5 O QUESTIONS Collection dirigée par Belinda Cannone
50 QUESTIONS Avant-propos dans la meme collection
8. Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat, Penser le cinéma 12. Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma américain contemporain
14. Pierre Berthomieu, La Musique de film 15. Monique Carcaud-Macaire et Jeanne-Marie Clerc, L'Adaptation cinématographique et littéraire
Illustration de couverture :
Denis Lavant dans Mauvais Sang (1986)
de Leos Carax (DR).
1. 2. 3. 4.
Pourquoi retraverser un siecle de cinéma ? Que! imaginaire du cinéma se dessine? En quoi une histoire des inventions est-elle trompeuse ? Une histoire imaginaire du cinéma est-elle pensable?..
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l. - Mouvements divers autour de I'année 1895
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A quoi correspond I'année
1895 ? Quels changements affectent la notion d'image ? Une esthétique des intervalles est-elle imaginable? Quelle inversion est au principe de la nouvelle image ? Comment le sculptural est-il envisagé il la fin du
XIXe siecle ? Quelle scission se produit « devant I'image » ? Quelle métamorphose suppose la « photogénie » ? Quel est I'enjeu du corps nu ? Prise d'empreinte et gain de réalisme ont-ils la meme
fina lité ? Quel est le nouveau statut du regard ?
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n. www.klincksieck.com
Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction,
par tous procédés, réservés pour tous pays.
© Klincksieck, 2005
isbn 2-252-03524-2
Un pas au-delil : du temps des Expositions il celui des passages
. 15. Encare la notion de « modernité » ? 16. Pourquoi Baude!aire condamne-t-illa photographie et
la sculpture? .. 17. En quoi consiste 1'« imagerie » du XIXe siecle ? .. 18. Comment aller des tableaux parisiens aux Expositions
et aux passages ? .. 19. Quelles modifications font passer du Salon aux
Expositions? .. 20. Les passages benjaminiens, une allégorie de I'image , . ;¡ mecanlque .
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Esthétique du mouvement cinématographique 21. Que signifie le machinisme de L'Eve future ? . 22. Pourquoi Auguste Rodin aimait-illa photographie ? . 23. Empreinte lumineuse, trace ou moulage ? . 24. A que! imaginaire s'adresse la « passante » de Baudelaire ? . 25. Comment Proust allie-t-il dispositifs optiques et frag ment sculptural? .. 26. Y a-t-il une relation entre la danse de Nijinski et la chronophotographie ? . 27. La chronophotographie, pratique scientifique ou forme esthétique ? .
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50 Questions Et pour prolonger cette traversée... 139
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49. Si différence des arts il y a, oil situer le cinéma? ......... 50. Qu'y avait-il donc tant a regretter en un siede de cinéma ?
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Bibliographie
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Index
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III. - Déplacements de la forme Marey au xx e siecle 28. 29. 30. 31. 32. 33. 34. 35. 36. 37.
Image ou plan cinématographique? . Faut-il etre aveugle pour monter un film? . Quel est I'enjeu de l' « image par image » ? .. Et les futuristes ? .. Que « représente » le cinéma expérimental ? . A que! spectade assiste I'homme ordinaire du . / ;¡ CInema .. Quel effet de matiere produit le cinéma? .. Oil trouver du sculptural au cinéma ? .. Quel monde nait du mouvement cinématographique ? Pourquoi reparler de « Gradiva » ? ..
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IV. - L'Homme qui marche, une allégorie dynamique 38. 39. 40. 41. 42. 43. 44. 45. 46. 47. 48.
Pourquoi faire de la marche une question? . .. Quelle suite s'ouvre avec L'homme qui marche? Le motif du marcheur a-t-il une dimension esthétique ? Comment marcher et voir se transforment-ils? .. . Comment le fliineur passe-t-il d'une rive a I'autre ? Pourquoi Marey intéresse-t-il Marcel Duchamp ? .. Qu'apporte le geste de Warburg ? .. Le cinéma, une poétique de la marche? .. e Alain Resnais « arpenteur » du xx siecle? . Que nous apprend la « forme bal(1)ade » ? . Faut-il « suivre le sourire d'une statue » ? ..
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Il y avait, pour le voyage, une route noire et blanche et, sur cette route, des ombres saisonnieres soulevaient tour a tour des nuages de poussiere, des bou((ées de chaleur, des meules de rires, des tonnes de plumes, des fleuves de larmes, de longues, longues robes de charme. Il yavait aussi une tres belle hétaire, qui ne vieilllissait pas, mais qui passait. Paul Éluard, Préface a Nicole Védres, Images du cinéma (ran~ais Les pas que (ait un homme, du jour de sa naissance a celui de sa mort, dessinent dans le temps une (igure inconcevable. Jorge Luis Borges Il n'y a vraiment qu'une histoire du cinéma : celle qui commence avec les souvenirs et qui se con(ond avec notre histoire. Paul Gilson (cité par René Clair, Préface a Ciné-Magic)
L'auteur tient a remercier tout particulierement Belinda Cannone pour sa confiance, ]ean-Marc Loubet pour son concours avisé et Safia Benhaim ainsi que Cyril Neyrat pour leur aide précieuse.
AVANT-PROPOS
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Pourauoi retrawrser un siecle de cinéma ?
Aux commencements du cinéma, il y a eu ... Tel pourrait etre le début de ce qui n'est pas une histoire du cinéma, mais une des cription de la configuration imaginaire d'ou surgit le 7e arto Ce livre part d'une constatation surprenante et il repose sur une intuition paradoxale. La constatation est de ]ean-Luc Godard affirmant a la fin du xxe siecle que le cinéma n'a pas accompli ce pourquoi il était né. Tout en invitant a une mise en perspective historique, cette déclaration ne laisse pas d'intriguer. Elle est problématique en soi parce qu'il n'est pas habituel de postuler un inaccompli du cinéma ; elle I'est aussi de fa<;:on relative : dirait-on cela d'un autre art ? Est ce un probleme de temps parce que le cinéma n'a guere plus d'un siecle d'existence ? Ne serait-ce pas plutót qu'au-dela des discours et des pratiques reconnus demeure la réserve d'inexplicite qui a soutenu les expérimentations nombreuses ayant concouru a l'émer gence du cinématographe ? Quant a I'intuition, c'est que pour pen ser cette émergence une place est a faire a une pensée du sculptural. Le paradoxe n'est qu'apparent. A la fin du XIX e siecle, la sculpture ne peut guere rivaliser avec la peinture dont la suprématie est évi dente, mais elle ne laisse pas de préoccuper la critique d'art qui y fait référence indirectement. Avec I'arrivée des images mécaniques et I'entrée dans « l'ere de la reproductibilité technique ", selon Walter Benjamin, la référence sculpturale apparaítra a propos de la photographie, du stéréoscope, de la chronophotographie et du ciné matographe au meme titre que les questions de la matiere, du
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Esthétique du mouvement cinématographique
Avant-propos -_._--.
a des inventions techniques et a des phénomenes artistiqueso De la, le circuit particulier que représente chaque partie de ce livre fon dée toujours sur l'assemblage de plusieurs matieres afin que le mouvement général de I'agencement esthétique ne disparaisse pas derriere les nécessités de I'exposéo Cette conception de I'histoire revue par Foucauit nous permettra d'avancer une idée relative aux images naissant a la fin du XIX e siecleo Pour lui donner consistance, il faut faire place non seulement aux traces concretes repérables dans la représentation visuelle (une iconologie y suffirait), mais aussi au role des textes (les études critiques, notamment, qui, du XVIIIe siecle au XIXe siecle, laissent affleurer une référence au sculp tural) ainsi qu'aux découvertes techniques qui entourent le ciné matographe. Cela suppose en outre de réfléchir a la fonction spé cifique de la reproduction mécanique dans I'élaboration des discours d'une époque qui, caractérisée par I'année 1895, est exemplairement vouée a I'image et ou cette derniere devient pour ainsi dire une catégorie interprétativeo Nous proposons un imagi naire historique se distinguant de notions telles que celles de « mentalité » ou d' « idéologie »0
rythme et du geste dans ces images. Elle pourra rejoindre les réfiexions sur le moulage, la trace ou I'empreinte et, ainsi, accom pagner, en filigrane, toute I'histoire du cinéma au xxe siecle. Pour que se rejoignent cette intuition et le constat godardien, il faudra faire fond sur des intermédiaires, des intervalles et des modulateurs ; autrement dit, il faudra démuitiplier I'approche et faire jouer entre elles les pieces du dispositif conceptuel. Les questions posées dans ce livre sont destinées a mettre en relation certains aspects que prennent non seulement les discours sur les arts mais aussi les formes nouvelles de I'image naissant au tournant du XIX e siecle et leur prolongement au xx e siecle. Ce qui revient a interroger l'époque du cinématographe dans ses rapports « imaginaires » avec l'image. Au lieu du schéma linéaire et chro nologique attendu, I'arrivée du cinéma sera inscrite entre images et imaginaire, dans un agencement se produisant a plusieurs niveaux, a travers plusieurs sortes de manifestations artistiques, inventions technologiques ou recherches scientifiques, aussi bien que dans la nature des débats esthétiques contradictoires qui alimentent la cri tique d'art a I'áge moderne. Michel Foucault· a commenté les termes en usage chez Nietzsche dans leur rapport avec l'histoire. Il montre ce qui diffé rencie la notion d' « origine» de celles de « provenance » ou d' « émergence »oAinsi, la recherche de 1'origine lui parait etre une chimere par sa prétention a unifier, a mettre au jour un stade pre mier, voire une pureté de départ sinon une essence ; la « prove nance » et 1'« émergence » lui semblent mieux adaptées aux « commencements innombrables » que 1'on vérifie en toute chose : « Suivre la filiere complexe de la provenance, c'est au contraire maintenir ce qui s'est passé dans la dispersiono » L'émergence ou le point de surgissement n'est pas une fin derniere ; elle désigne un lieu d'affrontement et elle se produit toujours dans un intersticeo A la différence de l'histoire traditionnelle, le sens historique, fondé sur la provenance et l'émergence, réintroduit le devenir et le dis continuo Si bien que « les forces qui sont en jeu dans l'histoire n'obéissent ni a une destination ni a une mécanique. [o .. ] Elles ne se manifestent pas comme les formes successives d'une intention primordiale ; elles ne prennent pas non plus I'allure d'un résultat » (Foucauit, 1971). L'ensemble ou sera située la provenance du cinéma laisse transparaitre un imaginaire commun a des discours,
La notion d'imaginaire est a entendre non pas comme une fiction plus ou moins fantaisiste (en quelque sorte, une produc tion de I'imagination), ou plus ou moins logique, au sens ou la mise en récit participe de toute entreprise d'historien (Veyne, 1971) mais, principalement, comme l'articulation de diverses images elles-memes définies par des discours critiques sur les pra tiques artistiques dont elles relevento « Ce n'est jamais au ras de I'image, sur elle, que I'imaginaire démarre et s'évertue et fonc tionne », remarque Maurice Mourier (1986)0 L'imaginaire dont il sera question joue dans les « intervalles » nés entre les images et les discours d'une époque du cinéma, en élargissant la notion d' « interstice figural » de Bernard Vouilloux (1994)0 Ainsi l'on sera amené a rompre avec la distinction des images en elles-memes et des types d'images par leur technique
