aurait vibré en me faisant pousser des cris atroces, les cris d'une éjaculation grandiose mais puante2». C'est pourquoi il est défini «anus solaire» : « 1'œil pinéal répond probablement à la conception anale (c'est-à-dire nocturne) que je m'étais faite primitivement du soleil3». Pourquoi cette imagination, à première vue absurde, ridi cule, extravagante, nous semble-t-elle liée à l'expérience d'une sexualité inorganique ? D est significatif avant tout que ce qui se trouve placé sur le sommet de la calotte du crâne soit juste ment un anus, et non pas un pénis ou une vulve : ce choix met tout de suite de côté la sexualité naturelle basée sur la diffé rence des sexes, sur le masculin et sur le féminin et ouvre tout grand à l'expérience un territoire nouveau, irréductible non seulement à la différence sexuelle, mais aussi à la pratique de la pédérastie. En effet l'anus solaire ne s'ouvre pas à une péné tration, mais à une vision, qui pourtant ne voit pas parce que 1. G. Bataille, Dossier de l'œil pinéal, n i O.C., ll, p. 15.
2. Ibid., p. 19. 3. /bid., p. 14.
162
163
Georges Bataille - après tout
Sexualité inorganique er sentiment astral
aveuglée par l'éclat de l'astre. On exclut ainsi déjà tout de suite la dichotomie activité-passivité et on s'ouvre à un sentiment qui est à la fois on ne peut plus abstrait et extrêmement sexuel, spéculatif et surexcité. L'anus solaire coïncide en effet avec la fameuse glande pinéale, qui, selon la théorie de Descartes, rend possible 1' action réciproque entre l'âme et le corps ; cependant, alors que Descartes place sa glande pinéale au point le plus interne du crâne, selon la version de Bataille, celle-ci émigre vers la calotte du crâne, suivant un mouvement d'extériorisa tion qui est tout autant significatif. Sur ce mouvement se por tera 1'attention de Michel Foucault, quand il verra dans 1'œuvre de Bataille, tout comme dans l'œuvre de Blanchot, la manifes tation d'« une pensée du dehors ». Néanmoins reste commune à Descartes et à Bataille l'idée que 1'organe pinéal est lié à l'équilibre, que c'est quelque chose de suspendu, susceptible d'être influencé par les moindres variations. L'œil pinéal nous initie ainsi à une façon aveugle de voir qui ne dépend pas de l'exercice du sens de la vue, et qui, pour cette raison, est absolument opposée à la manière dont Platon s'imagine que l'intellect voit les substances éternelles qui constituent le monde de l'être. En effet, les idées plato niques sont des images vues avec l'œil de l'esprit, tandis que l'e.lCpérience de l'œil pinéal ne s'avère pas iconique, elle exclut l'apparition d'une forme, semble vide comme un miroir qui ne . réfléchit rien, et qui pourtant assure la perception d'une splen deur aveuglante. C'est ici que paraît un aspect fondamental de l'érotismè de Bataille, qui restera inchangé dans toute son œuvre : le refus des images. L'exclusion iconique tend même à se transformer en une véritable et absolue iconoclastie, en mettant à nu les racines jansénistes d_e sa spiritualité. L'affinité entre l'érotisme et la mort, qui constituera 1'un des thèmes fondamentaux de sa conception de l'érotisme, se base justement sur le fait que l'un comme l'autre sont iconoclastes, c'est-à-dire qu'ils détruisent la belle apparence des corps. La mort dissout la forme dans le mouvement visqueux et nauséabond de la matière putride. Ce n'est pas autrement que le désir brise l'unité subjective de celui qui l'éprouve et le jette dans un mouvement incontrôlable et qui désagrège.
Toutefois, à l'époque des textes dont nous parlons (fin des années vingt), l'expérience sexuelle chez Bataille se présente davantage comme une expérience non iconique que comme une expérience iconoclaste. La splendeur de « l'anus solaire»
n'est pourtant pas celle de la lumière, du ciel cristallin, sym bole de l'être, comme dans l'esthétique médiévale. Celle-ci a quelque chose de fétide, de putride, c'est une fiction excrémen tielle ! L'œil pinéal est l'étincellement d'un anus porté au som met de la tête : celui-ci est associé à la crotte, à l'or et à l'argent. C'est un oxymoron qui unit les caractéristiques de la chose la plus méprisable et celles de la chose la plus précieuse, qui unit de façon indissoluble la plus grande insignifiance et la plus grande valeur. L'un comme l'autre, l'excrément et l'or, le déchet et la quintessence, sont à la fois concrets et abstraits, sensibles et mentaux, sexuels et philosophiques. L'anus solaire est l'emblème d'une philosophia sexualis qui s'est fmalement libérée du formalisme éthique-esthétique ; c'est l'emblème d'une excitation neutre, impersonnelle, inorga nique, qui est en même temps sexuelle et philosophique. L'œil pinéal semble quelque chose de similaire à un anus voyant ou à un œil tactile, mais en réalité ce n'est ni l'un ni l'autre, parce que cela n'implique ni une vision, ni une perception tactile : Bataille décrit un sentiment qui est presque indépendant des cinq sens, qui est leur parodie, le transfert de leurs sensations, non pas vers des contenus nouveaux, mais vers de nouvelles conditions a priori de la sensibilité. «Il est clair, écrit-il, que le monde est purement parodique, c'est-à-dire que chaque chose qu'on regarde est la parodie d'une autre, ou encore la même chose sous une forme décevante• ». Cette déception ne garantit pas pour autant une nouvelle vue, ni un nouveau toucher, mais inaugure un sixième, un septième, un huitième sens, d'infinies capacités nouvelles de recevoir des impressions et de recourir à des sensations qui sont irréductibles aux cinq sens traditionnels. L'axe sur lequel s'établit ce nouveau sentiment post humain n'est plus l'homme, mais la chose : «Une voiture, une horloge ou une machine à coudre peuvent également être
164
165
1. G. Bataille, L'Anus solaire, in O.C [, p. 81. ..
Georges Bataille - après tout
Sexualité inorganique et sentiment astral
acceptées en tant que principe générateur1». Bien sOr ces choses ne sont pas choisies pour leurs caractéristiques for melles ou objectales :
expérience se greffe le mot et l'idée de Jésuve, mot composé de «Je» et de Vésuve, dans lequel se rencontrent la force expul sive de l'anus et la splendeur du soleil, l'énergie démesurée de la terre et la capacité d'un sentiment qui s'est rendu autonome de par le sujet et de par la conscience. La découverte de la cosmicité de l'expérience sexuelle
Un soulier abandonné, une dent gâtée, un nez trop court, le cuisinier crachant dans la nourriture de ses maîtres sont à l'amour ce que le pavillon est à la nationalité. Un parapluie, une sexagénaire, un séminariste, l'odeur des œufs pourris, les . yeux crevés des juges sont les racines par lesquelles l' amour se nourrit. Un chien dévorant l'estomac d'une oie, une femme ivre qui vomit, un comptable qui sanglote, un pot de moutarde représentent la confus ion qui sert à l'amour de véhicule2. N'importe quelle chose peut donc être l'appui d'une exci tation sexuelle ! Mais attention ! Ces choses ne sont pas des fétiches de l'excitation sexuelle mienne, tienne ou sienne, d'un sujet en somme : la sexualité inorganique n'est pas le féti chisme, même si, sous beaucoup d'aspects; cela lui ressemble (surtout en ce qui concerne le caractère arbitraire de l a détermination de la chose et l'extériorisation de l'expérience). Dans le sex-appeal de l'inorganique le sujet est dissous : étendu au lit à côté d'une fille, moi, je ne sais pas pourquoi je suis moi-même au lieu du corps que je touche, et cette fille ' rn est tout autant étrangère que la porte ou la fenêtre. Dans la sexualité inorganique, ce n'est pas nous qui sentons les choses : l'excitation naît du fait que nous nous sentons trans formés en des choses qui sentent, qui se donnent, qui prennent. Tout cela s' associe à une expérience cosmique qui implique la planète entière : la croOte terrestre se trouve sexua lisée ; les montagnes et les mers, les protubérances et les ensel lements, les reliefs et les creux acquièrent une valence sexuelle qui appartient par excellence au sex-appeal de l'inorganique, du minéral, du non-vital. Cependant tout le cosmos sent, et il est agité et bouleversé par une excitation qui trouve son apogée dans les volcans, anus du monde qui rejettent des excréments incandescents et brOlants comme les rayons du soleil. Sur cette
1 . O.C., 1, pp. 81-82. 2. O.C., I, p. 82.
inorganique ne mène pas toutefois au panthéisme, où tout se réconcilie avec tout dans une unité supérieure, ni à un hylo zoïsme conciliant qui abat la barrière entre la vie et la non-vie, en trouvant partout les manifestations de la première. La pen sée de Bataille est animée d'une tension polémique, d'opposi tion, contestatrice, qui s'exprime dans la notion d'hétérologie : comme écrit Denis Hallier, « le discours de 1'hétérologie excède les possibilités de la logique et rompt ses chaînes1 ». L'anus solaire, la sexualité inorganique est inconciliable avec la sexualité naturelle, homogène, fondée sur le principe de l'utilité, sur la subordination au plaisir, à l'orgasme, à la satis faction des besoins ; si l'exCitation sexuelle était seulement un besoin animal, elle ne pourrait pas être infinie, infiniment explosive et éclatante, autonome et souveraine. L'œil pinéal inaugure le sentiment de la chose, c'est-à-dire une hétéro phénoménologie, dans laquelle l' expérience sensorielle et émo tionnelle se détache de la subjectivité humaine. Bataille décrit justement ce mouvement qui amène l'homme à jeter ses propres sens en dehors de lui-même, à s'arracher les yeux, comme Œdipe, à se couper une oreille, comme Van Gogh, à se trancher la langue avec les dents et à la cracher au visage d'un tyran, comme Zénon d'Élée. Bien, imaginons que cet œil, cette oreille, cette langue continuent à voir, à entendre, à bouger. Que peuvent-ils donc faire ? Dans le récit Histoire de l'œil, l'œil arraché de la tête d'un prêtre sacrifié à la criminelle luxure de Simone est intro duit par elle dans sa propre vulve. Dans un autre texte de la même période, Bataille raconte que Van Gogh envoya une oreille coupée à une prostituée. Et la langue de Zénon ? Pour-
1. D. Hollier, Against Architecture. Tite Writings of Georges Bataille, Cambridge, The MIT Press, 1989, p. 93.
166
167
Georges Bataille - après tout
Sexualité inorganù;ue et sentiment astral
quoi ne pas imaginer que la langue de Zénon, devenue auto nome, ne s'enfile dans l'anus de son amant, ne le traverse et ne parcoure ses entrailles, en le faisant frëmir et trembler, en secouant son immobilisme : l'idée que le centre de gravité d'Apollon callipyge se trouve dans son cul et qu'il soit boule versé par la langue de Zénon, peut sembler irrespectueuse et de
astrale : l'astre est par définition justement ce qui ne peut pas être vu et qui cependant n'est pas du tout une représentation subjective ou intérieure. Mieux, ce qui caractérise l'élément astral, c'est justement son caractère extérieur par rapport à la conscience : il initie à une façon d'être qui n'est pas du tout celle d'être-pour-soi, qui aliène, déracine, extirpe l'homme de lui-même, en Je lançant dans un sentiment cosmique incapable de prendre quelque forme que ce soit. Celui-ci se trouve donc aux antipodes de l'idolâtrie qui consiste en l'adoration des images sacrées, des divinités dotées d'une identité formelle : aucun simulacre, aucune figure n'apparaît dans- cette religion que Schelling défmit précisément par le nom de « sabisme ». L'exclusion iconique astrale n'a toutefois rien' à voir avec une intuition pure de l'unité spirituelle de Dieu : dans le sabisme, l'on est extraverti et dénaturé, on se répand au dehors du centre et l'on couvre toute l'étendue du cosmos. Mais cet espace est indifférencié et, tout en étant entièrement occupé, il paraî't désert, et pourtant animé d'un mouvement incessant, soumis à une tension continue, impliqué dans une excitation indescrip
mauvais goût. Mais ce qui importe, c'est l'expérience qui libère les organes des sens de la dépendance par rapport à la conscience, et qui leur attribue la capacité de se mouvoir de façon indépendante et même contraire à la volonté du sujet : ainsi une langue qui a toujours prêché l'immobilité de 1 'être prend sa revanche par rapport à son propre détenteur et inau gure à l'intérieur d'un anus solaire une de ses hétérologies propres, un de ses discours propres qui se manifeste non pas au moyen de mots destinés à l'écoute, mais à travers des sensa tions neutres, inorganiques, pas du tout spirituelles, pas du tout viales, t nouvelles par rapport à ce que, jusqu'à maintenant, ont donné à l'homme ses cinq sens. La langue de Zénon n'est pas cruelle comme Zénon (selon le fameux vers de Valéry)1 : elle se situe au-delà de son sadisme philosophique. Et «le coït poly morphe» d'entités inorganiques comme la terre et le soleil, évoqué par Bataille2 est autre, différent, par rapport à la sexua lité asservie, soumise, assujettie au plaisir et au désir, à la beauté et à la vie.
Le sabisme et l'azur du ciel Ce fut Schelling, le philosophe, qui considéra le senti ment astral comme la première forme de religion en 1' attri buant à un peuple arabe antéislamique, les Sabéens ou Sabiens, très peu connus encore aujourd'hui. Contrairement à l'interpré tation naturaliste de culte stellaire, Schelling souligne le carac tère non visuel, et d'autant moins intellectuel, de l'expérience
tible en termes biologiques ou naturalistes. Le sabisme exerce un pouvoir réel et total sur les hommes, lesquels sont entièrement possédés, dominés, subju gués par l'élément astral, qui règne sur eux comme une puis sance étr�ngère et impersonnelle ; gouvernés par ce pouvoir aveugle, ils n'ont toutefois pas conscience de leur asser vissement : « se sent esclave, écrit Schelling, celui-là seul qui est dominé par deux puissances et hésite entre l'une et l'autre. Tout ce qui est décidé est libre1 ». C'est pourquoi le sabisme nous initie à une façon d'être qui est libre avant même la liberté, à une splendeur qui fait abstraction du charme de la vie terrestre multiple et bariolée. Ainsi le paradoxe du sabisme est semblable à celui de l'œil pinéal : nous sommes initiés à une expérience qui est à la fois abstraite sans être intellectuelle et qui est concrète sans s'appuyer sur l'un des cinq sens, qui est à la fois éblouissante et aveugle, sublime et annihilante.
l. « Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d"Élée ! 1 M'as-tu perc6 de cette flèche ailée 1 qui vibre, vole, et qui ne vote pas ! » (P. Valéry, «Le cimetière marin», in Charmes, Paris, Gallimard, 1952, p. 237). 2. G. Bataille, O.C. 1, p. 84.
1. F. W. J. Schelling, Philosophie der Mythologie, in Sammtliche Werke, Stuttgart, Cotta, 1856-1861, vol. XII, Vorlesung IX.
168
L69
.
Georges Bataille - après tout
Schelling décrit les Sabéens comme un peuple nomade, sans patrie ni propriété fixe, étrangers sur la terre, sous la coupe d'une force extérieure, sans conscience d'eux-mêmes : habitants du désert, ils se déplacent sur des étendues immenses, dirigés par une force astrale qui les domine et les maintient perpétuellement dans un état de pureté et d'intégrité, en une espèce de transe cos mique, qui ignore tout autant l'esprit que la vie. C'est à ce sentiment cosmique que peuvent être ramenées beaucoup de pages des œuvres littéraires de Bataille, dans les quelles sexualité impersonnelle et inorganisation astrale sem blent indissolublement jointes. L'expérience qui donne le titre de son roman Le Bleu du ciel peut être considéré comme un développement du sentiment de l'œil pinéal : le ciel étoilé semble lié à l'avènement de quelque chose d'impossible, qui cependant devient subitement effectif, se réalise et s'achève : Quand j'étais un enfant, j'aimais le soleil : je fermais les yeux et,
à travers les paupières, il était rouge. Le soleil était
terrible, il faisait songer à une explosion : était-il rien de plus solaire que le sang rouge coulant sur le pavé, comme si la lumière éclatait et tuait1? Plus clairement dans le court texte Le Petit, sentimept astral et sexualité anale sont étroitement liés. «Le petit » est en effet l'orifice postérieur : celui-ci semble à Bataille «le rayon nement d'une étoile morte, éclat du ciel annonçant la mort2» et dans le même temps « l 'exil d'une part d'eux-mêmes3». Ainsi le brillant sidéral est encore une fois associé à l'impersonnalité, à l'excès, à l'éloignement. Les yeux de la femme que le protago niste du roman tient entre ses bras sont blancs, sans existence personnelle, ils regardent le ciel et les étoiles, en état d'inno cence. Leur interrogation mutuelle rend la philosophie acadé mique ridicule, semblable à une «noce de village4». À travers les sordides et les scabreux détails d'une étreinte passe toutefois une volonté extrême d'affina n tion, de victoire, d'orgueilleuse magnificence : « Rien qui ne soit tendu, altéré de vaincreS». 1. G. Bataille, Le Bleu du ciel, in O. C., ID, p. 455. 2. G. Bataille, Le Petit, in O. C., m. p. 40. 3. /bid., p. 38. 4./bid., p. 49. S. Ibid., p. 56.
TECHNIQUE DE L'IMPOSSffiLE par Catherine Cusset
En se plaçant dès l'origine sous le signe de l'impossible, Bataille a créé autour de lui une marge infranchissable et rendu, no tam ment, impossible à l'ami qui signe ces lignes d'y faire passer autre chose qu'un reflet très pâle et très
incertain de l'ami disparu 1 •
Dans la préface que Georges Bataille donne au Bleu du Ciel lors de la première publication, en 1957, du roman écrit vingt ans plus tôt, il énonce ce qu'est pour lui l'enjeu de l'écriture : Je le crois : seule l'épreuve suffocante, impossible, donne à l'auteur le moyen d'atteindre la vision lointaine attendue par un lecteur las des proches limites imposées par les conven tions. Comment nous attarder à des livres auxquels, sensible ment, l'auteur n'a pas été contraint2 ?
Ce qui est frappant, c'est moins la conception de l'écri ture que Bataille exprime ici, celle d'une nécessité impérative à 1 . Voir Michel Leiris, Le Donjuanisme de Georges Bataille, Paris, \ Orbis, 1988, p. 40. 2. G. Bataille, Le Bleu du ciel, Paris, U.G.E., 1970, p. 11.
171
Georges Bataille
-
après tout
laquelle l'écrivain se soumet, d'un absolu qui parle à travers lui, que le fait que Bataille lui-même formule cette exigence dans la préface de son roman, qui est supposé être la preuve de cette exigence. En livrant son roman au public, Bataille lui donne un cadre théorique. Un certain nombre de concepts propres à Bataille se retrouve ainsi à travers son œuvre aussi bien poétique et fictive que théorique : ils sont nommés tour à tour Dieu, Angoisse, Tout, Démesure, Horreur, Souveraineté, Impossible. C'est en raison de l'usage de tels mots que l'on a pu qua lifier Bataille de mystique1 ou rapprocher l'exigence absolue de Bataille de la notion lacanienne de désir. Cette exjgence, que Bataille nomme la «voie souveraine>> de la religiosité, implique le désir, dans l' angoisse, l'emportant sur la peur ; la
conscience qu'un plaisir souverain est un défi (heureux, que
rendit possible la chance) que je porte à la mort ; l'idée que la nuit où je tombe ne peut être compensée nulle part et d'aucune façon ; je serais sans cela subordonné au «possible» qui compenserait, au lieu d'être abandonné (comme je suis) à rna souveraineté (à la nuit qui jamais ne verra se lever le jourl). Partout dans son œuvre réapparaissent ces notions qui apparaîtront limpides aux batailliens et sans doute plus obs cures aux autres : en effet, même si Bataille ne cesse de les redéfinir, c'est en des termes qui se font écho les uns aux autres et qui établissent un système clos, préservant et construisant ce tout, cet absolu qu'il nomme l'impossible et qui implique, pour commencer, nulle subordination au possible, c'est-à-dire, s'il est possible de traduire, à toute pensée commune. Ai-je le droit de parler de Bataille si je ne suis pas bataillienne ? Ai-je le droit de parler de l'Impossible quand je suis dans le possible, dans la pensée commune ? Suis-je capable de lire Bataille, si cette notion d'Impossible reste, pour 1. Voir Jean-Paul Sartre, «Un nouveau mystique» (1943), Situations 1, Paris. Gallimard, 1947. 2. G. Bataille, La tombe de Laus i XXX, O.C., Paris, Gallimard, 1970.
172
Technque i de l'impossible
moi, mystérieusement abstraite et métaphysique ? Puis-je être sensible aux livres de Bataille, si je suis athée, si l'absolu, le « tout», m'est étranger ? Mais après tout, la littérature n'est pas une affaire de religion. Après tout, le tout de Bataille a-t-il encore un sens ? C'est la question que je me suis posée en lisant tous ses romans et récits. Je les ai trouvés beaux. Ils m'ont touchée. Ils m'ont troublée. Même si la critique littéraire n'est pas une ·affaire de sentiment personnel, je voulais com mencer par le dire, pour justifier ici mon approche de Bataille, peu hiératique. Parce que Bataille lui-même ne cesse d'expliciter, d'ana lyser et de commenter les notions qu'il met en œuvre, tout commentaire de son œuvre devient extrêmement difficile, sauf à redoubler, répéter ce qu'il a toujours déjà dit. Commenter Bataille, c'est se trouver à l'intérieur de la pensée et de l'œuvre de Bataille. Toute analyse de l'œuvre de Bataille oblige à se poser la question du commentaire : quel est son rôle ? Doit-il épouser l'œuvre ? Telle est, selon Maurice Blanchot qui ana lyse dans L'Entretien Infini l a signification littéraire du mythe d'Orphée, la seule tâche du commentaire : redoubler l'écrit de l'intérieur et sans le traduire, se faire l'écho de ce vide, de cette absence suscitée par 1' écrit. Belle entreprise, sauf à devenir redondance et non plus écho, et à plagier le texte avec une ido lâtrie dépourvue de toute distance critique. C'est cette vénéra tion presque religieuse que l'on trouve souvent dans les textes que l'œuvre de Bataille inspire à ses commentateurs : les concepts d'«impossible», de «démesure », de « souveraineté», ne peuvent pas être questionnés ; ce sont des articles de foi. Bataille écrit des récits érotiques, pornographiques même. Mais l'écriture de l'obscène se justifie par la notion abstraite, voire mystique, d' «impossible>) : la débauche est l'« impossible divin sous un masque résolument vulgaire1». Aussi différents ces romans soient-ils les uns des autres, en chacun d'eux se trouve un moment-clef où le narrateur évoque la notion abs traite, métaphysique, d'impossible. «Je tenais mal debout, désespérant de voir la fin de cette randonnée dans 1. Le Petil, O.C., t. Ill, p.
5. 173
Technique de l'impossible
Georges Bataille - après tout l'impossible », dit le narrateur d'Histoire de l'œil en ramenant Simone de la maison de santé où est enfermée Marcelle 1• « Après vingt années, 1'enfant qui se frappait à coups de porte plume attendait, debout sous le ciel, dans une rue étrangère, il ne savait quoi d'impossible,» dit le narrateur du Bleu du ciel. « Dans son regard, à ce moment-là. je sus qu'il revenait de 1 'impossible », lit-on dans Madame Edwarda2• Dans L'abbé C., Chàrles, pincé par son frère l'abbé prétendument évanoui, «imagine une femme que dépasse une caresse inattendue, d'une perversité qu'elle aurait cru impossible, - mais qui, par une imprévisible atteinte, la mettrait vraiment hors d'elle même3». Et dans Ma mère, le dernier des longs récits fictifs, le mot «impossible » substantivé revient à plusieurs reprises : « [... ] cette attente de l'impossible que ma mère provoquait en moi le plus souvent», dit Pierre, avant de faire de cet «impos sible» le sens même de son lien à sa mère : «Pour les lentilles d'un possible gourmand, nous aurions perdu la pureté de notre impossible4». L'impossible devient l'objet même du texte, que les personnages cherchent à préserver, sauver, dans sa pureté. «Je crois même qu'en un sens mes récits atteignent clai rement l'impossible,» écrit Bataille dans L'lmpossible5• Com menter, définir le concept d'impossible, et atteindre 1'impossible, ce n'est pas la même opération. Ce n'est donc pas en lisant le mot «impossible » dans les récits de Bataille ou les équivalents possibles de ce terme (Dieu, entre autres) que l'on atteint cet absolu que Bataille nomme l'impossible. Cette
longue introduction ne vise qu'à établir une distinction entre ces deux types d'écriture pratiqués par Bataille : l'écriture théorique et philosophique d'un côté, l'écriture fictive de l'autre. Les mêmes concepts, les mêmes idées sont en jeu. Mais ces deux écritures n'accomplissent pas la même opéra tion. Seule 1'écriture fictive se donne pour but d'« atteindre l'impossible »,que l'écriture théorique, elle, aurait davantage
1. G. Bataille, Histoire de l'œil, Paris, U.G.E., 1993, p. 119. 2. Ibid., p. 50. 3. G. Bataille, L'Abbé C., Paris, Folio Gallimard, 1972, p. 87. 4. G. Bataille, Ma mère, Paris, U.G.E., 1993, pp. 33 et 80. 5. O.C., In, p. 101.
174
pour tâche d'élaborer et de cerner. Bataille lui -même écarte la « réflexion philosophique » comme une facilité qui n'a pas les moyens d'atteindre l'impossible :
Je vois ainsi comment la réflexion philosophique trahit : c'est qu'elle ne peut répondre à l'attente, n'ayant qu'un objet limité - qui se définit à partir d'un autre à l'avance défmi - si bien qu'opposé à l'objet du désir, il n'estjamais qu indifférent. L'IInpossible, O.C., p. 124 '
·
Ba�ille di�tingue �one clairement deux objets : l'objet de , philosoph1que, confortablement installé dans le la reflex10n se�s ; et.l'objet du désir qui, pour s'exprimer, doit emprunter la vote fictJ.ve, cette voie qui atteint l'impossible. Comment atteindre l'impossible ? Comment rendre en mot� ce�te « ��reuve su�ocante, impossible » qui est pour Bataille a 1.ongme du réctt nécessaire ? Quels sont les moyens
«d'atteindre la vision lointaine attendue par un lecteur las des proches limites imposées par nos conventions ? » Comment un texte peut-il être né de la rage ? Bataille, dans Le Petit, expose la vocation contradictoire de l'écriture et de l'exigence que représ�nte l'impossible : l'une est médiation, l'autre est abso lue «Ecriv�t, bien vite je ne puis répondre à une exigence si :_ enttere : écrue engage à demi dans la voie du bien. » (p. 17) Comment un moyen peut-il dire l'absolu, comment des frag ments (des mots, des phrases) peuvent-ils dire le tout ? L'écri ture n'es� pas l'impossible : l'écriture n'est pas dépense, conso.mptton, rage, violence ; l'écriture est un processus, un t avat l, une constr�ction. L'écriture est patience, quand . . l tmpo sstble est une liDpatience, une exigence entière, absolue sans médiation. Même les mots les plus violents et les plus contiennent une certaine douceur dans la mesure où ils ne sont que des �cits. C'es� le rejet de cette douceur, de ce compromis, que Batrulle expnme dans L'Impossible :
�
cru�
175
Georges Bataille - après tout
Technique de l'impossible
sais qu'à la longue, en dépit de leur impuissance, ils t'attein
texte coupable », et Roland Barthes dans «La métaphore de l'œil», ont tous deux évoqué la « technique » de Bataille'. ll restait à considérer plus précisément cette technique. D'Histoire de l'œil à Ma mère, les romans de Bataille sont structurés de la même manière, autour des mêmes obses sions. Une femme occupe le centre du récit, représentant la violence du désir et l'exigence du mal : Simone dans Histoire de l'œil, Dirty dans Le Bleu du ciel, Julie dans Julie, Éponine dans L'Abbé C., Edwarda dans Madame Edwarda, Marie dans Le Mort, et la mère du narrateur dans Ma mère. C'est une femme, mais ce n'est pas « toute » femme : dans presque tous
dront» (p. 83), écrit la mère à son fils, Pierre, dans Ma mère. Voici donc pourquoi j'ai choisi de parler de la « technique de l'impossible >>, de ces techniques narratives par lesquelles les romans de Bataille atteignent l'impossible. L'emploi du mot «technique» peut surprendre, choquer même : à décrire des techniques, ne risque-t-on pas de perdre quelque chose, ou même tout de « l'épreuve suffocante» à l'origine des récits de Bataille ? L'expression « technique de l'impossible » représente un paradoxe : ce paradoxe vient précisément de la contradic tion entre la dimension matérielle et concrète, conventionnelle même, de l'écriture fictive et le caractère absolu, abstrait, d'un concept comme «l'impossible ». ll semble peu légitime de par ler de technique narrative dans le cas de Bataille, dans la mesure où, comme l'écrit Denis Rollier dans La Prise de la Concorde, « à la tentation de la forme il a su opposer la vio lence d'un désir1 ». Mais ce désir lui-même s'exprime dans une forme, cette forme fût-elle une anti-forme : il suffit de lire deux phrases de Bataille pour reconnaître, non seulement le «désir» qui inspire son écriture, mais aussi cette écriture, c'est-à-dire des thèmes, des images, des constructions syntaxiques. D'un texte à l'autre, on retrouve non seulement les mêmes thèmes, mais aussi les mêmes enchaînements narratifs, le même type de séquences et de procédés rhétoriques. Il ne s'agit pas ici de présenter la «recette » des romans de Bataille. Tout en restant délibérément en-deçà de l'exigence bataillienne, c'est à la notion bataillienne d'« impossible» que s'intéresse cette étude, avec l'espoir de la comprendre mieux en examinant sa manifestation dans 1'écriture. On n'analysera donc pas les particularités de chacun des récits de Bataille,
les récits de Bataille, cette femme est opposée à une ou plu sieurs autres qui représentent la frontière transgressée par ce désir sans mesure, et lui renvoient 1'image de sa folie. Simone contraste avec Marcelle, Dirty avec Lazare et Xénie, Éponine avec Rosie et Raymonde, la mère avec Hansi et Réa. Hansi, plus maternelle que La mère du narrateur, sensuelle, passionnée et «honnête», sert ainsi de faire-valoir à la violence exception nelle du désir de la mère : «Hansi avait toujours été fascinée par ma mère, mais s'en était vite effrayée. » (p. 113). Dans chacun des récits de Bataille, une certaine voix féminine, qui se détache des autres voix du récit, masculine et féminine, exprime l'exigence d'un désir sans compromis, sans mesure. « C'était la plénitude de l'impudeur, qui regardait comme sienne la terre entière, mesurant sa violence à une éten due sans fin, et ne connaissant plus d' apaisement» écrit Charles dans L'Abbé C. (p. 62), après avoir raconté la manière
1. Denis Rollier, La Prise de la Concorde. Essais sur Georges Bataille. Paris, Gallimard, 1974, p. 54.
t . «C'est justement pour répondre à cette démesure que d'abord Je récit se fait incohérent : anticipation, ntroduction i de lettres, de réflexions méditatives étrangères à la brutalité de la scène érotique, etc. Cette technique qui rappelle le roman picaresque, ou celui de Sade, est ici conduite dans l'espace d'un court récit. >> Voir Julia Kristeva, «Bataille Solaire, ou le texte coupable », Histoires d'amour, Paris, Gallimard, collection Folio Essais, pp. 454-461 (citation p. 456). Barthes écrit : «Ce n'est ni la moindre beauté ni la moindre nouveauté de ce texte que de composer, par la technique que l'on tente de décrire ici, une littérature ciel ouven, située au-delà de tout déchiffrement, et que seule une critique formelle peut - de très loin - accompagner. ». Voir Roland Barthes, «La métaphore de l'œil», Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, pp. 238..245 (citation p. 241 ).
176
177
mais ce qu'ils ont de commun, les similarités de cette voix nar rative qui lie Histoire de l'œil, Le Bleu du ciel, L'abbé C., Madame Edwarda, Le Mort, Julie et Ma mère. Par quels moyens l'expérience de l 'impossible peut-elle se dire, et se communiquer ? Julia Kristeva dans « Bataille solaire, ou le
à
Georges Bataille - après tout dont Éponine exige de lui qu'il demande à son frère Robert de
coucher avec elle. Dans Ma mère, la mère du narrateur ne cesse de formuler l'exigence d'un désir violent, sans compromis et
sans mesure :
bation de la vie jusque dans la mort. » Le désir de la mère, « sans limite concevable», <
d'angoisse et je le suis de volupté. Mais ce n'est pas d'amour, je n'ai que de la rage. Ma rage t'a mis au monde» (p. 85).
C'est donc à travers un certain féminin que Bataille énonce la loi du désir, d'un désir violent et démesuré qui évoque la notion lacanienne de désir : un désir que rien ne peut satisfaire, qui ne peut conduire à aucun assouvissement1• «Jamais l'assouvissement ne nous retira l'un de l'autre comme le fait la béatitude des amants », dit le narrateur de Ma mère (p. 79). À cette violence sans assouvissement possible s'oppo sent les fades «plaisirs de la chair» que critique le narrateur
d'Histoire de l'œil, ces plaisirs des gens aux «yeux châtrés» (p. 136). De ce désir ncarné i par l'exigence de Simone, de Dirty,
d' Éponine, de la mère, Bataille fait le lieu de l'absolu. L'orgasme féminin est le lieu même de la coïncidence entre la vie et la mort, comme dans ce récit où le narrateur d'Histoire de l'œil décrit à la fois la mort du torero Granero et la jouis sance de Simone (p. 149) :
Je vis en peu d'instants Simone; à rrion effroi, mordie les globes, Granero s'avancer, présenter au taureau le drap rouge ; puis Simone [... ] dénuder sa vulve où entra l'autre couille ; Granero renversé, acculé [... ]. L'une des cornes
Technique de l'impossible
enfonça 1' œil droit et la tête. La clameur atterrée des arènes coïncida avec le-spasme de Simone... Toutes les images choisies par Bataille, toutes les scènes qu'il décrit mettent en valeur la bestialité du désir, et la perte de contrôle sur soi qu'il implique, la chute dans l'abjection : «Un bruit d'entrailles révul s ées se produisait lourdement sous la robe de la jeune fille, révulsée, écarlate et tordue sur sa chaise ... » (p. 23). Au cours de chacun de ses récits, il vient un moment où les personnages sont décrits en train de se saouler, de vomir, d'uriner, de jouir. L'on pourrait même dire que leur activité principale consiste à boire, à vomir et à éjaculer. Les mots utilisés par Bataille expriment la violence transgressive de chacun de ces actes : « dégueuler », «pisser », « cracher le foutre». La description de l'odeur renforce l'abjection : « une odeur de sang, de sperme, d'urine et de vomi qui faisait reculer d'horreur, » lit-on dans Histoire de l'œil. Dans Le Bleu du ciel, il décrit la servante « suffoquée par une odeur rare dans un endroit si luxueux : une odeur de bordel de bas-étage ». Dans Ma mère, il mentionne «une odeur triste, dégradante» (p. 17). Enfm, à ces secousses du corps s' associent les secousses du ciel : l'orage. Dans chacun de ses récits Bataille décrit l'orage, le vent violent, les rafales de pluie, les coups de tonnerre et de foudre : le déchaînement des éléments fait écho au déchaîne ment du corps. La caractéristique essentielle du désir féminin mis en scène par Bataille, c'est d'être le lieu de la contradiction, le lieu de la cohabitation des extrêmes, l'abject et le divin, la lai deur et la beauté, 1 'horreur et la sainteté, le dégoût et la vénéra tion. Et c'est en tant que lieu de la contradiction, point où les extrêmes se rejoignent, où 1'abject devient le divin, que ce désir intéresse Bataille1• Dans Le Mort, la scène où Marie est pénétrée par Pierrot est comparée à «l'égorgement d'un porc
1 . Susan Rubin Suleiman exprime, en d'autres termes, une idée simi corps féminin, dans sa duplicité "œdipienne" (pureté maternelle
1 . Élisabeth Roudinesco nous a appris, lors de ce colloque, que Bataille n'avait jamais lu Lacan, tout en s intéressant à son travail. Lacan_, par contre, a lu Bataille, et il semble plus que probable que l'œuvre de Bataille a eu une _ certaine influence sur sa pensée, en particulier sur la notion de «réel» dési u es Lacan, Le gnant, chez Lacan, la r�alité irréductible du désir. V?ir Ja � Séminaire, Livre VIl. L'Ethique de la psychanalyse, P ans, Seuil, 1986.
vs souillure sexuelle, sublimation vs désir charnel) est l'emblème même de la coexistence contradictoire de la transgression et de 1' interdit>> Voir Susan Rubin Suleiman, «La Pornographie de Bataille. Lecture textuelle, lecture,thé· malique. ,. Poétique, nov. 1985, 16 (64), pp. 483-493 (citation p. 491).