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ou par leur visée esthétique. N'est-il pas d'usage, en effet, de considérer l'image chronophotographique d'un Eadweard Muybridge étudiant la gestuelle d'une femme qui vide un réci pient rempli d'eau comme relevant d'un univers esthétique dis tinet de la sculpture traditionnelle d'une nymphe ? fu le cinéma lui-meme n'est-il pas con<;:u comme étranger a l'une et a l'autre ? A cette iconologie premiere des sujets représentés, a cette sépara tion par technologies différenciées, il sera nécessaire d'opposer un autre régime de l'image purement pensée par le reve né des écrits des critiques d'art, quand il ne s'agit pas des textes des inventeurs d'appareils eux-memes contredisant les formes engagées par les procédés techniques. Georges Didi-Huberman n'hésite pas a ramener une analyse de Proust par Walter Benjamin, a l'enjeu principal qu'est l'image : « Voila pourquoi avec Walter Benjamin, l'histoire de l'an recom mence si bien: parce que l'image est désormais placée au centre meme, au centre originaire et tourbillonnant du processus histo rique... » (Didi-Huberman, 2000a). Image dialectique, dit Benjamin, mais de quoi procede-t-elle exactement ? Aquel niveau opere-t-el1e ? se demande Didi-Huberman : « Désigne-t-el1e, cette "image", un moment de l'histoire (comme processus), ou bien une catégorie interprétative de l'histoire (comme discours) ? [... J L'image dialectique, est-ce l'reuvre de Baudelaire créant au e XIX siecle un nouveau cristal poétique dan s la beauté duquel _ beauté "étrange" et beauté "singuliere" - brille la "sublime vio lence du vrai" ? Ou bien est-ce l'interprétation historique qu'en donne Benjamin dans le double faisceau de considérations sur la culture avant Baudelaire et sur la modernité inventée par lui ? [... ] L'image dialectique, avec son essentielle fonction critique, deviendrait alors le point, le bien commun de l'artiste et de l'his torien : Baudelaire invente une forme poétique qui, en tant meme qu'image dialectique - image de mémoire et de critique tout a la fois, image d'une nouveauté radicale réinventant l'originaire _ transforme et inquiete durablement les champs discursifs environ nants [... J. Moyennant quoi, l'historien aura lui-meme produit un nouveau rapport du discours a l'reuvre, une nouvelle forme de discours ... » (Didi-Huberman, 1992, p. 133-134). Bien des historiens ont instalié l'image au creur de leurs pré occupations : un Michel Vovelle pour ses travaux sur la
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Révolution fran<;:aise, ou un Francis Haskell pour l'histoire de l'art (1995). Ce dernier est amené a postuler une « imagination historique » chezRuskin ou Huizinga et a considérer l'image dans sa représentation mentale (par opposition aux figures repré sentées dans une image) pour s'écarter de la notion de document visuel, de source iconographique ou d'illustration. Toutefois, la méthode étant déterminée par la recherche elle-meme, et celle-ci portant essentiellement sur la vérification d'une vérité historique a partir des représentations mentales et visuelles, Haskel1 est amené a constater que la vision d'une époque, née de la contem plation de ses reuvres d'art, est toujours incomplete, toujours favorable et, par suite, mensongere. Pouvait-il en etre autrement, compte tenu des attentes de l'historien ? Il faut donc repartir de la pan d'imagination qui se déduit de l'existence de l'image a la condition que cel1e-ci soit envisagée dans l'effet qu'elle produit mentalement (vision limitée, fragmen tation, absence de continuité et de totalité, disparition autant qu'apparition, mise en doute du per<;:u, etc.). Didi-Huberman poursuit sa lecture de Benjamin : « ... dans l'image, l'etre se désa grege : il explose et ce faisant, il montre - mais pour si peu de temps - de quoi il est fait. L'image n'est pas l'imitation des choses, mais l'intervalle rendu visible, la ligne de fracture entre les choses » (Didi-Huberman, 2000a). Il faut en outre interroger les divers types d'images produisant un effet d'époque, car de leur diversité nait une certaine idée du temps (sur la notion d'époque, voir Déotte, 2004). Didi-Huberman écrit ail1eurs : « Benjamin n'a si bien posé les problemes de la photographie en termes de temps - temps historique, temps phénoménologique, temps fantasma tique - que parce qu'il avait su poser les problemes de temps en termes d'image. C'est l'image, et non l'événement, par exemple, qui selon Benjamin constitue le "phénomene originaire de l'his toire". L'image est cette "dialectique a l'arret" en quoi l'histoire tout a la fois se désagrege et se constitue » (Didi-Huberman, 2000b). Puissance donc de col1ision de cette image OU des choses et des temps sont mis en contact, « télescopés », dit Benjamin, comme dans l'expérience individuelle de la mémoire proustienne. Cette temporalité particuliere qu'engage l'image dans l'his toire ainsi con<;:ue est donc différente de celle que les historiens positivistes inventent a l'endroit des objets de leur connaissance.
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Esthétique du mouvement cinématographique Si, se!on Didi- Huberman, une autre conception de l'image « démonte l'histoire » traditionnelle, elle peut servir aussi a fal;onner esthétiquement l'émergence du cinéma et s'écarter ainsi de l'idée que nous nous faisons ordinairement de son invention. Les « lignes de fracture » produites par les images naissant a la fin du XIX e siecle (se!on la lecture benjaminienne proposée par Didi-Huberman) viennent s'insérer entre les discours de l'époque, et grace a elles le statut du cinéma paraltra changé. D'une part, le cinéma ne se substituera pas aux types d'images provenant d'autres techniques que celles qui le concernent directement (dont il serait considéré comme l'aboutissement téléologique). D'autre part, cette histoire, qui s'intéresse a ce qui est advenu par le ciné matographe, vers l'an 1895, ne pose pas ce surgissement comme un repere fixe sur l'axe chronologique. Pour autant, la concep tion proposée ici n'est pas comparable a une attitude répandue a la fin du xx e siecle qui consiste a jouer avec la transgression des frontieres entre photographie, cinéma, chronophotographie, etc. comme l'ont fait nombre de créateurs : lean-Claude Gonnet et Emmanuel Carlier animant cinématographiquement des planches de Muybridge ; Alain Fleischer convoquant dans ses films des photographies ; Eugene Smith, usant de la photo tout en faisant référence a la chronophotographie, ou encore Eric de Kuyper dans son rappoft aux boÍtes optiques, etc. Les circuits entre les images et les faits de discours seront les « lignes de fracture » que nous suivrons pour opérer le lien entre ce que la doxa sépare. « Le monde imaginaire est ce!ui qui laisse le moins reposer les images » (Schefer, 1980, p. 107).
Avant-propos
« 11 existe, dans une vue courte, une préhistoire du cinéma engageant une évolution (ou résolution) d'inventions mécaniques », écrit lean Louis Schefer (1997). André Bazin énonce catégorique ment : « Le cinéma ne doit rien a l'esprit scientifique » ; « l'idée que les hommes s'en sont faite existait tout armée dans leur cer veau. » Affirmant la part de l'imaginaire dans cette émergence, il
poursuit : « On rendrait bien mal compte de la découverte du cinéma en partant des découvertes techniques qui l'ont permise » (Bazin, 1958 - « Le mythe du cinéma total »). Toutefois, contrai rement a ce qu'il pensait, le cinéma ne fera pas l'objet d'une approche fondée sur la quete et le gain de réalisme apportés dans la reconstitution du mouvement et de la vie par le défilement de la pellicule et la succession du montage. Et ce, malgré la célebre formule de Malraux a qui le style baroque sert de référence : « Ce qu'appellent les gestes de noyés du monde baroque n'est pas une modification de l'image, c'est une succession d'images ; il n'est pas étonnant que cet art tout de gestes et de sentiments, obsédé de théátre, finisse dans le cinéma » (Malraux, 1940, p. 40). L'émergence du cinéma ne sera pas non plus envisagée re!ative ment a la succession des innovations qui ont conduit progressive ment a l'invention des freres Lumiere (Pine!, 1992). Laurent Mannoni, en connaisseur des collections et des appareils, a pu écrire qu' « il n'existe pas un seul et unique inventeur de la tech ni que, du spectacle et de l'art cinématographiques, mais be! et bien une longue chalne constituée par plusieurs générations de chercheurs, tous dépendants les uns des autres » (Mannoni, 1994, p. 281). Néanmoins, le catalogue des dispositifs ou des inventions annonl;ant ou précédant la caméra des Freres Lumiere ne sera pas feuilleté. L'imaginaire dont nous parlons repose sur les images croi sées dans les discours critiques, ou les positions théoriques, et dans l'ombre des mémoires visuelles. L'appareillage mental ne sera pas séparé de l'outil qui a permis la production d'images, il sera meme privilégié car l'image, particulierement l'image méca nique advenue au cours du XIX e siecle, ne peut etre autonomisée par les inventions qui en constituent la genese technologique. La série d'étapes conduisant téléologiquement a la naissance du ciné matographe sera écartée au profit de l'effet de saute, voire d'arret sur image que chaque appareil, chaque discours instaure comme autant de figements successifs d'un imaginaire au fonctionnement aussi saccadé que les appareils qui lui donnent vie. Ce que les his toriens appellent une étape est aussi « un cul-de-sac de l'illumina tion technique » pour Miche! Frizot, qui y insiste dans plusieurs de ses écrits : « Chaque innovation du dispositif de production génere ses propres délimitations, ses irréductibilités, et ses impos
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Esthétique du mouvement cinématographique sibilités d'adaptation » (Frizot, 1996, p. 21), si bien que chaque technique crée « son systeme exclusif, isolé, incompatible avec les autres qui lui sont proches, condamné a devenir caduco » Au titre de ces incompatibilités (concretes ou conceptuelles) s'opposant a la volonté théorique d'établir une filiation continue entre les diverses inventions du XIX" siecle et le cinéma, on rappellera la défiance d'Étienne-Jules Marey envers toute projection (dont fait état Lucien Bull, son collaborateur). Celle-ci ne lui aurait appris rien de plus que l'analyse attentive du cliché chronophotogra phique. Au lieu d'afficher un prétendu déroulement linéaire d'échanges (essentiellement technologiques) qui resterent aléa toires, ce livre, gráce au jeu toujours relancé des questions, vise a découvrir des relations dépareillées, restées sous-jacentes. Si le cinéma est son objet, l'étude ne se réduira pas a lui seu!. L'image dans ses multiples aspects (c'est-a-dire dans la variété des combinaisons d'appareils et des discours qu'elles suscitent en cette fin de XIX" siecle) sera envisagée comme un paradigme ou un modele théorique. 11 sera donc question, par un montage et démontage de notionset de faits connus, de ce qui se met en mou vement entre plusieurs champs de l'expérience humaine qui ne se raccordent pas nécessairement entre eux : arts, transformations des pratiques sociales, histoire vécue, écrits et critiques. Ces domaines semblent néanmoins s'articuler pour produire une esthétique du mouvement cinématographique a travers littéra ture, photographie, sculpture, chronophotographie, peinture qui releve d'un imaginaire historicisé. 11 en découle une autre morphologie de l'image qui la fait hésiter au seuil d'une nouvelle définition. De fixe qu'elle avait été depuis toujours, elle est conduite, en ce tournant du XIX e siecle, a se reconnaitre (ou ne pas se reconnaitre) dans des clignotements de lumiere, des apparitions fantomatiques de corps en grisaille, de vacillantes métamorphoses créées ou projetées mécanique mento L'image dans son régime nouveau exprime une intermit tence et une mutabilité étrangeres a sa notion classique. D'autre part, comme nous le verrons, cette image mécanique s'inscrit dans un déplacement des discours sur l'art au cours du XVIII e siecle qui font du sculptural une référence cachée et anachronique a l'áge moderne ainsi envisagé. En un renversement paradoxal, l'image mécanisée (a la différence de ce qui finira par la définir en termes
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Avant-propos d'empreinte ou d'indice, au cours du XX" siecle) apparait tout d'abord comme d'essence peu réaliste, vouée a la poursuite de « fantomes » blancs et noirs (Leutrat, 1995) ou de corps transfi gurés par une sorte de pantomime, quand ils ne sont pas des « esprits » ou des ectoplasmes. Entre l'image mécanique et la sor cellerie (versant Artaud) d'une part, et l'image mécanique et la magie (versant Mélies) d'autre parto
4 La nécessité d'envisager l'histoire d'une autre maniere résulte d'attitudes conjuguées de divers penseurs ou artistes du Xx e siecle que Georges Didi-Huberman présente de maniere éclai rante (Didi-Huberman, 2000c). Il évoque les audaces d'historiens ou historiens de l'art qui ont dégagé un rapport singulier aux faits qu'ils étudient. Il faut partir de l'hypothese d'une historicité anhistorique, en un couple de termes calqué sur 1'« expression inexpressive » de Vladimir Jankélévich (1974), ou d'une historicité anachronique. La relation a l'histoire traditionnelle se trouve transformée par une pensée de l'anachronisme. Toutefois, la visée historique n'en est pas totalement exclue comme cela a pu arriver a d'autres moments du xxe siecle (a partir du structu ralisme et de la sémiologie, notamment). 11 nous a donc semblé que le rappel des faits de pensée et des actes de création accompa gnant l'apparition de l'image cinématographique, permettait de réenvisager cette apparition par une série de déplacements et par la mise en lumiere de cohérences formelles éparses dans les domaines auxquels nous nous sommes intéressés. On y vérifie un rapport entre des questions morphologiques et une reconfigura tion de l'histoire dont Carlo Ginzburg a proposé des analyses sug gestives (Ginzburg, 1989, préface). Si la notion de montage, empruntée au cinéma, a fréquem ment servi de référence plus ou moins explicite a cette pensée de l'anachronisme, a la fin du xx e siecle un exemple cinématogra phique de tout premier plan tiendra lieu de terme a notre par cours. Parmi les dernieres réalisations de Jean-Luc Godard,
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Esthétique du mouvement cinématographique
Avant-propos
Histoire(s) du cinéma impose, malgré un titre d'allure convenue (mais au plurie! intriguant), une originalité qui n'a échappé a per sonne. On y voit triompher une pratique du montage que l'on peut comparer au montage poétique au sens surréaliste ou au sens plus plasticien de collage. On peut penser également aux installa tions melant des supports hétérogenes, allant de la vidéo ou du cinéma jusqu'a divers objets, artistiques ou non, a parité avec la photographie, la littérature, la sculpture ou la peinture. Histoire(s) du cinéma a I'ambition de tisser un ensemble de rela tions entre les films en général, I'histoire du cinéma, et l'histoire du xx' sieele qui, ainsi compris (pris ensemble), deviennent l'his toire du sieele du cinéma. A cette fin, Godard fait appe! a un imposant agencement. Pendant une vingtaine d'années, il releve des passages dans des livres, découpe des images, prend des notes, souligne, dessine des schémas, entasse journaux et magazines, monte des extraits de films, trie, établit des re!ations, corrige, reprend, déplace encore. A partir de ce brassage de matériaux préexistants, l'élaboration de l'ceuvre personnelle est une ques tion de degré. Histoire(s) du cinéma rappelle tantot les Essais de Montaigne pour la propension aux annotations, tantot Le Musée imaginaire d'André Malraux, tantot cet autre rassembleur de matériaux, Aby Warburg, dont l'élargissement méthodique des frontieres de l'art n'est pas sans analogie avec les déplacements conceptuels imaginés par l'atlas iconographique godardien. Si le cinéaste qui a déelaré avoir lu, a vingt ans, Georges Dumézil, ne fait pas mystere de son admiration pour André Malraux auque! il a beaucoup emprunté (y compris des tournures syntaxiques, un style d'assertions, ou le ton général de l'ouvrage), il est probable qu'il a aussi une connaissance d'Aby Warburg. Ce dernier rapprochement s'installe non seulement a proportion des traits anachroniques par lesquels sont opérés les croisements entre les ceuvres (qu'on vérifie aussi chez Malraux), ou des déplacements spatiaux (sur lesque!s se fondent, la encore, les deux démarches), mais surtout en ce que Warburg réserve une place a des faits actuels. Toutefois, et la nuance n'est pas négligeable, a la diffé rence de Godard, le but de Warburg est d'établir des formes de « survivances » entre I'antique et le contemporain - on se repor tera a ses analyses du drapé, du pas de la ménade ou du rituel indien du serpent (voir Michaud, 1998 ; Didi-Huberman, 2002).
L'ouverture au contemporain détermine autrement le travail du montage godardien. Dans une premiere approximation, Histoire(s) du cinéma est un film sur l'art tant par l'illustration picturale, musicale ou textuelle que par le pouvoir du cinéma de montrer les ceuvres des musées, de meme que la photographie ou la reproduction mécanique faisaient naltre le « musée imaginaire ». Ace genre du « film sur I'art » qui ne saurait la définir, l'ceuvre de Godard se voit associée une réf1exion originale sur le sieele du cinéma : un XX' sieele revu par le cinéma, que seulle cinéma peut expliquer a l'aide de formules associatives inhabituelles (que nul historien de l'art, du sieele ou du cinéma n'a jamais con~ues). C'est l'innovation proposée par Godard qui déborde le spectaele malru cien des métamorphoses de l'art, s'empare des planches multiples de l'atlas warburgien pour déployer a son tour une série d'images (visuelles et sonores) hétérogenes devant lesquelles nous serions comme « devant un temps complexe ». En conséquence, quoique le terme « histoire » soit exhibé, le propos ne se veut ni linéaire ni chronologique, mais fait de super positions et de juxtapositions visuelles et sonores. Par le jeu d'un montage résolument novateur, triomphe un véritable sens de l'anachronisme d'une forte valeur suggestive et démonstrative. Avec ou sans l'ceuvre de Godard, il faut bien admettre que la notion d'histoire n'est pas stable et ne l'a jamais été. Elle n'a cessé de se modifier au cours du temps. Il suffit de penser aux discours formant ce qu'on appelle a diverses époques l'histoire du cinéma, pour vérifier combien cette définition est mouvante. L'historio graphie d'un moment du cinéma mondial (ne serait-ce que le néo réalisme vu successivement par l'apres-guerre, pendant les années 1960, puis par Gilles Deleuze) le démontre aisément. L'exemple de Godard renseigne sur les raisons d'un refus du catalogue successif des films et des auteurs, de l'histoire du cinéma conventionnelle ainsi que de l'histoire des techniques. Nous ne chercherons pas a faire apparaltre, a l'imitation de Godard, une autre histoire du xx' sieele, mais un imaginaire de l'invention du cinéma lié a la question du mouvement cinémato graphique ordinaire te! qu'il transparalt dans le motif de l'homme qui marche.
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1 MOUVEMENTS DIVERS
AUTOUR DE L'ANNÉE 1895
j 1895 n'est sans doute pas un repere pour I'histoire en géné ral, mais c'en est un pour I'histoire des arts (a la condition, bien sur, d'admettre que le cinéma est un art). Cette date a été imposée par la doxa. Nous retiendrons ce qui fait « époque » autour d'elle, et non le repere chronologique et symbolique qu'elle est devenue pour une histoire convenue du cinéma. Le moment est marqué par I'invention de plusieurs brevets d'appareils, une cen taine en 1896, dont il est discutable de ne retenir que ceux des freres Lumiere, ou du seul Cinématographe dont le nom, du reste, a été avancé en 1892 par Léon-Guillaume Bouly (Mannoni, 1994, p. 390-430) pour n'étre entériné par un brevet Lumiere qu'en 1897. C'est également un moment décisif pour I'histoire scienti fique (la découverte des rayons X par l'Allemand Wilhelm Conrad Róntgen), pour la philosophie (Matiere et mémoire de Henri Bergson est de 1896), pour la sociologie (Gabriel Tarde), ou encore pour la psychanalyse dont le terme est utilisé pour la premie re fois en 1896 par Sigmund Freud : mentionnons, pour mémoire, les recherches sur I'aphasie et I'hystérie (1886-1893), I'étude d'une théorie du refoulement (1894-1895), ou la publica tion d'Études sur l'hystérie par Freud et Breuer en 1895 (Bercherie, 1983). Et si, rétrospectivement, I'époque reste mar quée par la séance de projection publique des vues Lumiere, c'est 23
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mécanique, mais plutot par une opération de l'esprit. Un Atget, accusé de s'en tenir a un froid enregistrement, était a la recherche d'architectures et de tout un monde d'objets ou accrocher des reliefs de lumiere. La valeur documentaire (pourtant revendiquée) de ses sculptures lumineuses n'est pas dominante. Et Rodin, multi pliant les photographies de ses statues a la recherche d'effets sin guliers, se souciait-il encore du volume et de la matiere qui font l'art sculptural ? La encore, l'image participe de « l'universelle variation ». 11 convient donc de ne pas en rester a une conception de l'image telle qu'elle se définit dans l'apres-coup par les formes d'art instituées, et de ne pas s'enfermer dans une répartition des images selon leur type : sculptées, peintes, dessinées ou animées. Toutes font partie d'une histoire de la production des images de notre culture et toutes participent de la production d'un imagi naire et de ses modes de figuration. Andy Warhol a considéré la photographie comme un fragment sculpté susceptible d'assem blage (photographies.identiques, cousues quatre par quatre, bord a bord, avec un fil blanc). 11 réduit l'image a un objet, quel que soit son référent, en détruit l'unicité et lui donne un statut volumé trique par la couture mécanique et en relief. Quant au cinéma, il est évident qu'il n'obéit pas a une défini tion unitaire et que, par ailleurs, on ne peut non plus le réduire a ce qu'il est au stade de son invention ni a tel autre stade de son évolution ultérieure. Des lors, comment l'identifier dans sa globa lité sans en revenir a une question d'origine ? Or, sitot que l'on cherche a c1arifier ses propriétés fondamentales, on se trouve reconduit a la performance mécanique que constituent la projec tion et le défilement des images. Comment ne pas éprouver alors la déception que produit l'énoncé de la matérialité de cette procédure a travers laquelle semble s'évanouir tout ce qu'on aurait souhaité y trouver ? La réponse d'ordre technique affronte en meme temps la question de l'imaginaire induit. Cet imaginaire n'est pas seulement lié a tels progres techniques donnant naissance au cinéma mais, plus probablement, il est a découvrir non seulement dans les inter valles toujours décelables au sein de « l'hétérotypie technique » (Frizot, 2004) résultant de l'individualité inconciliable de chaque appareil ou brevet accumulés au cours du XIX e siec1e, mais aussi entre les discours et les modalités artistiques de l'áge moderne.