178
179
'
laire : «Le
.
Georges Bataille - après tout
ou la mise au tombeau d'un Dieu. >> Dans Ma mère (p. 66), le narrateur évoque «le monde du plaisir où dans les ronces et dans la rage (sa) mère jeune avait trouvé sa .voi� divine.». on . lit dans Madame Edwarda (p. 34) : «Th VOIS, dtt-elle, Je SUIS Dieu. ». C'est en montrant son sexe,· ses «guenilles velues et roses, pleines de vie comme une pieuvre répugnante .», que Mme Edwarda se dit « Dieu». Toutes ces femmes, Simone, Dirty, Éponine, Marie, Julie, Edwarda, Madeleine, Charlotte, sont la même : elles incarnent l'absolu du désir que cherche à atteindre le narrateur du récit, un absolu qui fait se confondre les extrêmes, l'abjection et la pureté. « Pourtant elle me donnait un sentiment de pureté - il y avait même dans sa débauche , une candeur telle que, parfois, j ' aurais voulu me mettre à ses pieds», dit Troppmann dans Le Bleu �u ciel.�. 19). Doit-on en conclure que ce désrr fémmm démesuré, sans assouvissement possible, ce désir qui conduit à la rage, qui fait coïncider la jouissance et la mort, représente l'absolu, le « tout» que mettent en scène les récits fict�fs de Bataille _? La sanctification de ce désir, sa transformat10n par le récit en valeur absolue et sacrée, est-ce l'objet des récits de Bataille ? Est-ce cela, «l'impossible » que ses récits atteigne�t ? La l�c ture thématique à laquelle nous venons de nous hvrer révele l'obsession d'un thème, l'absolu du désir féminin. Mais cette lecture ne tient pas compte de la complexité de ces récits, com plexité de leur construction et de leurs différents I_??rles narra esrr absolu et tifs. Bataille ne se contente pas de représenter le d inassouvissable : il ne cesse, lui-même, de commenter ce désir et de le mettre en scène. Si le désir démesuré est incarné ·par une voix féminine qui exprime, à travers le récit, son exigence, sa passion et sa rage, le récit lui.-mêm� est toujo�s conduityar un narrateur masculin, par un «Je» qw sert de ptvot aux évene ments qu'il raconte, et qui les commente1• Le «je» narrateur ·des récits de Bataille n'a rien d'un per �t. Il est la sonnage psychologiquement ou socialement c�nsista e de tout voix porteuse du récit à partir du moment où il se v1d 1. Ceci n'est pas vrai dans Le Mort. Mais comme �ous le ven:?ns pll!s loin, dans ce récit court et pur, les titres en bas de page ttennent le role du .JC
·dans les autres récits.
180
Technique de l'impossible
ce qui constituerait un personnage dans un roman normal. Même si la forme de ces récits est apparemment classique, avec un cadre temporel et spatial et un enchaînement narratif, le récit échappe en fait à toute logique psychologique. Ce qui donne naissance au récit, ce qui constitue le «je » du narrateur, c'est la fêlure, ou l'affaissement, ou le vide, ou la décomposi tion, qui est dite par le narrateur. Dans Histoire de l'œil (p. 128), le narrateur évoque «le vide ouvert en nous par nos amusements avec les œufs ». «Moi-même j'étais vide. C'est à peine si j'imaginais de remplir ce vide à l'aide d'images nou velles)>, dit Troppmann dans Le Bleu du ciel (p: 26). La pre mière partie, si étrangement brève (deux pages, quand la deuxième partie comprend tout le récit) énonce clairement ce vide du sujet : «La tête vide où "je" suis est devenue si peu reuse, si avide, que la mort seule pourrait la satisfaire)) (p. 29). Le «je» ne peut donc advenir que dans une tête vide, c'est-à-dire vidée de toute circonstance sociale ou psycholo gique. Le même vide advient au début de L'abbé C. (p. 24) : «En moi-même, irnpalpablement, et devant moi, le monde se défaisait, comme un domestique renonce à une parade, et, le maître parti, crache dans la chambre ». Ce «je» qui se vide est donc un mouvement d'abstraction du monde, qui met le monde (ou la normalité) entre parenthèses. Au début de Madame Edwarda (p. 31), ce n'est plus le «je)) qui est sujet, mais l'angoisse : «Au coin d'une rue, l'angoisse, une angoisse sale et grisante, me décomposa)>. Dans Ma mère, le sujet du récit est un je «fêlé », et ce qui provoque la fêlure, dans le récit et dans le souvenir du narrateur, est le rire de la mère, un rire sournois et inattendu qui soudain ouvre une perspective inat tendue, celle du désir fou de la mère : «ce rire graveleux dont je reste fêlé ». L'emploi du présent (<< dont je reste ») dans un récit au passé révèle le caractère radical et définitif de cette fêlure. Le «je» du narrateur déplace l'accent que nous avions fait porter jusque-là sur l'absolu du désir incarné par une femme dans chacun de ces récits. Le désir féminin absolu représenté par Bataille dans ses récits n'est qu'un prétexte, prétexte à l'ouverture, à la fêlure du sujet. « L'imaginaire qui est ici déve loppé n'a pas pour "secret'' un fantasme sexuel », écrit juste-
181
Georges Bataille - après tout
Technique de l'impossible
ment Roland Barthes1 à propos d'Histoire de l'œil, sans doute le plus pornographique des récits. L'érotisme lui-même n'est e que prétexte. « Qui refuserait de �oir que, sous une a�parenc dans e Bata demande » ? l'essent1el de frivolité, mon objet est pos m L'Impossible (p. 124). L'érotisme sert de catachrèse de l'l un désigner de permettant métaphore de est-à-dire sible, c ' terme qui ne peut être nommé en propre. Bataille n'a pas le choix : seule la description de l'excès sexuel lui permet de
représenté, ce qui échappe au pouvoir du sens. C'est ce que Jean-Luc Nancy a nommé « l'excrit 1 »,'ou «l'infini retrait de sens par lequel chaque existence existe ». La tâche entreprise par les récits de Bataille est, littéralement, impossible : il s'agit de parvenir à dire la suspension, le non-sens, la phase de disso lution du «je» avant que se recolmate la fissure. «Mais com ment en rester, dissous, au non-sens ? Cela ne se peut pas. Un non-sens, sans plus, débouche sur un sens quelconque... », écrit Bataille dans L'Impossible (p. 177), dénonçant ainsi le carac tère désespéré, impossible, de son entreprise fictive. Ce qui ne peut être représenté peut néanmoins être sug
�
représenter cette fêlure du sujet qui ouvre un accès à l'impos sible. L'impossible ne peut se dire que grâce à l'image porno graphique, ou plutôt dans le trouble produit par cette image. Bataille écrit dans la préface à Madame Edwarda (p. 19) :
n n'est pas de raison de donner à l'amour sexuel une émi nence que seule a la vie entière, mais si nous ne portio�s la
lumière au point où la nuit tombe, comment nous saunons nous faits de la projection de l'être dans l'horreur?
Ce n'est pas la thématique du désir comme absolu qui intéresse Bataille, mais sa dynamique de glissement, de fêlure à l'intérieur du récit. L'objet de ses récits, c'ést ce point où ça fêle, ça faille, ça s'affaisse, ça glisseZ. C'est un objet abstrait et, littéralement, impossible à représenter, puisque toute représen tation fige cet objet qui n'est pas un état,· mais un passage. D'où la difficulté du commentaire qui tente de saisir cet objet glissant et d'une extrême abstraction. L'impossible, ce n'est rien d'autre que ce glissement, cette fissure qui ne peut être dite précisément parce que son essence est d'échapper. La plupart des récits de Bataille sont construits en forme d'énigme, dont le narrateur nous invite à deviner le secret. Mais ce secret, il ne cesse de le déplacer, de le reculer. «Le "tout" de la charade ne serait-il pas - ce qu'un mot jamais ne sut désigner ? >> demande le narrateur de L'Abbé C. (p. 28). L'impossible atteint par les récits de Bataille est l'impossible même de la représentation : ce qui ne peut être
géré, désigné allusivement comme irreprésentable. S'il .n'est pas possible de dire la fissure, la fêlure, si le fait de la dire la fige et l'annule, il reste possible d'approcher au plus près, d'entourer le lieu où ça craque, le silence entre les mots. C'est précisément ce que font les récits de Bataille. Leurs techniques narratives permettent de signaler l' objet sans le représenter, puisque cet objet n'existe que de ne pouvoir être représenté. Ce sont toutes des techniques qui reproduisent la fêlure du sujet par analogie, en fêlant le sens, la phrase ou le récit Ces tech niques du contraste, du déplacement, du décalage et du glisse ment peuvent recevoir les noms suivants : la rupture de ton, la périphrase, l'anacoluthe narrative, le décalage temporel, le décalage politique, le décalage réflexif. La rupture de ton consiste à combiner dans la même phrase ou dans la même page un langage cru, obscène, concret, et un langage abstrait qui fait référence à un état de conscience angoissé. «Les révoltes de nos bouches se mêlèrent », écrit par exemple Bataille dans Histoire de l'œil. L'usage du mot « révolte » et l'hypallage dolUlent au baiser chamel une dimen sion abtraite, métaphysique. Inversement, les concepts abstraits ou théologiques peuvent devenir obscènes, comme le mot «Dieu» lorsqu'il se trouve associé avec le mot «porc » ou avec les «guenilles velues et roses » de Mme Edwarda. Cette juxta position d'un langage concret et d'un langage abstrait, dans la
1. Banhes, op. cit., p. 24l. . , . 2. Voix Francis Marmande, [)Indifference des rumes. Varzat1ons sur l'écriture du Bleu du ciel, Marseille, Parenthèses, 1985. Francis Marmande évoque ce «glissement» de l'écriture.
1. Jean-Luc Nancy, « L'ex.crit », Po&sie, 1988, 47, pp. 107-121 (ciia. uon p. 120).
182
183
.
Georges Bataille
-
après tout
même phrase ou la même page, pennet de faire surgir 1 'hétéro gène et de défamiliariser le langage1•
La périphrase suggère ce qui n'est pas nommé directe ment. Mais elle a, chez Bataille, le même sens et le même pou voir que la catachrèse : elle indique également 1 'inexistence d'un nom propre pour désigner ce qui ne peut qu'être suggéré par la circonlocution. Lorsque Bataille, dans L'Abbé C., définit le «tout» de la charade comme <> par l'impossibilité même de le nommer. Dans Ma mère, « l'impos sible » est le plus souvent désigné par une périphrase : « Ce que j'avais de plus pur et de plus violent, le désir de n'aimer que ce qui m'arrache les vêtements», dit la mère dans une phrase qui emboîte l'une dans l'autre deux périphrases, et qui recule ainsi la possibilité de nommer l'objet, tout en le rendant présent, réel, par la description de son effet (p. 125). L'anacoluthe narrative désigne toute rupture dans la construction du récit. Cette rupture peut se produire au niveau de la phrase, ou de l'encharnement des chapitres. n arrive que Bataille interrompe une phrase, ou plus exactement la troue, la fende par plusiews lignes de points de suspension. Ces points de suspension représentent graphiquement l'indicible sur la page, comme une rupture dans la pb.rase même. Au niveau de la construction du récit, Bataille favorise un mode de fragmen tation qui pennet d'interrompre la continuité narrative du récit par de courts passages en italiques ou en lettres majuscules. La rupture est à la fois graphique (les caractères sont différents), narrative (le récit s'interrompt) et sémantique (le sens de ces passages est sans rapport immédiat avec celui du récit). Bataille use de ce procédé dans Madame Edwarda et dans Ma mère. Ces passages introduisent l'hétérogène dans Le récit éro tique,-en y glissant une pensée abstraite et métaphysique qui, Là
Technique de l' impossible
encore, rompt avec Le contenu érotique du récit. Dans Le Mort, les titres en lettres majuscules à la fin de chaque page, résu mant en deux ou trois mots le réci't qui précède (« MARIE JOUIT»), opèrent ce même effet de rupture, en interrompant soudain le récit par une inscription hiéroglyphique qui lui donne un caractère hiératique. Le décalage temporel caractérise les récits rétrospectifs que sont Histoire de L'œil, L'Abbé C. et Ma mère. Le décalage entre le temps de l'histoire et le temps du récit pennet au narra tew· de faire allusion plusieurs fois au cours du récit à l'événe ment dramatique qui achève l'histoire, à savoir la mort d'un protagoniste : le suicide de Marcelle dans Histoire de l'œil, la mort de l'abbé et le suicide de Charles dans L'Abbé C., le sui cide de la mère dans Ma mère.
1. Susan Suleiman (art. ciL, p. 488) mentionne
1 . . Voir Denis Hollier, <>, Georges Bataille. Actes du colloque international d'Amster dam, Jan Versteeg ed., Amsterdam, Rodopi, 1987, pp. 65-72.
184
185
Georges Bataille -après tout
Technique de l'impossible
de résistance, l'une politique, l'autre psychologique ou même. ontologique. 11 situe l'une sur le plan du possible, l'autre sur le plan de l'impossible : alors qu'il est possible d'entrer dans la Résistance et de lutter contre l'ennemi, il n'est pas possible de résister à cet «impossible» que représente son propre désir. «Ta résistance, si résolue qu'elle semblât, est vaine d'avance, car, tu le sais, tu es perdu ! [. . . ] Il est trop tard et tu n'éviteras d'aucune façon de lui céder> � dit Charles à Robert (p. 531). Dans Le Bleu du ciel, de même, le personnage de Lazare et de son beau-père Antoine Melou, dont Troppman interrompt les discours idéalistes parce qu'il a envie de «pisser », servent au narrateur à révéler l'insignifiance des idées et de toute réalité politiques par rapport à cette seule réalité qu'il est impossible de fuir, celle de son désir : «Je m'en apercevais, j'avais tenté de fuir ma vie en allant en Espagne, mais je l'avais tenté inuti lement. Ce que je fuyais m'avait poursuivi, rattrapé et me demandait à nouveau de me conduire en égaré » (p. 151). L'arrière-plan de la réalité politique sert ainsi, dans ces deux romans, à produire un décalage entre deux réels, dont seul celui qui est «impossible » intéresse Bataille. Le décalage réflexif est une technique narrative qui carac térise tous les récits de Bataille, avec, peut-être, l'exception du Mort, où les titres en lettres majuscules au bas de chaque page jouent le rôle de commentaires. Le décalage réflexif désigne l'écart entre le récit et le commentaire qui ne cesse de le dou bler. Aussi brutal, violent, impulsif et immédiat soit le désir que le narrateur mette en scène, le récit lui-même est médié et réflé chi. Plus le récit est obscène et concret, plus la réflexion du nar rateur le rend abstrait. Le commentaire réflexif se produit sous forme d'interrogation portant soit sur la nature du désir, soit sur l'objet du récit, soit sur le processus de l'écriture lui-même. Le récit obscène de Madame Edwarda est ainsi interrompu par des parenthèses dans lesquelles le narrateur met en question le sens même de son récit, ou, plus précisément, formule une exigence à l'égard de son lecteur : «Si personne ne réduit à la nudité ce .
que je dis, retirant le vêtement et.Ia forme, j'écris en vain. [. . .] Ce livre a son secret, je dois le taire : il est plus loin que tous les mots» (p. 48). Le déshabillage concret de Madame Edwarda se double ainsi d'une invitation à un déshabillage abs trait du récit lui-même. Comme la Périphrase, le commentaire réflexif vise à reculer tout en la suggérant la possibilité d'atteindre l' objet du récit. Cet objet se trouve précisément dans cette mise en doute du possible. Dans L'Abbé C., la réflexion du narrateur déplace l'enjeu du récit en révélant, à l'avance, qu'il n'y a pas de «résolution}> possible à l'énigme qu'il met en scène : « Mon récit répond mal à ce que 1'on attend d'un récit - loin de mettre en valeur l'objet même qui en est la fin, il l'escamote en quelque manière - Si j'en viens à dire l'essentiel, si je le laisse entendre, si j'en parle - ce n'est, fmalement, que pour mieux le laisser dans l'ombre >} (p. 144). Toutes ces réflexions que l'on trouve à l'intérieur du récit sur le récit lui-même et sur son absence d'objet, dédoublent le récit et jouent le rôle d'une conscience du récit. Elles représen tent ainsi, dans le récit lui-même, le pli indicible qui sépare la représentation de son objet. C'est ce pli qui constitue l'objet des récits de Bataille, exprimé sous toutes formes, métapho rique ou narrative. L'objet du récit, son « secret », n'existe pas : il n'existe que d'être déplacé, décalé. Ne subsiste que la pour suite de cet objet. Comme l'écrit Bataille dans Julie!, « l'attente révèle la vanité de son objet. Qui attend, à la longue, est nanti d'une vérité odieuse : s'il attend, c'est qu'il est l'attente». . Ces techniques - la rupture de ton, la périphrase, 1'anaco luthe narrative, le décalage temporel, le décalage politique, le décalage réflexif - ont toutes le même effet : elles produisent un glissement, qui trouble et gêne les lecteurs. Ce sont ces t6Chniques de rupture et d'écart qui permettent de définir 1'écriture de Bataille comme « un geste profondément anti architectural, geste non pas constructif, mais qui mine et ruine au contraire tout ce qui vit de prétentions édifiantes2».
1. Comme 1'écrit Denis Rollier, «L'Abbé C. peut être considéré comme une des traducùons les plus claires de l'ambition qu'a eue Bataille [.. . ] de dépolitiser le mal. » (art. cit., p. 68).
1. G. Bataille, O.C., Paris, lV, p. 63. 2. Denis Rollier, La Prise de la concorde, op. cit., p. 52. DenisRollier écrit encore (p. 54) : «L'écriture [...) doit être définie comme ce qui maintient
186
187
Georges Bataille - après tout
Technique de /' impossible
Qu'est-ce que l 'impossible ? L'on pourrait croire que Bataille désigne, par ce concept, un état antérieur au langage, une forme d'angoisse ou d'absolu extralinguistique que les récits se donneraient pour but de révéler. Mais ce n'est pas un état que représentent les romans de Bataille. La description des différentes techniques narrratives que l'on retrouve dans presque tous les récits de Bataille permet de définir l'impos sible comme un glissement. Ce glissement est 1'impossible dans la mesure où il échappe à la représentation, alors même qu'il n'existe que par la représentation. « Je compris alors que· j'entrais, que j'étais entré dans la région que le silence seul (en ce qu'il est possible, dans la phrase, d'introduire un instant sus pendu) a la ridicule vertu d'évoquer », écrit Bataille dans L'Abbé C (p. 77). La parenthèse introduite dans la phrase est l'enjeu même du récit : «la région du silence», cet irreprésen table, n'a lieu que dans la parenthèse ouverte dans la phrase, comme «instant suspendu >> dans le langage. L'impossible n'existe que dans la mesure où les récits le construisent, ou, plus exactement, le poursuivent, dans un écart par rapport au «possible » qu'ils mettent en scène et dénigrent. Si Bataille, dans ses récits, représente l'absolu, cet absolu, ce «tout de la charade», n'est pas le désir sexuel, mais l'exigence qui fonde l'écriture. L'acte sexuel n'est pas l'objet de la repré sentation. ll est l'ouverture sur l'impossible, la catachrèse de « l' impossible tension » que constitue l'écriture. Toutes les techniques narratives des récits de Bataille manifestent 1'impossibilité d'atteindre, impossibilité qui est l'impossible même et qui est, par là même, l'écriture. Au terme de cette impossible tentative de clarifier par l'analyse formelle le concept bataillien d'impossible, il ne reste qu'à se protéger derrière l'hommage que Michel Leiris rend à Bataille (« En se plaçant dès l'origine sous le signe de l'impos sible, Bataille a créé autour de lui une marge infranchissable»),
et rendre la parole à Bataille lui-même, qui, ne cessant de représenter l'impossible dans la spirale reflexive de ses com mentaires, compare, dans L'Abbé C. (p. 63), l'écriture littéraire avec une course de voitures :
le manque, ou plutôt comme ce qui produit un trou o� la totalité s'inachève». Dans l'article «architecture» du Dictionnaire critique, Bataille évoque la voie de la «monstruosité bestiale» comme la seule «Chance d'échapper à la chiourme architecturale ». (Voir Georges Bataille, Dictionnaire critique, «Architecture», Orléans, L'écarlate, 1993, p. 17.)
188
Ce te�ps o() elle s'arracherait, me révélant mon impuissance _ à la suiVre, est l'tmage de l' objet que poursuit l'écrivain : cet objet n'es� le sien qu'à la condition, non d'être saisi, mais à l'ex�mité de l'effort, d'échapper au terme d'une impossible tensiOn.
BATAILLE ENTRE FREUD ET LACAN : UNE EXPÉRŒNCE CACHÉE par Élisabeth Roudinesco
Le divan Comme Michel Leiris, Raymond Queneau, René Crevel, Antonin Artaud et quelques autres, Georges Bataille fit partie de ces écrivains de l'entre-deux-guerres qui furent à la fois tra versés par 1' aventure théorique du freudisme et connurent l'expérience du divan sans pour autant faire dépendre l'intérêt porté à la doctrine viennoise de la pratique de la cure. Aller vers la révolution freudienne relevait pour eux d'une démarche intellectuelle, alors que se rendre chez un analyste signifiait que l'on voulait se faire soigner de la manière la plus directe possible. Cette attitude explique par exemple pourquoi un Michel Leiris put s'inspirer avec un immense respect de l'œuvre freudienne dans sa technique romanesque tout en regardant la cure comme un simple médicament : « TI n'y a peut-être pas grand-chose à attendre de la psychanalyse, écri vait-il en aoüt 1934, mais on peut toujours prendre cela comme on prendrait de l'aspirine'». C'est sur le conseil du docteur Dausse que Bataille ren contra pour la première fois Adrien Borel et décida d'entre1. Michel Surya, Georges Baraille, la mort à l'œuvre, Paris, Gallimard, 1992, p. 127.
191
Georges Bataille entre Freud et Lacan
Georges Bataille - après tout
prendre avec lui une analyse qui dura un an entre 1925 et 1926. Plusieurs de ses amis le trouvaient <> : il était joueur, alcoolique, et fréquentait les bordels. Selon Leiris, il aurait même risqué sa vie à la roulette russe. Dès la première rencontre, Borel donna à Bataille une photographie de Louis Carpeaux, prise en avril 1905. et repro duite dans le fameux Traité de psychologie de Georges Dumas. Elle montrait le supplice d'un Chinois coupable de meurtre sur la personne d'un prince et condamné par l'empereur à être découpé en morceaux. Dumas avait assisté à la scène en com pagnie de Carpeaux et l'avait commentée en soulignant que l'attitude du supplicié ressemblait à celle des mystiques en extase. Mais il disait aussi que cette impression découlait des multiples injections d'opium dont on abreuvait le moribond pour mieux prolonger son supplice. Le spectacle était en effet terrifiant : avec ses cheveux hirsutes, son regard d'une
·
effrayante douceur et son corps dépecé, l'homme ressemblait très étrangement à l'une de ces vierges du Bernin transfigurées par l'incandescence d'une visitation divine. La découverte de ce cliché joua un rôle décisif dans la vie de Batiilll e : « Ce que soudainement je voyais était l'identité de ces parfaits contraires opposant à l'extase divine une horreur extrême'>>. Adrien Borel encouragea Bataille à écrire, sans chercher à
mettre fin à l'état de violence intellectuelle dont il se plaignait. Néanmoins, l'analyse provoqua en lui une impression de déli vrance qui lui permit de rédiger l'Histoire de l'œil, dont le texte fut commenté à chaque séance, voire corrigé : «Le pre mier livre que j'ai écrit, dit-il à Madeleine Chapsal, je n'ai pu l'écrire que psychanalysé, oui, en en sortant. Et je crois pou
voir dire que c'est seulement libéré de cette façon-là que j'ai pu l' écrire2>>. Formé à la tradition de l'école psychiatrique française, Borel était 1 'un des douze fondateurs de la Société psychanaly tique de Paris (SPP) et l'un des pionniers du groupe de l'Évo-
lution psychiatrique. Analysé par René Laforgue, il exerçait sa pratique à la fois en privé et à l'hôpital Sainte-Anne. Coinme René Allendy, mais de manière différente, il aimait analyser les écrivains et les créateurs. Spécialiste de la toxicomanie et des convulsionnaires, amateur de vins et de gastronomie, il était connu pour son attachement aux valeurs de la terre, pour son humanisme paternel et pour son côté «chanoine». En 1950, à la fin de sa vie, il revêtira la soutane pour jouer le rôle du curé de Torcy dans le film de Robert Bresson, Journal d'un curé de campagne. Voici le portrait, que fait de lui Michel Leiris qui fut comme Bataille son analysant :
Mon analyse avec Borel commença en 1929. Je buvais beau coup, j 'avais un horrible complexe d' i mpuissance sexuelle, avec tendance masochiste, et des inhibitions d'écriture. Je me
suis d'abord allongé puis, au bout de quelques mois, l'ana lyse s'est transformée en une psychothérapie et en une conversation amicale. Avec l'accord de Borel, je suis parti en Afrique, interrompant ainsi 'a alyse pen dant deux ans. L'analyse a levé mes inhibitions et m'a permis d'écrire. J'avais peur, si je guérissais de mon impuissance sexuelle, de ne plus pouvoir travailler. Borel m'a rassuré en me disant que , sur ce point, je ne changerais pas. I l avait beaucoup
1 n
d'humour, usait très librement de la technique et se moquait des analystes «double crème», c'est-à-dire dogmatiques. I l leur reprochait leur fanatisme et leur volonté de vouloir tout arranger grâce à la psychanalyse. Pendant toute la durée de la cure, ma femme intervenait. Elle téléphonait à B orel et celui-ci la rassurait. I l me donnait l'impression d'être ouvert et équilibré. Quand j 'ai vitupéré contre Janet, il l'a défendu. I l était totalement désintéressé sur le plan financier et je payais quand je pouvai s . J'eu s l' impression, avec l'analyse, de devenir cohérent, mais je fus frappé du fait que je faisais des rêves «pour psychanalystes », alors que quand j'étais sur réaliste, mes rêves étaient surréalistes. Dans 1 'ensemble, je fus déçu par la cure : je voulais remonter jusqu' au trauma tisme originel et je n'y suis pas parvenu 1 •
1. Élisabeth Roudinesco, «Une psychanalyse terminée>>, Magazine lit
1. Ibid, p. 122. 2. /bid, p. 127.
téraire, 302, septembre 1992.
192
193
Georges Bataille - après tout
Georges Bataille entre Freud et Lacan
La question du fascisme Quand Freud publia. en 1921, Massenpsychologie und /ch-Analyse, il effectua une distinction entre les foules avec meneur et les foules sans meneur. Il prit p�ur modèle deux foules organisées et stables dans le temps : l'Eglise et l'armée. Elles étaient structurées, selon lui, autour de deux axes : un axe vertical concernant la relation entre la foule et le chef, un axe horizontal désignant les relations entre les individus d'une même foule. Dans le premier cas, les individus s'identifient à un objet mis à la place de leur idéal du moi (le chef); dans le second, ils s'identifient dans leur moi les uns aux autres. Bien entendu, Freud avait songé à la possibilité que la place du meneur ffit occupée non par un homme réel, mais par une idée ou une abstraction : Dieu, par exemple. Et il se référait à l'expérience communiste pour montrer que le « lien socia liste », en remplaçant le lien religieux, risquait d'aboutir à à la même intolérance envers ceux de l'extérieur qu'au temps des guerres de religion. Dans sa théorie de l'identification, Freud accordait à l'axe vertical une fonction primordiale dont dépendait l'axe horizon tal. Dans cette perspective, l'identification au père, au chef ou à une idée était première par rapport à la relation entre les membres d'un même groupe. Le texte de 1921 opérait une rup ture radicale avec toutes les thèses antérieures de la sociologie et de la psychologie, qui restaient fondées sur l'idée que la sug gestion ou l'hypnose - et non pas l'identification - étaient sources de la relation de fascination existant entre les masses et les chefs 1• Durant les années trente, la nouvelle thèse freudienne servit à interpréter le mode de fonctionnement politique du fas cisme. En France notamment, Bataille en fit usage quand il fonda avec René Allendy, Adrien Borel et Paul Schiff et d'autres une Société de psychologie collective : «Freud pro pose un cadre conceptuel, souligne Michel Plon, permettant de commencer à penser des questions que la sociologie, l'histoire
1. Sigmund Freud, Psychologie des [oules et analyse du moi,
Payot, 1970.
194
Paris,
et la philosophie politique de ce siècle, oublieuses aussi bien de Machiavel que de La Boétie, sont alors 'encore loin de pouvoir commencer à formuler'». Tous ceux qui prirent en compte cette innovation eurent l'impression qu'elle permettait d'expli quer, par anticipation, le phénomène du fascisme. On ne s'aperçut pas qu'en 1921 Freud songeait au communisme, sus ceptible de prendre la place laissée vacante par la religion. Georges·Bataille commença à lire l'œuvre freudienne avant sa cure avec Adrien Borel. Il s'intéressait surtout à la notion de pulsion de mort, aux réflexions de Freud sur l'origine des sociétés et de la religion (Totem et Tabou), ainsi qu'à ce fameux texte sur la psychologie collective. En 19 3 1 , au moment de sa collaboration à la revue La Critique sociale, il songea à enrichir la dialectique marxiste des apports de la psy chanalyse. D'où la publication, en novembre 1933, de «La structure psychologique du fascisme2». Dans ce texte, consacré à l'analyse des sociétés humaines et de leurs institutions, il dis tinguait deux pôles structuraux : d'un côté l'homogène ou domaine de la société utile et productive, de 1'autre L' hétéro gène, lieu d'irruption de ce qui est impossible à symboliser et qui échappe à toute forme d'organisation. Par ce terme, Bataille spécifiait la notion de « part maudite», centrale dans sa démarche. L'homogène c'est donc ce qui est chiffrable et mesurable, l'hétérogène ce qui est exclu et inassimilable : une différence non expliquable. À partir de cette classification, Bataille montrait que les éléments inconscients (selon la terminologie freudienne) étaient de nature hétérogène parce qu'exclus de la conscience. Sous cette catégorie, il rangeait le sacré, l'improductif, la démesure. Le sacré était, selon lui, composé du «mana», ou force détenue par les thaumaturges et les sorciers. L' m i produc tif se caractérisait par les déchets, les excréments, les ordures, mais aussi par les excrétions psychiques, c'est-à-dire les rêves et les névroses. Quant à la démesure, elle était le lieu d'expresl . M. Plon, «Au-delà et en deçà de la suggestion», Frénésie 8, automne 1989, p. 96. 2. Georges Bataille, «La structure psychologique du fascisme ». La Critique sociale, novembre 1933, réimpression 1983, Éditions de la Diffé rence, pp. 159-165. Et mars 1934, pp. 205-211.
195
Georges Bataille - après touJ
Georges Bataille entre Freud et Lacan
sion de la folie et du délire. D'une manière générale, J'existence hétérogène pouvait être représentée, pa-r rapport à la vie quoti dienne «normale }>, comme un «tout autre » incommensurable. Bataille étendait cette représentation à l'analyse de la politique. n situait la démocratie dans l'ordre de l 'homogène et le fascisme dans celui de 1'hétérogène :
tique à celle de Reich dont on retrouvera de nombreux élé ments dans la démarche de Michel Foucault et de Gilles Deleuze d'une part, dans celle de Jacques Lacan de l'autre. En 1936, Bataille lançait le premier numéro de la revue Acéphale. La couverture était illustrée par un dessin d'André Masson : un homme sans tête avec viscères apparentes et crâne à l a place du sexe. Après l 'éphémère expérience de Contre-Attaque où, réconcilié avec Breton, il avait soutenu le Front populaire face à la montée du fascisme, le voilà qui refu sait désormais cette « négativité sans emploi» à laquelle Alexandre Kojève condamnait les intellectuels. L'histoire était « achevée », la société française agonisait et la guerre semblait imminente. Quant à la crise morale, elle était si prégnante que Bataille voulait y répondre par l' acéphalité. I l proposait d'abandonner les lumières du monde civilisé pour la puissance extatique des mondes disparus. Ce mouvement de rébellion contre un progressisme jugé inapte à réveiller la spiritualité humaine répétait par certains côtés celui des symbolistes des années 1880. Dans son roman Là-bas, très admiré par Bataille, Joris-Karl Huysmans annonçait déjà la venue d'un lieu mythique, d'un au-delà de la subjectivité qui attirait le narra teur vers un trajet initiatique semblable à l'expérience athéolo gique vers laquelle évoluait Bataille à la fin des années trente : le corps d'homme décapité dessiné par Masson indiquait ainsi la nécessité de sacrifier toute tête pensante à une critique radi cale de la raison occidentale. Le marquis de Sade et Nietzsche étaient les deux figures emblématiques de cette croisade sacrificielle, auxquelles s'ajoutaient celles de Kierkegaard, Don Juan et Dionysos. Dès le premier numéro, dans un article intitulé «Le monstre », Klossowski annonçait la couleur : « Ayant renié l'immortalité de 1 'âme, les personnages de Sade, en retour, posent leur candi dature à la monstruosité intégrale ». Négation du moi, cette monstruosité affi rmait l a toute-puissance du rêve sur la conscience, de la dépossession sur la maîtrise, de l'impos sible sur le possible. L'homme sadien était le modèle de l'homme moderne sans Dieu, condamné à échapper à sa prison comme l'acéphale à sa tête et le sujet à sa raison, afm de jouir des objets du désir en détruisant leur présence réelle. cètte
Opposés aux politiciens démocrates, qui représentent dans les différents pays la platitude inhérente à la société homo gène Mussolini ou Hitler apparaissent immédiatement, en saillie, comme tout autres. Quels que soient les sentiments que provoquent leur existence actuelle, en tant qu'agents politiques de J'évolution, il est impossible de ne pas avoir conscience de la force qui les situe au-dessus des hommes, des partis et même des lois : force qui brise le cours régulier des choses, l'homogénéité paisible mais fastidieuse et impuissante à se maintenir d'elle-même ; le fait que la léga lité est brisée n'est que le signe le plus évident de la nature transcendante, hétérogène, de l'action fasciste. Considérée non quant à son action extérieure, mais quant à sa source, la force d'un meneur est analogue à celle qui s'exerce dans l'hypnose•. Bataille ne reprenait pas à Freud l'idée d'un axe horizon tal et d'un axe vertical. Il traitait celui-ci comme un théoricien de l'hypnose et ne lui empruntait les deux termes - Église et Armée - que pour démontrer la nature à la fois religieuse et militaire du pouvoir fasciste. En s 'appuyant sur une lecture particulière de l'œuvre freudienne et en lui associant un type d'analyse emprunté à Émile Durkheim, il donnait ainsi une interprétation du fascisme proche de celle de Wilhelm Reich. La même année, en effet, ce dissident du mouvement freudien publiait en Allemagne La Psychologie de masse du fascisme! . n voyait dans cette formation l'expression, non pas d'un ordre hétérogène, mais d'une structure caractérielle propre à l'indi vidu moyen. Il insistait sur le rôle mystique joué par les chefs et sur le désir orgastique des foules à leur égard. Bataille fut donc pour la France l'introducteur d'une problématique iden1. Ibid., p. 162.
2. W. Reich, La psychologie de masse dufascisme, Paris, Payot,
196
1972.