v Mixte d'images concretement réalisées et de discours sur l'image, cet imaginaire met en jeu des questions non formulées que l'on ne pouvait sans doute exprimer autrement. Les images produites et les discours qui les environnent en sont comme les réponses. Cette hypothese conduit a rassembler les unes et les autres en négligeant les différences techniques au moyen des quelles on les identifie habituellement, et en indifférenciant les statuts artistiques qu'on leur attribue respectivement. La chrono photographie de Marey releve d'une démarche scientifique que l'on ne peut percevoir dans les portraits photographiques de Nadar qui, eux-memes, n'obéissent pas a la meme conception de l'image d'une société en mouvement que montrent la Sortie d'usine ou le train entrant en gare des freres Lumiere. Reconstruire hypothétiquement l'imaginaire d'une époque fera naitre une convergence (ce qui est différent d'une histoire téléolo gique des progres techniques) la ou on ne l'attendait pas. Warburg voyait dans son projet Mnemosyne « une iconologie des intervalles », indiquant par la que l'étude ne porterait pas sur la signification des figures mais sur leur permanence a travers un dispositif visuel a élaborer gráce aux diverses planches de l'atlas. Nous privilégierons donc un imaginaire des intervalles. En outre, l'écart historique sera moindre que celui ouvert par la quete de Warburg. Notre imaginaire historique des intervalles réside dans les écarts entre les discours esthétiques des xvme et XIXe siec1es, les inventions techniques du XIXe siec1e et les pratiques artistiques qui naissent a la fin du XIXe et se prolongent au xx e siec1e. OU se produisent ces intervalles ? A cette époque, sans doute fallait-il remettre en question la domination traditionnelle de la peinture. La peinture opposée a la photographie constitue le paral lele historiquement attendu maintes fois étudié. Le surprenant est de voir resurgir une pensée du sculptural, pourtant majoritairement déprécié au XIXe siecle, par le moyen de la succession des coupes du mouvement dont la chronophotographie reste la meilleure transpo sition (mais pas la seule). Dans le premier brevet (du moins relative ment a ce probleme de l'émergence du cinéma) déposé par les
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Lumiere en février 1895, le nom du Cinématographe n'apparait paso Le 12 février 1892, Léon Bouly dépose un brevet du Cynématographe (avec un y), rectifié en Cinématographe dans I'ad ditif du 27 décembre 1893. « Il serait tombé dans les oubliettes de la pré-cinématographie comme beaucoup d'autres appareils de la meme époque si sa dénomination n'avait été liée, deux ans plus tard, a un autre appareil plus fortuné ", commente Vincent Pinel qui pense « peu probable que Louis Lumiere, qui connaissait les appareils de Marey et d'Edison, se soit inspiré des travaux de "seconde main" de Léon Bouly. L'aurait-il fait, il aurait au moins pris soin de ne pas recopier le nom de I'appareil ! " (Pinel, 1992). En revanche, dans ce premier brevet, il est fait référence clairement a I'invention de Marey par I'indication suivante : « Appareil servant a I'obtention et a la vision des épreuves chronophotographiques. " Dans les diverses additions et brevets (une quinzaine entre 1895 et 1930) déposés successivement par les Lumiere, le terme cinéma tographe est mentionné pour la premiere fois en mai 1897 (( Perfectionnementsaux appareils de projection pour Cinéma tographe ») ; il ne remplace pas pour autant le terme de chrono photographie qui resurgit en 1898 avant que ne s'impose le Cinématographe a partir, semble-t-il, de 1902 (Pinel, 1994). Parmi les autres termes employés par les inventeurs, on note celui de « sté réoscope ". Pour les Lumiere, donc, le cinématographe releve autant du stéréoscope que de la chronophotographie. Mais pour Baudelaire, en 1853, le stéréoscope appelle la comparaison avec la sculpture en « ronde-bosse ". Quant aux décompositions chrono photographiques, qui n'a constaté que leurs poses évoquent des gestes de statues ? A travers ces mots et ces inventions d'images transparait un référent sculptural qui participe de cette remarque de Merleau-Ponty : « Tout visible est taillé dans le tangible, [...] a lieu quelque part dans I'espace tactile " (Merleau-Ponty, 1974, p. 177).
On est amené a penser que cette période est marquée par un retournement de I'idée d'image. Quelque chose se renverse
concretement : I'inversion est au principe d'un nouvel imaginaire. Le pied-de-biche de machine a coudre, dont Louis Lumiere aurait tiré I'inspiration pour son propre mécanisme, est le moyen de faire venir le fil du dessous sur le dessus. Michel Frizot (Frizot, 2001) explique que la notion de « négatif ", attachée au premier stade de la prise photographique, n'allait pas de soi, et il s'inter roge sur I'origine de cette dénomination, tout en explorant le champ sémantique des théories et conceptions scientifiques de I'époque. Jusqu'en 1840, ce premier stade, qui n'a pas encore rec;u de nom, se caractérise par une inversion des valeurs du monde de référence. L'ordre naturel des lumieres et des ombres y est interverti. C'est pourtant de ce pis-aller, fonctionnant comme une matrice, que va résulter la procédure photographique stan dard. Avec la photographie, le couple négatif/positif entre dans la conception de I'image. C'est une image de nature jusque-Ia impensable (parce qu'elle est en tout point l'inverse du modele copié) qui fait son apparition dans le négatif. Nous faisons I'hypothese que ce qui vaut pour les valeurs de lumiere et d'ombre vaut aussi pour cet autre renversement qui fait advenir le sculptu ral au sein de I'image moderne. Comme nous le verrons a partir d'une relecture des principaux textes critiques, la sculpture, au XIX e siecle, était pensée en opposition a la peinture. C'est la possi bilité de passer de I'une a I'autre qu'il restait a admettre de sorte que le couple négatif/positif se démultiplie. Tout cela pose des questions de matiere autant que de couleur, d'expression ou de rythme. Il n'est pas certain, de ce point de vue, que le succes rem porté sur les plaques « autochromes " présentées lors des pre mieres séances de 1895 par la grisaille des vues Lumiere ne tienne qu'a la question du mouvement. C'est aussi l'absence du coloris qui fut élu par le public de préférence au procédé inventé par Louis Lumiere pour obtenir la couleur directement. Autrement dit, un « effet » sculptural si l'on s'en tient aux statues mono chromes de l'ere moderne. Sculpter, photographier, chronophotographier ou filmer (selon les Lumiere) se laissent décliner en séries de notions oppo sées : celles qui, avec la sculpture, sollicitent la vue et le toucher, et celles qui conduisent la matérialité de I'objet filmé a se trans former sous I'effet de la lumiere, du grain pelliculaire ou de I'illu sion de la profondeur, et qui font ainsi place a plus d'abstraction.
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Pendant ces années de la fin du XIX e siecle se répand un goút pour le noir et blanc, ajouté aux mérites de la bipolarité négatif/positif, en liaison avec la vulgarisation photographique par la photogra vure qui généralise l'illustration dans les livres et les magazines. Tel est le contexte imaginaire qui entoure la venue du cinémato graphe. Celui-ci, sous des allures de précision réaliste, d'exacti tude ou de vérité, n'en propose pas moins, comme la photogra phie, des images dont le caractere iconique ne correspond guere aux habitudes de perception visuelle.
Lorsque, dans le premier tiers du XIX e siecle, apparaissent les travaux photographiques, d'autres phénomenes retiennent égale ment l'attention dans le domaine de la vie inteIlectueIle et artis tique. Il en est ainsi des débats et du discours sur les arts qui ont été particulierement vifs au cours du XVIIIe siecle, et qui connais sent un renversement insidieux au XIX e • Il n'est pas réducteur de dire que la question de l'art aura été pendant longtemps, peu ou prou, celle de la peinture. A partir de la Renaissance et de ce qu'on appelle le paragone, sa supériorité sur la sculpture ne cessera d'etre affirmée (Le Paragone, 1992). Au cours des XVII" et XVlIl e siecles, le parallele entre peinture et sculpture, se distinguant de l'ancien paragone, prend un autre cours en se fondant sur le critere du mode de perception exigé du spectateur, ainsi que le montre ]acqueline Lichtenstein dans un « essai sur les relations de la peinture et de la sculpture a l'age modeme » (Lichtenstein, 2003). Au XIX e siecle, la sculpture sup plante la peinture dans le discours critique et non dans le goút, qui demeure le meme. Restée enfouie, cette émergence demeure paradoxale puisque apparemment rien n'a changé. Les travaux de WinckeImann sur la sculpture antique sont pour beaucoup dans ces oscillations entre des poles contradic toires dont les conséquences seront étrangeres a ceIles que Winckelmann lui-meme avait tirées de ses analyses. Si ce dernier crée l'historicité en art tout en décIarant la mort de l'art par
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Pendant ces années de la fin du XIX e siecle se répand un gout pour le noir et blanc, ajouté aux mérites de la bipolarité négatif/positif, en liaison avec la vulgarisation photographique par la photogra vure qui généralise I'illustration dans les livres et les magazines. Te! est le contexte imaginaire qui entoure la venue du cinémato graphe. Ce!ui-ci, sous des allures de précision réaliste, d'exacti tude ou de vérité, n'en propose pas moins, comme la photogra phie, des images dont le caractere iconique ne correspond guere aux habitudes de perception visuelle.
Lorsque, dans le premier tiers du XIX e siecle, apparaissent les travaux photographiques, d'autres phénomenes retiennent égale ment I'attention dans le domaine de la vie intellectuelle et artis tique. 11 en est ainsi des débats et du discours sur les arts qui ont été particulierement vifs au cours du XVI¡¡e siecle, et qui connais sent un renversement insidieux au XIX e • 11 n'est pas réducteur de dire que la question de I'art aura été pendant longtemps, peu ou prou, celle de la peinture. A partir de la Renaissance et de ce qu'on appelle le paragone, sa supériorité sur la sculpture ne cessera d'etre affirmée (Le Paragone, 1992). Au cours des xvn e et XVI¡¡e siecles, le parallele entre peinture et sculpture, se distinguant de I'ancien paragone, prend un autre cours en se fondant sur le critere du mode de perception exigé du spectateur, ainsi que le montre ]acqueline Lichtenstein dans un « essai sur les relations de la peinture et de la sculpture a I'age moderne » (Lichtenstein, 2003). Au XIX e siecle, la sculpture sup plante la peinture dans le discours critique et non dans le gout, qui demeure le meme. Restée enfouie, cette émergence demeure paradoxale puisque apparemment rien n'a changé. Les travaux de Wincke!mann sur la sculpture antique sont pour beaucoup dans ces oscillations entre des poles contradic toires dont les conséquences seront étrangeres a celles que Wincke!mann lui-meme avait tirées de ses analyses. Si ce dernier crée I'historicité en art tout en déclarant la mort de I'art par
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I'affirmation d'une supériorité indépassable de l'artiste grec, la nostalgie wincke!mannienne de I'antique donne naissance a une définition du moderne insolite. Comme on le constate avec Baude!aire, la coupure passe entre les deux sens du mot « moderne " : un sens esthétique qui prévaut, et un sens histo rique. L'art moderne, en privilégiant I'instant, s'opposera autant au présent (celui du bourgeois et du sens commun) qu'au passé (de la culture classique ou antique). A I'inverse de ce qui s'était produit a la Renaissance avec I'ut pictura poesis, ou la poésie avait servi de modele pour définir la peinture, l' « ut sculptura poesis ", écrit ]acque!ine Lichtenstein, applique a la poésie le modele de la sculpture. Et ce!ui-ci se dédouble, au cours du XVI¡¡e siecle, entre un rapport a la philosophie et un rapport a la poésie. La sculpture grise, sans coloris, valorisant la matiere et le toucher plus que la vue, apparait comme un art pour philosophe. Le reve du philosophe n'est-il pas de s'approcher de la vérité au point de s'en saisir ? Et, comme le résume le propos de Diderot sur les aveugles : « d'ou l'on voit qu'un peuple d'aveugles pourrait avoir des statuaires " qui seraient, en outre, des philosophes. Pour Diderot, en effet, la conclusion s'impose : la peinture détient I'élo quence, émeut le spectateur, a la différence de la sculpture devant laquelle il reste court, comme ill'écrit dans le Salon de 1763. Ce qui n'empeche pas Diderot d'admirer Falconet ou Houdon. 11 n'en demeure pas moins que, a ses yeux, la sculpture est impuis sante a saisir I'instant, a fixer I'éphémere, a recueillir ces impres sions fugitives qui correspondent aux mouvements de la vie. Au XIX e siecle, c'est contre I'éloquence rhétorique de la pein ture que des voix vont s'élever. A la suite de Baude!aire notam ment, on yerra les Goncourt dénoncer la désastreuse infiuence de la littérature sur la peinture. Et en meme temps, en raison de I'im portance de Wincke!mann, la sculpture, de par sa mesure et son mutisme, ou sa froideur, sert de référence a nombre de propos sur I'esthétique sans que pour autant la hiérarchie des arts en soit réellement ébranlée. Si la peinture reste la discipline majeure, il n'en demeure pas moins que les arguments ont changé et que les discours convergent autour de ce qui caractérise la statuaire antique, quitte a conclure tantot que I'art grec est indépassable mais perdu, tantot que la statuaire n'a plus sa place dans I'époque moderne. Ainsi, tout d'abord, les travaux de Wincke!mann ne
Esthétique du mouvement cinématographique semblent pas modifier les goúts établis, mais ils contribuent a déplacer les débats et a recentrer le lieu du sculptural dans un imaginaire. Si l'on ajoute que l'art du sculpteur est en défaveur dans la société moderne, force est de constater que ces discours et ces critiques font le lit (ne serait-ce qu'inconsciemment ou en fili grane) d'une nouvelle image qui saura associer, au XIX e siecle, la modernité d'une technique (photographique) a des préceptes venus de l'art de la sculpture (coupe mobile et expression du mouvement, absence du coloris et grisaille, duplication et effet de série, monotonie du langage et refus de l'éloquence picturale). L'on n'est plus tres loin d'une forme collective de perception de l'image définissant un art nouveau, autrement dit, d'un imagi naire qui va du portrait photographique ou de la planche chrono photographique aux premieres vues Lumiere. Filmés, les objets et les corps acquierent un volume sculptural qui les éloigne de la gravure ou de la peinture. 11 se réalise un mélange de postures immobiles et de séries répétitives auxquelles s'adjoint un mouve ment purement mécanique dans une alliance des paradoxes de la technique. Rappelons-nous que « les premieres séances du ciné matographe commenr;:aient par la projection d'une image initiale immobile sur l'écran, qui s'animait d'un coup quand le projec tionniste tournait la manivelle. Ces films qui duraient chacun une cinquantaine de secondes, étaient souvent montrés en boucle, si bien que les memes gestes étaient sans arret répétés avec une pré cision étrange " (Beloff, 1999, p. 89).
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devant /'image»
Georges Didi-Huberman énonce le probleme en des termes autres que phénoménologiques. « Comment regardons-nous ? Pas seulement avec les yeux, pas seulement avec le regard. " Que se passe-t-il devant l'image qui ne soit pas seulement dedans l'image ? La question nécessite d'explorer le paradoxe de « l'inéluctable modalité du visible » (Joyce cité par Didi-Huberman) : il faut donc « repartir de ce paradoxe OU l'acte de voir ne se déploie qu'a s'ouvrir en deux » (Didi-Huberman, 1992, p. 9). De maniere
Mouvements divers autour de l'année 1895 godardienne, il ajoute : « Voir rime avec savoir, ce qui nous sug gere que l'reil sauvage n'existe pas et que nous embrassons aussi les images avec des mots, avec des procédures de connaissance, avec des catégories de pensée " (Didi-Huberman, 1990, 4 e de cou verture). Dire que l'image ne peut se réduire aux seuls faits ou mani festations du visible revient a définir la notion d'image telle qu'elle nous intéresse, tout en précisant qu'entre voir et savoir se glissent notamment les discours sur l'art (pictural, sculptural ou photographique) exprimés dans quelques textes critiques choisis, ainsi que l'extreme variété des inventions techniques et des dis cours d'intention qu'elles ont suscités (chez les inventeurs ou leurs commentateurs) qui fleurissent autour de l'an 1895. Un ensemble relativement instable de données plus ou moins factuelles. Mais, rétrospectivement, interrogeant l'arrivée du cinéma, ne sommes nous pas invités a imaginer une époque dans ses formes de mon tages hétérogenes plus que dans la succession de ses réalisations concretes si, comme l'avance Didi-Huberman, « l'histoire des images est une histoire d'objets temporellement impurs » (Didi Huberman, 2000c, p. 22) ? D'ou l'hypothese que la reproductibi lité technique (photographie, chronophotographie, cinéma) per mettrait de rétablir, meme confusément et anachroniquement, l'inventivité d'un effet sculptural en un temps marqué par son effacement programmé par ceux qui, tels Émile Zola ou Huysmans, vont minorant la statuaire dans la société du XIX e siecle et qui pensent comme Renan que son regne est fini (1896), Y compris en référence a l'éloge de la sculpture antique par Winckelmann. Ces memes auteurs, et particulierement Ba udelaire, ne cesseront pourtant de décrire la société de leur temps par des caractéristiques (regne du noir et blanc, absence d'éloquence et froideur, monotonie du bourgeois ... ) renvoyant a l'imagerie sculpturale. De la, l'emploi du terme « imaginaire " qui, comme celui d'image (ainsi redéfinie), permet de faire état d'une constellation. Si, pour Walter Benjamin, une image « est ce en quoi l'Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constel lation ", nous pensons que l'émergence du cinéma est une réponse a une question non formulée qui coincide avec une telle défini tion. Et, reprenant pour partie le propos de Benjamin pour qui
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« l'image est la dialectique a l'arret [... ] ce n'est pas quelque chose qui se déroule, mais une image saccadée " (Benjamin, 1989, p. 478-479), nous voyons dans les vues sautillantes des Lumiere, comme dans les chronophotographies décomposées d'un Marey, de telles images, rythme, coupe et intervalle imaginaire compris. Au-dela de l'organisme mais aussi de la limite du corps vécu, il yace qu'Artaud a découvert et nommé « le corps sans organes " (Deleuze, 1981, p. 33). Devant les vues cinématographiques, cette gymnastique muette d'images a saccades, l'hypothese phénoméno logique est sans doute insuffisante parce qu'elle évoque seulement le corps vécu (Deleuze, 1981, p. 33).