197
Georges Bataille entre Freud et Lacan
Georges Bataille - après tout
apologie d'un monstre fut suivie, en janvier 1937, dans le deuxième numéro d'Acéphale, d'un hommage à Nietzsche. La façon dont Bataille défendait une lecture de gauche de l'œuvre nietzschéerme ressemblait à la manière dont le groupe des Recherches philosophiques adhérait à l'hégélianisme à tra vers la lecture de l'œuvre heideggerienne. De part et d'autre, en effet, il s'agissait de penser la double question de la liberté humaine et de l'engagement historique du sujet à l'intérieur d'un monde sans Dieu dont chacun pressentait qu'il était menacé de destruction par 1 'instauration des dictatures modernes. Dans cette conjoncture, la révolte nietzschéerme de Bataille prenait la forme d'une «terreur sacrée» : ultime manière de subvertir l'ordre social avant l'achèvement de l'his toire. Et ce n'est pas un hasard si les deux dernières livraisons d'Acéphale étaient encore consacrées à Nietzsche à travers un portrait de Dionysos et du Don Juan de Kierkegaard, puis par une commémoration du cinquantenaire de la folie du philo sophe qui ressemblait à la célébration par les surréalistes, en 1928, du cinquantenaire de l'hystérie. Bataille partageait bien avec eux l'idée que la folie, loin d'être une maladie, faisait par tie intégrante de la persormalité humaine. Cependant, il n'avait pas la même conception que Breton de l'inconscient freudien. Ayant abordé la doctrine viennoise par le rêve et par l'automatisme de Pierre Janet, Breton cherchait dans les signes de la folie une écriture, un langage, une esthétique, et, dans l'inconscient, d'abord un au-delà de la conscience, puis un lieu pouvant communiquer avec la vie réelle pour un changement révolutionnaire de l'homme. Tout autre était la démarche de Bataille. S'étant intéressé à Freud par la psychologie des foules et les phénomènes d'identification collective, il voyait dans la folie une expérience de la limite conduisant au néant et à l'acé phalité, et dans l' inconscient un non-savoir interne à la conscience révélant la déchirure de l'être et son attirance vers l'abject, le déchet et les choses basses : un instinct sans aucune trace biologique. Nietzschéen de la première heure, Bataille était ensuite passé par 1 'hégélianisme d'Alexandre Kojève pour conforter son nietzschéisme par un grand regain de nihilisme. Mais, formé par Alexandre Koyré à 1'histoire des religions et marqué
198
par l'enseignement de Marcel Mauss et de Durkheim, il reven diquait l'idée que la mystique et le sacré recelaient une doc trine philosophique. C'est pourquoi il éprouva une fascination pour le fascisme, de la même façon que Breton fut fasciné par l'occultisme. Et il affirma la nécessité de se servir des armes créées par le fascisme pour retourner contre lui le fanatisme et 1 'exaltation des peuples. Puisque la démocratie se révélait impuissante à défendre la conscience universelle, il fallait, pour sa sauvegarde, recourir à des méthodes antidémocratiques. Cependant, de même que Breton ne dorma jamais de véri table caution théorique au règne de l'occulte; de même Bataille n'apportajamais le moindre soutien au fascisme réel. Au moment de l'éclatement du groupe Contre-Attaque, au printemps 1936, le divorce eut pour enjeu la question du fascisme. Bataille avait signé un tract rédigé par Jean Dautry où l'on pouvait lire1 : Nous sommes contre les chiffons de papier, contre la prose d'esclave des chancelleries. Nous pensons que les textes rédigés autour du tapis vert ne lient les hommes qu'à leur corps défendant. Nous leur préférons, en tout état de cause et sans être dupes, la brutalité antidiplomatique de Hitler, moins sûrement mortelle pour la paix que l'excitation baveuse des diplomates et des politiciens. Aux amis de Bataille, les surréalistes appliquèrent alors -l'étiquette de «surfascisme souvarinien». Surfascisme : au sens de fascisme «surmonté» ; souvarinien : parce que le groupe était issu de l'ancien Cercle communiste démocratique. Mais, par-delà la polémique, il y avait avec Breton une véritable querelle philosophique. Si Bataille voulait retourner les armes du fascisme contre le fascisme tout en vouant aux gémonies la démocratie parlementaire - qui d'ailleurs s'abais sait face à Hitler - c'est qu'il s'appuyait sur une vision dite hétérologique ou scatologique des sociétés humaines dont il avait déjà livré la formule dans son texte de 1933 sur la struc ture du fascisme. L'« hétérologique » était la continuation de 1. José Pierre, Tracts surréalistes, T. 1, Paris, Le Terrain vague, 1980,
p. 298.
199
Georges Bataille - après tout
Georges Bataille entre Freud et Lacan
!'« hétérogène», de l'inassimilable. Lacan utilisera ultérieure ment la notion. · Dans le domaine de l 'anatomo-pathologie, l'adjectif hété
bataillienne à la manière d'un spectateur curieux et muet. Les premières réunions du groupe Contre-Attaque eurent lieu à son domicile du boulevard Malesherbes, alors qu'il était encore marié à sa première femme Marie-Louise Blondin, de même que les rencontres qui donnèrent naissance au Collège de sociologie. Lacan éprouva pour le fascisme une fascination et une répulsion identiques à celle de Bataille. En 1936, il se ren dit aux jeux Olympiques de Berlin pour regarder fonctionner de près ce mode de pouvoir exercé par les chefs sur les· foules. Son amitié avec Bataille fut marquée par de longs échanges intellectuels. On sait que Bataille encouragea Lacan à écrire et à publier. Mais on sait aussi que l'œuvre de celui-ci le laissa indifférent. I l n'y fit pas référence et dans ses écrits il n'y a pas trace du moindre emprunt à la démarche lacanienne. Par ailleurs, l'hégélianisme de Lacan n'était pas identique à celui de Bataille et son freudisme ne ressemblait en rien à celui de l'auteur d'Histoire de l'œil. La présence permanente mais masquée du nom de Bataille dans l'œuvre de Lacan, l'absence de Lacan dans 1'œuvre de Batai l le et leur amitié sont les symp tômes d'un échange dont l'enjeu tourne autour de l'existence d'une femme : Sylvia Bataille. Née Je J•r novembre 1908, dans une famille juive d'ori gine roumaine, Sylvia avait quatre sœurs et un frère. L'aînée, Bianca Maklès, avait épousé le poète Théodore Fraenkel, sur réaliste et ami de Bataille. Élève de Charles Dullin, celle-ci n'eut pas le temps de devenir la comédienne qu'elle rêvait d'être : en 1931, elle mourut tragiquement en tombant d'une falaise. La sœur cadette, Rose, épousera plus tard André Mas son, tandis que la troisième deviendra la femme de Jean Piel, ami de Bataille et fondateur de la revue Critique. En 1928, à l'âge de vingt ans, Sylvia, la benjamine des sœurs Maklès, avait épousé Georges Bataille dont elle eut une fille, Laurence, née en 1931. Trois ans plus tard, elle éait t sépa rée de lui et avait réalisé son rêve de faire du théâtre comme sa sœur Bianca. Si Bataille n'évoqua pas dans ses livres l'histoire de leur amour, il raconta dans Le Bleu du ciel l'histoire de leur rupture, donnant à la femme du narrateur le prénom d'Édith : «Je me suis conduit comme un lâche, disait-il, avec tous ceux que j'ai aimés. Ma femme s'est dévouée pour moi. Elle se ren-
rologue sert à désigner des tissus morbides étrangers aux autres tissus. Mais, par hélérologie, Bataille entendait science de l'irrécupérable, des déchets ou des «restes». Ainsi voulait-il s'opposer à une philosophie réduisant tout au pensable : Avant tout, l'hétérologie s'oppose à n'importe quelle repré sentation homogène du monde, c'est-à-dire à n' importe quel système philosophique [... ]. C'est par là qu'elle procède au renversement complet du processus philosophique qui, d'ins trument d'appropriation qu'il était, passe au service de l'excrétion et introduit la revendication des satisfactions vio lentes impliquées par l'existence sociale1• L'hétérologie que Bataille mettait au cœur de sa pensée, en reprochant au surréalisme d'être encore trop attaché à un idéal d'émancipation bourgeoise, prônait non pas une révolte personnelle, mais le réveil en chaque sujet d'une « part maudite » inhérente à l'homme et à la société.
La paternité Autant la marque du double enseignement de Kojève et de Koyré reste explicite dans 1 'œuvre de Lacan, autant les emprunts faits à Bataille n'apparaissent pas de manière évi dente. Dès 1934, les deux hommes furent liés par une relation d'amitié qui prit naissance de leur commune participation au réveil de l'hégélianisme en France. À cet égard, ils furent les acteurs d'une même aventure intellectuelle et s'inspirèrent des mêmes idées et des mêmes concepts. Mais, en 1932-1933, Lacan était encore proche des surréalistes, notamment de René Crevel et de Salvador Dali, qui saluèrent sa thèse de médecine sur le cas Aimée et la psychose paranoïaque comme un grand événement théorique. Plus tard, il fit partie de la «famille »
1.
G. Bataille, O.C., ll, pp. 62-63.
200
201
Georges Bataille entre Freud et Lacan
Georges Bataille -après tout
dait folle pour moi pendant que je la trompais». n citait aussi le passage d'une lettre qu'elle lui avait envoyée et qui le boule versait. Il s'agissait d'un récit de rêve : Nous étions tous deux avec plusieurs amis, disait Édith et on a dit que si tu sortais tu allais être assassiné [... ]. Il est arrivé un homme qui venait pour te tuer. Pour cela, il fallait qu'il allume une lampe qu'il tenait dans la main. Je marchais à côté de toi et l'homme qui voulait me faire comprendre qu'il t'assassinerait a allumé une lampe : la lampe a fait partir une balle qui m'a traversée [...]. Th es allé dans la chambre avec la jeune fille. Ensuite l'homme a dit qu'il était temps. Il a allumé la lampe. n est parti une seconde balle qui t'était des tinée, mais j'ai senti que c'était moi qui la recevait et c'était fmi pour moi. Je me suis passé la main sur la gorge : elle était chaude et gluante de sang1• ,
,
Ce récit de rêve était d'autant plus intéressant qu'il expri mait, par anticipation, une réalité à venir. En 1939, en effet, onze ans après la célébration du mariage de Georges et de Syl via, Théodore, toujours amoureux d'elle, vint attendre Bataille à la sortie de la Bibliothèque nationale, armé d'un revolver. ll avait la ferme intention d'occire son «rival » alors même que Sylvia, objet de sa passion, n ' était plus la compagne de Georges depuis plusieurs années. Fort heureusement, l'aven ture se solda par un éclat de rires2•
Laurence était âgée d'à peine quatre ans quand ses parents se séparèrent. Et si elle parla souvent à son entourage de la souffrance qu'elle éprouva, elle attendit l'année 1984 pour en faire état dans un écrit autobiographique. Comme la narratrice du Bleu du ciel, elle racontait un rêve dont elle avait réussi à interpréter la signification en 1963, au cours de son analyse avec Conrad Stein. Elle y voyait un roitelet fuir une belette qui lui avait arraché les plumes de la queue. À la place apparaissait une tache sanglante. L'oiseau se retournait et fai sait avec ses ailes un geste d'impuissance :
Étrange sans doute, [disait la rêveuse,] d'avoir représenté mon père par un roitelet [... ]. Pour moi, il n'avait guère pesé lourd. n avait quitté la maison quand j'avais quatre ans. Je le voyais de temps à autre, mais je n'éprouvais aucun sentiment à son égard. Sa mort, un an auparavant, m'avait laissée indifférente1•
La tache sanglante renvoyait à un souvenir pénible que Laurence évoquait en utilisant la métaphore bataillienne de l'Histoire de l'œil. Elle se rappelait, en effet, que dans sa toute petite enfance elle s'était arraché par erreur un cil (avec l a pince à épiler de sa mère. D'un coup, dans le miroir, elle avait vu son œil couvert d'une tache de sang. Par une série d'asso . ciations, elle déduisait de ce rêve le mode d'organisation qui caractérisait la famille Bataille-Maklès : les hommes laissaient les femmes porter la culotte afin de conserver pour eux le domaine de la pensée : En effet dans ma famille, [disait-elle,] la pensée étai t exclu sivement réservée aux hommes. C'était leur seul privilège, c'était l'attribut viril, celui dont la répartition ordonnée évi tait le chaos. Pas question donc qu'une femme se l'approprie. ,
En tout cas pas moi. C'est pourquoi je m'étais toujours soi
gneusement abstenue de penser2.
À l'époque de sa rupture avec Bataille, Sylvia s'était inté grée à la joyeuse équipe du Groupe Octobre avec J. B. Brunius, Raymond Bussières et plus tard Jean Dasté, Maurice Baquet et Joseph Kosma. Sous la houlette de Jacques et de Pierre Prévert, les « octobristes » cherchaient à renouveler le théâtre populaire et s'inspiraient de Bertolt Brecht et de l' Agit-prop. En asso ciant la force de la cocasserie verbale à une critique par l ' absurde du conformisme bourgeois, ils inventèrent ce réa lisme poétique à la française qui triompha ensuite dans le cinéma de Jean Renoir, Marcel Carné et Jacques Feyder. Poussée dans la carrière cinématographique par Pierre Braunberger, elle eut l'occasion de jouer son premier rôle dans 2. Ibid., p. 57.
1. O.C., IV, p. 403. 2. o.c., v, p. 514.
1. Laurence Bataille, L'Ombilic du rêve, Paris. Seuil, 1987, p. 55.
202
203
,
Georges Bataille - après tout
un fùrn de Jean Renoir, Le crime de Monsieur Lange, réalisé en collaboration avec Jacques Prévert et les acteurs du Groupe Octobre. Elle interprétait le rôle d'une ouvrière d'imprimerie victime des séductions de Jules Berry. En 1936, Renoir songea alors sérieusement à lui donner la vedette quand il adapta pour l'écran la nouvelle de Maupassant Une partie de campagne, où il voulait reconstituer les paysages des tableaux de son père : le canotage, les guinguettes, les déjeuners sur l'herbe. Sylvia Bataille interpréta le personnage d'Henriette Dufour, une héroïne à la fois soumise à son destin de servitude et rebelle à sa condition. Ce premier grand rôle aurait dû lui ouvrir une carrière cinématographique. Mais le film resta inachevé et ne fut pro jeté sur les écrans que dix ans après sa réalisation. Toujours proche de Prévert. Sylvia Bataille fut néanmoins engagée p�ur un petit rôle par Marcel Carné dans Jenny, dont Françmse Rosay était la vedette, puis par Jacques Feyder pour Gens du voyage. Mais la guerre mit fin à toutes ses espérances : non seulement parce que les lois antijuives lui n i terdisaient d'exer cer son métier, mais parce qu'elle était trop engagée politique ment pour accepter de travailler sous un tel régime. Sylvia rencontra Jacques Lacan à un dîner en 1934 alors qu'elle était en train de se séparer de Georges Bataille et que lui-même venait d'épouser Marie-Louise Blondin. Puis, elle devint sa compagne en 1938. Séparée à l'amiable de Bataille, elle restait encore mariée avec lui alors qu'il était officielle ment le compagnon de Colette Peignot (Laure). Quand celle-ci mourut, en 1938, il partagea la vie de Denise Rollin qui habi tait un appartement du 3 rue de Lille. Son mariage avec Sylvia n'avait plus d'existence sociale mais restait légal du point de vue de l'état civil. De son côté, Lacan demeurait l'époux légi time de sa première femme dont il avait eu deux enfants, Caro line en 1937, Thibaut en 1939. Au contraire de Bataille, il ne s'était pas séparé d'elle, alors qu'il partageait la vie de Sylvia. D'où le dramatique imbroglio familial qui survint au moment même de la défaite française et de l'Occupation. En novembre 1940, Marie-Louise mettait au monde son troisième enfant, Sibylle, dont Lacan était le père, tandis que sept mois plus tard, en juillet 1941, Sylvia accouchait d'une fille, Judith, dont
204
Georges Bataille entre Freud et Lacan
Lacan était aussi le père. Cet enfant ne pouvait pas porter le nom de son père, puisqu'à cette date la-loi française interdisait à un homme de reconnaître un enfant né d'une autre femme que la sienne. Apprenant que Sylvia était enceinte, Marie-Louise demanda le divorce qui fut prononcé en décembre 1941. Dès le début de l'année, Bataille signala à Lacan qu'un appartement venait de se libérer au 5 rue de Lille. Celui-ei en ft i l'acquisi tion et s'y installa. I l y restera jusqu'à sa mort. Puis en 1943, quand Bataille se sépara de Denise Rollin, après sa rencontre avec Diane Kotchoubey, il proposa à Lacan de louer l'apparte ment du 3 rue de Lille, ce qui permit alors à Sylvia de s'y ins taller avec Laurence et Judith. C'est en juillet 1953 que Lacan épousera Sylvia Maklès et c'est seulement après la mort de Bataille qu'il donnera son nom à sa fille1• Cette histoire montre à quel point fut centrale la place de Georges Bataille dans la destinée et dans la théorie de Jacques Lacan. Si la fille de Lacan fut élevée sous le nom de Bataille, tout en sachant qu'il était son véritable père, la fille de Bataille (Laurence) fut élevée par Lacan dont elle se sentait plus proche que de son véritable père. Elle deviendra l'une des plus brillantes psychanalystes de sa génération. Dans cette famille recomposée 'où s'échangeaient les lieux d'habitation, il existait donc une distorsion entre un ordre légal, qui obligeait un enfant à porter le nom d'un homme qui n'était pas son père, et un ordre biologique qui faisait que cet enfant était la fùle d'un père dont elle ne pouvait pas porter le nom. Nul doute alors que la théorie du nom-du-père, qui formera durant les années cinquante le pivot de la doctrine lacanienne, trouve l'un de ses fondements dans le drame d'une expérience vécue, entre Bataille et Lacan, au milieu des décombres de la guerre . Lacan était d'ailleurs parfaitement conscient du rôle de cette expérience dans la genèse du concept de nom-du-père tel qu'il le fait surgir à une séance de son séminaire sur les psy chose<; le 27 juin 1956. S'appuyant sur Les Structures élémen-
É.
l . Voir Roudinesco, Jacques Lacan. Esquisse d'une vie, histoire d'un système de pensée. Paris, Fayard, 1993, pp. 169-193.
205
Georges Bataille - après tout
Georges Bataille entre Freud et Lacan
taires de la parenté de Claude Lévi-Strauss, il montrait que
ce� e imago dans la société occidentale. Aussi bien la fréquen tation du Collège de sociologie et le nihilisme de Bataille lui pennettaient-ils de critiquer avec violence à la fois les idéaux normatifs de la famiUe et les tentatives communistes de l'a bo lir. C'est également à cette défaillance qu'il songeait en inven tant entre 1953 et 1963 un système structural fondé sur la possible rev�orisation d'une fonction symbolique du père. Par tant de l'abatssement d� la condition paternelle dont il avait souffert dans son enfance, il faisait surgir le concep t de no'}'l-�u-père de 1 'horreur �e lui inspirait encore la figure d'Emile : le père du père. A quoi il ajoutait le poids de sa _ propre expénen ce malheureuse de la paternité. Se sentant cou ��ble de n'avoir pu donner son nom à sa fille, il théorisait 1 1dée que seul un acte de parole - une nomination - pouvait permettre à un père d'authentifier sa descendance : « Voilà me disais-je en m'adressant à moi-même par mon nom secre' t ou public, voilà pourquoi, en somme, Jacques Lacan, ta fille n'est pas muette, voilà pourquoi ta fille est ta fille, car si nous étions muets, elle ne serait point ta fille'».
1 'Œdipe freudien pouvait être pensé comme un passage de la nature à la culture. Si la société humaine est dominée par le pri mat du langage, cela veut dire que le pôle paternel occupe, dans la structuration historique de chaque sujet, une place analogue. Lacan définit celle-ci comme fonction du père , puis fonction de
père symbolique, puis métaphore paternelle, pour enfin dési
gner la fonction elle-même, dans sa deuxième relève, comme un concept : le nom-du-père. Dans cette perspective, le passage œdipien de la nature à la culture se fait de la façon suivante : étant l'incarnation du signifiant parce qu'il nomme l'enfant de son nom, le père intervient auprès de celui-ci comme privateur de la mère, donnant naissance à son idéal du moi. Cette traduction anthropologique des travaux de Freud renvoyait aussi à la manière dont Lacan racontait ses affaires de famille à un public devant lequel il s'avançait à demi mas qué. Grâce aux précieux souvenirs de son frère Marc-François, on sait fort bien aujourd'hui que la genèse du concept de
nom-du-père trouve aussi son origine dans la place occupée par
Émile Lacan à l'intérieur de la généalogie familiale. Jacques exécra toute sa vie cet « horrible personnage grâce auquel il avait accédé à un âge précoce à la fonction fondamentale de
maudire Dieu ». À ce grand-père, dont il portait le prénom sur son état civil, il reprochait de s'être comporté comme un tyran avec Alfred, rendu ainsi inapte à l'exercice de la paternité. Éduqué par ce père redoutable, Alfred s'était montré un père
affectueux, dévoué et plein de bonne volonté, mais incapable de porter le moindre intérêt au génie intellectuel de son fils aîné qu'il prenait pour un être volage et irresponsable•. C'est bien à cette position défaillante d'Alfred, son père, que songeait déjà Lacan en 1938, dans son grand article sur la famille publié par l'Encyclopédie française2• n y montrait que la psychanalyse était née à Vienne d'un sentiment de déclin de l'imago paternelle et de la volonté freudienne de revaloriser
Seuil,
2 . Repris sous le titre Les Complexes familiaux dans la formation de 1 . Jacques Lacan, Les Psychoses, Paris,
l'individu, Paris,
Navarin, 1984.
206
Le Réel, le sexeféminin Née dans une crise de la société occidentale, la psychana lyse ne peut en aucun cas devenir, dans la visée lacanienne 1 'i nstrument d'une adaptation de 1'homme à la société Puisqu'elle est issue d'un désordre du monde elle est condam née à vivre dans le monde en pensant le d sordre au monde comme un désordre de la conscience. Et c'est pourquoi, au mome�t même où Lacan énonçait ce principe que tout sujet se déterm�e par son appartenance à un «ordre» symbolique, il avançait une autre thèse selon laquelle la reconnaissance de ce� appartenance est source, pour le sujet, d'un déchirement ongmel et d'une inéluctable névrose. cette �ise �n place d'unsystème structural correspon _ dan 1 mstauratton d une toptque composée des trois termes du
:
é
. �
1981.
1.
Jacques Lacan, L' Idenûjication, séminaire inédit' séance du
6 décembre 1961, transcription Michel Roussan.
207
Georges Bataille - après tout
symbolique, de l'imaginaire et du réel. Avant guerre, Lacan avait emprunté les deux premières notions à Henri Wallon. En 1953, associées pour la première fois au réel, celles-ci pre naient une valeur différente. Sous la catégorie du symbolique, Lacan faisait entrer toute la refonte puisée dans le système lévi-straussien ; l'inconscient freudien était repensé comme le lieu d'une médiation comparable à celle du signifiant dans le registre de la langue. Sous la catégorie de /'imaginaire étaient situés tous les phénomènes liés à la construction du moi : cap tation, anticipation, illusion. Enfin, sous la catégorie du réel était introduit ce que Freud avait appelé réalité psychique, c'est-à-dire le désir inconscient et ses fantasmes connexes. Selon Freud, cette réalité représente une cohérence comparable à la réalité matérielle et, de fait, elle prend l a valeur d'une réa lité aussi consistante que la réalité extérieure, au point d'ailleurs de se substituer à elle. Dans le concept lacanien de réel intervenait cette défini tion freudienne de la réalité psychique, mais s'y ajoutait une idée de morbidité, de «reste» ou de «part maudite», emprun tée sans le dire à la science hétérologique de Bataille. D'où une torsion. Là où Freud construisait une réalité subjective fondée sur le fantasme, Lacan pensait une réalité désirante exclue de toute symbolisation et inaccessible à toute pensée subjective : ombre noire ou fantôme échappant à la raison. Si Bataille est présent sans être nommé dans l'élaboration du concept de nom-du-père, et si l'hétérologie apparaît sans être mentionnée dans la notion de réel, l a représentation bataillienne de la part maudite traverse toute la doctrine de Lacan construite après 1950. Ainsi en trouve-t-on la trace dans le commentaire qu'il fait des Mémoires de Daniel-Paul Schreber à partir de son séminaire sur les psychoses. Interpré tant le délire du narrateur, Lacan compare « l'expérience inté rieure » du juriste fou qui transforme Dieu en une putain, à
Madame Edwarda1• Mais c'est surtout dans la lecture du rêve de Freud «L' injection faite à Irma» qu'il identifie le sexe·féminin à un L. Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 583.
208
Georges Bataille entre Freud et Lacan
réel sorti tout droit de l'hétérologie. Ce rêve, l'un des plus commentés de l'historiographie freudienne date de la nuit du 23 au 24 juillet 1895. ll met en scène une sorte de roman fami lial des origines de la psychanalyse à travers des personnages de la vie scientifique et privée de Freud : Josef Breuer (Dr M ... ), médecin viennois, co-auteur des Études sur l'hystérie, Oskar Rie (Otto), médecin de famille, gendre de Wilhelm Fliess et père d'une jeune fille nommée Marianne qui épousera plus tard Ernst Kris, l'un des fondateurs de l'Ego Psychology, et sera aussi l'analyste de Marilyn Monroe. Sont, présents éga lement dans le rêve Emma Eckstein (Irma), une patiente hysté rique soignée par Freud ainsi que le physicien Ernst von Fleischl, mort en 1891 des suites d'une infection due à ses recherches. Seul Wilhelm Fliess, le médecin berlinois, est absent de la scène onirique bien que sa présence soit évoquée sous la forme de triméthylamine produit injecté à Irma et renvoyant à sa doctrine de la sexualité. Avant de faire le rêve, Freud avait demandé à son arni Fliess de venir à Vienne pour opérer Emma parce qu'il avait adopté les thèses de celui-ci sur l'existence d'un lien physiologique entre le nez et les organes génitaux. Après 1'opération, la patiente eut des saignements. Freud pensa que ces phénomènes étaient d'origine hystérique. Mai s peu à peu, l i se rendit compte que Aiess avait oublié dans la cavité laissée par l'enlèvement du cornet, une bande de cinquante centimètres de gaze. ll fallut une nouvelle interventicn. Freud se sentit mal et quitta la pièce. Emma manqua de mourir. Selon le commentaire de Freud lui-même, le rêve était un plaidoyer en faveur des idées de Aiess : l'expression d'un désir de Freud d'adopter les thèses de celui-ci et de ne pas se sentir responsable de la persistance de la maladie d'Emmal. S'écartant de cette interprétation et sans reconnai'tre ni Enuna Ec� s�ein, ni Josef Breuer, Lacan montrait, en mars 1955, que la pos tllOn de Freud dans la découverte d'une nouvelle théorie de la sexualité n'était pas celle d'un héros à la façon d'Ernest Jones. La 1 . Voir à ce sujet : Didier Anzieu, [}Auto-analyse de Freud, Paris, PUF, 1975. S1grnund Freud, L'Interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967. Henri F. Ellenberger, Histoire de l'inconscient, Paris, Fayard, 1994. .
209
Georges Bataille - après tout
découverte passait par le surgissement dans la bouche d'Irma d'une «tête de Méduse>> renvoyant à un réel du sexe féminin et à l'hor reur que celui-ci provoque dans ce qu'il a d'inassimilable, d'intrai table, d'impénétrable. Pour Lacan, le sexe féminin était donc de l'ordre d'une anarchie première et cette anarchie figurait, en quelque sorte, la part maudite nécessaire à toute découverte scientifique. Rappelons que Ernest Jones, le biographe de Freud, pré sentait la relation de celui-ci avec Fliess comme le triomphe, à travers une « auto-analyse», de la vraie science contre la fausse science. Freud était ainsi assimilé à un héros positif et rationnel face à un Fliess démoniaque et illuminé. Or, à cette légende dorée, Lacan substituait non seulement le passage par un réel, emprunté à l'hétérologie de Bataille, mais l'idée que ce réel était la source ou l'origine d'un doute fondateur nécessaire à la science. À l'origine d'une découverte, disait-il en substance, il n'y a pas un sujet mais un doute, puisque toute découverte est l'expression d'un cheminement où l'erreur se mêle à la vérité. D'où son interprétation du rêve :
Je ne suis là que le représentant de ce vaste, vague mouve ment qui est la recherche de la vérité où moi je rn'efface. Je ne suis plus rien. Mon ambition a été plus grande que moi. La seringue était sale sans doute. Et justement dans la mesure où je l'ai trop désiré, où j'ai participé à cette action, où j'ai voulu être, moi, le créateur, je ne suis pas le créateur. Le créateur est quelqu 'un de plus grand que moi. C'est mon inconscient, c'est cette parole qui parle en moi, au-delà de moi. Voilà le sens du rêve1• Pour montrer à quel point la lecture faite par Bataille de
1 'œuvre freudienne vient frapper la refonte lacanienne comme un spectre échappant à la raison, il faut évoquer le desin t du tableau de Gustave Courbet, L'Origine du monde, qui repré sente, on le sait, dans sa nudité même, le sexe écarté de la femme après les convulsions de l'amour. La peinture avait fait scandale. Après avoir appartenu au diplomate turc Khalil-Bey, elle avait fini par disparaître dans des collections privées. 1. Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique Paris, Seuil, 1977, p. 202.
de la psychanalyse,
210
Georges Bataille entre Freud et Lacan
Confisquée à Budapest par les nazis, elle fut ensuite récupérée par les Soviétiques pour être revendue. Lacan en fit l'acquisi tion vers 1955. Sylvia Bataille demanda à son beau-frère André Masson de confectionner pour ce tableau un cache en bois. Elle craignait de le laisser voir tel à ses voisins et à sa femme de ménage. Masson fabriqua alors un panneau où étaient reproduits, en une peinture abstraite, les éléments éro tiques de la toile d'origine. Comment ne pas voir dans ce jeu de recouvrement l'essence même de la présence cachée de Bataille dans l'uni vers familial de Lacan ? Présence d'un réel irreprésentable, présence mystique du sexe comme origine, présence enfm de l'objet par lequel la jouissance féminine confine à la psychose. C'est bien par Bataille que Lacan repense, entre 1958 et 1973, la théorie freudienne de la sexualité féminine. Prenant pour thème de référence aussi bien la grande architecture baroque des églises romaines que la folie d'une héroïne d'un roman de Marguerite Duras, il souligne constamment le prin cipe dans l'inconscient d'une dissymétrie radicale entre 1 'iden tité masculine et féminine. Pour les femmes, dit-il, il n'existe pas de limite à la jouissance. En conséquence, la femme au sens de l'universel ou de la nature féminine n'existe pas. Quant à la jouissance féminine, elle se définit d'être un supplément1». Lacan prend ainsi le contre-pied des thèses féministes classiques qui font de la femme une victime de l'oppression. masculine. Au lieu de nier cette oppression - qu'il ne conteste pas - i l montre qu'elle peut se retourner en son contraire puisque la relation entre les sexes est commandée par une dis symétrie. Ainsi Lacan conserve-t-il avec Freud, et contre Jones, l'idée d'un phallicisme premier et d'une libido unigue, mais il la corrige par une thèse du supplément et de l'irrepré sentable empruntée à Bataille. De même qu'en mars 1955, il assimilait la bouche ouverte d'Irma à un sexe béant d'où surgissait une terrifiante
1. Voir É. Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France, T.2, Paris, Seuil, 1986, pp. 511-530. Et Jacques Lacan, «Hommage fait à Margue rite Duras du Ravissement de Lol V. Stein», Cahiers Renault-Barrault, 52, Paris, Gallimard, 1965, pp. 7-15.
211
Georges Bataille - après tout
tête de Méduse, de même en juin 1957, frappé par 1 'histoire d'une femme américaine qui s'était faite inséminer tous les dix mois avec le sperme congelé de son mari mort, il interrogeait le statut moderne de la toute puissance maternelle :
À partir du moment où nous avons commencé dans cette voie, disait-il, nous ferons aux femmes, dans une centaine d'années, des enfants qui seront les fils directs des hommes de génie et qui auront été, d'ici là. précieusement conservés dans des petits pots. Si l'on a coupé quelque chose au père, il semble aussi que la parole lui soit coupée. La question est alors de savoir comment, par quelle voie, et sous quel mode, s inscrira, dans le psychisme de 1 'enfant, cette parole de l'ancêtre dont, en fin de compte, la mère sera le seul repré sentant. Comment fera-t-elle parler l'ancêtre mis en boîte1?
L'ARBITRAIRE, APRÈS TOUT De la «philosophie» de Léon Chestov à la «philosophie» de Georges Bataille
par Michel Surya
•
Enfin, en 1970, pour ramasser en une formule l'horreur que lui inspiraient les mères et la fascination qu'il éprouvait pour la mystique de l'oralité, il déclarait : «Un grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes - c'est ça la mère. On ne sait pas ce qui peut lui prendre tout d'un de refermer son clapet. C'est y a le désir de la mère2.» la dissymétrie entre les sexes, Lacan oppose deux figures symétriques de 1'excès : la jouissance irreprésentable d'un côté, la dévoration maternelle de l'autre. De même, en 1962, dans «Kant avec Sade», en partie inspiré par BataiUe, il évoque deux figures symétriques de la Loi : l'impératif de la jouissance, l'impératif de la morale3• Tout se passe donc comme si la référence cachée à Bataille permettait au discours lacanien de se construire, dans un style baroque, sur le modèle d'un doute fondateur : écartelé entre la transgression et la loi, entre le nihilisme et la science, entre la conscience critique et l'inconscient, entre la symétrie et le supplément.
A
1 . Jacques Lacan, La Relation d'objet et les structures freudiennes, Paris, Seuil, 1994, pp. 375-376. 2. Jacques Lacan, RSI. Ornicar ?, 4 octobre 1975, p. 94. 3. Jacques Lacan, Kant avec Sade, repris dans Écrits. op. cit., pp. 765-793. Voir aussi Bernard Sichère, Le Moment lacanien, Paris, Grasset, 1983.
Time is out of joint Shakespeare Nous ne disposons plus que de l'arbitraire. Il se peut que ce mot, par sa franchise, conquiert les bonnes grâces des esprits exigeants qui doutent des droits du sens cri tique - et surtout s'ils devinent qu'après tout, cet arbitraire n'est nullement si arbitraire que cela1• Les thèmes, les auteurs dont on sait qu'ils ont influencé
. ��ta11le son� assez nombreux pour qu'on doive a priori écarter .
1 1dée de 1 mt1uence dominante de l'un deux ou d ' une influence dont toutes les autres découleraient. ns' sont aussi trop co�us pour que, les rappelant, nous ne nous exposions pas au nsque de leur faire jouer un rôle excessif, matriciel par
�
1 . Léon Chest�v, La �hi�osop ie de la tragédie, «Dostoïevski et . Nietzsche », p. 5, ÉdttiOns Scluffrin, Pans, 1926. «Après tout» est en franÇais dans le texte russe.
213
L'arbitraire, après tout
Georges Bataille -après tout
-d�
j'en rappelle exemple. Je les rappellerai pourtant, c'est-à contempo ses u parrr et, Hegel rai certains : Sade, Nietzsche, justifiés à ent égalem t seraien rains, Blanchot. D'autres noms ce influen leu mêm bie quand � ; � être cités ici, pêle-mêle, et . en omettrats J meme bten quand Bataille serait moindre (et j'éval_ue beaucoup) : Mauss, Proust (quoique d'une façon dont mil� Blake, William lisme, surréa mal la part), Breton et le sru� u1 ent), Hurlev de Hauts s Le t � Brontë (plus précisémen (celw evski Dostoï se), l'inver soit ne Lacan (à moins que ce o, Jean de la surtout du Sous-sol), Pascal, Angèle de Folign serions nous re, moind rien �utorisés à Croix, etc. À un titre en es san sacnfic les ux>>, morcea Cent « citer le supplice dit des s, le Londre de du singe d'un cul le glants des Aztèques, décep la de e regtstr le sur fut ce si Rire de Bergson (même e de c� �ue tion), le christianisme, etc. Ce rappel un peu va� relativiSer de celu1 que sens d'autre pas tout le monde sait n'a mainte dire à loyer m'emp vais je dont nce par avance l'influe fut 1 e qu'e et inante, déterm aussi nant qu'elle fut elle � �·une attentio;t 1 é ttu a ent ffisamm qu'insu doute, façon qui n'a, sans par Leo? et v Chesto Léo de nce 'influe l � je veux parler de wski, Klosso que ceux lm sur nt qu'eure nce Chestov de l'influe «l:s tement indistin ra appelle e, négligé pas � le seul à ne l'avoir mats état, frut déjà ême moi-m j'ai ce influen Russes>> (de cette d'une façon qui nécessite l'approfondissement)'. faut le reconnaître : cette influence est d'autant plus
St_IT
�
zc:>ü
�
I1
en avons facilement passée inaperçue que les indices qu� nou� t au f1guran e, Bataill de nom le avec r compte faut Il sont rares. rs premie des l'un de ture couver la sur ucteur titre de co-trad de idie (L' France en publié et traduit v Chesto livres de Léon Tolstoï et Nietzsche, en 1925 ; mais il faut tout de
bien chez
Dame de même aussitôt préciser que, sauf 1 'oubliable NotreRheims, c'est la première fois que paraît le nom de Bataille sur ce sera la couverture d'un livre). Et il faut aussi compter, mais - une ique graph autobio notice courte de sorte la tout, avec f!Wrl à 1. Je me permets de renvoyer à mon livre Georges Bataille, la d, Gallimar ée augment réédition is, Par 1987. Séguier, Edition l'œuvre, Paris, 1992, pp. 78 à 86.