lt~ Le discours sur le mystere de la photogénie, si envahissant dans les écrits des années 1920 sur le cinéma, ne situe-r-il pas cette photogénie au-dela de la ressemblance ? Louis Delluc puis lean Epstein ont été les promoteurs de cette notion qui, venant des photographes, reste vague dans son application au cinéma. Par ce terme, ils ont voulu attester d'une propriété plus qu'établir une définition. Cette propriété entre en rapport avec une question de matiere non formulée, mais OU apparait le fantasme de la statuaire dans ses relations avec la lumiere qui fa~onne, modele ou crée l'édat, sinon la profondeur temporelle, d'une apparence. Propre du photographique, la lumiere l'est aussi du sculptural par les effets qu'elle produit sur et avec la matiere. Appliqué aux images cinématographiques, le terme de photogénie tombe en désuétude en raison de son flou, de son usage finalement limité aux effets de joliesse des représentations de la star, et, plus probablement encore, a cause de l'orientation réaliste du cinéma narratif. L'image photographique reflete sans aucun doute le monde, mais ce reflet n'a rien de commun avec la théorie de la mimésis. Pour l'artiste de la Renaissance (selon Vasari), la ressemblance constitue une catégorie humaniste, un idéal de conquete du naturel et de la vie par le moyen de l'image. A cette conception partagée par l'artiste photographe, la photogénie ajoute un dépla-
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cement supplémentaire. A la différence du reflet, elle repose plutót sur la métamorphose des apparences sous l'effet de l'image photographique et de la lumiere qui s'exerce sur l'objet filmé autant que dans l'image obtenue. Il en résulte une modification de l'aspect matériel de l'etre filmé dont témoignent les termes de star et de diva. Comme chez certains sculpteurs pour qui la surface est un réceptade de lumiere (pensons a Brancusi dont le polissage équi vaut a une opérarion de transmutation de la matiere et chez qui la photographie entre, a proprement parler, dans le travail sculp tural, a partir des années 1920, pour prolonger les métamor phoses de la matiere), la photogénie du cinéma renvoie a un reflet qui déréalise l'etre ou l'objet pour en faire un pur sujet lumineux. Le cinéma « a sans doute commencé par etre la plus grande mutation enregistrée dans les figures ", écrit lean Louis Schefer (2004, p. 205-209), « une histoire de l'espece humaine dans la dépuration de son reve. Et quel était ce reve ? Quelque chose comme l'intuition géniale de Strindberg : nous sommes une partie consciente de la matiere du monde et une solidification provisoire du fluide qui fait le vivant. " « Et ceci : ce que je vois est-il un homme, une chose, le détail d'un désert. Et a quoi sommes-nous, par la tyrannie des images, tenus de ressembler ? " « le sais seule ment qu'avant de me montrer des hommes il m'a montré la matiere dont ils étaient faits, et faits précisément pour un avenir de rédemption ou de malédiction : de la lumiere. J'ai compris, je ne sais a quelle date, que de cette lumiere nous étions sans aucun doute la solidification, c'est-a-dire une suite d'instants. Que nous entrions dans une histoire d'un genre nouveau non comme les protagonistes de moments d'action, mais par une matiere sans forme, par le premier spectade d'un remuement de ténebres et de lumieres qui pouvaient etre a la fois un visage, une main, une voix, un paysage... " Mais quel cinéma a conservé cela? demande Schefer. « Nul film en nullieu ne le garde sinon cette mémoire composée de ce que nous n'avons ni vu ni vécu parce qu'elle est le lien incompré hensible entre tous les films » - et entre, faut-il ajouter, toutes les réponses apportées a des questions qui n'ont pas été formulées mais qui reposent dans les nombreux interstices de la pensée. C'est ainsi que nous voyons le cinéma : une réponse a une inter
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Esthétique du mauvement cinématagraphique
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rogation non forml1lée qui joint de maniere intempestive plusieurs données, inventiolls et pratiques d'une part, textes et discours d'autre part, sans qUe cette distinction soit pertinente.
Au XIX siecle ~'installe l'idée que la statuaire est condamnée parce qu'elle use de corps nus tandis que la société contemporaine ne connaí't que le dl.'shabillé (dans des circonstances précises) ou que des corps habillés strictement. Le scandale du Déjeuner sur l'herbe est a l'horiz on de ces considérations. A propos du Salon de 1866, Zola observe que « si un art souffre du milieu moderne, c'est a coup sur la ~culpture. Née au matin de l'humanité, chez des peuples vivants ~ demi nus, elle se trouve mal a l'aise dans nos sociétés vieillies, vetues de vetements sombres et étroits » (Zola, 1991, p. 224). On pourrait dire que la photographie met en image cette société ~abillée de noir et blanc dont Baudelaire, qui n'apprécie pas la P~oto, souligne un aspect : « Remarquez bien que l'habit no ir et la redingote ont non seulement leur beauté politique, qui est l'ex:pression de l'égalité universelle, mais encore leur beauté poétique, qui est l'expression de l'
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en effet, l'opposition s'articule d'autant mieux a la question du coloris qu'il privilégie dans son argumentation la nécessité d'imi ter la nature, et que celle-ci définit en quelque sorte la spécificité picturale. Selon lui, ce mode d'imitation distingue la peinture des autres arts. La sculpture ne peut que patir d'un tel raisonnement. Lorsque la chronophotographie se mele de mieux connaí'tre la réalité du mouvement, des gestes et des postures que prend l'ani mal ou l'homme dans ses diverses activités, on voit surgir une configuration neuve. Alliant corps nus et gestuelles, les recherches de Marey réintroduisent l'idéal sculptural, mais singulierement modifié par l'image photographique (et non la représentation) et par la répétition, en raison de la série des poses consécutives nécessaires a l'enregistrement du mouvement. Outre l'absence de coloris, 011 a reproché a la sculpture de n'etre qu'indifférence et impersonnalité. La matiere qu'elle emploie est « si froide, si réfractaire, si impénétrable », pour reprendre quelques qualificatifs diderotiens. Son manque d'ex pressivité justifie la condamnation d'un siecle épris de passion, de sentiment ou d'émotion, voire de physionomie. « Le marbre ne rit pas », écrit Diderot dans le Salan de 1765. Grave, austere, dénudée, tous les caracteres que Diderot prete a la sculpture en font un art de philosophe qui joue un role important dans sa théorie de la connaissance. Ses diverses qualités imposées par les limites du matériau répondent moins aux finalités de l'art qu'a celles de la raison et de l'esprit. On ne s'étonnera pas que le paral lele développé par la parabole de l'aveugle acheve la démonstra tion. La Lettre sur les aveugles ou celle sur les saurds et muets sont parmi les détours obligés de la réfiexion sur l'art et sur la connaissance au Siecle des Lumieres. Ces Lettres mettent en lumiere l'importance du sculptural. Au sein de ce dispositif imagi naire, le rapport a la sculpture participe d'une démarche scienti fique. Cette derniere dessine une continuité enfouie tout au long du XIX e siecle qui conduit a la chronophotographie. Instrument d'investigation méthodologique et dispositif esthétique, la chro nophotographie engage l'étude physiologique de l'etre animé sur le terrain du nu dont elle multiplie l'image sculpturale. A la fin de sa vie, Étienne-Jules Marey s'adonna a la sculpture. S'il rompt avec l'image du corps nu, le cinématographe sourd, muet et aveugle aux couleurs, prend place dans ce dispositif.
Mouvements divers autour de l'année 1895
Esthétique du mauvement cinématagraphique ----
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rogation non formulée qui joint de maniere intempestive plusieurs données, inventions et pratiques d'une part, textes et discours d'autre part, sans que cette distinction soit pertinente.
Au XIXe siecle s'installe l'idée que la statuaire est condamnée parce qu'elle use de corps nus tandis que la société contemporaine ne connaít que le déshabillé (dans des circonstances précises) ou que des corps habillés strictement. Le scandale du Déjeuner sur l'herbe est a l'horizon de ces considérations. A propos du Salo n de 1866, Zola observe que « si un art souffre du milieu moderne, c'est a coup sur la sculpture. Née au matin de l'humanité, chez des peuples vivants a demi nus, elle se trouve mal a l'aise dans nos sociétés vieillies, vetues de vetements sombres et étroits » (Zola, 1991, p. 224). On pourrait dire que la photographie met en image cette société habillée de noir et blanc dont Baudelaire, qui n'apprécie pas la photo, souligne un aspect : « Remarquez bien que l'habit no ir et la redingote ont non seulement leur beauté politique, qui est l'expression de l'égalité universelle, mais encore leur beauté poétique, qui est l'expression de l'ame publique - une immense défilade de croque-morts [... ]. Nous célébrons tous quelque enterrement » (Salan de 1846). Les travaux scientifiques de Marey, Demeny, Londe (ou Muybridge de l'autre coté de l'Atlantique) sont une impressionnante collection de nus du XIX e siecle. Ils réve1ent les mouvements effectués par des corps dénudés, voire revetus de collants qui effacent le concret de la nudité et transforment la série des attitudes fixées par l'appareil en une gesticulation digne d'un musée de la sculpture. L'art du nu académique se dissout dans l'exhibition raisonnée et le défilé sys tématique du corps chronophotographié. Ne peut-on dire que l'importance du nu dans la chronopho tographie constitue une réponse inattendue aux discours (hérités du Grand Siecle, notamment) opposant peinture et sculpture du point de vue du coloris que l'une possede alors que l'autre en est privée ? Pour le théoricien de l'art du XVII" siecle Roger de Piles,
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en effet, l'opposition s'articule d'autant mieux a la question du coloris qu'il privilégie dans son argumentation la nécessité d'imi ter la nature, et que celle-ci définit en quelque sorte la spécificité picturale. Selon lui, ce mode d'imitation distingue la peinture des autres arts. La sculpture ne peut que patir d'un tel raisonnement. Lorsque la chronophotographie se mele de mieux connaítre la réalité du mouvement, des gestes et des postures que prend l'ani mal ou l'homme dans ses diverses activités, on voit surgir une configuration neuve. Alliant corps nus et gestuelles, les recherches de Marey réintroduisent l'idéal sculptural, mais singulierement modifié par l'image photographique (et non la représentation) et par la répétition, en raison de la série des poses consécutives nécessaires a l'enregistrement du mouvement. Outre l'absence de coloris, on a reproché a la sculpture de n'etre qu'indifférence et impersonnalité. La matiere qu'elle emploie est « si froide, si réfractaire, si impénétra ble », pour reprendre quelques qualificatifs diderotiens. Son manque d'ex pressivité justifie la condamnation d'un siecle épris de passion, de sentiment ou d'émotion, voire de physionomie. « Le marbre ne rit pas », écrit Diderot dans le Salan de 1765. Grave, austere, dénudée, tous les caracteres que Diderot prete a la sculpture en font un art de philosophe qui ¡oue un role important dans sa théorie de la connaissance. Ses diverses qualités imposées par les limites du matériau répondent moins aux finalités de l'art qu'a celles de la raison et de l'esprit. On ne s'étonnera pas que le paral lele développé par la parabole de l'aveugle acheve la démonstra tion. La Lettre sur les aveugles ou celle sur les saurds et muets sont parmi les détours obligés de la réfiexion sur l'art et sur la connaissance au Siecle des Lumieres. Ces Lettres mettent en lumiere l'importance du sculptural. Au sein de ce dispositif imagi naire, le rapport a la sculpture participe d'une démarche scienti fique. Cette derniere dessine une continuité enfouie tout au long du XIXe siecle qui conduit a la chronophotographie. Instrument d'investigation méthodologique et dispositif esthétique, la chro nophotographie engage l'étude physiologique de l'etre animé sur le terrain du nu dont elle multiplie l'image sculpturale. A la fin de sa vie, Étienne-]ules Marey s'adonna a la sculpture. S'il rompt aVec l'image du corps nu, le cinématographe sourd, muet et aveugle aux couleurs, prend place dans ce dispositif.
Esthétique du mouvement cinématographique
Mouvements divers autour de I'année 1895"
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Le discours sur la nature indicieIle de l'image a fait date pour désigner l'image de type mécanique au temps de la repro ductibilité technique. Avec la prise d'empreinte lumineuse, en effet, se profile une autre théorie de I'image. Cette image (qui peut aussi bien etre cinématographique) se caractérise par sa dimen sion exemplairement photographique a laquelle s'adjoint I'auto matisme de la saisie. Elle se définit, selon le vocabulaire d'André Bazin, par une « ontologie " déterminée par le rapport a sa genese : « Aussi bien le phénomene essentiel dans le passage [... ] a la photographie ne réside-t-il pas dans le simple perfectionne ment matéricl [... ] mais dans un fait psychologique : la satisfac tion complete de notre appétit d'illusion par une reproduction mécanique dont l'homme est exclu. La solution n'était pas dans le résultat mais dans la genese " (Bazin, 1958 - « Ontologie de l'image photographique ,,). .' Il ressort de ces questions un diseours sur la photographie i qui eroise les caracteres de l'empreinte lumineuse avee l'idée du.!, gain de réalisme obtenu par l'enregistrement automatique du monde. Ce que recouvre la notion d'indice. Ce diseours a pu etra>:i appliqué au cinéma pour aceréditer notamment sa fonctio documentaire, elle-meme désignée, plus réeemment, par l'expres sion « einéma d u réel ". Pour André Bazin, de fa~on générale. l'invention cinématographique, telle qu'elle est née dans le ce veau des hommes, indépendamment des techniques qui vont I donner forme, s'identifie a « une représentation totale et int~ grale de la réalité ", « restitution parfaite d'une illusion d,. monde extérieur avec le son, la couleur et le relief ", ce qu'¡ appelle le « mythe du cinéma total" qui conduit le critique rappeler que « ee n'est pas la découverte de la photographie ro celle de la stéréoseopie (introduite dans le commerce peu temps avant les premiers essais de photographies animées. 1851) qui ouvrit les yeux aux chercheurs " (Bazin, 1958 - « mythe du cinéma total,,) car elle donnait l'illusiondu relief le mouvement. Représentation ou empreinte, les deux notionS' se recouvrent paso
Si l'on veut bien se souvenir des « raisons de l'art ", depuis la Grece ancienne jusqu'a Diderot, l'on retrouve le meme idéal : imiter la nature par les moyens de la représentation. lmpératif qui avait un sens plus élevé qu'on ne le croit. « Hérodote nous le fait sentir, quand il note pour que nous le sachions, qu'aux Jeux Olympiques d'Athenes un comité était chargé de faire faire les statues des meilleurs athletes par les seulpteurs les plus renom més, et d'en surveiller l'exécution. Quand elles ne représentaient pas tres exactement le modele, ces statues étaient brisées. Mais quand elles étaient la copie fidele de I'athlete, et parfaitement res semblantes dans le moindre détail, elles servaient a leur tour de modeles pour les sculptures qui devaient représenter les divinités et les dieux " (Vigneau, 1990). Chose eurieuse, face a la montée en force de la photogra phie, les révoltés de l'art que SOnt les peintres impressionnistes, organisent leur premiere exposition chez le photographe Nadar, comme si la peinture voulait rencontrer la photographie avant de s'en séparer. Tandis que Degas pratique la photographie en pro fessionnel bien plus qu'en amateur, il prend la tete du mouvement réaliste encouragé par Zola. II montre a I'exposition des impres sionnistes sa sculpture la Danseuse de 14 ans portant son vrai ruban de satin dans les cheveux et son vrai tutu de tulle, comme pour dépasser le réalisme tel qu'on l'entend, sans pour autant que ees détails (de I'ordre des objets trouvés ou des reliques), appa rentant eette sculpture a un effet de musée de cire, relevent de l'empreinte. A rebours de cet effet, Degas a pratiqué le moulage a la cire pour enregistrer rapidement des silhouettes en mouvement des différentes positions des danseuses. L'étude intitulée « La ressemblance par contacto Archéo logie, anachronisme et modernité de I'empreinte " (Di di Huberman, 1997) nous confronte a une exploration ni historique, ni anthropologique des formes et des usages du moulage allant des masques mortuaires aux Iinge de Véronique et saint suaire, sans oublier la feuille de vigne selon Duehamp. Rétive a l'histoire de l'art, la prise d'empreinte n'est pas représentation et pose des questions complexes a la ressemblance. On y vérifie une perma Dence des problématiques qui valurent au moulage comme a la ~~Otographie les memes dénigrements. Toutefois, la reproductibi te technique et automatique dans la photo est bien différente du
Esthétique du mouvement cinématographique ..
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Mouvements divers autour de I'année 1895
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Le discours sur la nature indicielle de I'image a fait date pour désigner I'image de type mécanique au temps de la repro ductibilité technique. Avec la prise d'empreinte lumineuse, en effet, se profile une autre théorie de I'image. Cette image (qui peut aussi bien etre cinématographique) se caractérise par sa dimen sion exemplairement photographique a laquelle s'adjoint l'auto matisme de la saisie. Elle se définit, selon le vocabulaire d'André Bazin, par une « ontologie » déterminée par le rapport a sa genese : « Aussi bien le phénomene essentiel dans le passage [... ] a la photographie ne réside-t-il pas dans le simple perfectionne ment matériel [... ) mais dans un fait psychologique : la satisfac tion complete de notre appétit d'illusion par une reproduction mécanique dont I'homme est exclu. La solution n'était pas dans le résultat mais daos la genese » (Bazin, 1958 - « Ontologie de I'image photographique »). I! ressort de ces questions un discours sur la photographie qui croise les caracteres de I'empreinte lumineuse avec l'idée du gain de réalisme obtenu par I'enregistrement automatique du monde. Ce que recouvre la notion d'indice. Ce discours a pu etre appliqué au cinéma pour accréditer notamment sa fonction documentaire, elle-meme désignée, plus récemment, par I'expres sion « cinéma du réel ». Pour André Bazin, de fa¡;:on générale, l'invention cinématographique, telle qu'elle est née dans le cer veau des hommes, indépendamment des techniques qui vont lui donner forme, s'identifie a « une représentation totale et inté- ,. grale de la réalité », « restitution parfaite d'une illusion du monde extérieur avec le son, la couleur et le relief », ce qu'il appelle le « mythe du cinéma total » qui conduit le critique a rappeler que « ce n'est pas la découverte de la photographie mais celle de la stéréoscopie (introduite dans le commerce peu de' temps avant les premiers essais de photographies animées en, 1851) qui ouvrit les yeux aux chercheurs » (Bazin, 1958 - « Léi mythe du cinéma total ») car elle donnait I'illusion du relief sans le mouvement. Représentation ou empreinte, les deux notions ne se recouvrent paso
Si l'on veut bien se souvenir des « raisons de I'art », depuis la Grece ancienne jusqu'a Diderot, I'on retrouve le meme idéal : imiter la nature par les moyens de la représentation. Impératif qui avait un sens plus élevé qu'on ne le croit. « Hérodote nous le fait sentir, quand il note pour que nous le sachions, qu'aux Jeux Olympiques d'Athenes un comité était chargé de faire faire les statues des meilleurs athletes par les sculpteurs les plus renom més, et d'en surveiller I'exécution. Quand elles ne représentaient pas tres exactement le modele, ces statues étaient brisées. Mais quand elles étaient la copie fidele de I'athlete, et parfaitement res semblantes dans le moindre détail, elles servaient a leur tour de modeles pour les sculptures qui devaient représenter les divinités et les dieux » (Vigneau, 1990). Chose curieuse, face a la montée en force de la photogra phie, les révoités de I'art que sont les peintres impressionnistes, organisent leur premiere exposition chez le photographe Nadar, comme si la peinture voulait rencontrer la photographie avant de s'en séparer. Tandis que Degas pratique la photographie en pro fessionnel bien plus qu'en amateur, il prend la tete du mouvement réaliste encouragé par Zola. I! montre a I'exposition des impres sionnistes sa sculpture la Danseuse de 14 ans portant son vrai ruban de satin dans les cheveux et son vrai tutu de tulle, comme pour dépasser le réalisme tel qu'on l'entend, sans pour autant que ces détails (de I'ordre des objets trouvés ou des reliques), appa rentant cette sculpture a un effet de musée de cire, relevent de I'empreinte. A rebours de cet effet, Degas a pratiqué le moulage a la cire pour enregistrer rapidement des silhouettes en mouvement des différentes positions des danseuses. L'étude intitulée « La ressemblance par contacto Archéo logie, anachronisme et modernité de I'empreinte » (Didi Huberman, 1997) nous confronte a une exploration ni historique, ni anthropologique des formes et des usages du moulage allant des masques mortuaires aux linge de Véronique et saint suaire, sans oublier la feuille de vigne selon Duchamp. Rétive a l'histoire de l'art, la prise d'empreinte n'est pas représentation et pose des questions complexes a la ressemblance. On y vérifie une perma nenee des problématiques qui valurent au moulage comme a la photographie les memes dénigrements. Toutefois, la reproductibi lité technique et automatique dans la photo est bien différente du
Esthétique du mouvement cinématographique moulage en raison de la présence d'une forme pen.ue comme un acte « représentatif " volontaire. Issu du cadrage, de la distance d'avec I'objet ou de diverses composantes lumineuses, I'acte pho tographique, en effet, donne toute sa place a la volonté interpré tative et représentative. Au XIXe siecle, oil naissent les premieres images mécaniques, les inventions qui s'enchainent suscitent une terminologie déli rante qui fait se succéder Praxinoscope, Bioscope, Kinétoscope, Panoptikon et autres. Avec la chronophotographie, il apparait que la préoccupation des chercheurs n'était guere réaliste au sens oil ce terme définit les effets de ressemblance obtenus par un art maitrisé de la représentation (visuelle ou littéraire). Albert Londe a la Salpetriere, Étienne-Jules Marey a la Station de Physiologie, ne cherchent-ils pas a fixer par I'image mécanique ce que I'on n'avait pas vu, ou pas pris la peine de voir, ou pas eu la possibi lité de voir ? L'ambition sur laquelle repose l'enregistrement du galop du cheval par Marey ou Muybridge est bien de révéler ce qu'on n'avait pas encore remarqué: a un certain moment, le che val ne repose sur aucune de ses jambes, ou sur une seule. La décomposition par l'image fait justement apparaitre la dimension non réaliste du mouvement et, paradoxalement, rend justice a une métaphore aussi usée que celle consistant a dire d'un cheval rapide qu'il « vole ". On vérifie par ailleurs que les recherches de Marey restent toujours dépendantes de la « méthode graphique " a laquelle il a d'abord eu recours pour obtenir un graphe ou un diagramme visuel du mouvement étudié scientifiquement. II ne passe a la pho tographie que dans la mesure oil celle-ci lui permet d'habiller d'un corps le tracé obtenu automatiquement, sur un support enregis treur, par I'inscription due a un stylet relié au mobile qui se déplace. Plus que de saisir un corps en mouvement, il s'agit de donner un corps au mouvement. On ne dira pas autre chose du travail de Rodin. A propos de Figure volante (1890) qui ne garde du noyau anatomique que ce qu'il faut au geste pour s'accomplir, Leo Steinberg écrit : « Plutót qu'il n'a modelé un corps en mouve ment, Rodin a donné corps a un mouvement, n'offrant de ce corps que le minimun nécessaire pour I'accomplissement de ce mouve ment " (Steinberg, 1991). Ce renversement est notable et fait de la chronophotographie le lieu d'une double apparition : décomposi-
Mouvements divers autour de I'année 1895 tion du mouvement en ses aspects encore jamais vus et modula tion corporelle autour de la trace figurée schématiquement par la méthode graphique. De ce point de vue, on peut dire de ces pra tiques qu'elles sont artistiques si I'on s'en tient a I'idée que l'art ne montre pas le visible mais « rend visible ", selon la formule de Paul Klee. Toutefois, il faut ajouter que, chez Marey, le visible des mouvements, des corps, des etres est toujours étroitement circons crit. Limité dans son apparition, il obéit a différentes proéédures (le modele humain revetu d'un collant noir, muni de points lumi neux seuls perceptibles, est la plus connue mais les dispositifs con<;:us par cet infatigable chercheur sont tres nombreux. - Voir Michaud, 1996). Les corps en mouvement sont amenés a compa raitre sous une forme spectrale, intermédiaire entre une pure photographie référentielle et un strict tracé schématique. A rebours du réalisme, voir ce que nul reil ne pouvait perce voir ouvre un champ nouveau a la définition de l'image (au sens du XIXe siecle, bien entendu, car, dans ses origines, le mot imago a rapport avec I'invisible) qui peut accueillir les fantasmagories con<;:ues autour des pratiques des spirites (photographier I'ecto plasme d'un etre disparu), aussi bien que les radiographies obte nues par les rayons X.