214
autobiographie philosophique - que Bataille écrivit vers la fin de sa vie (le ton de cette notice n'est pas d'ailleurs lui-même sans pouvoir érouter, Bataille rendant un hommage long et
�
appuyé à celm auquel il dit devoir <
�
�
�
1 . que Bataille connaissait assez cette œuvre pour pré tendre, même auprès de son auteur, l'étudier ;
2. qu'il l'estirnait assez pour penser qu'une telle étude eût été profitable. Le fait est enfin, et il n'est pas dénué de sens, que c'est le premier livre (ou la première œuvre) auquel Bataille ait songé à se consacrer. Le premier, car nous sommes en effet en 1923 et Bataille n'a que vingt-sept ans. Léon Chestov, né Lev Isaakovitch Schwartzmann à Kiev soixante-sept ans plus tôt, est arrivé en France en 1920, fuyant la Révolution russe qu'il avait pourtant longtemps appelé de ses vœux et de ses textes. Si sa notoriété est considérable en Russie, elle est inexistante en France où aucun de ses livres n'est encore paru. Je voudrais mettre un terme à ce préambule où abondent les indications à caractère biographique en faisant l'hypothèse que la notoriété française de Léon Chestov ira du même pas que l'idée que les noms de Pascal, de Kierkegaard, de Nietzsche et de Dostoïevski forment ensemble une configuration philosophique inaugurale. Un pas l. O. Bataille, O.C., VIIJ, pp. 562-563.
215
Georges Bataille - après tout
L'arbitraire. après tout
«d'ivrogne que l'on conduit au poste », aurait-il dit lui-même. C'est en tous cas l'idée à laquelle Chestov a le plus œuvré. De ce que Bataille doit à Léon Chestov, on ne sait donc que peu de choses, et encore n'est-ce pas vraiment à Bataille qu'on doit de le savoir. On en est donc réduit à supposer. Sup poser qu'il y entre de la lecture et de l' interprétation de
bien : il ne s'agit pas pour moi d' affirmer que Bataille ne fut pas hégélien, mais d'insinuer qu'il ne le fut pas assez pour que cette phrase de Chestov n'incarnât pas la possibilité d'une cri tique préalable de l'hégélianisme en tant que tel, et avec lui de toutes les philosophies se donnant à interpréter comme obéis sant à une volonté de rationalisation sans reste, c'est-à-dire épuisant le possible. À la philosophie en tant que grecque, Chestov opposa toute sa vie, avec une vigueur peu commune dont on verrait sans mal l'analogue dans la manière de Bataille, une philoso p ie - mais il n'est pas sûr que le mot soit ici opportun d1sons une pensée héritée de la pensée hébraïque, une pensée que pour faire simple, mais cette simplicité risque au contraire d'être énigmatique, j'appellerai une pensée « prophétique ».
Nietzsche. Ma conviction est, en effet, qu'avant que Chestov le dirigeât dans la lecture de Nietzsche, Bataille avait fait de celui-ci une lecture qu'à défaut d'un mot moins imprécis je qualifierai de « poétique» (il y a lieu toutefois de préciser qu'une telle lecture ne lui aurait pas été propre ; elle prév ait au début du siècle). Ce serait donc à Chestov que Bata1Lle devrait d'avoir atteint à une lecture «dépoétisée » de Nietzsche, c'est-à-dire à une lecture de Nietzsche en tant que philosophe appartenant à l'histoire de la philosophie, quitte à ce que cette appartenance fût, pour Chestov, d'une sorte qui la remît en cause sinon la contredît du tout au tout. Le violent anti-hégélianisme de Chestov ne peut pas ne pas avoir été également important pour Bataille, quelque révi sion éblouie qu'Alexandre Kojève l'obligeât à faire quelques années plus tard. Bataille sera certes hégélien, mais il ne le sera sans doute pas d'une façon telle que son hégélianisme ne doive concéder ici et là un agacement profond, agacement devant le panrationalisme de Hegel contre lequel Chestov nourrissait les préventions les plus grandes, et contre lequel on peut sup poser qu'il a contribué à prévenir Bataille. Je ne saurais faire mieux, pour dire de quelle nature est l'antihégélianisme consti tutif de la pensée de Chestov, que de citer une phrase de celui� ci qui présente l'inappréciable avantage de faire fortement écho à Bataille, de lui faire écho à un point tel qu'elle paraît lui emprunter ses mots (mais n'est-ce pas plutôt l'inverse• ?) : «Ce qui est réel est rationnel est 1 'axiome essentiel de toute philosophie, pas seulement celle de Hegel, mais de toutes celles qui ne cherchent que le possible>>. Qu'on me comprenne
a:
�
J'éclairerai d'une phrase seulement le sens que j'essaie de donner à ce mot, une phrase de Nietzsche, lequel le leste du poids du gofit qu'il témoignera toute son œuvre pour l'Ancien Testament : Le gotlt pour l' Ancien Testament est une piene de touche pour la grandeur ou la médiocrité des âmes [ . . ] Avoir relié ensemble, sous une même couverture, l'Ancien Testament et le Nouveau, qui est à tous égards le triomphe du goOt rococo, pour n'en faire qu'un seul et même Livre, la Bible, le Livre par excellence, c'est peut-être la plus grande impudence et le pire péché contre l'esprit dont l' Europe littéraire se soit ren due coupable. .
l . Loon Chestov, Spéculation et Révélation, «Spéculation et apq_ca lypse. La philosophie religieuse de Soloviev>>, p. 27, Éditions de l'Age d'Homme. Ce texte a été publié pour la première fois en France sous la forme d'un article dans la revue Palestine en 1929.
De cette pensée, et de ses filiations complexes ou para doxales, Chestov a fait toute sa vie l'investigation patiente et polémique. Patiente, polémique et sériée. En effet, toute sa vie, et selon un procédé rhétorique (la disjonction exclusive, ainsi que l'appela Kant) dont Kierkegaard avait déjà fait un titre à 1 'un de ses livres - Ou bien, ou bien -, dont Chestov fera un titre programmatique au plus important des siens, Athènes ou Jérusalem, Chestov séparera. Il séparera pour opposer, consti tuant autant de séries que Bataille bientôt en constituera, faites toutes pour affmner l'irréductible dualisme polémologique de leur auteur. Aux noms que je vais opposer les uns aux autres. je n'attends pas qu'on confère un crédit trop strict (leurs opposi-
216
217
Georges Bataille - après tout
L'arbitraire, après tout
rions chez Chestov ne sont pas elles-mêmes sans varier souvent et ces variations ouvriraient autant d'inutiles tentatives d'inter
après coup, aussi bien au rationalisme matérialiste et 1 ou scientifique qu'au rationalisme spéculatif religieux. Pour cette r�son évidene enfin, évidente pour qui l'a lu, que le pasca hs�e de Ba ta 1lle est réel, qu'il est profond. L'abîme qu'a une fms pour toutes ouvert Pascal, cet abîme qui attirait si fort C estov (cette phrase suffira à laisser apercevoir jusqu'à quel pomt : «La source de la force, c'est ce qui est considéré comme la source de la faiblesse : le vertige. Nous sommes attirés par l'abîme, par le non-résolu, non pas par le désir d'éviter le mal heur, de comprendre le mystère, en un mot [. . . ] nous devons aimer l'effroil>>), cet abîme éponymement pascalien, Bataille n'aura de cesse de l'approfondir, comme le trahit, entre cent autres, cette phrase de L'Expérience intérieure : « [ . . . ) bu jusqu'à la lie, le christianisme est absence de salut, désespoir de Dieu. ll défaille en ce qu'il arrive à ses fins hors d'haleine. L'agonie de Dieu en la personne de l'homme est fatale. C'est l'abîme où le vertige le sollicitait de tomber2». Est-il besoin d'ajouter que ce pascalisme, au moins ce que j'appelle ainsi, peut-être serait-il plus rigoureux de parler
prétation) ; j' invite simplement à ce qu'on y aperçoive comment s'esquisse chez Chestov une configuration philolo gique non-(
gaard) ; ou Spinoza 1 ou Pascal ; ou Philon d'Alexandrie (qu'il place à l'origine de la longue soumission de la révélation à la raison 1 ou Plotin ; ou Marcion, le gnostique 1 ou Abraham ; ou le logos grec 1 ou les prophètes juifs ; ou Platon 1 ou Paul (le misologos ainsi qu'il l'a lui-même appelé) ; ou la vérité accou chée de la raison 1 ou la vérité émanée de la révélation ; ou Kant 1 ou Nietzsche ; ou Soloviev (le dernier en date de la lignée inaugurée par Philon d'Alexandrie) 1 ou Dostoïevski (qu'il tient pour celui qui a accompli la véritable Critique de la raison pure) ; ou Shelling 1 ou Heine ; ou Hegel 1 ou Kierke
gaard ; ou Fichte 1 ou Buber, etc . Beaucoup sont tantôt l'un, tantôt l'autre, comme Husserl ou comme Luther ou comme Tolstoï (lequel s'est acharné à réconcilier la foi et la raison),
desquels Chestov dit qu'ils ne se sont remis qu'une seule fois, une seule, à l'absolu de 1' arbitraire, c'est-à-dire à ce qu'il appelle encore l'arbitraire après tout. Parmi tous ces noms, i l me paraît nécessaire de faire d'abord un sort particulier à celui de Pascal. Pour l'évidente raison que Pascal est le nom même de l'inscription la plus haute de la philosophie dans le refus de la rationalité (dans le refus de la philosophie que satisfait le possible, à laquelle le possible suffit). Pour cette autre que Chestov oppose l'abêtisse_ ment (le « s'abêtir») et le gémissement pascaliens (le « J e n'approuve que ceux qui cherchent en gémissant») à l'abortif intelligere de Spinoza ( <(ne pas rire1, ne pas pleurer, ne pas détester [Chestov ajoute significativement : ne pas maudire] mais comprendre »). Pour cette raison encore que l'anti-idéa lisme de Pascal est regardé par Chestov comme s'opposant,
�
�
de pascalisme « chestovianisé » , est sensible jusque dans la langue de atai e, j �sque da.t;ts ce côté souffle coUrt, asphyxié, lequel suscita l trome sans nsque de Sartre, au sujet précisé ment de L'Expérience intérieure ? C'est par trop l'évidence pour qûe je rn'y arrête longtemps. Ceci compte beaucoup plus.
�
��
Ce que Bataille a pensé sous le titre de la souveraineté, et les te nnes mêmes dans lesquels il l'a pensé, ne sont pas sans . devou beaucoup à Pascal en particulier, au jansénisme en général. Je le rappelle, mais non sans le simplifier considéra bleme?t : pour Bataille est. subordonné tout ce qui a souci du deverur ou des fins, tout ce qui a souci des moyens de ceux-ci (Bataille appelle cette subordination, subordination à la trans cendance). Et est souverain tout ce qui obéit au seul souci de l'intensité de l'instant, et témoigne d'un assentiment sans reste
l. Est-il utile de préciser combien cet interdit de Spinoza est aussi peu bataillien que possible ? Le rire, par exemple, est à l'origine de sa pensée. Une origine quasi constitutive.
J . Léon C �estov, L�s Grandes veilles, p. 1 1 , éditions de 1 'Âge , d Homme. Première parutiOn en russe en 1910' et en français dans 'les Cahiers de l'étoile, en juillet-août 1929. 2. G. Bataille, L'Expérience intérieure, O.C., V, p. 61.
218
219
Georges Bataille - après tout
à celui-ci (et il appelle cette souveraineté, souveraineté de l'immanence). Je simplifie encore : ce qui fait que l'homme a, un jour, quitté la souveraineté pour entrer dans la subordina tion, le sacré pour entrer dans le profane (et l'on y entend quelque chose du dualisme profond de Chestov) c'est qu'il n'a pas su ne pas répondre à l'appel de l'utile, il n'a pas su s'abste nir d'escompter par le moyen de l'outil, et du travail, un béné fice touchant à son devenir comme à ses fins. L'utilité a subordonné l'homme. De sacré et souverain qu'était l'instant où il avait son séjour, il est entré dans le temps profane et subordonné. Ce rappel en appelle un autre : pour Pascal et pour le jansénisme, la grâce, conune la souveraineté chez Bataille, est inaccessible au mérite de même qu'aux œuvres. En d'autres termes, et toujours au risque de simplifier abusivement, la grâce comme la souveraineté sont données, elles ne s'acquiè rent pas. Tout mérite (moral) comme toute entreprise (efficace) les font ipso facto entrer dans la subordination. L'une des clés de voûte du système bataillien (et ce n'est pas sans mesurer le caractère de paradoxe sinon de provocation de ce mot que je l'emploie ici) figurait déjà dans Pascal. TI n'est pas à exclure a priori que Bataille l'y ait trouvé, très tôt et, entre autres, par 1'intermédiaire de Léon Chestov. La dernière chose que je voudrais marquer avant de quit ter Pascal et l'influence considérable qu'on peut le soupçonner d'avoir exercée sur Bataille, c'est que le rôle de Chestov en celle-ci n'est sans doute pas vain. Chestov ne s'est pas contenté de donner à relire Pascal à Bataille - au cas sonune toute vrai semblable où celui-ci l'aurait lu déjà - il ne s'est pas contenté de commenter Pascal auprès de Bataille, infléchissant ainsi la nature de l'appropriation intellectuelle qu'en fera celui-ci, il 1'a, en outre (et ce n'est pas de peu d'importance si 1'on songe à l'émotion qu'a suscitée en lui sa lecture récente), élevé au rang de Nietzsche, faisant d'eux deux les signes avant-coureurs de la possibilité que s'incarne le rêve que Chestov avait formé d'une certaine philosophie. Je le cite : « Pascal, comme Nietzsche [... ] est cet honune venant d'un autre monde, tel que notre philosophie ne peut que le rêver et si dissemblable du nôtre que ce qui est pour nous une règle n'y apparaît que 220
L'arbitraire, après tout
comme une exception1». À cette citation, je souhaiterais en ajouter aussitôt une autre : « Pascal a ressuscité deux siècles plus tard dans la personne de Nietzsche2». L'incidence de cette opération peu ordinaire est considérable. D'une main, Chestov
Pascal» .. p. 57, dtuons Grasset; Les Cahiers verts, 1923. J'attire l'attention sur
�t le premier livre de.Chestov à avoir paru en France et que le fait que c'e 1923 est la premtère des deux ou trots années durant lesquelles Bataille le fréquenta. 2. /bid., p. 51 .3. C'est .intentionnellement que je passe sous silence le nom pourtant essenttel de Kterkegaard. Je m'explique de ces raisons plus avant dans le texte.
4. G. Bataille, La Souveraineté, O.C., VIn, p. 671.
221
·
L'arbitraire, apr�s tout
Georges Bataille - apr�s tout
L'immoralisme conune moyen et symptôme d'un christia nisme restauré, d'un christianisme surmonté, i l ne saurait y avoir, pour qui est un tant soit peu familier des représenta tions de Léon Chestov, de paradoxes plus significativement chestoviens. Filiations complexes et paradoxales, disais-je, au sujet de la <
gie philosophique qui s'était, elle, employé à son éviction. D'autant plus complexes ou paradoxales que ces filiations sont loin d'être seulement philosophiques : elles sont aussi, et elles sont tout aussi essentiellement, littéraires. Léon Chestov est un très attentifet très remarquable lecteur de la littérature. Un lec teur remarquable en cela par exemple qu'il n'octroie pas une dignité moindre à la littérature qu'à la philosophie ; et j'ajoute rai aussitôt, qu'il ne lui octroie pas une dignité moindre, y compris du point de vue de l'intérêt de la philosophie. Tout se passe au contraire comme si cette impuissance dont témoigne la philosophie traditionnelle à ne pas s'accommoder du pos sible, il appartenait à la littérature d'y mettre un terme, et aussi cruellement que nécessaire, de la transgresser. J'ai évoqué, en passant, l'importance magistrale (et il faut qu'on l'entende ainsi : importance littéraire et philosophique) que celui-ci attribue à Dostoïevski. J'y reviendrai plus avant. Qu'il suffise pour ma démonstration que j'invite à lire ses com mentaires de Pouchkine, de Heine, de Tchékhov (le Tchékhov
des Nouvelles notamment, dont il est l'un des lecteurs les plus pénétrants, qu'il aimait parce qu'il avait « d'avance rejeté toutes les consolations»)1, ses lectures de Tolstoï (encore qu'il ait de Tolstoï une opinion changeante. S'il est attiré, dit-il, par le Tolstoï «harassé, éperdu, terrifié, à bout de force », il est par contre indifférent au Tolstoï, dit-il, «triomphant»), ses lectures de Shakespeare, de Baudelaire, d'Ibsen et de Tourgueniev (pour leur Senilia, s'empresse-t-il d'ajouter), etc. Comment lit il la littérature ? Ou pour poser la même question autrement :
1. Léon Chestov, Les Commencements et les fins, «La création e' nihilo», p. 16, éditions de l'Age d'Homme.
222
quel goût préside à son élection de certains écrivains et à son
indiffé!ence pour d'autres ? Là encore, jè m'arrêterai, en guise
de raptde réponse, à une phrase de lui et, pour les mêmes rai sons que tout à 1'heure, parce que cette phrase ne peut pas ne pas fa.tre songer à at ille : < Ce qu'on appelle le mal, la pire ? . � fonne d� mal, avrut d ordina.rre à sa source un certain intérêt, un certam goût pour les cadavres. L'homme pardonnait tout les pires crimes, mais jamais il ne pardonnait l'amour désinté� ressé de la mort [ . . . ]». Tchékhov, conune Dostoïevski, dit estov, « a un goût tout particulier de la mort, de la décompo SitiOn, de la pourriture, de la désespéra nce'» .
�
<:�
n n'estyas nécessaire queje m'attarde trop sur l'attention d� �ous les mstants que Chestov a portée à la littérature. Je . �es 'e simplemen t faire apercevoir que celui-ci a considéré la ? h�eratm e à 'é?al de la ph lo ophie et comme philosophie ; � meme, � est-a-dtre qu . à la difference des philosophes au sens où Bataille ne le sera jamais lui-même, il n'a non seulement pas mis en. do te le fait que la littérature pût produire de la pen ? . s . m�s Il s est en outre attaché à démontrer que c'était elle qm é�rut la plus �usceptible d'en produire, dès lors que la philo sophie semblatt y avoir une fois pour toutes renoncé en s'accommodant du possible (ce qui soulève accessoirement le pro lèm du s�tut de la forme philosophique ; problème qui � ménterrut à lw seul de considérables développements). Et de c�tt � démons ation, je ne doute pas pour ma part que Bataille rut t rré le paru le plus grand. Un parti de légitimation marginale ?u étournée. ll ne sera pas philosophe certes, il ne le sera pas, il n a de cesse de le répéter, au sens où tous l'entendent Mais on �ut le dire �ussi ainsi : il ne sera pas moins philosophe en ne l étant p� ; il ne l'en sera même que plus maintenant qu'il . srut quel philosophe il faut qu'il ne soit pas. C'est-à-dire, il sera au . moins assez hilosophe pour pouvoir faire le procès de la � . philosophie. Qu on se rappelle cette phrase extraite du Petit (livre aussi peu d'un « philosophe » que possible), où il décrit des paysans dans une noce : «Je pensai : "aucun d'eux ne se pose même une petite question" ; puis : "Aucune question mai
!
�
�
�
�
�
l. lbid., p. 21.
223
Georges Bataille - après toUl
L'arbitraire, après tout
ginable, à moins que l'un d'eux ne commette un crime". J'ima gine la philosophie (Wolf, Comte et des nuées de professeurs) comme une noce de village : aucune question et, seul, le mal dans la tête, Kierkegaard interroge (se donne des réponses, interroge quand même) 1• » De ces philosophes qu'il raille si volontiers, s'abrutissant dans l'absence de question (philosophes auxquels il oppose explicitement la philosophie selon lui qu'est « le mal dans la tête »), de ces philosophes, il fait donc d'autant moins mainte nant partie que Chestov l'a par l'exemple incité à faire sienne la figure évoquée par Nietzsche du «philosophe-artiste » (rap pelons nous ce que Nietzsche disait à son sujet : « Y a-t-il de nos jours de tels philosophes ? Ne faut-il pas qu'il y en ait un jour ? 2»). Quoique, à ma connaissance, le mot même - philo sophe-artiste - n'apparaisse à aucun moment dans l'œuvre de Chestov, il n'est pas douteux que celui-ci soit, après Nietzsche, 1 'un de ceux qui en a le plus vindicativement manifesté la pos sibilité, l'un de ceux qui a, avec le plus d'insistance, tent� de satisfaire l'espérance que formait Nietzsche qu'il y eOt un JOur de tels philosophes. Et cette espérance n'a pas en vain été transmise à Bataille. Je suis même convaincu que nul plus que Bataille (mais on devrait tout aussi bien dire maintenant Blan chot, Klossowski, etc.) ne compte au nombre des possibles incarnations de cette archaïque figure ruetzschéo-cbestovienne. n compte à ce nombre à plus d'un titre. Au titre de lecteur de la littérature, d'abord. Je n'en prendrai pour preuve que Sade que, le premier en France, il pense, parce qu'il est le pre mier auquel apparaît que l'œuvre sadienne intéresse la pensée au moins autant qu'elle n'intéresse la littérature, qu'elle n'en est pas dissociable. Nous en apercevrions une preuve non moins récusable dans l'effort qu'il fit, seul, dans l'incompré hension de tous et surtout des principaux intéressés, pour faire
du surréalisme une pensée (ce qu'il était, mais comme à son insu), pour dire laquelle, et comment il'était inévitable que ses œuvres la trahissent. ll compte au nombre des philosophes-artistes également au titre de la forme de son œuvre. D'elle, il a beaucoup été dit qu'elle était inclassable, des pans entiers de celle-ci apparte nant à la littér_-ature la plus contemporaine (la plus susceptible d'en renouveler les formes ; la plus difficile d'accès, donc), d'autres appartenant, je cite pêle-mêle, à l'histoire et à l'his toire des religions, à la mystique et à l'économie, à la poésie et à la philosophie, à l'histoire de l'art et à l'ethnographie, etc. On peut le dire sans s'y attarder plus : dès l'instant qu'est retiré à la philosophie 1'autorité transcendante dont elle s'enorgueillis sait, rien n'est si étranger ni si indigne qui ne puisse être au même titre phiJosophique (la figure du philosophe-artiste est bien sOr une figure dionysiaque)1• De cette dette de Bataille à Chestov, je voudrais mainte nant tenter de faire surgir d'autres manifestations, tout en pre nant de nouveau bien soin de préciser qu'il faut s'abstenir de faire des formes de cette dette ou de cette filiation plus qu'il ne convient ; c'est-à-dire, plus qu'une suggestion de recherches nouvelles s'ajoutant à toutes celles qui existent déjà. Est-il en effet utile de redire à ce moment de cet exposé que Bataille et Chestov sont distincts et qu'ils le sont d'une façon qu'aucun rapprochement artificiel ne doit prétendre réduire. S'ils ont par exemple en commun un anti-idéalisme violent, et si l'anti-
L G. Bataille, Le Perit, p. 22, Éditions Jean-Jacques Pauven, 2. Nietzsche dit une fois Philosophen-Künstlers et une autre Kunstler Philosophen, comme laissant ouverte _la poss bilité d'un jeu interprétatif sur la . face qui doit prévaloir dans cette ftgure btcéphale : du philosophe ou de _ . l'artiste. Sur les variations de cette figure je renvOie au très beaU; livre d� Jean-Noël Vuamet, Le Philosophe-artiste, itions Christian Bourgo1s,
l. Outre certains des thèmes de l'œuvre de Bataille et la liberté diony sienne de sa forme, il n'est pas jusqu'à certains titres de Chestov qu'on ne puisse imaginer avoir suscité l'inspiration de Bataille. Comment ne pas faire, par exemple, le rapprochement entre le sous-titre que Chestov a donné à L'Apothéose du déracinement : «Essai de pensée adogmatique» et le titre du premier chapitre de la première partie de L'Expérience intérieure, qui est elle même le premier tome de la «Somme athéologique» : «Crit ique de la raison dogmatique>>. L'asystématisme de Chestov n'est pas sans aller jusqu'à une invitation à 1'inachèvement que Bataille semble avoir accueilli sans réserve. Ainsi de cette phrase de Chestov : «[. . ] les auteurs reconnaîtront un jour et parviendront à faire reconnaître au public que toutes les conclusions anifi cielles sont absolument inutiles : une fois qu on n'a plus rien à dire, il faut s'arrêter court, même au beau milieu d'une phrase. C'est d'ailleurs ce que fai sait parfois Tchékhov, parfois mais pas tOUJOUrs. (Les Commencements ei les fins, «La création ex nihilo», p. 39).
224
225
19�3.
�
éd
1973.
.
'
Georges Bataille - après tout
L'arbitraire, après tout
idéalisme de Chestov a pu fournir Bataille en moyens d'une critique efficace du surréalisme par exemple U 'en fais ici la supposition, et je ne la crois pas dénuée de sens), les fins de l'anti-idéalisme chestovien sont nettement spiritualistes quand celles de l'anti-idéalisroe de Bataille seront, elles, matérialistes, et d'un matérialisme «bas», ainsi qu'il tint à le désigner lui même pour qu'on ne le confondît pas avec le matérialisme sur réaliste ou le matérialisme historique (dialectique). Mais il se trouve, et là est toute l'ambiguïté de l'étrange rapport qu'ils entretinrent - là est aussi l'originalité profonde de Chestov que ce dernier, en tout état de cause, préférait encore le maté rialisme, fût-il le plus bas, à toute espèce d'idéalisme. C'est ainsi qu'il recourut fréquemment aux œuvres affichant un anti idéalisme radicalisé (c'est la cas du Sous-sol de Dostoïevski, livre en lequel il vit la vraie Critique de la Raison pure1 ; c'est le cas de L'œuvre de Rozanov, aussi) pour dénoncer l'imposture profonde, le fléau dit-il, qu'est l'idéalisme. On le voit, son spi ritualisme n'est pas si puissant (n'est pas aussi étanche au doute qu'il le faudrait) qu'un anti-idéalisme sans motif ni fin (ou sans autre motif qu'à la fin la ruine de tous motifs) ne
de même qu'il préféra en dernier ressort un immoralisme sans recours à l'idéalisme, à lui préférer la folie. Soit qu'il fasse de la folie tantôt un éloge explicite, soit qu'il lui donne Le nom de
puisse parfois lui suffire. Quant au matérialisme de Bataille, si bas qu'il se soit efforcé de le faire descendre, il peut arriver qu'il semble d'une nature sournoisement spiritualiste. L'Expé rience intérieure, par exemple, exclut que nous n'en fassions pas, même provisoirement, l'hypothèse.
Il me faut cependant m'arrêter à la critique de la raison pure qu'a toute sa vie développée Chestov. Qu'il ia développât au moyen d'un commentaire souvent recommencé de Nietzsche ou de Dostoïevski, ou qu'il la développât en son nom propre, Chestov peut être légitimement regardé comme celui qui s'est le plus assidûment efforcé de n�e à la raison, qui en a le plus assidûment recherché la ruine. A la raison utili tariste (le mot est de lui, même s'il paraît être de Bataille), à la raison savante, à la raison morale, à la raison religieuse, etc. TI s'est, en bref, à ce point efforcé de lui nuire qu'il n'hésita pas,
1. C'est Gilles Deleuze qui le note dans Nietzsche er la philosophie, p. 100, P.U.F.
226
«philosophie de la tragédie», c'est-à-dire, précise t-il, <
1 . Léon Che$tOv, La Philosophie de la tragédie, «Dostoïevski et Nietzsche», p. 111, Editions J. Schiffrin, 1926. 2. Ce livre a porté en traduction française plusieurs titres : Notes écrites
dans le sous-sol. Mémoires écrits dans un sous-sol. Mémoires écrits dans un souterrain, Mémoires écrits dans mon souterrain, Le Sous-sol. C'est le der nier que j'ai retenu parce que c'est celui dont use Bataille. li existe dJl Sous sol une version française récente préfacée par Francis Marmande aux Ediùons
Actes-Sud, Babel. 3. lbid., p. 5.
227
L'arbitraire, après tout
Georges Bataille - après tout
la sagesse humaine et divine», Dostoïevski est désormais résolu à opposer son inquiétude extrême, une inquiétude «hal lucinante» (le mot est de Chestov). Rien ne rend raison du mal sinon le mal lui-même. Et plutôt que l e corriger, comme l'essaya en vain l'ancien Dostoïevski, mieux vaut l'encourager, comme le fait maintenant l'acariâtre et mesquin misanthrope du Sous-sol. (J'ouvre ici une brève parenthèse : j'ai intentionnellement mis de côté la réponse que peut être Dieu à la question du mal, cette réponse n'apparaissant pas dans ce récit. De même que, pour des raisons chronologiques autant qu'intellectuelles, j'ai jusqu 'ici peu développé le fait que, sans pourtant pouvoir par venir à devenir jamais «croyanb>, Chestov a plus tard incliné vers un type de réponse en partie empruntée à Kierkegaard ou empruntée avec Kierkegaard ou Pascal aux réponses que pro posent les prophètes juifs de l'Ancien Testament. La seule expérience possible du mal est celle qu'en fit Abraham parce que Dieu en a le sens, un sens absurde. Tous les textes tardifs de Chestov prennent cette direction. Laquell.e ne contredit aucunement sa critique préalable de la rationalité religieuse, celle par exemple du Spinoza du Traité théologico-politique ou celle du Kant de La Religion dans les limites de la raison. Le Dieu de la Bible auquel se réfère alors Chestov est kierkegaar dien beaucoup plus, par exemple, que lévinassien. n n'est pas source d'éthique [«Si l'éthique est le suprême, Abraham est perdu » dit très fortement, très brutalement Chestov1], il est la supposition absurde du salut de celui qui « aura souffert jusqu'à la fm ». il est en fait, aux moments les plus sombres de la pen sés chestovienne, le nom le plus haut ou le plus profond de 1' abîme qui l'a toujours si fort attiré. De cette absurdité (<
1.
Léon Chestov, Spéculation et révélation, op. cit., « Kierkegaard reli
gieuX», p. 145.
228
l' impossible, c'est alors que commence la lutte nouvelle, non vraisemblable mais "folle" pour la "possibilité de l'impossible" » . Et : chercher « l a vérité non auprès de la raison aux possibilités limitées, mais auprès de 1 'absurde qui ne connaît pas de limites1». Je refermerai donc cette parenthèse en précisant que si je ne parle pas davantage dans ce texte de la possibilité de cette réponse - appelons-là kierkegaardienne de Chestov, c'est parce que Bataille n'a vraisemblablement pas eu à la connaître, Chestov ne l'ayant faite sienne qu'après leur séparation, et rien ne me permettant de supposer que Bataille con uât de lire Chestov après). A cet enfoncement, à cet engluement dans le mal, Ches tov trouve une autre incarnation éloquente en la personne de 1 'écrivain Rozanov. De Rozanov, Chestov dit qu'il a un
tiit
ennemi, un ennemi irréductible, c'est-à-dire avec lequel tout accommodement est impossible : i l s'agit du christianisme. Agissant avec lui un peu comme Klossowski agit avec Sade (c'est-à-dire d'une façon qui n'est pas sans être obliquement apologétique), Chestov fait de la rébellion blasphématoire de Rozanov un christianisme supérieur, un hyperchristianisme efit dit Bataille. Sa rébellion, si on l'en croit, et en exagérant à peine son interprétation, serait une grâce paradoxale, le signe d'une élection sombre ou inversée. En d'autres termes, et c'est ce que Chestov attend qu'on comprenne, le christianisme i comparablement appartient à celui qui le combat sans merci n plus qu'il n'appartient à celui qui le confesse sans force. Incomparablement plus, surtout, qu'à celui qui rationalise la révélation qu'est le mal. C'est en ce sens qu'il y a lieu de com prendre tout le parti que tire Chestov de l'appropriation que fait Rozanov pour lui-même d'une phrase de Fiodor Karamazov, magnifique (à laquelle Bataille a fait écho, au moins en la déclinant) : «Je suis un porc, je le sais, mais Dieu m'aime2». Phrase que Rozanov n'a peut être eu qu'une fois et dans des circonstances que Chesto� n'a pas le scrupule de préciser, mais qui l'autorise à déduire ceci : si grossier, si cynique qu'ait été
l.l bid., p. 144. 2. Spéculation et révélation. op. cit., <
229
Georges Bataille
-
après tout
L'arbitraire, après tout
Rozanov, et il semble que celui-ci ait été dans ses écrits jusqu'à l'extrême limite de la grossièreté et du cynisme, il est le dépo sitaire d'une vérité paradoxale du christianisme - l'aversio a Deo : souillant Dieu, le porc se rend sacré, et c'est comme tel que Dieu l'aime1• Comme il faut bien en effet qu 'une aversion aussi violente et suscitant un amour si disproportionné ait une raison, Chestov propose celle-ci, qui est certes un tant soit peu forcée mais qui présente l'inappréciable avantage de rendre explicites les aboutissants de sa pensée : seule la souillure sera résurrective, elle seule ressuscitera Dieu. En d'autres termes, Léon Chestov une fois de plus produit sur le devant de sa scène philosophique des figures équivalentes à celles d' Abraham ou de Job, parce qu'elles seules, en appelant à Dieu d'une injus tice qui révulse, entrent dans une absurdité qui est elle-même la vérité d'un affrontement se privant de toute issue possible. Il semble en fait que Chestov veuille faire dire à Rozanov, non pas, comme Nietzsche, que si Dieu est mort c'est que nous l'avons tué, non pas même que Dieu est mort de mort naturelle, mais beaucoup plus énigmatiquement, et c'est exactement ce qu'écrit Chestov, le prêtant à tort ou à raison à Rozanov, que « l'état naturel de Dieu est la mort ». Ce qu'on peut entendre de diverses façons auxquelles je voudrais tenter de mêler Bataille, convaincu que je suis qu'il les inventoria presque toutes. Soit Dieu n'a pas atteint à l'exis tence. Soit il n'atteint à l'existence qu'aux instants sacrés d'insultes adressés à son absence (auquel cas l'interprétation que proposait Chestov ne serait plus paradoxale, à la condition qu'on la modifie ainsi : l'insulte suscite Dieu, s'il ne le ressus cite pas). Soit Dieu est la mort même et le cri contre la mort est nom de Dieu Ue rappelle ici la phrase de Bataille : «Je hais les cris, ils en appellent à la justice »). Soit Dieu est le nom propre du suppice l et c'est de tous les corps suppliciés que nous atten dons sans dormir aux portes du sépulcre la résurrection. Soit c'est notre endormissement qui a supplicié une seconde fois 1. Il entre du luthérianisrne, un luthérianisme exacerbé il est vrai, dans cette idée qu'émet que, parfois, «les imprécations et les blasphè m es plus sonnent plus agréablement aux oreilles du Seigneur que les solennels».
Chestov
alleluias les
230
Dieu (et l'a tué définitivement. Ce serait ce qu'annonçait le Nietzsche pascalisé de Chestov). Soit ènfm, mais cet enfin ne tend pas à dire qu'il n'y aurait pas cent autres hypothèses tout aussi plausibles au moyen desquelles il serait moins malaisé de lire L'Expérience intérieure, Le Coupable, L'Impossible, Le Mort, Madame Edwarda, le supplice des Cent morceaux, la «Conférence sur le péché», Acéphale , etc. Soit enfin J'hypo thèse qu'a retènu Pierre Klossowski, le seul, je l'ai dit, qui n'ait pas mésestimé combien Bataille aura, ce sont ses tennes, été «hanté par la lecture des Russes, de Chestov en particulier », l'idée, ce sont ses tennes là encore, que .
1. Pierre Klossowski, Le Peintre et son démon, Entretiens avec Monnoyer, p. 177, Flammarion, 1985. 2. Madeleine Chapsal, Quinze écrivains, Julliard, 1963.
Maurice
Jean·
LES MISÉRABLES D'un camp l'autre par Sylvère Lotringer
n y a un plaisir cynique à considé mots qui traînent quelque chose de nous avec eux jusqu 'à la rer des
poubelle.
Bataille Bataille s'est toujours senti solidaire des misérables, ce qui ne veut pas dire qu'il se soit jamais identifié à la classe ouvrière, ou qu'il ait milité avec les camarades pour instaurer un ordre social plus juste. Bataille étant extrémiste en tout, il l'était aussi jusqu'à la gauche, où ses idées ne pouvaient d'ailleurs que semer l a confusion. Le mot, misérable, est de cet ordre : c'est un fauteur de trouble. L'existence misérable est improductive dans l'ordre de L'échange. Sans conscience de classe, elle échappe à tout clas sement. Aucune valeur, donc, pour les misérables, sinon celle que Bataille avait assignée à Sade, « la valeur d'usage vulgaire des excréments, dans lesquels on n'aime le plus souvent que le plaisir rapide (et violent) de les évacuer et de ne plus les . 1 ». VOir
l . G. Bataille, O.C.. ll, Gallimard, Paris, 1970. p. 56.
233
Georges Bataille - après tout
Les misérables
N ' étant d'aucun camp, misérable est un terme qui n'engage à rien. n n'a pas la dignité compassée de prolétaire,
pauvre se change en prolétaire. ll réapparaît comme l'ennemi de classe. La conscience que le travailleur prend de l'exploita tion capitaliste est le ressort essentiel de la lutte de classes. (C'est la ligne du parti. Retour des camps, Antehne a fmi par s'y inscrire. Avec Edgar Morin et Dionys Mascolo, il anime pendant quelques années le Groupe d'Études Marxistes, de ten dance «libérale». n devait rendre sa carte en 1949.) La transformation du pauvre en prolétaire n'est pourtant pas irrémédiable ou absolue. « Conscience devenue force maté rielle », le prolétaire reste enraciné dans le pauvre et peut tou jours y retomber à la moindre « défaillance de conscience». D'où la haine et la répulsion réciproques des deux formes de l'existence opprimée qu'évoque Bataille dans les quelques feuillets de 1934 où il traite de «L'abjection et les formes misérables• ». Les prolétaires peuvent en effet réussir à s'unir dans un acte «antisocial » d'insubordination. Mais les misé rables, la « lie du peuple », les malheureux voués à une exis tence servile, sont condamnés à l'abjection. Tels sont les ouvriers dont Simone Weil, en 1934, a partagé le sort, misé rables réduits à « l'état d'âme morne et sans espoir qui accom pagne l'épuisement complet », au mieux accédant à une « sorte de bonheur machinal, plutôt avilissant», quand le rytlune du travail s'accélère2. Le travail industriel excluant tout sentiment de solidarité, et jusqu 'à l'idée de résistance, il apparaît comme la forme moderne de l'esclavage. Mais cet avilissement lui-même peut devenir une valeur religieuse. Soumis à la matière, écrit Simone Weil, le tra vailleur « porte dans sa chair comme une épine la réalité de l'univers3». C'est la communauté de la souffrance que Weil découvre à l'usine. Elle la marquera pour la vie du sceau de l'esclavage, au point de la conduire au seuil de l'Église. Bien qu'anti-chrétien (mais «furieusement religieux »), Bataille ne dit pas autre chose lorsque, rendant compte du Voyage au bout de la nuit, il célèbre l'expérience de la déchéance sans dieu, y
ou de travailleur qui monumentalise les rapports de produc tion. (Le «travailleur », pour Bataille, ne se met à la besogne que renversé, nu et hoquetant, à l'arrière d'un taxi). L'expres sion collective, les pauvres, plutôt indigente, ne se prête pas mieux à la «besogne » des mots. Et puis pauvre sent l'église ; il rappelle le « sentiment de pitié démente que la servilité chré tienne avait liée à la conscience de cette misère1 ». Misérable fait passer au contraire sur le langage comme l'ombre d'un jugement ou la force d'un rejet, bref la perspective d'une énon ciation. C'est ainsi que, cessant de « solliciter hypocritement la pitié », le mot misérable en est venu à «exiger cyniquement l'aversion », jusqu'à projeter une menace latente, la possibilité d'un «déchaînement inouï » de violence qui ne respecterait pas même les rêves des riches. Dans un article publié en 1949 dans une revue de l'époque, Jeunesse de l'Église, Robert Antehne s'est précisé ment essayé à rendre compte du passage du pauvre au prolé taire. La religion chrétienne, rappelle-t-il, avait tradition nellement conçu le riche et le pauvre comme les deux figures complémentaires de l'homme, un « couple » associé dans une vérité commune, celle du salut. Le pauvre était « l a chance réa lisée et la rédemption» auquel le riche pouvait prendre part par les voies de« ce culte du pauvre : la charité�>. Ce culte exigeait le maintien du pauvre dans la déchéance la plus grande. Il n'est pas étonnant que Bataille ait vu lui aussi dans l'exaltation des misérables par 1'Église un simple épisode de la guerre sociale, « une orgie agonis tique mentale pratiquée aux dépens de la lutte réelle3». Dieu n'étant plus le garant ou le témoin de 1 'humiliation, le cynisme du riche peut se manifester sans fard. Du coup, poursuit Antelme, le couple qu'il formait avec le pauvre se dis loque. Prenant conscience «du tort absolu qui lui est fait », le l. O.C., I, p. 321. 2. Dionys M as colo, Autour d'un eff()rt de mémoire. Sur Robert Ante/me. Maurice Nadeau, Paris, 1987, p. 85. 3. O.C., I, p. 317.
234
une lettre de
l . O.C., II, p. 217. 2. Simone Weil, <
235
Georges Bataille - après tout
Les misérables
voyant «le principe d'une fraternité d'autant plus poignante que la misère est plus atroce1». Le tragique humain s'est subs titué à la Passion du supplicié, mais la conclusion est la même : il faut qu'à leur tour les misérables touchent le fond de l'abîme et qu'en eux l'humanité elle-même soit sacrifiée, pour que s'accomplisse «le jeu cruel de la vie sociale». Ce jeu cruel, Simone Weil l'attribue au « malheur »,
et contradictoires, sinon scandaleux1 • On le voit tantôt pousser les masses à une révolte sanglante, tantôt loucher vers les chefs nazis dans lesquels il reconnaît les maîtres cruels qui font
qu'eUe conçoit comme une merveille de la technique divine. « C'est un dispositif simple et ingénieux qui fait entrer dans l'âme d'une créature finie cette immensité de force aveugle, brutale et froide2>>. Dieu, pour un temps, se détourne des mal heureux qui doivent continuer à aimer à vide, se débattant sur le sol « comme un ver à moitié écrasé ». Le dispositif de
défaut à la bourgoisie. Que 1'issue soit servile ou révolution naire, qu'elle s'exprime par la destruction ostentatoire des richesses, le « déchamement inouï » de la lutte des classes ou la production d'une déchéance humaine, le processus sacrificiel (la dépense en pure perte) ne cesse de primer toute autre consi dération. Lui seul, Bataille en est convaincu, est désormais capable de restaurer la cohésion sociale. Reformulant les principes de l'économie capitaliste à la lumière de Mauss (l'Essai sur le don), puis Mauss à la lumière de Marx (la théorie de la paupérisation absolue s'opposant à la restitution philanthropique des richesses recommandée par Mauss), Bataille a fini en somme par pousser Marx du côté de Nietzsche, la force des nobles ne pouvant pas plus s'empêcher de s'exercer sur les misérables, les faibles, les impuissants que
Bataille est tout aussi ingénieux. Il consiste à confier aux riches la fonction que Weil attribue à (l'absence de) Dieu. C'est à ce point que Bataille se sépare nettement de Marx (d'Antelme). Si les prolétaires étaient seulement exploités par les riches, une révolution sociale aux fms utilitaires suffirait à les affranchir de leur servitude. Mais les riches, avance Bataille, ne font pas qu'opprimer les pauvres pour leur propre compte, ils obéissent à «une impulsion décisive contraignant la société à... réaliser un mode de dépense aussi tragique et
l'oppression sociale selon Marx. Les valeurs aristocratiques, chez Nietzsche, ne sont pas impératives. Elles procèdent d'une insouciance cruelle et d'une auto-affirmation triomphante, non
aussi libre qu'il est possible ». Les riches ne veulent pas seule ment exploiter les prolétaires, ils veulent les sacrifier.
d'une volonté de malfaisance. Le caractère cynique que Bataille attribue à la classe possédante, et qu'il lui reproche en
celle du capitalisme de les rendre tels. Mais c'était là une ver sion tout aussi gauchie de la noblesse selon Nietzsche que de
C'était être plus marxiste que Marx. En effet, Marx s'était toujours refusé à interpréter la misère ouvrière comme une cause naturelle ou un vol délibéré ; il y voyait au contraire le résultat de la production capitaliste elle-même. La loi du profit et de l'accumulation ne pouvait faire autrement que de réduire
fait de n'être plus capable d'assumer, le tourne vers cette force
les ouvriers à la misère. Surenchérissant sur la théorie de la paupérisation absolue de la classe ouvrière, Bataille fait en somme basculer le capital dans l'ordre du Mal : la raison d'être
rienter toute pensée formée au marxisme qui ne peut concevoir l'antagonisme des classes que comme une contradiction devant mener dialectiquement à la prise du pouvoir par le prolétariat. Bataille, lui-aussi, oppose les classes, mais absolument. Il n'a que faire du principe de l'utilité ou de la contradiction. L'uni-
du capitalisme n'est pas d'extraire de la plus-value, mais de produire une classe d'esclaves. La position de Bataille a p u paraître à d'aucuns équivoque, ses choix politiques paradoxaux
qui va, et qui arrive : le fascisme. Ce qui ne l'empêche pas de miser simultanément sur la violence des ouvriers désormais acculés à la défaite. L'ambiguïté foncière d'une telle politique a de quoi déso
1 . Voir la remarquable réponse de Denis Hollier in Les dépossédés, Éditions de Minuit, Paris, 1993. En particulier les chapitres «De l'équivoque entre littérature et politique» et «La tombe de Bataille».
1. O.C., L pp. 321-322. 2. Attente, op. cit., p. 97.
236
237
Les misérables
Georges Bataille - après tout
vers qu'il habite procède par exaspération et renversement des
extrêmes. Ce n'est pas Marx, c'est le sacré. Cela revenait à projeter la polarité religieuse sur la popularité sociale. L'équi voque irréductible du sacré devenait avec Bataille l'élément
moteur du politique. Dionys Mascolo présente l'article d'Antelme comme un appendice politique à L'Espèce humaine. Il s 'intitulait : «Pauvre. Prolétaire. Déporté ». C'était donc là où Antelme voulait nous conduire : à l'expérience des camps ? Et pour quelle autre raison aurait-il contribué à un numéro consacré au «Temps du pauvre » ? Mascolo affine n que son propos est tout autre. Écrivant dans une revue chrétienne, Antelme entend y liquider son ancien christianisme. Mascolo a rappelé ce que Marguerite Duras, au départ, lui avait dit d'Antelme : « I l a raté la foi. li en est encore grelottant1• » Antelme, apparemment, ne l'est plus. C'est en marxiste, en «politique», comme dans les
camps, qu'il revient sur la misère concentrationnaire. Le déporté, rappelle Antelme, est 1 'homme le plus démuni et pourtant, contrairement au prolétaire, n'ayant jamais
été pauvre, il ne peut pareillement retomber. Le déporté, par suite, «réalise concrètement le passage du pauvre au prolé taire». « Pauvre éveillé », le prolétaire reste éveillé dans les camps. C'est la leçon essentielle de L'Espèce humaine :
1 'oppression transforme la raison en conscience et la conscience
en résistance. Les camps n'auront donc pas servi à rien : mas quée dans la vie quotidienne, la vérité à chaque pas s'y dévoile.
Loin d'être des lieux d'exception régis par des lois d'excep tion, les camps « ne sont que le grossissement, la caricature extrême... de comportements, de situations qui sont dans le monde2 ». C'est l'anthropologue rationaliste et marxiste qui parle. C'est aussi lui qui écrit. « L'homme des camps », s'il existe, aura appris cela, que la raison peut triompher de la vio lence inhumaine. Expérience limite, les camps sont une expé rience des limites. Laboratoire biologique pour les uns, le camp peut devenir pour d'autres, comme Antelme, un laboratoire 1. Mascolo, op. cit., p. 40. 2. Robert Antelrne, L'Espèce humaine, Gallimard, Paris,
238
1957, p. 229.
social où la formation des classes (les kapos), la dialectique du
maitre et de l'esclave, des exploitants et des exploités, et même
la nature de J'espèce, se donnent à voir pour ce qu'eJJes sont Il n'y a plus d'écran chrétien dans les camps. Plus de pauvre ou de pitié débilitante. Les déportés sont devenus des prolétaires. La complicité avec le riche n'est plus possible. Celui-ci, d'ailleurs, a tombé le masque de la philanthropie. Son ordre s'acsompit l dans «l'ordre SS ». Même pour le croyant la ' charité (l'Eglise) se révèle pour ce qu'elle est : «un moyen de police». C'est la réponse d'Antelme à l'Église, via les campst. Par un curieux détour, Antelme a retrouvé Bataille. Pas seulement l'anti-chrétien dénonçant la pitié comme «un épi phénomène de la haine sans mesure qui divise les hommes2» : assimilant les riches aux SS (ce sont eux les vrais riches) et les prolétaires aux déportés (ce sont eux les vrais prolétaires), Antelme en est venu lui-aussi à se porter bien au-delà de Marx, mythologisant à la fois l'abjection des ouvriers (il en fait une valeur) et la cruauté des maîtres ; sacralisant le politique conune Bataille avait dépensé le capital. «La fin de 1'activité ouvrière, écrit Bataille, est de produire pour vivre, mais celle de l'activité patronale est de produire pour vouer les produc teurs ouvriers à une affreuse déchéance3». C'est ce qu'ont fait les patrons SS, ces «dieux resplendissants, ces morceaux de tête de mort : ils vouent les déportés à l'abjection. sol�il» Mats fa1sant des SS la vérité des riches, Antelme, du coup, s'est placé dans la perspective sacrificielle de Bataille qui fait de l'acte impératif excluant les choses abjectes (et les consti tuant comme telles) le fondement de l'existence collective. Ce qui m'amène à cette question, essentielle, qu'Antelme aura pennis de poser à Bataille. Si le rapport établi entre SS et déportés est de même nature que celui entre riches et prolé-
�
1. Dans une note de décembre 1946, Antelrne raconte qu'une amie . . �, avait voyag� e!l compagnie de l'évêque JUive, dont la fi�� es� morte gaz _ l'ainte, j'aurrus cessé d'y croire. d � Lourdes. _St J avats cru en Dteu, a dit L évêque a repondu que Dieu laissant à chacun sa liberté, il est nonnal que les pl�s forts gagnent. Sur quoi l'am.ie a répliqué : «Les hitlériens disaient la meme chose.» (Mascolo, p. 72). 2. O.C., I, p. 318.
3. o.c 1, p. 315. ..
239
Georges Bataille - après tout
Les misérables
taires, peut-on également considérer les camps d'extermination comme une expérience sacrificielle ? Plus brutalement : l'Holocauste mérite-t-il son nom ? Bataille a découvert les lois du sacré dans l'étude de Durkheim sur les religions primitives. Mais entre ses mains le sacrifice cesse d'être une représentation collective comme une autre. Bataille y reconnaît l'infliction d'une violence rituelle. Cette violence ne dénie pas 1 'humanité des victimes. A u contraire, elle est créatrice de valeurs. S 'identifiant à leur humanité sacrifiée, les participants en sortent soudés par un lien sacré. Le sacrifice devient la production d'un objet spéci fique : une communauté organique. Le sacré est la matrice du social. Lisant Freud, Bataille avait noté que la violence sado masochiste partageait l'ambivalence du sacré. Comme le sacré, cette violence repose en effet sur une attraction pour les choses abjectes que simultanément elle rabaisse et érotise. Comme le sacré, le geste sado-masoclùste est un acte inclusif valorisant les souffrances de la victime. Le premier, Bataille aura l'idée de proposer ce modèle pour une analyse du fascisme. On pour rait en faire de même pour le concept d'abjection, d'ailleurs élaboré en 1934 dans le contexte d'une étude qu'il projetait d'écrire sur Je fascisme francais. L'abjection n'est pas un concept spécifique au fascisme. ll n'en reste pas moins que, reformulé en fonction de lui, il s'y révèle d'une rare pertinence. Telle que Bataille la définit, l'abjection n'est pas fondée objectivement dans les faits (la misère matérielle), elle est le résultat d'un acte d'exclusion. L'incapacité de résister à ce geste impératif suffit à transformer les personnes en choses abjectes. C'est le cas des déportés, qui présentent la forme la plus extrême de la condition prolétaire. Par contre, la justification sociale d'ordinaire attribuée (rétros pectivement) à l'exclusion n'est plus tenable. Pour la première fois, l'abjection manifeste l'arbitaire absolu de sa définition. Contrairement aux formes sado-masochistes, les SS aspi rent à la pureté sans conférer de valeur aux formes qu'ils excluent de l'humanité. L'abjection dès lors cesse d'être ambi guë, source de valorisation paradoxale. C'est la violence même, non la souffrance des victimes, que les nazis vont érotiser. La
cruauté, sacrée chez Artaud, avec eux se fait purement sadique. Déniant toute valeur humaine à l.eurs ,victimes, les SS les trai tent - littéralement- comme de la vermine. Leur geste d'exclu sion ne peut donc aboutir qu'à un sacrifice avorté. Même s'il est le signe d'une crise sacrificielle, le projet nazi n'y satisfait pas.
240
241
L'Holocauste (de l'hébreu : 0/oh, offrande sacrificielle) ne mérite pas son nom. Le génocide n'a pas de valeur d'usage.
Les camps auront été pour rien. L'abjection n'y est plus à la source de la cohésion sociale, elle a consacré l'existence d'un fossé infranchissable entre tes maîtres et les misérables. Elle est devenue ami-production. Isolant les misérables, elle a miné jusqu'à la possibilité d'une fraternité humaine. La vérité ne s'est pas dévoilée dans les camps, il s'agissait d'une mons trueuse exception. D'où la réaction d'Antelrne, « une revendi cation presque biologique d' appartenance à l'espèce hwnaine >>. Rjen ne peut empêcher les victimes de rester des hommes. Même les bourreaux ne peuvent sortir de l'humain. ll n'y a «aucune différence substantielle en face de la nature et en face de la mort... Nous en tenons ici la preuve' >>. Mais quelle est cette preuve ? ll n'est pas sûr qu' Antelme ait jamais réussi à « liquider>> son ancien christianisme. Pas plus que Bataille d'ailleurs. L'un le réinvestit dans l'idée com muniste, 1 'autre dans l'idée communielle. Communiste, Antelme avait voulu l'être non parce qu'il était d'accord avec les thèses du parti, mais parce qu'en l'absence du divin, et en présence des SS, l'idée lui en avait paru «la seule soutenable, ne faisant place à la violence que pour intimider le Moloch qui est dans l'homme2 ». Communie!, Bataille était conscient que le Moloch est l'homme, le fondement de l'humain. Antelme est entré en communisme comme on entre en religion, préservant tout au long un sens moral et un souci de pureté «politique » que Bataille ne partageait certainement pas. L'admiration qu'Antelme, dans le camp, témoigne à Jacques, l'étudiant qui se laisse mourir plutôt qu'accepter le moindre 1 . Robert Antelme, op. cil., p. 229. 2. Dionys Mascolo, op. cit., p. 73.
Georges Bataille - après tout
Les misérables
compromis, est exemplaire. C'est, écrit Antelme, «ce qu'en religion on appelle un saint ». Certes, étant lui-même contraint
pas plus que ne peut déchoir le prolétaire, "matérialiste sor dide", qui s'acharne à revendiquer [ ...] ·Les perspectives de la libération de l'humanité dans son ensemble passent par ici, par cette "déchéance"• }}. La démarche d' Antelme ne diffère guère, en, son fond, sous des espèces politiques, de la manière dont l'Eglise n'a cessé de sublimer l'horreur de la Passion. Antelme a fait l'économie (politique, religieuse) du sacri fice. Il le reconnaît d'ailleurs en conclusion de son article : l'expérience du camp lui aura appris «cette sécurité ftnale, ou cette certitude qui se trouve dans la dégradation : l'homme peut s'élever à n'importe quelle hauteur, mais il ne peut tomber au dessous d'un certain niveau... » L'expérience des limites a des limites. Dans un texte de 1947, l'année où est publiée L'Espèce humaine, Bataille lui aura répondu par personne interposée (il rend compte d'un livre de David Rousset sur les camps) que l'abjection ne connaît pas de limites, et que c'est justement l'excès qui les défmit. Et il conclut : «Nous ne pouvons être humains sans avoir aperçu en nous la possibilité de la souf france, celle aussi de l'abjection. }> Sa pensée fait écho à celle de Rousset : « Leur dire la vérité : c'est que la victime comme le bourreau é taient ignobles ; que la leçon des camps, c'est la fraternité de l 'abjec ti on2. }> Mais n'était-ce pas oublier ce que Blanchot a rappelé, et que Bataille lui-même avait écrit à propos de Céline : une certaine déchéance ne peut être à la base de la fraternité que «quand la fraternité consiste à renoncer à des revendications et à une conscience trop personnelles, afin de faire siennes les revendications et la conscience du plus grand nombre3». Qui se réclamerait de l'espèce humaine si la fraternité ne se faisait à ce prix ?
à la déchéance, Antelme n'avait pas de raison, comme Bataille, de la trouver fascinante. Et lorsqu'il arrive à Antelme de sur prendre des déportés dévorant des épluchures, il n'éprouve pas de plaisir cynique à les voir traîner quelque chose de nous avec eux jusqu 'à la poubelle. li y est déjà. li reconnaît immé
diatement dans cette situation « l'extrême expérience de la condition de prolétaire ». Tout y est en effet, le mépris du maître pour le malheureux qu'il a réduit à l'esclavage, la confumation qu'il en retire de sa propre supériorité. L'attitude
impérative et 1 'abjecti on sociale, ce nouveau couple perfor mant, ont remplacé les rôles stables du riche et du pauvre. Blanchot a écrit de fortes pages sur l'épisode des éplu chures, soulignant que le besoin radical est immédiatement besoin de vivre, qu'il n'est même plus une revendication indi viduelle, mais << un attachement impersonnel à la vie». C'est la leçon essentielle qu'Antelme a retirée des camps. Blanchot la traduit : désormais «vivre, c'est tout le sacré ». Mais l'acharne ment abject à vivre des déportés est-il bien une expérience du sacré au niveau de l'espèce ? N'est-ce pas là tenter de sauver à tout prix quelque chose de 1'expérience des camps ? La leçon des épluchures est aussi emblématique que la leçon d'écriture de Lévi-Strauss. Antelme ne présente pas le tout du sacré ; il ne se laisse pas entamer par l'abjection des choses ; il n'en fait pas 1 ' expérience dans 1 'angoisse, un «échange de vie et de mort, de mort et de déchéance• >>, bref un sacrifice. Au contraire, il n'a de cesse qu'il relève le geste dégradant vers des sphères élevées. Il en fait une possibilité d'affirmation, un acte ultime de résistance, « la revendication dans l'acharnement à manger pour vivre, des valeurs les plus
hautes2». Comme chez Breton, les revendications des parties basses sont transposées en expression des valeurs supérieures : «Mais on ne pouvait pas déchoir en ramassant des épluchures,
1. O.C., I, p. 322.
2. Robert Antelrne, op. cit., p. 95.
242
1. Ibid, p. 95.
2. O.C., Xl, 1988, p. 263. 3. O.C., I, p. 322.
LE MONSTRE SOUTERRAIN Georges Bataille dans la culture italienne
par Marina Galletti
La cité italienne s'accordait avec le ciel par le sens et la splendeur de ses édifices. G. Bataille, La limite de l'utile fasc sme [ ] en réalité n'a pas même été en mesure d 'égratigner l'âme du peuple italien : le nou veau fascisme, à tr av ers ses moyens de communication et Le
i
...
d'information (particulièrement [ . ] la télévision), non seulement l'a égratignée mais l'a déchirée, ..
violée, enlaidie à jamais ...
P. P. Pasolini Écrits corsaires ,
Lors d'un entretien paru dans La Repubblica du 4 octobre 1992 Roberto Esposito, en annonçant la naissance, à Naples, du Collegio internazionale di filosofia sociale1, soulignait la
1 . Fondé par Esposito, Giacomo Marramao, Carlo Ossola, Jacqueline Risset, le Collegio intemazionale di fùosofia sociale a, à son actif, la journée d'études «Società e sacro», Rome, Fondazione Basso, l" décembre 1992, et
245
Georges Bataille - après
tout
connexion entre notre époque caractérisée par l'implosion des totalitarismes et l'entre-deux-guerres menacé par leur explo sion incontrôlée et, à partir de là, la filiation entre les recherches du nouveau groupe d 'études et la méthode d'approche de la réalité du Collège de sociologie. Cette filia tion nous mène au cœur même de la question à 1'ordre du jour du débat de ce colloque : celle du moment historique où prend place Bataille et, avec lui, la communauté fondée à Paris en 1937, dont on sait qu'il fut la principale tête pensante. La réflexion de Bataille serait-elle devenue «intelligible» précisé ment au moment où la mutation du contexte historique et poli tique mondial met fin au monde dans lequel cette réflexion s'est constituée ? En d'autres mots : l'inactualité dans laquelle l'espace post-totalitaire qui est depuis peu le nôtre précipite l'œuvre de Bataille, serait-elle paradoxalement la condition du surgissement - en Italie notamment- de son actualité ? C'est à partir de cet « après tout» sous le signe duquel s'est ouvert le colloque d'Orléans que nous voudrions revenir sur la question du rapport problématique que Bataille a entre tenu avec la culture italienne. «Vous, le plus grand critique français, et une des deux ou trois personnes capables d'écrire » : c'est par ces mots enthou siastes que Marguerite Caetani, princesse de Bassiano, s'adresse à Georges Bataille, dans une lettre vraisemblable ment de 19501, conservée au premier étage de la Bibliothèque nationale de Paris, sous la cote N.A.F. 1 5 853. Cette lettre marque l'entrée du directeur de Critique à Botteghe oscure, la revue que l'aristocrate américaine venait de fonder à Rome sur le modèle de Commerce. C'est ainsi que, seize ans après sa visite de l'exposition commémorative de l 'avènement du fascisme à Rome, Bataille se tourne à nouveau vers l'Italie2 par l'intermédiaire d'une
le colloque sur le don, Université de Salemo et Istituto Italiano per gli Studi Filosofici, Naples, 9-10 décembre 1993. 1. Les lettres inédites de Bataille à Marguerite Caetani sont conservées dans les archives Caetani de Rome. 2. Bataille serait venu la première fois en Italie en 1933. Son dernier séjour en Italie daterait de 1937.
246
Le monstre souterrain
collaboration qu'il poursuivra jusqu'en 1958. Si le moment his torique n'est plus celui du « militantisme» de l' entre-deux guerres, il n'est pas non plus sans signification du point de vue politique : <
de la publication et le caractère international de la revue indi quent un choix «politique» précis et témoignent de la volonté de rompre avec le passé. Au sein de cette communauté qui eut une influence déterminante sur la littérature et l'orientation du goût en Italie et même sur la culture européenne et améri caine, Bataille publie des textes disparates, mais tous en quelque sorte stratégiques : la <
premier véhicule de l'introduction de Bataille en Italie. En un sens, le projet de Marguerite Caetani de faire connaître des auteurs «obscurs» avait été devancé dès 1946 par Carlo Bo qui,
1. «CongedO >>, Botteghe oscure, n" 25, 1960, p. 435.
2. Cf. les numéros 6 (1950), 8 (1951), 9 (1952), Il (1953), 13 (1954), 17 (1956), 21 (1958) de Botteghe oscure. Par ailleurs Bataille a publié dans
Comprendre (n° 16), revue de la Société Européenne de Culture éditée à ' Venise, l'article « L'équivoque de la culture ».
247
Georges Bataille - après tout
Le nwnstre souterrain
dans Il Politecnico1, avait attiré l'attention sur le renouvelle ment produit dans la littérature française par l'expérience d'une pensée libre et inquiète - celle de Bataille en premier lieu (pro voquant par son article la prise de distance explicite de la revue de Elio Vittorini). Dans le même temps, les textes de Bataille publiés par Botteghe oscu.re n'eurent pas plus d'écho que l'article de Bo. Ou, s'ils en eurent un, les effets qui en découlè rent - induits par la contiguïté de ces textes et de ceux de la communauté des écrivains italiens réunie par Giorgio Bassani (Anna Banti, Attilio Bertolucci, Piero Bigongiari, Italo Calvino, Franco Fortini, Tommaso Landolfi, Alberto Moravia, Pier Paolo Pasolini, Roberto Roversi, Enzo Siciliano...) - restèrent souter rains, comme inactifs, pour surgir après coup, d'autant plus énigmatiques qu'inattendus : dans la présence disséminée, à peine perceptible, de l'écrivain dans la revue Paragone, née en 1950 grâce à Roberto Longhi et à un petit noyau de rédacteurs (Banti, Bertolucci, Bigongiari) ouverts « à toutes les
surréaliste hétérodoxe pratiqué par Rendiconti, la revue que Roversi -membre avec Pasolini et Fortini -d'Officina - fonde en 1961 ; dans le double hommage que consacre au « secret inspi rateur du scandale du xx• siècle » le poète Bigongiari dans L' Approdo letterario, la première revue après Il Politecnico où
tendances2» ; dans l'accueil que le groupe de marxistes cri tiques réunis par Fortini autour de Ragionamenti réserve au phi losophe3 ; dans l'intérêt ininterrompu que Nuovi Argomenti, la revue fondée par Moravia et Alberto Carocci en 1953, mani feste pour le romancier à partir de la Prefazione à Simona (His toire de l'œil) par Moravia4 ; dans le commentaire discret au
1 . « Critici e saggisti francesi »,Il po/itecnico, sept.-déc. 1946. 2. Cf., dans Paragone, Giorgio Zampa, « Lettere inedite di Kafka a M. BI.», avril 1955 ; Roberto Calasso, «Th. W. Adorno. ll surrealisme e il mana», juin 1961. Cf. aussi les articles de Aldo Rossi. 3. L.A. [Luciano Amodio], «J. Hyppolite : «Études sur Marx et Hegel [...] ; Vari, Deucalion, 5, Études Hégéliennes L ...]». Ragionamenti, mars-avril 1956. 4. Nuovi Argomenti. janvier-mar� 1969 et dans Georges Bataille, Sinwna (Hisroire de l'œil), Roma, 1969. A Bataille font allusion par ailleurs Mario Perniola («Maurice Blanchot o il masochisme delle letterc», juillet septembre 1969), Mario Lavagetto (réponse à «8 demande sull'estremismo», janvier-février 1973), Francesco Leone.tti («A spcttando Nietzsche », mars avril 1973), Enzo Siciliano. secrétaire de rédaction de la revue à partir de 1966 (« Parliamo di pornografia », janvier-mars, 1970). La présence de Bataille se renforce dans la troisième série de la revue avec la publication de textes de cet auteur inédits en Italie («L'al di là del serie >>, juillet-septembre 1988 ; «Il silenzio di Mollop, janvier-mars 1992) et le débat engagé par Paola Dècina Lombardi («Critici alla prova», avril-juin 1985) et 'Rocco Ron chi (cf. note 3, p. 268) et «Contre una filosofia della resa », janvier-mars
248
a circulé, semble-t-il, le nom de Bataille1 ; dans le rôle qu'accorde à l'auteur de L' Érotisme Calvino dans Nuova Cor rente et dans 11-Ca.ffél ; dans la proximité que l'on a décelée entre la réflexion de Bataille sur la dépense et le sacré et la haine du Pasolini essayiste et romancier pour le rationalisme utilitaire de la bourgeoisie et la dictature du « nouveau fascisme » proximité passant par l'impact de la lecture de Ma mère sur l'intellectuel italien3 et se prolongeant dans le champ cinématographique jusqu'à investir le plan biographique4. Peut être aussi dans le projet avorté de Bernardo Bertolucci de faire 1986). Par ailleurs, Dacia Maraini rappelle 1'intérêt, que, dès la fin des années soixante, non seulement Moravia, mais le poète Dario Bellezza (traducteur de Histoire de l'œil et de Madame Edwarda) vouèrent à Bataille. Elle parle aussi de 1'influence de Bataille sur le roman Diceria dell' untore de Gesualdo Sufa lino (conversation privée. Rome, 4 mars 1994). 1 . Grâce à C . Bo, responsable de la rubrique « Letteratura francese » (cf. son essai «Sull'opera di Camus » écrit en 1948 et publié dans Della let· tura e a/tri saggi, Firenze, 1953). Bigongiari a publié dans L'Approdo lettera rio les anic1es « Bataille e la gioia davanti alla morte» (avril-juin 1968) et « L'impossibile di Georges Bataille » (septembre 1970), réunis sous le titre «Georges Bataille» dans La poesia come ftmzione simbolica del linguaggio, Milano, 1972. Il évoque également Bataille dans son compte rendu deI.: ami tié de Blanchot (juin 1973). . 2. «La cariocinesi»,. Nuova C,or.rellte, n° 41, 1967, repris dans le nscllla » (cf., sur le rapport de Calvino à recuetl Ti co11 zero, sous le titre de « P Bataille dans ce récit, Guido Almansi dl mondo binario di Italo Calvino», Paragone, aoOt 1971) ; «Considerations on Sex and Laughten, 20th Century Srudies, n° 2, Canterbury, 1969, republié en italien dans li Caffé (juillet-sep· tembre 1970), puis repris par l'auteur dans Una pierra sopra, Torino, 1980, sous le titre << Definizioni dt territori : 1'erotico (JJ sesso e il riso) ». 3. Conversation téléphon ique avec A. Bertolucci (Rome, mars 1994). Sur la proximité BataiUe 1 Pasolini cf. tout particulièrement Jean-Michel Gar dair, « Il Porcile di Pier Paolo Pasolini>>, Paragone, octobre 1969 ; Jean Duflot, Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, Paris, 1970 ; Francesco Muzz ioli, Come leggere « Ragazzi di vira .. di Pier Paolo Pasolini, Milano, 1975 ; Enzo Siciliano, Vira di Pasoli11i, Milano, 1978 ; Rinaldo Rinaldi, Pitr Paolo Paso· lini, Milano, 1982 ; Pier Paolo Pasolini, Il .wgno del centauro, Roma, 1983. 4. Cf. D. Bellezza, Morte di Pasolini (Milano, 1981) et l'article de Siciliano, «Pasolini non riconciliato », Nuovi Argomenri (janv.-mars 1978).
249
Georges Bataille - après tout
un film sur Le Bleu du cie/1 ou dans l'« allitérature» de Tom maso Landolfi2. n est un fait que si, grâce à Bo et à la princesse de Bassiano, Bataille commence à exister en Italie entre la fm des années quarante et le début des années cinquante, la publi cation de ses œuvres, inaugurée plus tard, dans les années soixante, est toujours restée asystématique, précaire, marginali sée. Il suffit de penser que La Souveraineté elle-même n'est parue en Italie qu'en 1990 : retard d'autant plus significatif que cet essai contient - comme le souligne Esposito - «une des plus lucides analyses du communisme qui aient été faites dans l'après-guerre3>>. Par ail leurs, si l'on se penche sur les études consacrées à l'écrivain du début des années soixante jusqu'à nos jours, on s'aperçoit que les réactions induites par sa pensée ont été long temps celles - symétriques - du refus violent ou, à 1'inverse, de l'identification myope. Alberto Arbasino en est peut-être l'exemple le plus frappant dans le sens du refus - refus violent qui s'affirme par le recours au registre de la pathologie, dans une tonalité qui n'est pas sans rappeler le Second manifeste du surréalisme : dans un article de 19724 où la << performance » de Bataille est comparée à l'attitude du psychotique (mais Sartre aussi avait eu recours en 1943 à la psychanalyse) il considère l'article «La Structure psychologique du fascisme» comme un «exercice pointilleux d'analyse logique» pour ce qui concerne les notions d'homogénéité et d'hétérogénéité, et la partie apho ristique «comme traduite d'une langue inconnue ». Le même refus intransigeant avait été manifesté, avant Arbasino, par Vit torini, pourtant proche par certains aspects du surréalisme. En 1967, Calvino remarquait, dans Il Menabo, la revue qu'il avait fon
dée avec Vittorini en 1959 : 1. Conversation avec D. Maraini et A. Bertolucci. Par ailleurs, dans les
Le monstre souterrain
C'est l'été du post-surréalisme français que Vittorini aime : mais dès que derrière le groupe des ·amis apparaît l'ombre hivernale des idéologues - Bataille, Blanchot -voilà que Vit torini se raidit, dans le refus (envers Bataille), dans l'incom
patibilité au niveau terminologique (envers Blanchot). Si la ligne des valeurs indiscutables s'appelle Sade-Nietzsche Mallarmé, Vittorini continue de la percevoir comme la fron tière d'un territoire qui n'est pas le sien. Les noms de négativité (de « sacrifice» à « silence ») n'admettent pas pour
lui de connotations positives 1.
À l'opposé de cette position, commune à deux intellec tuels qui n'ont en commun que la lutte pour le renouvellement de la littérature (1' un à travers l'adhésion au Gruppo '63, l'autre par son rôle d'écrivain engagé dans Il Politecnico et dans Il Menabà), il y a eu l'attitude de l'identification incontrô lée : on peut évoquer la légende, longtemps active en Italie, d'un Bataille apôtre de la libération sexuelle, selon un malen tendu propagé par ses récits érotiques, dont l'effet a été comme l'a remarqué Paolo Caruso - d'occulter derrière un superficiel succès de scandale, «leur pouvoir authentique de scandale2». Cette légende en recouvre par ailleurs une autre celle d'un Bataille champion de la transgression - qui s'est imposée même en dehors de sa valeur d'usage politique. Par exemple dans Il Verri, revue parmi les premières en Italie à s'intéresser à l'écrivain, le double mouvement de l'interdit et de la transgression qui est décrit dans L' Érotisme comme constitutif de l'humanité est interprété, en 1964, comme une volonté de destruction aboutissant au renforcement de l'ordre : « [.. .] derrière la transgression s'agite toujours le spectre de l'apologie », écrit l'auteur de cette thèse, Enzo Turolla, en fon dant sa réfutation sur des notions tirées de 1' école de Francfort3• Or si, comme le rappelait récemment Ruggero Gua
années soixante-dix, Goffredo Fofi évoque Bataille à propos du film L'empire
rini, rien n'est plus étranger à Bataille que l'utopie de la libéra-
février 1978. 2 . Cf. Michel Daviq, La psicoanalisi nella cu/tura italiana, Torino, 1970, et Tommaso Landolfi a cura di C. Bo, Camposampiero, 1983. 3. «ll comunismo e la morte », dans Georges Bataille, La sovranità, Bologna, 1990, p. 9. 4. « Occhio a Bataille», li Con-iere della Sera, 20 aofit 1972.
1. «Vittorini : progettazione e letteratura», Il Menabà, 10, 1967, p. 91 (et dans Una pietra sopra, op. cit., p. 145). 2. «Georges Bataille», dans Georges Bataille L'Erolismo, Milano, 1969, p. 10. 3. «La puanteur et la grâce», Il Verri, n° 17, 1964.
250
251
des sens dans
« Nagisa
Oshima, L'empire des sens », Quaderni piacentini,
,
Georges Bataille - après tout
Le monstre souterrain
tion sexuelle1, non moins abusive est la légende - de marque soixante-huitarde - d'écrivain transgresseur qu'on a voulu lui appliquer par l'occultation de la notion de projet, complémen taire de celle de transgression.
·
I l n'ex iste pas chez Bataille de moment de transgression pure- Jacqueline Risset affirme en ce sens : Bataille n'a jamais voulu abolir le monde du projet et de la production au
bénéfice de la «dépense» [... ] : au contraire, il sait bien que le monde du projet, le monde du discours ne pourront jamais être abolis. Le problème n'est pas alors de détruire le monde de l'accumulation du savoir et de la production - entreprise utopique et illusoire - mais de trouver le moyen pour que les expériences-rupture, les expériences-limites [... ] ne redevien nent pas des jeux « mineurs » dans la grande organisation qui les prévoit et les utilise à ses fins2•
n est impossible, dans le cadre de cet article, d'aborder autrement que dans ses lignes majeures cette double incompré hension dont les premières traces doivent cependant être repé rées bien avant leur apparition en Italie. Il n'est pas en effet indifférent de rappeler que le surréalisme et 1'existentialisme ont été à l 'origine de la «dénégation» de l'écrivain à une époque où son œuvre n'était pas encore bien connue. En d'autres mots, comme Philippe Sollers l'a dit, les œuvres de · Bataille ont été précédées historiquement par leur condamna tion3. Or cette condamnation s'est répercutée en Italie, du fait du prestige dont jouissait surtout Sartre, pour s'amplifier, après son déclin, dans le structuralisme. Par ailleurs l'absence comme l'a souligné Mario Pemiola4 - d'une avant-garde sanc tionnant la fm de l'art et de la politique a été détertninante dans le refoulement de l'œuvre de Bataille, contre lequel ne se sont levées entre les années cinquante et soixante-dix que peu de
voix isolées : celles - comme nous l'avons dit - du petit noyau de Botteghe oscure se reconnaissant dans· Officina1 ou se pro longeant dans Nuovi Argomenti, dans Paragone, dans l'Approdo letterario, dans Nuova Corrente, qui cependant ne prennent de position explicite qu'avec Bigongiari et Moravia ; celles de quelques intellectuels provenant de Tel Quel (Jacque line Risset), du Gruppo '63 (Alfredo Giuliani, Enrico Filippini, Felice Piemontèse), du groupe « para-surréaliste » de Male bo/ge (Corrado Costa, Giorgio Celli), et s'exprimant dans des revues comme Il Verri, Uomini e idee et surtout Quindici, où
finirent par émerger les instances de mai 682• En réalité, pour comprendre ce que l'on pourra désor mais appeler l'absence de Bataille en Italie, il faut partir de la difficulté intrinsèque de l'œuvre de l'écrivain, de sa solitude, repérable aussi dans 1 'usage hétérodoxe de la langue. De quelque façon qu'on l'aborde, cette œuvre ne peut devenir Je moyen d'aucune fin, tü le support d'aucune cause : semblable en cela aux dieux hideusement comiques « à,-,tête d'âne» des sectes gnostiques, dans lesquels l'écrivain lui-même voyait la figuration de cette matière basse qui seule permet à l'intelli gence de se soustraire aux contraintes de la raison servile ; semblable aussi à ces « écarts de la nature >> - « doubles enfants», monstres acéphales ou réunissant deux têtes en un seul visage - dont l'album de planches de Régnault fait ressor1. Je pense à Pasolini, à Roversi, à Fortini mais aussi à Calvino qui est publié dans Officina (nuova serie) . 2. De Giuliani, directeur avec Rena.to Barilli de Quindici, cf. <
Piemontese consacre à Bataille un chapitre dans son Dopo l'avanguardia. lnterventi sulla letteratura (1968-1980), Napoli, 1981, Cf. aussi ses articles dans Uomini e idee (0° 15/17, 1968 ; 23/25, 1970 ; n° 1, 1975) et les notes 2
1. <>, La Repubblica, l" décembre 1992. 2. «Ridere del pensiero »,Il Messaggero, 15 juillet 1978. 3. «Intervention», in AA.VV, Bataille, Paris, 1973. p. 9. 4. «Bataille e l'Italia »,L'erb a voglio, septembre-octobre 1977.
p. 263 et 1 p. 264. Sur Celli cf. la note 3 p. 259 et sur Costa les notes 6, p. 256 et 1, p. 257 ; quant à Antonio Porta, du groupe Malebolge, cf. la note 3 p. 264. La présence de Bataille dans Quindici passe par ailleurs par Tel Quel : si Jean-Pierre Faye cite Bataille en exergue à son article «L'unghlata>> (15 septembre 1968), Jacqueline Risset dans «Scrittura e ideologia» (aofit 1969) souligne plus explicitement le rôle de Bataille dans Tel Quel et rapproche l'écrivain français d'Antonio Gramsci quant à la mise en accusation du réflexe idéaliste de l'intellectuel. Mais le refus de Bataille reste très fort chez d'autres poètes de la néo-avant-garde italienne.
252
253
·
Georges Bataille - après tout
Le monstre souterrain
tir, en une sorte de défi au souci de classification des biolo gistes, toute 'irréductible incongruité. Le refus de se soumettre « à quoi que ce soit de plus élevé» constitue le noyau central de la radicale étrangeté de l'écrivain à la culture italienne et à ses composantes idéalistes, sur lesquelles Jacqueline Risset a mis l'accent dès 19711• Perniola, en soulignant le conserva tisme et le modérantisme de la société italienne des trois der niers siècles, parle même de double extranéité : mécon
.'impact exercé sur lui par la lecture de Il Garofano rosso de Vittori�i). L'essai «La Structure psychologique du fascisme », .e projet, dans Contre-Attaque, de consacrer un des Cahiers
1
naissance, dans l'œuvre de Bataille, de la culture italienne et surtout du Baroque, qui constitue pourtant une des expressions les plus éclatantes de consommation improductive de la moder nité, extranéité de la culture italienne aux composantes jansé nistes de la pensée de Bataille. Cette thèse2 n'est pas sans suggestions, mais demande à être atténuée, du moins sur un
plan : celui de l'absence de l'Italie dans l œuvre de l'écrivain. En effet s'il est vrai que Bataille est plutôt tourné vers la cul ture allemande et angle-saxonne et que, dans un autre sens, c'est à l'Espagne qu'il semble confier un rôle majeur, il n'en est pas moins vrai que l'Italie est loin d'être absente de ses '
intérêts. La liste des livres empruntés par l'écrivain à la B.N.3 montre que ses lectures, oscillant de façon asystématique du plan touristique aux plans historique, artistique, philosophique ou politique, se condensent dans les années 1933-1934- préci sément au moment où 1' étreinte du totalitarisme s'abat sur l'Europe - sur un sujet : celui de l'actualité politique. Adolf Saager, Georges Roux, Pierre Temple, Daniel Guérin, mais aussi Pietro Nenni, Carlo Sforza, Gaetano Salvemini, Silvio Trentin représentent quelques-uns des noms de son « initiation » à l'analyse du fascisme italien (sans parler de
l. «Bataille irritante e sfuggente », Paese Sera, 30 juin 1972, repris sous le titre "L'occhio di Bataille» dans L' invenzione e il modello, Roma, 1972.
2. Introduite dans l'article de L'erba voglio déjà cité (cf. la note 4 p. 252), elle est reprise par Perniola dans "L'iconoclasma erotico di Bataille», dans Georges Bataille Le lacrime diEros, Roma, 1979. 3. Jean-Pierre Le Bouler et Joëlle Belier Martini, «Emprunts de Georges Bataille à la B.N. (1922-1950) », dans G. Bataille, O.C., t. XTI, Paris, 1988. Parmi les lectures philosophiques, Giovanni Gentile et Benedetto Croce. Parmi les politiques, Dante, De Monarc.hia ; Machiavel, Le Prince. ,
254
lU
conflit italo-éthiopien1 , la «Réparation à Nietzsche»
i'Acéphale le montrent sans détour. En fait, derrière cet idéa
jsme, ce sont les deux idéologies dominantes du pays - catho .icisme et marxisme officiel - qui ont fait barrage, bien que ;elo� des modalités différentes, à la réception de la pensée de Bataille. Dans ce sens on pourrait dire avec Jacqueline Risset �ue «Bataille jouerait [. ] le rôle de papier tournesol, de révé lateur chimique violent des impasses nationales 2». Dans un cas )fi a assisté à la réduction de son œuvre à la pratique « scanda leuse » du récit érotique ou pornographique condamnés comme �enres sous-littéraires, expression d'une subjectivité morbide processus s'amplifiant jusqu'à l'invention d'un faux, WC., le :exte apocryph� publié par Il sole nero3 comme la première �bauche du réctt homonyme, dont Bataille aurait détruit le nanuscrit). Dans l'autre, par l' intermédiaire sans doute de l'influence exercée par l'essai de Lukacs, La Destruction de la -aison\ il a été question d'évacuer sous l'étiquette de l'irratio nalisme, de l'éclectisme décadent, le caractère le plus innova te� de �a réflexio�, comme l'intersection excentrique de la >OCtologte, de la philosophie, de la religion, de 1'anthropologie ' je l'économie, de la psychanalyse. Quelques points de repères diachroniques permettent de �mer de près cette expulsion du monstre Bataille, dont les !ffets sont encore sensibles aujourd'hui. ..
C'est sous le signe du scandale que prend fonne dans les années soixante la publication italienne de l'œuvre de Bataille. Scandale lié à cette fausse opposition entre catholiques et laïques, dont l'horizon - comme l'affirme dès 1961 Fortini qui 1. Cf. G. B ataill.e Co!'tre-Attaque. Gli anni della milit11nza antifascista
1932-1939). '!>cura di Manna Galletti, Roma, 1995 (à paraitre).
,
,
2.
rum
255
Georges Bataille - après tout
Le monstre souterrain
avait été rédacteur de Tl Politecnico avant de faire partie d'Officina - est en réalité le rapport étroit instauré par le néo capitalisme entre «répression socio-économique dans le monde du profit et apparente non-répression et licence dans le monde de l'érotique». Rédigée pour l'enquête «8 domande sull'ero tismo in letteratura» lancée dans Nuovi Argomenti1, la mise au point de Fortini constitue peut-être la meilleure clé de lecture (avec celle de Bol) de la volonté de «spéculation commerciale » qui est sous-jacente aux premières traductions de Bataille. Le pillage effectué par Francesco Saba SardP de 1'essai L' Éro tisme, les traductions de ce même essai en 1962 (peu de temps avant la mort de l'écrivain), en 1967 et 1969 n'ont en effet d'autre répondant dans cette décennie que l'édition des romans érotiques : « ces deux tentatives ratées, entre snobisme et goût du scandale, de présenter Le Bleu du ciel et Ma mère - textes parmi les plus 'fulgurants et "douloureux" de Bataille, lancés comme s'il s'agissait d'échantillons appétissants et sexuelle ment excitants de l'Olympia Press4». Image accenruée par une
volumes 1/ vizio e la virtù nell' opera di DA.F. Sade1 préfacés par un article de Bataille. (Faut-il rappeler que les premières traductions de Sade sont - comme le soulignent les Quaderni piacentini - des éditions épurées des parties jugées <>, et l'« irrationalisme décadent3» de Bataille, n'a pas été sans conséquence sur la consécration de Bataille conune écrivain maudit, image qui fera l'enjeu d'une intermi nable querelle dans les revues Paragone, Nuovi Argomenti et Alfabeta4• «Autarcie provinciale » : c'est ainsi que 1 'on a défini le climat culturel de 1 'Italie au lendemain de la chute du fascisme. Interroger le rapport de Bataille avec la culture italienne des nnées soixante implique que l'on tienne compte en premier a . _ heu de la persistance de ce climat : compromission du marxisme officiel avec les pratiques traditionnelles de la cul ture, dont témoigne l'attaque de Togliatti en 1946 à l'encontre de la « culture encyclopédique» promue par Il Politecnico ; . extranéité de groupes comme Offtcina à la culture européenne. li faut peut-être se pencher à nouveau sur ce climat pour com prendre les raisons profondes de l'échec de Gulliver -la revue internationale que Vittorini avait conçue avec Enzensberger et le groupe d'intellectuels français (dont Bataille') promoteurs
autre étrange opération éditoriale : la traduction, sous le titre abusif de Simon.a, de Histoire de l'œil, présentée comme une édition « à tirage limité, réservée aux spécialistes» avec une note de l'éditeur déconseillant la vente du livre aux mineurs. De son côté Mario Marri, tout en soulignant la cohérence de la pensée de Bataille qu'il situe au carrefour du surréalisme, de Freud, de Nietzsche, renforce dans Rendiconti l'image breto nienne d'un Bataille prosélyte « d'un culte dionysiaque du sexe5>> . Cette volonté d' insister sur l'aspect scandaleux de l'œuvre est sanctionnée par l'association du nom de l'écrivain à celui de Sade - perspective à laquelle se rallient, d'un côté, les articles de Costa dans Quindici6, de 1 'autre, les deux
de Gilles de Rais entre Gilles de Rais et Sade d'un côté et les S.S. de l'autre.
1967, oil cependant Costa critique le lien que Bataille n i sticue dll!ls le Proâs
sorio (Milano, 1970) où ces deux articles Cf. aussi de Costa lnferno provvi sont partiellement repris. l. Parus en 1968. 2. P.G:B., ��ade a r_netà»; Q_uademi piacentini, décembre 1962 (dans labordiJOn theonque du mouvement 68, Bataille est ùnpli c7tte revue, heu d � Cttement présent a part.lr des années soixante) ; Cf. aussi Corrado Costa ' « Sex:trapolazioru», Quindici (15 juin 1968). 3. Op. cit., p. 18. Cf., sur cene préface, la réfutation d'Alberto Santa croce dans « Fraintendere Bataille», Il caffè (fin 1969-début 1970), revue où figurent comme rédacteurs Calvino, Renato Barilli, Corrado Costa, etc. 4. Cf. Susan Son�a� « L'imma�nazi�ne pornografica », Paragone, , decembre 1967 ; Enzo Stctliano, «Parhamo dt pornografia » op. cit. · Laura B��iani, « P
256
257
1. Nuovi Argomenti, juillet-octobre 1961. Repris par Fortini dans Verifica dei poteri, Milano, 1965. 2. «Erotismo c morale», dans Siam
• .
G
Georges Bataille - après tout
du Manifeste des 121 -, ou pour aborder les réactions opposées suscitées dans la néo-avant-garde par le nom de Bataille. Un changement radical s'opère dans les années soixante dix, date à laquelle remonte la première véritable irruption de Bataille sur la scène italienne. Sans doute le débat soulevé dans Quindici et dans Uomini e idee y est-il pour quelque chose. Mais cette irruption a une origine plus complexe et doit être interprétée comme l'effet de la levée d'interdit autour de l'écri vain provoquée en France par trois événements précis : l'impact du travail théorique mené depuis les années soixante par la revue Tel Quel, où Bataille joue un rôle stratégique central ; l'hommage posthume rendu à l'écrivain par Critique, puis par L'Arc et par Gramma 1; la publication, par les soins de Denis Rollier, des Œuvres complètes de Bataille, que Jean Michel Gar dair salue dans Paragone2 avec les mots de Michel Foucault : «On le sait aujourd'hui. Bataille est un des écrivains les plus importants de son siècle [ ..] Nous devons à Bataille une grande part du moment où nous sommes ; mais aussi ce qui reste à faire, à penser et à dire, cela sans doute lui est dû encore et le sera longtemps». C'est en effet par l'intermédiaire de Foucault et des autres philosophes de la différence (Jacques Derrida, Gilles Deleuze), de Maurice Blanchot, de Pierre Klossowski, de Roland Barthes, de Jean-Michel Rey qu'à partir de la réflexion slir Marx, Freud, Nietzsche, Heidegger, mais aussi des travaux de Baudrillard et des développements du « psychanalisme de gauche », se fait jour la récupération de Bataille en Italie. Giulio Ferroni, dans son analyse du rire en rant que support majeur de l'expérience intérieure3, se situe dans la perspective de l'essai de Derrida, «De l'économie restreinte à l'économie générale». Dans Il Verri, la revue de Luciano Anceschi, l'émergence du Bataille politique se lie encore plus explicitement à l a « Nietzsche renaissance » : en 1972, l e numéro spécial sur .
Le monstre souterrain
Nietzsche s'ouvre avec le texte de Bataille «Nietzsche et les fas cistes», qui de ce fait assume la signification exemplaire d'une liquidation des interprétations déformantes du passé (celle de Rosenberg et des nazis, et, plus souterrainement, de Gabriele D'Annunzio, mais aussi celle de Lulcacs) et en même temps devient moyen de lutte contre les « intimidations du moment1». Mais c'est surtout dans le débat en acte au sein du marxisme que Bataille jouè un rôle stratégique majeur. Déterminants en ce sens sont, d'un côté, la parution du livre Tel Quel. Un'avon guardia per il materialismo et de l'anthologie Per Bataille ; de
l'autre, la traduction de l'essai de Sollers Sur le matérialisme et
des Actes du Colloque de Cerisy-la-Salle de 1972, Vers une révolution culturelle : Artaud, Bataille, qui sanctionne - par le
truchement de Bataille - l'adhésion de la revue à la révolution chinoise2• Simultanément, les traductions de Bataille se multi plient, doublant le versant « scandaleux » (celui du Bleu du ciel, de Madame Edwarda, de L'ÉrotismeJ) du versant «sérieux » de la réflexio n : le poète Andrea Zanzotto traduit Sur Nietzsche, préfacé par Blanchot, et La Littérature et le maJ4 ; Franco Relia édite en même temps qu'un roman scandaleux, L'Abbé C., La Part maudite, l'essai peut-être le plus ambitieux de l'écrivain� ; Sergio Finzi réunit en 1972 dans Critica dell' occhio une antho logie des écrits de Bataille, traduit et préface une luxueuse édi tion de L'Impossible en papier noir, ainsi que les articles de
1. Cf. Critique, août-septembre 1963 ; L'Arc, n• 32, 1967, et n• 44, 1971 ; Gramma l lcrilllre et lecture, n• 1, automne 1974. Sur le rôle de Bataille dans Tel Quel (qui publia d'importants n i édits de l'écrivain), cf. Marina Galletti, «Georges Bataille in Tet Quel : il testo della "jouis sance"», in Tel Quel. Presentazione di J. Risset, Roma 1 Paris, 1982. 2. « Tutto Bataille», Paragone, août 1970. 3. JI comico ne/le teorie contemporanee, Roma, 1974, p. 121.
l. Cf. «Intervento», ll Verri, novembre 1972. La traduction, dans ce même numéro, du texte de Bataille (repris dans Gilltl$ Deleuze,Nietzsche, Verona, 1973) est de l'un des rédacteUrS, Alessandro Serra. A ce nwnéro (et à Bataille) se rélère le numéro 68/69 (1975-1976) de NuovaCorrenre consacré à Nietzsche. 2. Monique Charvet, Ermanno Krumm, Tel Quel. Un'a1•anguardia per il materialisnw, Bari, 1974 ; AA.VV., Per Bataille, Verona, 1976 ; Philippe Sollers, Sul materialismo, Milano, 1973 ; AA.VV., Bataille. Verso una rivolu zione culturale, Bari. 1974. 3. L'azzurro del cielo est réédité deux fois (en 1969 et en 1978) avec une introduction de Jacques Réda et une importante notice de Guido Neri (cf. le compte-rendu de G. C. [Giorgio Celli], JI Verri, février 1972) ; Madame aît en 1972 ; L'erotisme est réédité en 1976. EdwarrùJ par 4. Edités le premier en 1970, le deuxième en 1973. (cf. le compte rendu de Alberto Nigi, « Georges Bataille. La letteratura e il male», Giornale di metafisica, septembre-décembre 1975). 5. La parte maledetta paraî t en 1972 ; L'abate C. sort en 1973.
258
259
Georges Bataille - après tour
Bataille parus dans Documents1 ; Roberto Castoldi relie les · positions de Contre-Attaque à la question de l'engagement de l'intellectuel dans les années du Front populaire2. Au centre du débat, Utopia, revue marxisme critique dont le programme - le renouvellement du marxisme par une réflexion rigoureuse sur l'aspect utopique, anthropologique et humaniste de Marx passe aussi par Bataille : c'est dans L'articulation d e « la lutte de la théorie comme moment déjà révolutionnaire » que se situe explicitement le dispositif Bataille mis en place, dès le numéro 2 de l a revue, par l'article «Divisione del lavoro e uomo totale» (illustré par l'Acéphale de Masson et le carton «La patrie et la famille» de Contre-Attaque). C'est dans ce même sens que Mario Spinella, soulevant, dans la perspective de l'humanisme grarnscien, la question du rapport problématique qui Lie Bataille au marxisme, repère la proximité entre l'intellectuel français et Marx dans la notion de «révolution vieille taupe» du Manifeste communiste et dans l a critique de l'utile des Manuscrits de 18443• À son tour, Miriam Cristallo expose le «matérialisme intégral de Bataille»4• Quant à Finzi, il fait intervenir Bataille, Fourier, Artaud dans sa tentative de relier la notion d'utopie à la pratique révolutionnaire, telle qu'elle est en acte dans le mouve ment de mai 68 et dans l a Révolution chinoise. Cette perspec tive, implicite dans la préface à Critica dell' occhio, est développée dans «Materialisme e utopia : l'irruzione del sog getto»5 à travers la mise en opposition de la philosophie de Hume au point de vue de la totalité de Lukacs, avant d'être reprise dans la préface l'lmpossibile. n s'agit plus précisément d'éviter que se reproduise à l'égard de Bataille ce culte féti chiste de l'objet que l'écrivain avait dénoncé dans l'attitude sur réaliste à l'égard de Sade. Commentant deux inédits de Bataille dans Bataille, dialettica, materialismo. Finzi écrit en ce sens : 1 . L'impossbile. i Storia di topi date de 1973 (l'édition inclut Dianus et L'Orestea), Documents de 1974. 2. Intellettuali e Frome popolare, Scrilti e interventi di Breton, Aragon,
Montherlant, Bloch, Malraux, Gide, Tzara, Benda, Bataille, Nizan, Duclos, Paulhan. Bari, 1978. 3. « Georges Bataillee il marxismo », L'Unità, l " juillet 1972.
4. Utopia, e s ptembre 1972.
5./bid., novembre-décembre 1972.
260
Le monstre souterrain
étudié avant d'être lu, et la frénésie des traduc tions reflète seulement la hâte de le mettre de côté. ll faut au contraire s'arrêter, et porter Bataille hors de Bataille, sur la scène du matérialisme par exemple, et observer ce qui arrive. Au lieu d'exposer fidèlement l'hétérologie de l'auteur pour ajouter tout de suite après que Marx et Freud, toutefois, sont autre chose1• Bataille est
C'est Je début d'une polémique avec Relia qui, dans la préface à La parte maledetta, avait opéré une distinction entre la dialectique matérialiste de Bataille et le matérialisme dialec tique2. La position de Finzi se précise dans un autre article de Utopia, «Materialisme e istanza egualitaria», où la radicalité de la pensée de Bataille, lit-on, est «d'avoir doublé la critique de l'économie politique et de l'économie sexuelle d'une cri tique de l'économie marxiste et psychanalytique », et surtout dans la préface à· Documents où «toute la pensée de Bataille, écrit-il, est en ligne avec la pensée de Mao Tse-Toung3». La revue de Mario Boselli et Giuseppe Sechi, Nuova Corrente, est le terrain d'affrontement de la dispute entre Finzi et Rella. Bataille y est présent dès 1967-1968, époque à laquelle Calvino place en exergue à son récit La cariocinesi un passage de L'Érotisme et où Tito Perlini fait de Bataille (de Blanchot et Klossowski) l'enjeu d'un violent «j'accuse» contre le rationa lisme et le scientisme de la critique italienne, coupable de s'être tournée, après le déclin de Sartre, vers le structuralisme4• 1 . /bid., octobre 1973, p. 14. 2. Franco Relia, «La Parte di Bataille», dans Georges Bataille, La parte maledetta [ . ] preccduta da La nozione di dépmse, Verona, 1972, pp. 19-20. 3. Cf. Utopia, novembre 1973, et «La dialettica delle forme visibili» dans Georges Bataille, Documents, Bari, 1974, p. 8. Dans cette même straté gie de relancement du sujet révolutionnaire se situe, dans la revue Il piccolo Hans, dirigée par Finzi, le texte de Bataille «Non-savoir, rire et larmes " (juillet-décembre 1974). 4 . Tito Perlini, «Maurice Blanchot : l'opera come presenz.a-assenz.a,., Nuova Correllte, n• 45. 1968. Sur le texle de Calvino - collaborateur de la revue - cf. la note 2, p. 249. Inaugurée par Calvino, la présence de Bataille dans la revue est renforcée par un autre rédacteur, Giuseppe Sertoli (cf. note 4, p. 256), ainsi que par un collaborateur, Rodolphe Gasché («L'alma nach hétérologique >>, 1975, n• 66). Par ailleurs on peut mentioru1er « Conilin gua. L'Anus Solaire di Georges Bataille » de Steffen Stelzer (1975, n° 66), . .
261
Le monstre souterrain
Georges Bataille - après tout C'est dans l'article intitulé «La mancanza di Bataille'» que Rella - rédacteur de la revue avec Perlini, Giuseppe Sertoli e Elio Pagliarani - répond à Finzi et, s'appuyant sur l interpréta tion de Denis Rollier et de François Wahl au Colloque de Cerisy-la�Salle, ainsi que sur un article de Sertoli2, ramène le geste de Bataille à l'intérieur du domaine hégélien. L'assimilation du concept de révolution de Bataille à la révolution culturelle chinoise est réfutée également par Per niola qui, dans un article de 1976, La trasgressione del surrea lismo, rapproche Bataille du gauchisme, sans omettre de rappeler ce qui sépare l'écrivain de ce mouvement. Cet écrit introduit la lecture critique des interprétations françaises que Perniola développe en 1977 dans son livre Bataille e il nega tivo3 : aux antipodes de l'interprétation mystique de Sartre, réactivée, dans une direction différente, par Jean Bruno4, et de celle, religieuse, de Klossowski, mais aussi de celle, métalitté raire, de Bianchot (pourtant proche de l'expérience de Bataille dans l'Espace littéraire, ajoute Perniola), aux antipodes égale ment de l'interprétaion t structuraliste de Foucault et de Der rida, Perniola ramène l'aventure philosophique de l'écrivain à la revendication d'un négatif sans emploi, irréductible et sou verain, dans une perspective qui oppose à la «Préface à la transgression» de Foucault l'espace tracé par Denis Rollier dans l'article «Le matérialisme dualiste de Georges Bataille5». Par ailleurs, l'iconoclastie de Bataille, suscitée par ce qu'on a pu voir de maudit en lui, est utilisée en vue d'une dis sension politique - écrit Annando Marchi dans Il Verri - «dans
·
'
« AA.W.
Bataille. Verso una rivoluzione culturale >> de Mariella Bettarini (n° 71, 1976), «Nietzsche e Bataille>> de Roberto Carifi (1978, n° 75) qui dans les décennies suivantes reviendra sur Bataille dans Paese sera. 1. Nuova Corrente, n° 64, 1974 ; cf. aussi «Dallo spazio estetico allo spazio dell'interpretazione >>, no 68-69, 1975-76, p. 414 ; Bataille traverse aussi les autres articles de Relia des années 1971-73. 2. «Conoscenza e potere. Su H-eart of Darkness di Joseph Conrad», Altri termini, n° 4-5, janvier 1974. 3. Milano, 19?7 �où sont r e J? ri S aussi les articles << ll n�gativ? et 1�poe _ stetzca, 1 un en sia » et « Interpretaz10m del negattvo » parus dans R!Vlsta dl E septembre-décembre 1971, l'�utre �n �ai-aofit 1973. . _ 4. «Les techniques d'tllurnmauon chez Georges Batatlle>>, Crmque, août-septembre 1963. 5. Tel Quel, n<>25, printemps 1966. _
262
la lecture déformante de 1'apologie de la matière excrémen tielle, créativité du Lumpenproletariat et révolte "désirante" : ligne attentive surtout à la signification immédiate de certaines assertions à l'égard d'événements politiques contingents de cette décennie : c'est-à-dire la révolte estudiantine de 1977 à Bologne, réappropriation de certains problèmes sociaux de la part de la nouvelle psychiatrie, problème de l'émargination intellectuelle et"politique des générations plus jeunes, etc. 1» À la fm de la décennie, le blocus politique instauré par le compromis historique, la fin des ferments innovateurs de mai 68, le terrorisme, marquent un point d'arrêt, dont les effets sont repérables dans le climat de restauration qui investit aussi la gauche, comme l'indique dès 1975 Piemontese2• Sî Gianni Vat timo et Mario Pemiola analysent la proximité, le premier, entre la pensée « andenken » de Heidegger et la pensée négative de . Bataille, l'autre, entre la notion d'échange symbolique de Bau drillard et celle de dépense3, si le marché éditorial enregistre la publication d'autres textes de Bataille4 et d'essais montrant le rapport de l'écrivain avec le surréalisme ou avec Simone WeiP, il n'en reste pas moins que l'espace de Bataille semble circons crit à celui, souterrain, de la« vieille taupe ». C'est le bilan que Piemontese trace dans Dopo l' avanguardia, ensemble d'écrits de différentes époques qu'il faut lire comme une analyse des effets induits par la néo-avant-garde (notamment sur le mouve ment estudiantin) et en même temps comme le « manifeste» pour une nouvelle avant-garde où Bataille contin\}e à occuper 1. <>, mars 1984, p. 25-26. Cf. aussi de Marchi, «Bataille», Il Verri, 1979, n° 13-16. 2. <>, Uomini e idee, nuova serie,. n° l, avril
1975.
3. Gianni Vattimo, << An-denken. ll pensare e il fondamento », Nuova Corrente, n° 76-77, 1978 ; Mario Pemiola, <>, dans AA.VV., Studi sul surrealismo, Milano, 1977 ; Alfredo De Paz, Dada surrea lismo e dintorni, Bologna, 1979 ; Mario Castellana, Mistica e rivoluzione 'in Simone Weil, Manduria, 1979. '
263
Georges Bataille - après tout
Le monstre souterrain
une position stratégique centrale dans le travail «d'expropria tion des fondements métaphysiques de la littérature ». «Le discours sur Bataille s'est mystérieusement bloqué, en Italie, après un très difficile départ», constate cependant Piemon tese en 1986, attribuant cette éclipse au fait que « le besoin de sortir de l'homogénéité du système conceptuel est aujourd'hui beaucoup moins fort que dans le passé récent». Avec Bataille, «On risque de répéter, dans l'enthousiasme ou dans l'horreur, ce que tout le monde sait», remarque à la même date Filippini, sou lignant lui aussi !'« impasse » des interprétations de Bataille1• Pourtant l'édition des œuvres de Bataille n'a jamais connu de pause : non seulement elle s'est enrichie dès 1980 de la traduc tion du Débat sur le péché préfacée par Klossowski, mais elle ne cesse d'enregistrer de nouvelles publications, des rééditions �t même, avec les Poesie erotiche, une nouvelle édition piraw. A
organisé par Jacqueline Risset à Rome en 1986 se situe dans cette perspective : « Georges Bataille. Il politico e il sacro » marque en effet un tournant tant par rapport à la figure du nou
Rome, Caterina Merlino met en scène Sim.ona ... l' occhio3• Bataille représente en particulier une présence discrète mais constante dans le mensuel Alfabeta, qui dans sa brève existence réunit autour du poète Nanni Balestrini des intellectuels ayant fait partie du Gruppo '63, d'Offi.cina, d' Utopia ... En réalité, l'image de Bataille semble figée, réduite au stéréotype du père de la transgression, comme le sous-entendent les assertions de Piemontese et de Filippini qui, m i plicitement, tracent la direction dans laquelle s'annonce le retour à Bataille : celle de la récupération de la pensée cohérente, systématique, théorique, occultée par le cliché, dominant, de l'irrationalité ou de l'épanchement lyrico-sentimental. Le colloque international ·
veau mystique propagée en Italie par Sartre que par rapport « à la fièvre identificatoire des années soixante » dominées par une «adhésion extatique dans la complicité de la transgression » exigence d'une «génération qui avait grand besoin de pères dans sa lutte ardente contre le Père1». Ce tournant, annoncé par la publication en 1979 des conférences du Collège de socio logie par Denis Hollier2, peut être défini comme la mise en lumière du rapport entre politique et sacré (le sacré entendu comme point d'origine des forces motrices de la dynamique sociale) à travers un parcours pluriel qui rend compte des différentes expériences communautaires de Bataille dans les années trente et notamment de la réflexion sur le fascisme et la structure des démocraties. Cette nouvelle perspective - isible l dans l e terme « Ouverture » sous lequel Jacqueline Risset a placé le colloque - s'est prolongée en 1987 avec un second col loque, «La letteratura e i suoi limiti», où l'œuvre de Bataille est apparue, « bien au-delà de la notion de transgression des années soixante-soixante-dix, comme un puissant déplacement de la Raison qui n'a pas encore fini de produire ses effets3». La prise de distance par rapport à l'image stéréotypée du mystique solitaire est marquée également par deux importantes mises au point : la publication en France de la biographie de
Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l'œuvre ; l'étude de Carlo Pasi, La favola dell' occhio, qui fait intervenir la notion d'inconscient freudien dans la genèse de l'« écriture parodique du bas» en tant que refus de la loi du père et libération des forces maternelles, féminines : processus qui implique l'initia-
1. Felice Piemontese, «L'occhio "infernale" di un maestro nascosto», Il Mattino, 2 février 1986 ; Enrico Filippini, «
l. Jacqueline Risset, « Q�ando gli piaceva Fernandel», JI Messaggero, _ sous le utre « Ouverture », dans Georges Bataille : il 26 mars 1987, repns Politico e il sacro, a cura di J.R., Napoli, 1988, p. 8. Cf. aussi le numéro de mars 1986 de Monda Operaio, et Lalli Mannarini, «Altri frammenti di Bataille», Reporter, 6 février 1986. 2. Paris, 1979. 3. Jacqueline Risset, « Georges Bataille : La Jittérarure et ses limites >>. Programme du colloque.
264
265
r:urro
madre
mars
Georges Bataille - après tout
tion sacrificielle de la castration 1• Par ailleurs émerge ce qu'on pourrait appeler la dissémination de Bataille à l'intérieur du dis cours philosophique : si la notion de «chance » est explicitement à l'œuvre dans la lecture nietzschéenne de Massimo Cacciari, si les développements de la «négativité sans emploi» interviennent dans les essais de Giorgio Agamben2, d'autres tangences affleu rent également : dans la réflexion sur Habermas, sur Kojève (auquel Maurizio Ciampa et Fabrizio di Stefano consacrent le volume Sulla fine della storia. Saggi su HegeP), ainsi que dans «la Benjamin renaissance» dont un moment essentiel est la découverte par Agamben des manuscrits de Benjamin conservés par Bataille4• Bataille surgit encore dans la lecture de la pensée de Blanchot5 et dans l'espace théorique de la «pensée faible» à laquelle le poète Roberto Carifi rallie à partir de Nietzsche et de Bataille - la nouvelle poésie italienne6• Plus récemment, -
1 . Napoli, 1987. Sur le livre de Surya, cf. Catherine Maubon, «Bataille, la morte ail'opera», A!fabeta. novembre 1987. 2. Massimo Cacciari, «Concet.ti e simboli dell'etemo ritorno», dans AA.VV, Crucialità del tempo, a cura di M. C., Napoli, 1980. Cf. aussi son « Peccatore o filisteo ? la via rischiosa del comunicare peccando », lf Maro festo, 29 décembre 1983 ; quant à Giorgio Agamben, cf. Stanze, Torino, 1977, et Il /inguaggio e la morte, Torino, 1983. A signaler. également, Valeria Chiore, LA Lcgica dell'eccesso, Napoli, 1985. 3. Napoli, 1985. Cf. aussi W. Tommasi, « J. Hyppolite -A. Kojève - A. Koyré - J. Wahl, Interpretazioni hegeliane », Nuova correnJe, mai-juin 1981, et R. Esposito, «Sulla fine della storia», A/fabeta, mars 1986. Sur Habermas cf. T. Maldonado, «Modemità, non modernizzazione », ibi d., janv. 1986. 4. Cf. Roberto Bugliani, «Benjamin versus Bataille», A/fabeta, mars 1982 ; cf. aussi Aut Aut, mai-aoOt 1982. 5. Cf. Luisa Bonesio, «Lo stile della fùosofia», Milano, 1983, Wanda Tomasi, Blanchot : la parola erranJe, Verona, 1984, Rocco Ronchi, Bataille, Lévinas, Blanchot, Milano, 1985, ainsi que le numéro spécial sur Blanchot de Nuova Corrente de janvier-juin 1985. Par ailleurs Je nom de Bataille surgit dans les revues Micromegas,ll Cristallo, ll Centauro, Lettera internazionale et sunout Lectures, qui, entre 1982 et 1984, accueille plusieurs essais sur 1'écri vain et, en 1988 (no 23), consacre un numéro spécial à «ll sacro, il mistico il 1enerario ». À signaler également : Ettore Bonessio di Terzet, « Per una "este tica del male"», Filosofia oggi (no 2, 1980), Andrea Calzolari, «La scienza dell'Apocalisse. In margine al Collège de sociologie (1937-1939)», Metapho· rein (mai-juin 1980) ; Giovanni Cacciavillani, « L a soglia della comunicazione » dans AA.VV., Il corpo testuaie, Abano Tenne, 1982 ; Pietro Palwnbo et Marisa Ercoleo, Su Bataille. Prospettive ermeneutiche, Palenne, 1985. Cf. aussi les essais de l'analyste jungien Aldo Carotenuto. 6. Il gesto di Callicle, Milano, 1982. Cf., sur la pensée faible et Bataille, Alessando dal Lago, «L'etica della debolezza. Simone Weil e il
266
Le monstre souterrain
Maurizio Ferraris a montré dans Aut Aut la proximité entre le non-savoir bataillien et la « Venvindung>> de l'herméneutique dont Vattimo trace les coordonnées dans Filosofia '881• Enfin dans le champ de la philosophie politique, Giacomo Marramao, soulevant la question de la nécessité de redéfinir la notion marxiste de « société antagoniste », explore les caractères de la modernité à partir de la distinction qu'il opère entre la thèse de la dérive - dont les notions de dépense et de souveraineté de Bataille constituent le pivot- et la thèse de la sécularisation2• De son côté Roberto Esposito, mettant à jour, à partir de la dérive du politique de la modernité, la notion de l'« impolitique » entendu non pas comme la fm du politique, mais plutôt comme «le politique vu de son bord extérieur » -, explore une série d'expériences du xx.e siècle dont la figure extrême est celle qu'il nomme la «communauté de la mort » de Bataille : celle de l'autodissolution de l'impolitique «en tant qu'identité différen tielle », perspective qui prolonge les analyses de Blanchot et de Jean-Luc Nancy3. Cependant les résistances ne cessent pas pour autant : dans le milieu de l'université de Rome, les difficultés opposées à l'accord de fmancement pour un colloque Bataille relèvent toujours de la pruderie politico-catholique4••• D'autre part, la persistance, au sein du marxisme, d'un rationalisme historiciste est à l'origine d'un malentendu politique qui semble faire écho à l'accusation de collusion avec le fascisme, dont Bataille s'était trouvé investi, à l'époque du Collège de sociologie, par un stalinien comme Georges Sadoul et même par un marxiste hérétique comme Walter Benjamin (sans parler de la déforma tion tendancieuse de sens récemment mise en acte à propos du nihilisme», dans AA.VV, li pensiero debole a cura di G. Vattimo e P. A. Rovatti, Milano, 1983, et surtout Rosella Prezzo, «La macchina per fare il VUOto», Aut Aut, mai-juin 1984. 1 . «ll filosofo desidera morire? Dall'i mpolitico a.JJ'altro che è in noi», AutAut, mai-juin 1989. 2. Potere e secofarizzazione, Roma, 1983. 3. Categorie dell' impolirico, Balogna, 1988 ; Maurice Blanchot, LA Communauté inavouable, Paris, 1983 (tr. it. Milano, 1984) ; Jean·Luc Nancy, LA Communauté désœuvrée, Paris, 1986. 4. Letizia Paolozzi, «Chi ha pauradi Bataille 7 » (entretien avec J. R i s· set), L' Unità, 25 mars 1987.
267
Le monstre souterrain
Georges Bataille -après tout
terme «surfascisme », qui a mis fin à l'aventure de Contre Attaque).
À
l'origine de la polémique, un article d'Arnaldo Momigliano repérant dans Mythes et dieux des Germains « des traces évidentes de sympathie pour la culture nazie 1». Relancée par Carlo Ginzburg, l'affaire Dumézil rebondit sur le Collège de sociologie, dont les recherches sur le sacré, de dérivation dumézilienne, seraient, elles aussi, le signe d'une «attitude extrêmement ambiguë envers les idéologies fasciste et nazie». Cette accusation, qui tourne autour du supposé intérêt morbidê de Bataille pour les symboles du fascisme2 - nouvelle variante de l'image du bibliothécaire malsain - est réfutée par Giam piero Moretti et Rocco Ronchi dans Nuovi Argomenti à travers la notion de « s ublime socialement impératif» théorisée par Georges SoreP. Mais la polémique s'accentue dans Rinascista, où Carlo Sini voit dans l'ambiguïté de Bataille le paradigme des positions équivoques - encore refoulées - qu'une partie de la culture européenne du vingtième siècle a entretenues avec le fascisme et le nazisme4. La préface de Denis Hollier à l'édition italienne du Col lège de sociologie, en 1991, a fait table rase de ces accusations.
Dans Paese sera, Hollier précise :
C'est vrai, il y a une ambiguïté dans le Collège mais il ne s'agit pas d'ambiguYté politique ; ses membres ont toujours gardé leur distance par rapport à toute tentation de collabora
tion. C'est leur façon de procéder qui déconcerte. Par exemple, les revues françaises marxistes de l'époque sui- · vaient très attentivement la production du Collège, commen-
1983.
1 . «Premesse per una discussione su Georges Dumézil», Opus, U,
2. « Mitologia germanica e nazismo. Su un vecchio libro di Georges Dumézil », dans Miti emblemi spie, Torino, 1986. 3. «L'ermeneutica del mite negli anni trenta. Un dialogo», Nucvi Argomenti, janvier-mars 1987. 4. «Bataille o dell'ambiguità>>, Rinascïta, 1 1 avril 1987, p. 19. Mais Sini atténue sa position dans « La Repubblica » du 16 mars 1991 (cf. Antonio Gnoli, Bataille e i suoi compagni di Collège). Par ailleurs le théologien Italo Mancini, dans Pensiero negativo e nuova destra (Milano, 1983), trace, en opposition à la pensée négative représentée par Nietzsche-Bataille, une her méneutique aux antipodes des utopies archéologiques de la « nouvelle droite».
268
taient leurs travaux, mais essentiellement ne les compre
naient pas1•
C'est justement cette réflexion sur le politique qui fait émerger, surtout en Italie nous semble-t-il, la grande actualité du discours entrepris par le Collège - grâce à la clé fournie par le sacré - sur la structure de la démocratie et le développement au xxe siècle du totalitarisme de droite et de gauche. N'oublions pas que si, dans l 'après-guerre, la réflexion de Bataille tourne autour du communisme, dans l'entre-deux guerres, c'est le fascisme qui occupe la place centrale - de l'essai « La Structure psychologique du fascisme », aux pages ébauchées du [Fascisme en France] - et que Contre-Attaque constitue une remise en cause des tactiques traditionnelles des mouvements ouvriers à partir précisément de l'exemple de l'Italie et de l'Allemagne. Dans la crise morale et politique d'une Italie qui vit simul tanément la perte d'unité des catholiques, 1 'écroulement de l'idéologie communiste et la reconstitution de la droite et du néo fascisme, tandis que la réflexion sur le cinquantenaire de la République met à jour la notion de « démocratie bloquée » et les éléments de continuité entre régime fasciste et Première Répu1. Gabriella Tumaturi, «Bataille, ovvero del limite e del disordine », << Ambiguo ? Fu tra i primi a odiare il nazismo», Il Messaggero, 6 décembre 1992. Les années
L' Unità, 19 mars 1991. Cf. aussi Jacqueline Risset,
quatre-vingt-dix s'ouvrent par ailleurs sous le signe du colloque Masson Bataille organisé à la villa Médicis par J. Risset (l« février 1990) en contre point de l'exposition Masson «L'insurgé du vingtième siècle » (Cf. le dossier Masson-Bataille, Journal de voyage, décembre 1990). A signaler aussi Élé mire ZoJla, Uscite dai mondo, Milano, 1992, ainsi que les études sur Bataille dans Prancofonia et dans lgitur, et, autour de la «souveraineté>>, Ugo Oli vieri, «Dell'arte sovrana » : L'ermeneutica della sovranità in G. Bataille>>, Filosofia politica, juin 1991 (quant à la traduction de La Souveraineté, cf. la note 3 p. 248). Pour ce qui est des traductions, la maison d'édition Bollati Boringhieri (Torino) a entrepris la publication systématique des œuvres de Bataille (Il Collegio di sociol ogia. Edizione a cura di Denis Hollier. Edizione italiana a cura di M. Galletti, 1991 ; La Parte m{J/edetta preceduta da La nozione di <
269
Georges Bataille - après tout
blique, il nous semble qu'une brèche s'est ouverte pour dissoudre . les «hypothèques de caractère idéologique qui pèsent encore [...] sur une expérience et un penseur incompris par la plupart>) et e!l premier lieu par le marxisme officieP ; surtout po�r réfléc « sur la productivité de cette ambiguïté du Collège qlll a été nuse en accusation et sur le prix que 1 'on a payé en l'occultant�>; « Document capital dans l'histoire intellectuelle du :Xx• siècle français et européen» : c'est ainsi que Giancarlo Roscioni a commenté la sortie en Italie des conférences du Collège de sociologie en soulignant leur pouvoir de nous com muniquer «ce sentiment de malaise qu'une vérité désagréable produit toujours ». Et sans cacher· son scepticisme sur la réelle efficacité de la notion de société secrète envisagée par le groupe, il semble identifier dans la conviction de Bataille «qu'il est encore possible de soulever des problèmes fonda mentaux», la grande leçon du Collège, cette capacité de nous parler non seulement des années où il fut actif, mais aussi des jours que nous sommes en train de vivre :
�
Ce qui est sûr, c'est le fait qu'aux thèses de Caillois et de ses amis il convient d'appliquer ce que Klossowski dit dans une conférence du Collège de sociologie à propos des œuvres posthumes, qui « éveillent en nous le besoin de collaborer)) avec leurs auteurs, d'intégrer leurs affirmations par de nou veaux mots, de répondre à leurs interrogations3• La défaite du politique dans la société moderne, qui amène le Collège de sociologie à relancer le débat sur la res ponsabilité de l'intellectuel, n'est-elle pas précisément le noyau sur lequel - dans la lumière sinistre projetée par ledit procès «mains propres » - sont appelés aujourd'hui à s'interroger dra matiquement les intellectuels italiens4 ? Mai 1994 l. Catherine !\-faubon, « I collegiali di Bataille in cerca di com�nità elettive>>, Il Manifesto, 15 mars 1991. Cf. aussi Edoardo Greblo, «La soctologia del sacro »,A ut Aut, janvier-février 1992. . . . 2. Alberico Giostra, «Tra fascismo e oomurusmo, tra destra e smtstra>>, L'Umanità, 7 juin 1991. . 3. «ln dagini sul boia », La Repubblica, 8 mru 1991. . 4. Je tiens à remercier particulièremen� FlC?rence Cado_uot, Francme Fardoulis-Lagrange et MichèleFlusm pour avorr b1en voulu relire ma traduc tion en français de ce texte.
L'INÉNARRABLE Les vases non-communicants
par Denis Ho/lier
Leiris, quand on le faisait parler de Bataille, aimait racon ter une conversation au cours de laquelle celui-ci s'était laissé aller à supputer, avec le plus grand sérieux, les chances qu'il avait de se voir attribuer le prix Nobel - le Nobel de la paix (pour La Part maudite), bien sûr, pas celui de littérature (pour Madame Edwarda). ll ne l'a pas reçu. Des contemporains ont aussi décrit un Bataille qui, vers la fin de sa vie, s'étonnait de ne pas avoir été mieux reçu. D'être resté sans effets et comme non avenu. Il s'en étonnait, semble-t-il, sans ressentiment pro fond. Simplement, il ne comprenait pas. Dans un registre ·voi sin, ici même (Orléans), lors d'un précédent Colloque Bataille, en 1970, je crois me rappeler que Sollers avait annoncé que bientôt, Bataille reconnu, on ne parlerait plus de Nietzsche qu'à partir de lui, comme d'un de ses précurseurs. La mort ne lui a pas réussi autant qu'on avait pu l'espérer. (ll n'a toujours pas été inscrit au programme de l'agrégation, etc.) Faut-il appliquer à Bataille mort ce que Sartre disait de Baudelaire vivant : qu'il a eu, non plus la vie, mais la survie qu'il méritait ? On peut penser par contre que l'existence d'un texte requiert une certaine clandesinité, t qu'elle est fonction de la résistance qu'il oppose à la reconnaissance : les textes qui res tent, après tout, sont ceux qui ne passent pas ; ils restent en rai son de ce qui en eux n'arrive pas à passer, et qui vous reste en travers de la lecture.
271
Georges Bataille, après tout
L'inénarrable
L'étonnement de Bataille n'en fera pas moins sourire : de quel droit un auteur s'étonne-t-il qu'on ne le lise pas s'il écrit des livres dont une mère ne pourrait pas conseiller la lecture à sa fùle, dont une mère ne pourrait pas faire la lecture à son ftls, dont un enseignant ne pourrait pas donner lecture à sa classe pour ne rien dire du festival d'Avignon ou du plateau de la télé vision ? S ' i l est vrai qu'un livre doit pouvoir être lu par n'importe qui, n'importe quand, n'importe où et à n'importe qui, Bataille ne passe pas le test. La lecture à haute voix de Madame Edwarda pose plus de problèmes que celle de
cette voix de jadis à laquelle le bon peuple buvait autrefois ses paroles. Un peu d'histoires : avant que ceci ait tué cela, les jon gleurs de mots «disaient les chansons de geste aux pèlerins illettrés». Leur voix, « comme celle des troubadours, s' adres sait à un public qui ne savait pas lire » «Le culte du livre relève de la tradition orale1 ». Mais suffit-il qu'un livre se lise à haute voix pour qu'il se lise comme un.roman ? Tout le monde n'a pas toujours partagé cet avis. Walter Benjamin, par exemple, qui, s'il compare la trans mission des contes à celle d'une bague qu'une famille se trans met de génération en génération, dit du roman que «rien ne contribue autant au dangereux mutisme de l'homme inté rieur2 ». Roman et mutisme, roman et silence, rupture de com munication. Dans son essai de 1936, «Le narrateur», il décrit le passage du régime épique au régime romanesque en termes d'extinction de voix (et, pour rester dans la métaphore de la bague, en termes aussi de perte de la main ; il dénonce, sous le nom d'information, l'arrivée d'une narration acheiropoétique) . Cette mutation dans le régime narratif est la conséquence d'une ablation d'organe ou de la perte d'une fonction. Tout a com mencé avec une soudaine aphasie. Au début était le mutisme encéphalographique. Les récits cessent de se o·ansmettre de bouche à oreille. Les hommes ne se parlent plus, sinon pour ne rien dire, pour ne rien se transmettre. Plus sérieusement : selon Benjamin, qui d'ailleurs n'est pas seul à proposer une analyse de ce type, le roman serait à la fois la cause et le reflet, il serait le lieu de l'effondrement du monde de la tradition, qui était celui de l'oralité. Benjamin, faut-il le préciser, n'entendait pas cela comme un compliment. Ses sentiments à l'égard dti genre littéraire de l'âge bourgeois étaient très réservés. Tout au plus, en bon (ou mauvais) marxiste qu'il était, rêvait-il pour lui (en même temps que son
François le Champi1• Mais la voix, l e parler haut, sinon le haut-parleur, sont-ils la mesure de tout texte ? Les livres, après tout, y compris ceux de Bataille, sont les enfants du silence. Les mystères de la transmission silencieuse sont ce qui nous reste de plus proche de ceux de l'immaculée conception.
Comme un roman Un conteur, récemment, a fait l'éloge de la lecture à voix haute. Waterloo de la lecture, morne plaine, l'école, regrette t-il, porte La responsabilité du désenchantement des textes. Elle a transformé le livre en un objet hostile, inaccueillant, ogre de papier arrachant les enfants à la présence chaleureuse des textes. Il faut qu'elle redevienne maternelle pour que le livre, rétabli dans son statut d'objet transitionnel, porte l'écrit aux oreilles de ceux ne savent pas lire. Que la littérature retrouve 1 . Des problèmes si inquiétants, même, que Michel Cournot, il y a quelques étés (au festival d'Avignon), alors que rien, ni citation, ni emprunt, ni nomination, dans le spectacle dont il rendait compte ne faisait référence à Bataille, av11it néanmoins cru devoir prendre les devants, et mettre en garde contre le prochain déferlement sur les tréteaux de France d'une meute d'acteurs infligeant à la cantonade les «fausses audaces» du chantre de l'éro tisme cérébral. D serait d'ailleurs difficile de lui donner entièrement tort J'ai toujours été réticent à l'égard d'une des formes les plus virulentes du sadisme ou vandalisme - culturel contemporain, celui qui consiste à soumettre à la torture théâtrale des textes qui n'ont rien fait pour le mériter. De même que pour les citoyens mâles, il y a un service militaire, il y aurait pour les textes un service théâtral obligatoire : douze mois sur les planches.
-
272
.
1. Daniel Pennac, Comme u11 roman, Gallimard, pp. 76, 94. 2. Walter Benjamin, «Crise du roman. À propos de Berlin Alexander plarz de Doblin» (1930), trad. par Ph. Beek et B. Stiegler, Po&sie, n° 58, 199L, p. 69. Cf. aussi «Le narrateur» ( 1936), in Poésie et Révolution, trad.' M. de GandiUac, Denoël, 1971, en particulier p. 143.
273
Georges Bataille, après tout
L'inénarrable
ami Bertold Brecht), d'une révolution formelle qui permettrait de réinjecter de l'épique dans la narration : de restaurer, par un retour de l'épique, une narrativité communale ou communiste. n salue dans les expérimentations de l'avant-garde - Dôblin, etc. - l'amorce d'une révolution qui, à plus ou moins long terme, aboutirait à la socialisation des forces narratives, une collectivisation effectuée sous le signe, non plus du commu nisme primitif, mais de la lutte finale. Racine des utopies, le rêve, pensait Benjamin, est, sinon une expérience collective, du moins 1 'ombilic du communau taire ; c'est le contraire avec le roman dont le vécu subjectif échappe au régime narratif des équivalents généraux, ne se laisse plus reverser au compte du patrimoine narratif. Les géné rations se suivent sans capitaliser leur expérience. n n'y a plus de trésor des contes. Fin d�s héritiers. Il n'y a plus que des exceptions. Benjamin : «Ecrire un roman, c'est mettre en relief, dans une vie, tout ce qui est sans commune mesure » ou encore, c 'est «pousser l'incommensurable à la pointe extrême1». Le meilleur sous-titre d'un traité du roman serait «Les vases non-communicants». Le roman est en effet contemporain d'un régime de parole et d'expérience, le régime industriel, qui coupe les ponts entre 1' « homme intérieur» et le langage commun. Une sorte de paralysie générale empêche les êtres de verbaliser leur vécu. Ils vivent sous un régime d'expropriation linguistique. Le mur de l'arbitraire sépare les pensées et les mots, ce que le sujet et ce que les mots veulent dire, les intentions et les actes. Chacun serre ses gloses dans son glossaire à soi. L'expérience est deve nue inéchangeable, intransmissible. L'Er/ebnis ne se laisse plus relever en Erfahrung. Pour faire vite : le roman fait son lit de l'abîme qui s'est creusé entre l'expérience intérieure et sa com munication. il le décrit, le déplore et l'exploite. S'y vautre. «Crise du roman». Peut-être ce qu'on a appelé avant garde a-t-il été d'abord une campagne de dépsychologisation. Et, à ce titre, le roman a été sa cible prioritaire. L'avant-garde a été radicalement anti-romanesque. Aussi, peu importe, dans le
fond, que la marquise soit sortie à cinq heures, puisque le roman, lui, ne met pas le nez dehors, ne.commence qu'une fois fermées à double tour les portes qui donnent sur l'extérieur. L'avant-garde monte à l'assaut contre le for intérieur roma nesque, dernier réduit de l ' homo psychologicus. Sous les modes les plus divers (du behaviourisme à l'unanimisme et au formalisme), elle poursuit l'instauration d'un espace sans réserve, sans ·arrière-monde, sans intériorité ni position de repli, sans possibilité de retrait, de recul, de retour en arrière pour retrouver dans leur pureté les intentions qui ont dO se salir au contact du monde, se faire aliéner par leur réalisation. n n'y a plus d'atelier, plus de salle de répétition, les projets sont déjà des petformances. Fin du dualisme des actes et des intentions, de la brisure entre dedans et dehors. Quand ils diagnostiquent une crise du roman, Benjamin et Caillois se font un plaisir de jeter de 1'huile sur le feu. Dans les recherches formelles de 1' époque, pour différentes qu'elles soient, ils décèlent un commun dénominateur : chacune traque à sa manière le mythe bourgeois de la Heimlichkeit, de l'inté riorité. La bourgeoisie est pavée de bonnes intentions. C'est pourquoi, comme l'annonce Sartre, nous serons jugés sur nos actes. Reour t à 1'état d' urgence : le simple luxe, le simple loisir d'avoir des intentions, d'être un homo psychologicus suffit à faire tomber sous le coup de la loi des suspects. Et si le beha viourisme du roman dit américain est si souvent invoqué comme un symptôme majeur de la crise du roman, c'est parce que, s'inspirant du cinéma qui filme des visages et non des intentions, il montre des personnages murés en eux-mêmes ; ce ne sont plus des marquises respirant enfin dans leur chez soi retrouvé, mais des hommes étouffant dans le huis clos d'une monade oppressive, piaffant pour sortir de leur réserve. Les retrouvailles de la narration avec le mode épique annoncent la réintégration de l'individu dans le collectif. Le roman ne lui survivra pas, ou du moins pas indemne : toute tentative en vue d'intégrer «la vie d'une société dans l ' h istoire d'une personne» aboutit à « modifier la forme même du roman 1 ».
1. «Le narrateur», p.144 ; «Crise du roman», p. 69.
274
1. W. Benjamin, <
275
L'inénarrable
Georges Bataille, après tout
La guerre - de 1914-1918 - est centrale dans la version que Benjamin propose de la destruction de la communauté nar rative. On connaît sa formule (elle revient dans plusieurs essais) : les hommes en sont revenus «non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable1». Caillois, dans son diagnostic, ne parle pas de la guerre. Il ne rattache pas les silences du roman au traumatisme d'un choc intransmis sible. Il ne s'agit pas pour lui de montrer comment, à la suite de la destruction industrielle (ou des destructions industrielles)
du champ social, les formes narratives traditionnelles, butant contre une expérience intransmissible, se replient sur l'excep tion, l'inénarrable. Les ravages de la guerre sont hors de cause ; la source du mal se trouve dans les méfait& de la sexualité. Et, après deux générations de romanesque à uichets fermés, le
g
roman des années trente se met en crise en ouvrant les portes. D'après Benjamin, on est passé de l'épique au romanesque
en
amputant la narration de son récitant, le narrateur. D'après,
Caillois, c'est 1'amputation d'une autre fonction qui fera revenir
au mythique : l'érotisme. La crise du roman, pour Caillois, c'est d'abord une épuration, un assainissement, la décision d'ouvrir les portes, les fenêtres, de désérotiser la narration, de la sous traire à 1'emprise du philtre érotique, de la soumettre à des valeurs collectives, socialisantes, qui l'arrachent au domaine privé, au monde clos, réservé, de tout ce qui ne peut pas se dire à voix haute. C'est moins la sexualité qui est condamnée, que la manière dont le roman l'utilise pour desserrer l'emprise de la société, pour ménager des îlots de silence, des réserves. Pour produire une littérature qui ne se laisse pas lire en public. Qui résiste à la retransmission publique, à la communication orale. En se soustrayant à la consommation communautaire (à la consommation sacrificielle), le roman endosse les stigmates d'une sorte de perversion essentielle dont la perversion sexuelle n'est, d'une certaine manière, qu'un cas privilégié1• Ces attaques, et l'unanimisme, le collectivisme qui les inspirent, rendent d'autant plus frappante la comparaison à laquelle Caillois recourt pour décrire les signes annonciateurs de la crise du roman dont son essai célèbre la venue. On voit, dit-il, se multiplier les expérimentations, éparses mais conver gentes, qui toutes rompent le contrat romanesque en réinjectant de l'épique dans la narration (Caillois mentionne Malraux, Saint-Exupéry, Montherlant, Faulkner, Hemingway, Ernst von Salomon, etc.). « Ces forces invisibles et neuves, ajoute-t-il, demeurent encore dispersées, inconnues l'une de l'autre, quoique liées par un élément secret, comme précisément les
associe le passage de la voix à l'imprimerie, du mythe à la littérature, de l'épopée au roman. « Le roman, dit-il, n'a pu se développer qu'avec l'inven tion de l'imprimerie» («Le narrateur », p. 144). Cf. Malraux, en juin 36, dans <
1. Roger Caillois, «Puissances du roman» (1940), in Approches de l'imaginaire, Gallimard, 1974. Cette condamnation du romanesque sexuel est au centre du livre, contemporain et d'inspiration voisine, de Denis de Rouge· mont, L'Amo'!l" et l'Occident (1938), en particulier son chapitre «Amour et guerre>>, destmé au CoUège de sociologie. Voir aussi la discussion qui s'est tenue à l'Un on pour la Vérité à l'occasion d'un exposé de Jean Schlumberger sur « Corneille et notre temps » (12 décembre 1936). Que peut-on faire, demandait la convocation, «contre l'érotisme qui saLUre nos lettres [c'est de Proust qu'il s'agit] ? Les excès d'une analyse qui désagrège les personnages romanesques n'éveillent-ils pas le besoin de vues simples et fortes sur l'homme ? » 2. Caillois, Approches de l'imaginaire, p. 230. Cette description vaut . évidemment pour le Collège de sociologie.
276
277
lecteurs d'un livre2».
�
Georges Bataille, après tout
L'inénarrable
La véritable société secrète, dit Paulhan, est celle dont les membres eux-mêmes ignorent qu'ils en font partie. Ce que Caillois décrit ici est une semblable communauté d'inconnus, la communauté de ceux qui lisent en aparté un même texte, chacun pour soi, sans s'être passé le mot. Communauté éparse de contemporains que rassemble sans qu'ils le sachent le texte qu'ils lisent, elle est comme l'ombre portée ou la projection, sur l'axe synchronique, de la contemporanéité plus fondamentale de ceux auxquels l'espacement diachronique a empêché de s'adres ser la parole (Héraclite, Sade, Baud�laire.' Nietzsche, etc.). . . Son ciment est une lecture silencteuse. Ce par quo1 elle rappelle les rites d'Acéphale tels que Klossowski les a �écrits à Bernard-Henri Lévy : «C'était très beau, se rappelle-t-il. Nous étions une vingtaine, à prendre le train jusqu'à... Comment s'appelle déjà cette station ? Cette très belle station ? Saint Nom-la-Bretèche. Donc un soir nous arrivons là-bas. La recommandation était : "vous méditez. ; mais en secret ! il ne faudra jamais rien dire de ce que vous avez ressenti ou pensé ! Bataille lui-même ne nous en a jamais dit plus. ll ne nous a jamais communiqué ce que la sorte de cérémonie représentait1». Bataille : il ne faudra jamais rien dire de ce que vous avez ressenti ou pensé. Traduit dans les termes de Benjamin : il ne faudra jamais que vous transformiez v·otre vécu en expérience, votre Erlebnis en Erfahrung. Klossowski, faut-il le rappeler, premier traducteur de Benjamin, était familier de ces concepts ; ils ont sinon orienté, du moins coloré fortement sa propre réflexion (les motifs de la vulgarisation industrielle de l'expé rience, des rapports entre la monstruosité et l'inéchangeable). Mais il y a plus. Les mots de Bataille qu'il cite dans cet "
1. Bernard-Henry Les AventlfTeS de _la liberté, p 223. Ces souve· nirs s'accordent en tous points avec les mstrucllons de Bataille : «ne recon naître personne, ne parler à personne, rester muet jusqu'à la fin [ .] il e sthors . de question de parler à aucun moment [...] par la su1te, toute conversanon . le sujet de la "rencontre" est exclue, sous quelque prétexte que ce SOlt>> (Georges Bataille, «Instructions pour la ''rencon�" en forêt», O.C., �· v ol. 2, pp. 277-278). Pour les activités d'Acéphale, vorr les docum �ts publi� par � Marina Galletti, dans Georges Bataille, Contre-attaque la u ù anza a .nt as . ztom As�ctate, cista. Corrisponàenza con Pierre Kaan e Jean Rollm, Edt 1995. On pensera ici aussi à la mystérieuse indication par Bataille en ence>>. marge d'une de ses conférences au Collège : «noyau de sil
..
Lévy,
..
sur
..
: '!f
P?rtée
278
if
entretien sont à peu de choses près ceux qu'il avait lui-même prononcés, quelque cinquante ans plus tôt, en mai 1938, à la tribune du Collège de sociologie. Des mots qui, d'ailleurs, n'étaient pas tout à fait les siens, puisqu'il les empruntait à Kierkegaard. La première intervention de Klossowski au Col lège est une traduction du chapitre de Ou bien ... ou bien . . . dans lequel Kierkegaard évoque une Antigone moderne, vouée à ce qu'on pourrait appeler la souffrance de l'incompatible : une souffrance qui rapproche, mais à la condition expresse que ceux qui la souffrent s'abstiennent d'en faire part à ceux avec qui ils la partagent. Ils la souffrent ensemble mais en silence. L'Antigone de Kierkegaard est une Antigone condamnée, comme_le dirait Bataille, à ne rien dire de ce qu'elle ressent ou pense. A ne pouvoir transformer son vécu en expérience trans missible. Antigone et Œdipe, « compagnons de culpabilité », «portent ensemble la souffrance. Mais tant que son père vivait elle ne pouvait lui confier sa souffrance». Ils ne la portent ensemble qu'à la condition expresse de ne pas en parler. Unis par un savoir incommunicable. Dans cette interprétation moderne du mythe, Kierkegaard imagine un Œdipe qui serait mort, glorieux, vénéré, sans que personne ait jamais soupçonné qu'il ait pu se rendre coupable de parricide ou d'inceste. Antigone est la seule qui ait eu accès, à l'insu de. son père, à ce secret, découverte qui l'a plongée dans l'angoisse, puis l'aphasie : «Elle est tout entière silence, son secret la refoule toujours à nouveau au plus profond d'elle même». C'est le cas de traduire purloined par « en souf france ». Car, ce dont souffre Antigone, c'est d'être à jamais condamnée à ne pas pouvoir dire «Je sais» à la seule personne qui eût pu la délivrer de son secret. Kierkegaard : «Je suppose qu'Œdipe est mort. Durant son vivant elle savait son secret sans avoir jamais eu le courage de se confier à son père. À la mort d'Œdipe, l'unique possibilité de se libérer de son secret disparaît ». Son secret est inavouable, intransmissible. parce que, celui à qui il appartient étant mort, il ne peut plus l'en déliver. Elle ne pourrait en effet le confier à qui que ce soit d'autre sans se rendre coupable à son tour d'une sorte de parricide posthume, couvrant de honte la mémoire de son père. ·
'
279
Georges Bataille, après tout
L'inénarrable
Kierkegaard pourtant ne décrit pas la situation d'Antigone en des termes simplement négatifs, dépressifs. Loin de là. Il en parle plutôt d'une manière tonique, affumative qui rappelle la conversion des motifs de dépression en motifs d'exaltation dont Bataille a fait le nerf de ce qu'il appelait la « pratique de la
il est un mur derrière lequel se replient des refus de communi quer. Sésame, ne t'ouvre pas ! ll assure la disjonction de l'inté rieur et de l ' extérieur (il induit ce que Sartre, à la même époque, appelle la transcendance de l'ego). Le masque refenne la monade sur elle-même, pose les scellés sur le visage (il faut penser ici aux masques de cuir sans ouvertures de William Sea brook publiés par Documents) : le masque devient l'agent pri vilégié de ce que Benjamin appelait le mutisme de 1 'homme intérieur. n fait entrer dans la clandestinité. Ou en hibernation. Le constat de Benjamin selon lequel le cours de l'expérience a baissé trouve son corollaire ou son verso chez Bataille et Klos sowski pour qui c'est le cours de l'inéchangeable, de l'irrécu pérable, le cours de la perte qui a considérablement monté.
joie devant la mort ». « Sa vie, dit Kierkegaard, acquiert une signification qu'elle n'a cependant que pour elle-même1 >>. En clair : sa vie n'a de signification qu'à la condition de n'en avoir que pour elle. Le sens de la souffrance se perdrait en se trans mettant. On se rappelle que cette impossibilité pour une vie de faire partager son sens, cette impossibilité pour un testament de ne pas être trahi, constitue, selon Benjamin, la malédiction spé cifique qui, en mettant fin au monde du conte, ouvre l'espace du roman. Mais l'Antigone de Klossowski-Kierkegaard y voit tout sauf une malédiction. Elle y voit au contraire une singula rité élective, inransmissible. t On trouve le même renversement des positions de Benja min dans certains textes de Bataille. Selon la logique de la conversion anti-dépressive (la joie devant la mort) qui est au cœur de ses mouvements les plus fondamentaux, Bataille inverse le signe de la polarité benjaminienne. Là où Benjamin déplore l'intransmissibilité de l'expérience, Bataille la reven dique : elle est requise par la conversion des valeurs d'échange en valeurs d'usage. Mais ce renversement aboutit, parfois, à un résultat inattendu. C'est ainsi que, dans un essai de la même époque, «Le masque», il inverse les valeurs de l'ouvert et du fermé, associant, contrairement aux connotations habituelles (en particulier bergsoniennes), à l'ouverture l'ordre et la stabi lité, à la fermeture le chaos et le vertige : «ce qui est communi qué dans l'accord des visages ouverts, écrit Bataille, est la stabilité rassurante de l'ordre instauré à la surface claire du sol entre les hommes. Mais quand le visage se fenne et se couvre d'un masque, il n'est plus de stabilité ni de soF>>. Le masque, ici, n'est pas célébré comme un catalyseur de méamorphoses, t
1.
Kierkegaard, « Antigone», trad. par P. Klossowski, in Le Collège de
sociologie (1937-1939), Gallimard, 1979, pp. 320·325. 2. G. Bataille, « Le masque», O.C., il, p. 405.
280
PUERTA DE LA CARNE Bestialité de Bataille
par Francis Marmande
Dans les souterrains de Germinal où Boris Lifschitz prend son surnom de Souvarine1, le vieux cheval de mines à l'œil morne, aveugle et compatissant. s'appelle Bataille (une scène le montre extrayant une came morte du puits). «Du reste, dans les ténèbres, il était devenu d'une grande malignité2». Son agonie est le point où le roman s'épuise. À la fm, une masse géante sort péniblement des couloirs de 1'ombre : C'était Bataille. En partant de l'accrochage, il avait galopé le long des galeries noires, éperdument. Il semblait connaître son chemin, dans cette ville souterraine, qu'il habitait depuis onze années ; et ses yeux voyaient clair, au fond de l'éter nelle nuit où il avait vécu3 . Mettons que le rapprochement n'a d'autre sens qu'anec dotique, et tout de même : celui d'un hasard objectif sans suite ; l. Boris Souvarine (directeur de la Critique sociale) est le pseudonyme politique de Boris Lifschitz, son nom de guerre. 2. Le cheval Bataille ne joue pas dans le roman de Zola un rôle moindre que la veuve Désir, tenancière du Bon Joyeux. ll éclate parfois d'un «hennissement sonore, d'une musique d'allégresse où il semblait y avoir ' l'attendrissement d'un sanglot». 3. Zola, Germinal , LGF, Livre de poche, 1983, p. 473.
283
Georges Bataille - apr�s tout
Puerta de La carne
pas beaucoup plus, mais pas moins que l ' homonymie de l'«autre » Bataille, le seul à figurer sous le prénom de Georges au fichier de la Bibliothèque nationale. Celui-ci est l'auteur d'une thèse de Droit romain, publiée en 1887 : «Fonctions du curateur du fou et du prodigue ». Gilles de Rais ? la dépense1 ? Ce rapprochement rappelle une équivoque usée. Bataille, le cheval, le cheval de Bataille, «leur cheval de Bataille», titre
Bataille après tout, Bataille plutôt que rien, nettement plus que tout, Bataille après tout ce qui s'est passé depuis Bataille, ataille après Bataille, après la bataille. On n'aperçoit donc toUJOurs pas, on ne le peut plus, on le veut de moins en moins, cette affirmation totale de la violence qui en est la néga tion même. Tout anéanti, indécidable, au moment précis, ceci explique cela, où penser la Bosnie, l' Italie, l'Espagne, la France bientôt, l'islam', l'Europe et l'agitation du monde, attend la ressource de son texte. Bataille est né dans un village roman, entre l'église et la porte des Boucheries, les abattoirs, la puerta de la carne des villes espagnoles (Séville, par exemple). On insiste curieusement, ceux qui l'ont connu, sur son sourire carnassier, ce mélange animal d'extrême urbanité et de fauve. On ne cite jamais ses bizarreries, ses mystères, ses phrases dérangées - comme par gêne («mon regret est de n'être ni Dieu ni une huître »). Il continue de susciter une imperceptible colère du !llalheur, une haine blanche qui dispense désonnais . de le bre. A la mort de Breton, André Masson écrit ceci : l'illu sion de se croire révolutionnaire « dans le domaine de 1'esprit comme dans celui de l'action », sa confusion de révolte et de révolution n'empêchent plus rien. Au bout du compte, toutes guerres bues, un peu las, il reconnaît et lâche : « le surréalisme quand même2 ! » Dans un monde défait, devant la défaite de la pensée, on pourrait donner ce sens à Bataille après tout, s'il n'avait insisté par avance : «La révolte est le plaisir même, et c'est aussi ce qui se joue de toute pensée». Ou l'on va au bout de l'idée. Ou il faut céder. Ce qui, devant la vérité du néant où l'on s'étreint, est bien compréhensible. L'animalité après tout n'est qu'un retour abusif à la nature. Laissons pour l'instant de côté «le cheval académique». Cet article des débuts de Documents sur la forme du cheval, sa représentation classique chez les Grecs, son extravagance bouf-
nerveusement Claude Mauriac, quand il croit Bataille séquestré par «eux», les tenants de Bataille des années 7 0 - ses lecteurs, en fait, toujours plus ou moins imaginés, plus ou moins fantas més par les censeurs, c'est de bonne guerre. À son insu ou
presque, le jeu de mots renvoie au bestiaire de Bataille. Le che val s'y tient debout. Bataille a ce côté paysan des hommes d'autrefois qui pressentent. La population des chevaux de son enfance auver gnate est sans commune mesure avec ce qu'il en reste à la fin
de sa vie. La grande guerre fut leur tombeau, plusieurs millions de têtes en Europe. Le monde change alors, son bruit, son rythme, sa scène et cette odeur de terre remuée. Le cheval est
la silhouette disparue dans le paysage, la seule qui bougeait à l'horizon vide des campagnes, qui bouge de façon plus visible que les vaches, par exemple. Connaît-on une « apparence extérieure» qui signifie la souveraineté, demande Marguerite Duras à Bataille, fm 19572? La «vache dans un pré» est ce qui pourrait aller, répond-il sobrement. ll n'est pas sûr qu'il ait lu E. M. Forster
(The Lon
gest Journeyl). Jean-Luc Godard ne s'est pas encore attardé sur
le regard des vaches. Bataille après tout.
1. Cette thèse est enregistrée sous la cote 8°F.6844. Elle est manuscrite. «l..e prodigue n'est pas libre [...] TI y a sans douce dans
On y lit, par exemple :
sa conduite et son caractère un penchant désordonné pour les jouissances et les dépenses exagérées, il compromet sa fortune, l'héritage de ses enfants, mais enfin, si sa volonté est viciée, elle n•en existe pas moins ; ce n'est pas
encore un fou.»
2. France Observateur, entretien 12 décembre 1957. 3. The Longest Journey (1907) commence par un débat d'écoliers sur la forme et la présence de la vache Sa pièce de 1911. Le Cœur de la Bosnie, ,
qui n'a jamais étéjouée, pourrait l'être aujourd'hui. .
284
�
1. Les anicles des tomes XI et Xll des Œuvres complètes abordant avec érudition et originalité la « question » de l'islam, sont nombreux. On comprend qu'à leur sortie, un magazine plus héroïque que d'autres dans l'aveu de sa propre bêtise se soit contenté de ce commentaire éloquent (on cite de mémoire) : «Les fonds de tiroir de l'écrivain. Les lecteurs de l'His· ' coire de l'œil n'y trouveront. rien de bien intéressant.. » 2. NR.F. n° 172, 1967. .
285
Georges Bataille -après tout
Puerta de la carne
fonne chez les Gaulois, annonce la couleur : «La prodigieuse multiplicité du cheval ou du tigre n'infirme en rien la liberté de décision obscure en laquelle on peut trouver le principe de ce que les êtres sont en propre1». La dérive que l'on pourrait dire ethno-morphologique vient juste après le premier geste écri vain de Bataille, L'Amérique disparue. Le déchaînement ima ginaire du concept plus ou moins scientifique (ethnologie, numismatique) trouve un ton qu'on n'a pas épuisé :
le plus critique de toute la vie, là où 1 'impuissance est la plus pénible1». Cette certitude a quelque chose qui peine et qui oblige. On sait, la lisant, qu'elle vient du savoir de celui qui a personnellement connu les porcs qui bâfrent << dans le fumier et dans la boue en arrachant tout avec le groin», cette répugnante voracité des porcs, quand les autres accommodent le regard, le détournent ou le vident, maintenant que l'on a tout oublié de la campagne. On ne dit pas sans rire que l'univers est «quelque chose comme une araignée ou un crachat», puisque c'est vrai d'une vérité qui ne s'écrit pas. TI faut lire Bataille avec Buffon, Fabre et Lautréamont. On y verra plus clair. «Bien entendu, le taureau lui-même est aussi pour sa part une image du soleil, mais seulement égorgé. TI en est de même du coq dont l'hor rible cri, particulièrement solaire, est toujours voisin d'un cri d'égorgèment2». Le taureau éclate le crâne du jeune Manuel Granero, finit ou commence en Minotaure. L'animal n'est pas un élément de comparaison. Il dit plus. Il outrepasse les droits de la phrase et ceux de la comparaison. Il dit par exemple «la charogne sacerdotale>>, le «rat d'église», «le corps dressé et gueulant comme un porc» (Histoire de l'œil), le goüt de la nuit des monstres, mais aussi bien « 1'effondrement du puissant mouvement ouvrier autrichien, abattu d'une seule fois comme un bœuf à l'abattoir », il dit le tremblement d'un nain «comme un cartilage qu'un chien broie» (Le Mort), il dit l'absolu, cette «aspiration des larves » (Sur Nietzsche), il dit enfin ce monde trop vivant des morts qui un jour pullulera «dans ma bouche morte ». Cet entêtement à penser la mortjusqu'à la putréfaction «comme une cochonnerie obscène et par conséquent horrible ment désirable» n'a rien de malade, elle est simplement insou tenable à beaucoup, et de plus en plus, au moment même où les images s'en répandent pour rien, à tout moment, dans tout foyer - pour rien. C'est ce que les derniers interdits interdisent qu'on dise, puisque la vérité du monde et son usage y éclatent trop crus, avec l'évidence du supplicié chinois, cette image
·
Il s'agissait en fait de tout ce qu'avait paralysé nécessaire ment la conception idéaliste des Grecs, laideur agressive, transports liés à la vue du sang ou à l'horreur, hurlements démesurés, c'est-à-dire ce qui n'a aucun sens, aucune utilité, n'introduisant ni espoir, ni stabilité, ne conférant aucune autorité : par degrés, la dislocation du cheval classique, par venue en dernier lieu à la frénésie des formes, transgressa la règle et réussit à réaliser l'expres.sion exacte de la mentalité monstrueuse de ces peuples vivant à la merci des sugges tions. Les ignobles singes et gorilles équidés des Gaulois, animaux aux mœurs innommables et combles de laideur, tou tefois apparitions grandioses, prodiges renversants, représen tèrent ainsi une réponse définitive de la nuit humaine, burlesque et affreuse, aux platitudes et aux arrogances des idéalistes2• On déroule le texte, tout est là, déjà vu, posé d'emblée. L'animal, le règne animal, a ce sens que l'on n'aperçoit que de loin en loin, plutôt dans le travail des peintres, d'ailleurs, sou vent dans la science appliquée (Léonard, 1'autre Fragonard, l'anatomiste de Maisons-Alfort), rarement dans la littérature elle se fait un devoir de décrire ou de métaphoriser - presque jamais dans la poésie quand elle symbolise (ou alors, Hugo et Lautréamont). Mais enfm, presque personne, il faut le dire, à restituer le désordre hideux, les corps comiques de l'araignée ou de l'hippopotame, ces culs brenneux de singes, la contrepar tie infecte des formes splendides de la vie animale. «On peut même croire que le chameau est quelque chose qui est au point
1. Q.C., l, p. 194.
. _2. A partir des textes de Documents, Nicolas Wagner rassemble Un
bestlmre pour Georges Bataille, catalogue de l'Association Billom-Bataille exposition réalisée en 1981.
1. O.C., I, p.l59.
'
2. o.ç., 1, pp. 161- 162.
286
287
Georges Bataille - après tout te nace, « hi deux , hag ard , zébré de sang, beau comme une
guêpe'».
Bataille a toujours conservé devant lui un crâne de che vaL ll voit jusqu'au bout le cheval de Guernica comme un qui aurait vu réellement ce qu 'on ne doit pas voir des combats de taureaux. ll a pensé enfin le cheval de Nietzsche, le cheval qui a vu Nietzsche s 'accrocher au collier de la folie. Il ne conçoit pas autrement le cheval à l'abattoir - est-ce de conception qu 'il s'agit? - «le voici la même chose que moi. Comme moi pré sence au bord de l'abîme2». Sa seu le bestialité à lui, c'est d'ouvrir les yeux sur le monde bestial de la guerre. On ne l'imagine pas, non plus qu 'un torero (encore que le père de Manolete en portât) avec des lunettes, mais tel qu'il se décrit dans l 'angoisse d'amour : vieux cheval de courses de taureaux, parfois, oui, « ayant depuis déjà plusieurs jours perdu ses mer deuses entrailles sur le sable d'une arène3 ! » Mais à condition de lire la suite avec le rire incertain qu'elle déclenche (« seul le rire aurait la mesure de cette terreur»), à h au te voix, par exemple : «Il me serait possible de déposer sur le m arbre, les naseaux à la pointe de ses souliers vernis, sa grande tête hébé tée et ridicule, aux yeux vitreux, peut-être même auréolée de mouches >). L'ennui vient de ce qu'on ne sait pas rire du texte. On ne sait pas bien où, ni comment, ou alors à contretemps. Quelle phrase remue plus sèchement, à chaque mot, dans la lit térature ? Nietzsche, bien sûr, ou Dostoïevski. Sans compter qu'il ne s'agit probablement plus de «littérature». Bataille, vraiment, après tout ce qui a passé, Bataille malgré tout ! D'autant qu'on ne s'est pas encore avisé que le dernier plan du Pur Bonheur ou la part du ieu (l'ensemble doit se ter miner sur cette conclusion : ni Mars, ni Vénus) comporte, dans sa réorganisation symphonique (L'Expérience intérie ure ,
1. o.c.. 1, p. 139. 2. Citant cette phrase de l'anicle de Critique, .:De l'âge de pierre à Jacques Prévert» (O.C., Xl, p. 103), Michel Surya dans La Mort à l'œuvre revient à L'Expérience intérieure (O.C., V, p. 157) pour suivre le fil qui, des <
288
Puerta de la carne
Le Coupable, Sur Nietzsche, Le Pur Bonheur, Le Système inachevé) des notes centrales sur l'animalité : J'envisage l'animal d'un point de vue qui me semble discu table, mais dont le sens apparaîtra dans la suite du dévelop pement. De ce point de vue, l'animal dans le monde est
immanent, l'animalité estl'immédiateté ou l'immanence. L'animal est ce qui arrive, comme une colère d'é léphant, ou un « embarras inextricable >), l'idée est ancienne chez lui, il est ce qui arrive même dans le cas du carnivore devant sa proie : «L'animal mangé n'est pas le subordonné, il n'est pas l'inférieur de celui qui le mange1». Quel que soit le rapport de force qui les différencie, « aucun animal, même le lion, n'en regarde un autre de la même façon qu'un Blanc regarde un Noir ou un honnête homme un condamné de droit commun». Il y a dans ces pages un effort de penser la part d'humanité, « l 'humani té qui me détermine>), l'écoulement, la place fluide de l'animal dans le monde comme l'eau qui s'écoule à l 'inté rieur de l'eau2, qui donne son sens et à la figure du Minotaure et à l'érotisme. Un des articles les moins aperçus, sans doute parce qu'il parle de l'élevage, date de 19523• On fait l ' impasse comme d'un aimable délire de spécialiste. C'est pourtant un des propos les plus doux de Bataille. Mais sans doute faut-il aimer les taureaux pour ne pas l'ignorer. Il en annonce autant qu'il en prolonge d'autres. On ne veut pas le lire, à proportion inverse du dégoût qu' inspire un bestiaire aussi peu «idéaliste» que possible. Le dégoût, le renvoi à la folie dont Bataille a eu la connaissance intime, le soupçon d'ébriété, le mépris ou l'allégation mensongère sont d'assez bons recours devant un texte qui effare, quand il devrait rendre les têtes froides. La drôlerie, on ne l'aperçoit jamais. ll n'est pire sinistre que celui qui ne veut pas rire. La douceur, on l'oublie. Les hommes mangent, évacuent et s'accouplent, est-il dit dans ce texte, autrement que les animaux, «mais ils gardent la nostalgie de
1. Dossier du P11r Bonheur, O.C., XTT, 532. 2. O.C., XII, p. 533. 3. «L'élevage », article de Critique n° 59 (avril 1952) à propos de la Géographie de l'élevage de Paul Veyre!, O.C., XII, pp. 186-194.
289
Georges Bataille - après tout
l' immédiateté et de la violence animale». L'unique nostalgie qui parcourt les écrits de Bataille, sa seule mélancolie, est celle de cette séparation. Le regret de « l ' m i mensité effrénée de la vie animale » traverse une œuvre agrippée à saisir le jeu exact des interdits : ces bordures qui rendent possible « le monde expressément humain de l'activité, du travail, auquel sont d'ailleurs associés la conscience claire et la raison». Que la vie et la figure de l'homme' soient déterminées par sa séparation d'avec la vie animale, n'a plus que ce sens lourdement accen tué par le spectacle du monde moderne qu'a habité Bataille, ce qui s'appelle probablement vivre (1897-1962). La liberté, l'esclavage et la maîtrise se jouent à cru dans le rapport diffé rencié à la bête et dans ce qu'il est devenu dans le siècle. L'élevage s'est développé dans cette situation ambiguë, o() l'homme cependant séparé de l'animal, revient vers lui avec un sentiment trouble d'espoir, comme s'il en attendait, dans l'aridité de sa vie, quelque violent secours.
Cette irruption de l 'espoir, pour qui lit Bataille, a quelque chose d'aussi criant qu'un chat à l'endroit de Szeged où mou rut Attila (432) : «Je ne suis pas un être qui vit dans l'espoir, dit Bataille à Marguerite Duras. Je n'ai jamais compris com ment on pouvait se tuer par manque d'espoir2». Si la sépulture et l'érotisme sont ce qui sépare définitivement l'homme : « 1 'érotisme est le propre de 1'homme ; c'est en même temps ce dont il rougit}}. C'est aussi ce qui lui permet de «mettre la vie intérieure en question }}. Là est la différence d'avec l'animal. Ce scandale de la pensée est le scandale de toute pensée. Rien ne se dérobe à son effort, rien sauf la mort. Ou encore, à propos de Klossowski, dans le seul article de l'année 19543 : « L'éro tisme est condamnable en ceci qu'être humain, c'est observer les limites sans lesquelles nous serions des animaux. Mais dans la suite des temps, sortir de nos limites n'est en rien revenir à 1. Lequel, «avant de parvenir à la simplicité du mépris actuel, ne se regardait pas sans équi voque comme supérieur à l'animal qui, sur le plan divin, gardait un sens profond». (O.C., xn, p. 188). 2. Entretien cité. 3. Hors des limites, à propos de Roberte ce soir, O.C., XII, p. 309.
290
Puerta de la carne
1' animalité, nous ne le pouvons plus ». Ce passage sans retour de l'animal à l'homme, rien qui le date sensiblement comme l'image de l'animalité même tracée sur les murs de Lascaux, image éblouie d'une animalité perdue que l'homme représente dans sa splendeur - «ils les aimaient et ils les désiraient, ils les aimaient et ils les tuaient >} - alors que de lui-même «il est pro bable qu'il dut rire >>. On peut lire Bataille enfin, le moment est venu, comme une histoire universelle nullement avortée, enc ore moins en progrès - elle est «achevée» - une histoire d e la séparation lente et défmitive d'avec l'animalité durable en nous. Il aura fallu des années, rien. Si le poids et la répugnance d'être homme qu'il est nécessaire de surmonter « n'ont jamais été aussi lourds que depuis Auschwitz>}, c'est pour la raison contraire à celle que l'on répand. Les monstres n'avaient rien de ce qui, les prenant pour monstres, empêcherait de les penser, de les supposer. Ils n'avaient rien des brutes et des bêtes. C'est leur degré d'« humanité }> horrible qui sidère : Comme vous et moi, les re sponsables d'Auschwitz avaient
des narines, une bouche, une voix, une raison humaines, ils
pouvaient s'unir, avoir des enfants : comme les pyramides ou l'Acropole, Auschwitz est le fait, est le signe de l'homme. L'image de 1' homme est désormais inséparable d'une chambre à gaz1•
Prononcer cela jusqu'au bout sans manquer. Ne pas se débarrasser de la pensée des hommes en les fai sant monstres ou bêtes. «Il nous faut encore nous interroger : n'y a-t-il rien dans notre nature qui rende tant d'horreur impos sible ? Et nous devons bien nous répondre : en effet, rien ». l. O.C., XI, pp. 226-227 : «La chance de l'humanité est peut-être liée au pouvoir de dominer des réactions premières, à la fois lâches et destruc tives, dont l'antisémitisme est la plus vile. n faut rappeler ici que, régulière ment, là où il sévit, le malheur a frappé : la décadence de l'Espagne a suivi le départ des Juifs, la classe responsable des pogromes russes est détruite, et si l'antisémitisme n'était pas à l'avance, fermé à toute vue claire et droite, l'Allemand, devant la catastrophe dont il est l'auteur, n'aurait eu d'autre i�sue que le suicide » .
291
Georges Bataille - après tout
Mais là, il ne dit rien, si détestable que ce soit à entendre, qui ne soit fondé sur l'exactitude pénible de l'historien. Quelle «morale» pourrait y répondre ? Vous avez tort de vous placer à un point de vue moral, avait dit Bataille à Maurice Heine moins d'un an avant sa mort, en octobre 1939 : <
1. Journal de Maurice Heine, à la date du mardi 31 octobre 1939, cité par Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l'œuvre, Gallimard, 1993, p. 363. L'animalité est un des motifs transversaux de ce livre. Elle fut l'une des premières questions que se soit posées Denis Hallier (Beauté et animalité chez G. B., mémoire de DES). Évidemment.
ANNEXES
Ont participé au colloque Georges Bataille
-
après tout :
Geoffrey BENNINGTON. Professeur de littérature française à l université de Sussex. Ouvrages récents : Lyotard : Writing the Event (19�8), Jacques Derrida (avec Jacques Derrida), (Seuil, 1991), Legislations : the Politics '
ofDeconstruction (1994).
Catherine CUssET. Enseigne la littérature du xvm• siècle français à Yale. Auteur de nombreux articles sur Sade, sur les romanciers et peintres libertins, et de deux romans, La Blouse roumaine (Gallimard, 1990) et En toute illJWcence (Gallimard, 1995).
Hl,Jbert DAMISCH. Philosoph� et historien de l'art. Directeur d'études à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes. Derniers ouvrages : Le Jugement de Pâris (Flammarion, 1992), Traité du trait. Georges Drm-HUBERMAN. Philosophe et historien de l'at4 enseigne à
l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris). A publié une douzaine d'ouvrages sur l'histoire et la théorie des images. Dernier paru :
La Ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille
(Macula, 1995).
Marina GALLBTrl. Enseigne la littérature française à l'université de Rome Ill. Auteur de La Nascita della lnguistica i e Rémy de Gourmont (Bul zoni). Responsable de l'édition italienne du Collège de Sociologie. Sous
presse : Georges Bataille : Contre-Attaques. Corrispondenza inedita con Pierre Kaan e Jean Rollin (1932-1939) (Edizioni Associate).
Denis ROLLIER. Enseigne la littérature française à l u niversité de Yale. A publié La Prise .de la Concorde: Essais sur Georges Bataille (nouvelle édition, 1993) ; Les Dépossédés (Bataille, Caillois, Leiris, Malraux, Sartre) (1993). A édité Le collège de Sociologie (1937-1939) (nouvelle édition, Folio-essais, 1995). '
Martin JAY. Chaire d'histoire intellectuelle de l'Europe à l'université de Californie à Berkeley. Ouvrages récents : Force Fields : Between History
and Cultural Critique (1991) ; Downcaast Eyes : The Denigration of Vision in 20th Century French Tlzought (1993). Prépare un livre sur le statut du concept d'expérience dans les récents courants théoriques euro
péens et américains.
Vincent KAUFMANN. Professeur, directeur du Département de français de l'université de Californie à Berkeley. A publié : Le Livre et ses adresses (Méridiens-Klincksieck, 1986) ; L'Équivoque épistolaire (Éditions de Minuit, 1990). Collabore régulièrement à Critique.
295
Notices sur les auteurs Rosalind KRAuss. Théoricienne de l'art, Professeur d'histoire de l'an à Columbia University. Fondatrice de la revue October. Auteur de The Optical UncOILSCiou.s (1993, traduction à parai'tre chez Hazan), L 'Origi nalité de l'avant-garde (Macula) . Sylvère LoTRINGER. Professeur de littérature française et de littérature comparée à Columbia University. Spécialiste de l'avant-garde. Fondateur de la revue Semiorexr(e). Pr�pare un livre sur Bataille et Simone Weil.
Francis MARMANDE. Professeur à l'université Paris VII-Denis Diderot. Directeur de l'UPR de Sciences des Textes et DocumentS. Auteur de Bataille politique (Presses Universitaires de Lyon, 1985).et de L'Indiffé rence des ruines (Parenthèses, 1985). Collaborateur au Monde et à
Lignes.
Mario PERNIOLA. Professeur d'esthétique à l'université de Rome II. A publié récemment Il Sex appeal dell'inorganico (Torino, Einaudi, 1994). Traduit en français : L'Aliénation artistique (UGE, 1977 ; L'Instant éter nel (Klincksicck, 1982), Énigmes. Le Moment égyptien dans la société et dans l'art (Bruxelles : La lettre volée, 1995). Jacqueline RissET. Écrivain, professeur de littérature française à l'univer sité de Rome III. A publié notamment Petits éléments de physique amou reuse (poésie, Gallimard, 1991), Dante u.ne vie (Flammarion, 1995) ; L'Anagramme du désir, sur la Délie de Maurice Scève (Fourbis, 1995). Sur Bataille : a dirigé le volume Georges BataiUe. Il politico e il Sacro (Naples, Liguori, 1988), écrit plusieurs essais et organisé à Rome divers colloques depuis 1986. Élisabeth ROUD[J\'ESCO. Historienne, docteur ès lettres. Chargée de confé rence à l'EHESS. Auteur de Histoire de la psychanalyse en France, 2 vol., 1994. Jacques Lacan, Esquisses d'une vie, histoire d'un système de pensée, 1993 ; Généalogies, 1994. Éc Michel SURYA. rivain, directeur de la revue Lignes (éditions Hazan). de récits : Exit, Les Noyés (éditions Séguier), d'un essai : Georges Auteur Bataille, la mort à l œuvre (Gallimard). Travaille à un essai sur les intel lectuels révolutionnaires : La Révo lution rêvée (Fayard) ct à l'édition de la correspondance de Georges Bataille. '
REPÈRES BIOGRAPHIQUES
1897 1914 1 9L 8
1922
1924
Naissance de Georges Bataille à Billom (Puy-de-Dôme). Enfance et études secondaires à Reims. Crise religieuse ; départ de Reims pour Riom-ès-Montagnes.
Reçu à l'Ecole des Chartes.
Diplôme d'archiviste-paléographe. Lecture de Proust, de Nietzsche. École des hautes études bjspaniques (Madrid). Courses de taureaux. A Paris, fréquente et traduit Léon Chestov.
Bibliothécaire au Département des Monnaies de la Bibliothèque nationale. Rencontre Michel Leiris. Lecture de Freud, de Sade.
1925- Psychanalyse (avec Adrien Borel). Brefs contacts (sans chaleur) 1927 avec André Breton.
1927 1928
1929
1930 1931
Collabore à Aréthuse, revue de numismatique.
Épouse Sylvia Maldès.
Conflit avec les surréalistes. Création de la revue Documents (avec, notamment, Carl Einstein, Georges-Henri Rivière). Attaqués par Breton (Second manifeste du. surréalisme), les amis de Bataille répondent avec le pamphlet Un cadavre. Fin de Documents. Lecture de Marx, Trotski.
Participe au Cercle Communiste Démocratique de Boris Souvarine et publie Gusqu'en 1934) dans sa revue, La Cri tique sociale. Rencontre Simone Weil.
1933 Collabore avec Arnaud Dandieu, d' Ordre
nouveau. Milite à Masses, groupuscule d'extrême gauche. Liaison avec Dora Maar.
1934 Suit Gusqu'en 1939) le séminaire d'Alexandre Kojève sur
Hegel. Problèmes de santé. Se sépare de sa femme. Début de sa liaison avec Colette Peignot. Rencontre Pierre Klossowski.
1935
Séjours en Espagne où André Masson s'est réfugié. Débuts, en octobre, de Contre-Attaque, qu'il anime avec André Breton.
1936 Dissolution de Contre-Attaque. Début société secrète).
d'Acéphale (revue et
1937- Collège de sociologie (animé conjointement avec Roger 1 939
296
èaillois et Michel Leiris). Y parleront (outre A. Kojève et Pierre Klossowski) Denis de Rougement, René Guastalla, Jean
297
Repères biographiques
Paulhan, Georges Duthuit, Anatole Lewitzky, Hans Mayer, Julien Benda, Jean Wahl. Mort de Colette Peignot 1940
REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES
Rencontre Denise Rollin. Exode et retour à Paris.
1941
Rencontre Maurice Blanchot.
1942
Tuberculose. Se fait mettre en congé.
1943
Séjours à Vézelay. Rencontre Diane Kotchoubey (qu'il épousera en 1951).
1944
Fréquente Jean-Paul Sartre.
1945
Vit à Vézelay (jusqu'en 1949).
1946
Création de Critique.
1949
Les difficultés matérielles l'obligent à reprendre son activité
Romans Histoire de l'œil, sous le pseudonyme de Lord Auch, 1928 ; 1944 ; 1953.
• Le Bleu du ciel, écrit en 1935, publié en 1957.
Madame Edwarda, 1941 ; 1956. Le Mort, écrit en 1942, publication posthume. Haine de la poésie, 1947 ; republié en 1962 sous le titre L'Impossible,
de bibliothécaire. Nommé à Carpentras conservateur de la Bibliothèque Inguimbertine.
1950
Critique est repris par les Éditions de Minuit où Bataille
1951
Nommé conservateur de la bibliothèque municipale d'Orléans.
qui reprend L'Orestie et Histoire. de rats.
L'Abbé C, 1950. Ma mère, écrit en 1955 ; publication posthume.
publie depuis 1947.
1955
Graves problèmes de santé.
1957
Lancement simultané, par trois éditeurs (Gallimard, Éditions de Minuit, Jean-Jacques Pauvert), de La Littérature et le mal, L'Érotisme et Le Bleu du ciel.
1958
Premier numéro spécial
Ciguë). 1962
à lui être consacré par une revue (La
à
Après avoir acheté un appartement Paris et avoir été muté à la Bibliothèque nationale, il meurt le 8 juillet.
D'après Michel Surya, Georg� BatJJille, la mort à l'œuvre, Gallimard, 1993.
Poésie
,L'Archangélique, 1944. La Tombe de Louis XXX, écrit en 1943 ; publié en 1954. ·
En 1950, projette de rassembler sous le titre général de Somme atMo· logique trois volumes : L 'Expérience intérieure, composé en 1941, publié en 1943, Le Coupable, écrit entre 1940 et 1944, publié en 1944, et Sur Nietzsche. Volonté de chance, écrit en 1944, publié en 1945. Deux volumes parru"tr.ont : L 'Expérience intérieure, en 1954, Le Cou·
pable, en 1961.
Autres essais
Théorie de la religion, écrit en 1948 ; publication posthume.
, La Partmaudite, 1949, présenté comme tome 1 : La consumation. Lascaux ou la naissance de l'art, 1955.
Manet, 1955. La Littérature et le ma� 1957. L'Érotisme, 1957. Les lArmes d'Éros, 1959. Le Procès de GiUes de Rais, 1959. Revues dirigées par Georges Bataille
Documents (1929-1930) Acéphale (1936-1939) Critique (1946-.. .). .
n a également collaboré régulièrement à La Critique sociale, 19331934 et à Botteghe Oscure, 1950-1954.
298
299
TABLE
BATAILLE ENTRE FREUD ET LACAN : UNE EXPÉRIENCE CACHÉE
Élisabeth Roudinesco
Présentation
7
L'ARBITRAIRE, APRÈS TOUT
LECTURE : DE GEORGES BATAILLE
Geoffrey Bennington
LIMITES DE L'EXPÉRIENCE-LIMITE : BATAILLE ET FOUCAULT
MartinJay
HAINE DE LA POÉSIE
Jacqueline Risset
SEXUALITÉ INORGANIQUE ET SENTIMENT ASTRAL Mario Pemiola
/""'··�
81
233
·;
Marina Galletti
245
L'INÉNARRABLE Denis Hollier
271
PuERTA DE LA CARNE
Francis Marmande
283
ANNEXES Notices sur les auteurs
293 295
Georges Bataille - repères biographiques et bibliographiques
297
1ot, \. _J� ....
125
147 { 161' '-. .__ _/
TECHNIQUE DE L'JMPOSSffiLE
Catherie Cusset
LES MISÉRABLES Sylvère Lotringer
LE MONSTRE SOUTERRAIN
COMMENT DÉCHIRE-T-ON.LA RESSEMBLANCE ?
«MICHEL, BATAILLE ET MOI» APRÈS TOUT Rosalind Krauss
213
. 35
�...........
Georges Didi-Huberman
Michel Surya
'
COMMUNAUTÉS SANS TRACES Vincent Kaufmann
Du MOT À l.' ASPECT Hubert Damisch
191
17l
Le colloque Bataille - après tout s'est tenu les 27 et 28 novembre 1993 au Musée des Beaux-Arts d'Orléans, accompagné d'une exposition Masson-Bataille.
Il a été organis é l'Assoca i tion Chantiers d'Orléans, 104, allée du Tertre, 45160 Olivet, qui remercie les personnes, organismes et institutions qui ont permis la tenue de cet événement :
par
Le ministère des Affaires étrangères, sous-direction du Livre et de l'Écrit Le ministère de la Culture et de la Francophonie (Centre national du Livre, Direction régionale des Affaires culturelles du Centre) ·La région Centre : ADATEC ·Le Conseil général du Loiret · La Ville d'Orléans ·Le Musée des Beaux-Arts d'Orléans · La Bibliothèque municipale d'Orléans · L'union patronale du Loiret Robichon SA. Dubois Sérigraphie France Culture FR 3 Centre Radio Saint-Aignan Les Amis des Musées d'Orléans La République du Centre · Orléans Congrès •
•
•
•
•
et les personnes suivantes, membres de l'Association, sans lesquelles ce colloque
n'eût pas été possible : Marie-Claire Beaucb.ard (présidente), Jean Beauchard, Daniel Caspar, Francis Déguilly, Françoise Feugeas, Véronique Calliot-Rateau (secrétaire générale), Benoît Gayet, Catherine Martin-Zay (vice-présidente), Nadine Mazier, Éric Moinet, Hélène Mouchard-Zay, Nanou Perdereau. Fabrice Ravelle Chapuis (trésorier adjoint), Georges Robichon, Aïssa Saadi, Dominique Sarrau!! (trésorière), Danye Siguré-Garnier, Frédéric Tacb.ot, Michel Talbot (vice-président), Yves Tournis, Pierre-Henry Vinay (secrétaire général adjoint).
Achevé d'imprimer en mai 1995 sur système Variquik
par l'imprimerie SAGIM
à Courtry
Imprimé en France Dépôt légal : mai 1995 N° d'impression: 1240
W d'édition : 1921-01
-
Bataille n'a rien d'un méconnu. L'image de l'écrivain maudit ne lui convient pas. Mais son œuvre s'est constituée à distance
des
tribunes légitimantes : il n'a pas enseigné, n'a pas pratiqué le journalisme,"'n'a joué la carte d'aucune structure politique ou culturelle durable. Ce manque d'autorité est paradoxalement une des· raisons pour lesquelles, à l'heure des bilans, il est présent, de plus en plus présent dans le panorama d'un siècle qui a presque tout fait pour le tenir à l'écart. Il s'y démarque de ses contemporains, grands pourvoyeurs de réponses devant l'éphémère, par un
art
anxieux de la question.
Les essais rassemblés dans qui s'est tenu à Orléans en
ce
volume sont issus d'un colloque
1993 et qui s'est proposé de ques
tionner certains COQcepts majeurs que Bataille a mis en œuvre - ceux d'expérience, d'informe, de transgression, de trans · mission, d'impossible - à partir de l'espace post-totalitaire qui est devenu le nôtre, un espace qui n'est plus commandé par la logique tmnsgressive du perplexités de
l'après tout.
plus que tout, mais qui ouvre aux
,\
ISDN 2-7011 -1921-9
Voir101 termes de ta loi co page 4 de CCl ouvnge