Pour Ricciotto Canudo, Élie Faure, Walter Benjamin ou d'autres, avant meme André Malraux, le cinéma est le septieme art parce qu'il accomplit et, sans doute, dépasse ce que les autres avaient réalisé ou tenté avant lui, ce qui fait sa différence. Un aspect de cette quete des arts est assurément ce qu' André Bazin n'hésite pas a nommer « I'obsession du réalisme ". Dans un article de 1945, « Ontologie de l'image photographique ", Bazin corrige quelque peu le sens de ce réalisme nouveau apporté par l'image mécanisée, photographique ou cinématographique, qui ne dépend que de son automatisme : « Aussi bien le phénomene essentiel dans le passage de la peinture baroque a la photographie ne réside-t-il pas dans le simple perfectionnement matériel (la
Esthétique du mouvement cinématographique
Mouvements divers autour de I'année 1895 -
photographie restera longtemps inférieure a la peinture dans I'imitation des couleurs), mais dans un fait psychologique » (Bazin, 1958). Le savoir (meme tres approximatif au plan tech nique) relatif a la genese de i'acte photographique est décisif dans la définition de I'ontologie de I'image photographique (ou ciné matographique). Ce que Jean-Marie Schaeffer baptisera le « savoir de I'arché » sous-tend principalement la perception réception de la photographie (Schaeffer, 1987). Bazin utilise le terme d'ontologie mais aussi celui de psycha nalyse, tandis que Malraux préfere celui de « psychologie » pour la série des quatre essais, y compris celui sur le cinéma, publiés dans la revue d'art Verve a partir de 1937. Cette ontologie est quelque peu trompeuse car elle privilégie la quete d'un réalisme accru, celui-ci étant entendu comme une adéquation a la percep tion oculaire. Tandis que se multiplient les inventions portant sur I'image mécanisée, l'Allemand Rontgen découvrant les rayons X, i'invisi bilité des phénomenesmatériels s'ajoute et vient dédoubler celle des phénomenes de fantasmagories spirites auxquels le XIxe siecle a beaucoup cru. Ces innovations convergent pour produire une meme inquiétude : nous sommes plongés dan s un monde dont nous ne percevons qu'une infime part des manifestations sen sibles. Aveugles, sourds, nous le sommes, mais plus au sens de Diderot et de la réfiexion esthétique du XVIII e siecle. L'~il, dont le peintre, jusque-Ia, se fiattait d'user pour afficher sa vis ion du monde doit reconnaitre son impuissance face a de telles révéla tions. Va s'y ajouter cette autre dimension de la représentation par images que Freud nomme I'inconscient. Si bien que I'on peut s'interroger sur le sens du célebre compte rendu de Maxime Gorki assistant, en juin 1896, a Nijni Novgorod, a la premiere représentation du Cinématographe Lumiere : « Hier soir, j'étais au royaume des ombres. Si seulement vous pouviez vous représenter I'étrangeté de ce monde. Un monde silencieux, sans couleurs. Tout ici - la terre, I'eau et I'air, les arbres, les gens - tout est fait d'un gris monotone » (le texte est in extenso dans Toulet, 1988). Ne désigne-t-il que I'insuffisance (en termes de réalisme ordinaire) de la nouvelle image monochrome et au mouvement ralenti, ou bien fait-il fond (meme obscurément) sur un pouvoir insoupc;:onné ? A propos de I'impression d'ombre, 42
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rappelons que William Henry Fox Talbot avait nommé, en 1835, son invention de la photographie, skiagraphie (écriture de I'ombre) en un temps Ol! ne s'était pas encare imposé le discours « réaliste » sur la photographie comme documento Devant la plai sante Partie d'écarté, les mots de I'écrivain russe suggerent quelque Invention de Morel ou un dispositif optique imaginé par Raymond Rousse! : « On dirait que ces joueurs sont morts et que leur ombre a été condamnée a jouer aux cartes en silence pour I'éternité. » L'une des conséquences a plus long terme de la fascination éprouvée devant l' « autre » monde créé par ces « vues » est qu'un partage devra s'établir entre ceux qui croient au réalisme ordi naire, toujours perfectible, du cinéma, et ceux qui devinent en lui d'autres possibilités. En réponse a une enquete lancée par René Clair en 1923, Antonin Artaud affirme que le cinéma « exige la rapidité mais surtout la répétition ». « J'ai toujours distingué dans le cinéma une vertu propre au mouvement secret et a la matiere des images » écrit-il en 1927 dans un texte qui sera publié en partie dans le catalogue du festival du Film maudit de Biarritz, en 1949 (Artaud, 1978). Dans les pages qu'il a écrites sur le cinéma, on vérifie qu'il n'hésite pas a utiliser le terme de « sorcel lerie ». Le cinéma, tout comme les arts plastiques et visue!s, engage deux conceptions opposées entre ceux qui croient au réa lisme d'un art encore rétinien (( Je ne suis qu'un ~il », lance Monet) et ceux qui promeuvent une autre définition de I'art fon dée tant6t sur I'invisible tant6t sur i'intériorité, quand il ne s'agit pas d'inconscient. On peut a nouveau vérifier que les arts ne s'affrontent pas entre eux mais que, au cours de I'histoire, ils réalisent, chacun en son propre sein, des séries de partages mouvants. Parlant de la « différence des arts », Jean Lauxerois et Peter Szendy énoncent : « Différence fait moins signe, ici, vers ce qui sépare un art d'un autre que vers ce qui le sépare de lui-meme. Interroger une telle différence exclut a la fois le repli identitaire de chaque art sur lui meme et son ouverture non problématique sur une pluralité conc;:ue comme une donnée factuelle (ou ce qui revient peut-etre au meme, ontologique). Un te! repli suppose qu'il existe une idéa lité de chaque art constituée a priori [... ]. Et une telle ouverture suppose quant a elle une recollection des éléments plurie!s a
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I'échelle d'une totalité se donnant pour la figure de I'unité de I'art» (Lauxerois-Szendy, 1997). Suivre OU passe la coupure per met de distinguer un devenir a I'art cinématographique autant qu'une provenance dans ce qui le travaille a sa propre limite.
II UN PAS AU-DELA : DU TEMPS DES
EXPOSITIONS A CELUI DES PASSAGES
De Baudelaire est connue I'invention, au demeurant si carac téristique du XIX e siecle, du néologisme « modernité ». La chose est plaisante chez le poete doublé du critique d'art qui a tant ceuvré contre le goút bourgeois du réalisme et qui a été un détrac teur virulent de la photographie, pratique admirée des bourgeois. Réalisme et photographie, ces deux termes ne bornent-ils pas, dans une premiere définition, la notion de modernité en cette fin de XIX e siecle ? Le concept de « moderne », s'il reste opératoire parce que Baudelaire sut ne pas en réduire I'application a une société a I'industrialisation naissante (et donc appelée a étre dépassée), demeure cependant ambiguo La modernité qu'aucune définition n'épuise manifeste, a chaque génération et le plus souvent de fa<;on éclatante, le senti ment d'appartenance a des temps nouveaux et, dans le méme mouvement, une relation différente au temps historique, ressenti non comme une chronologie mais bien comme un état de rupture lié a une fragmentation du continuum tempare!. La rupture prin cipale chez Baudelaire peut se situer dans la primauté qu'il accorde au temps présent ou plus précisément a I'instant. Refusant a la fois la « folie du progres » et I'accusation de déca dence «< Mot vague, écrit-il a Jules Janin, derriere lequel s'abri tent notre paresse et votre incuriosité ... »), il ne se satisfait pas non plus du constat dépréciatif sur son époque résultant de I'idée
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Du temps des Expositions
a celui des passages
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romantique d'une génération qui sait ne plus appartenir au passé prestigieux des révolutions ni 3 celui de l'épopée napoléonienne. La notion de modernité découle de la valeur de l'instant. Ce n'est pas nécessairement ainsi qu'on l'entendra plus tardo Toutefois, la valeur de cet instant est dépendante de plusieurs figures, au sens conjugué d'image et de notion abstraite. De fac,:on apparemment paradoxale, Baudelaire a privilégié la figure du fláneur et fait de la rue du XIX e siecle un spectacle auquel on se rend. Comme dans les passages parisiens, on va 3 l'exposition, au panorama ou au musée. Ce fiáneur est lui-meme double selon qu'il correspond 3 des comportements bourgeois, ou qu'il finit par adopter le point de vue du poete. Liés au mouve ment de la promenade, l'aspect de la rue autant que la silhouette humaine s'en trouvent modifiés. La marche alliée au regard du fiáneur n'est pas de nature cumulative mais procede au contraire, par disjonction, 3 une mise en piece instantanée des effets de res semblance et d'identification. On assiste alors, dans des poemes comme « Le cygne »,3 une composition hétéroclite d'invraisem blances qui font les « tableaux » de Paris 3 l'image du rassemble ment disparate que Dürer aplacé dans l'allégorie de la Mélancolie (voir Starobinski, 1989). Le tableau baudelairien n'a rien d'une comédie humaine ordonnée selon l'ordre historique et une typologie sociale comme chez Balzac, auxquels peuvent s'ajouter les lois de l'hérédité selon Zola. Waiter Benjamin, en proposant de faire d'une série sans classification d'items variés (le passage, le panorama, Granville, le fiáneur, l'exposition, la fan tasmagorie... ) les emblemes du XIX e siecle, révele cette dimension baudelairienne de la marche qui allégorise toute une époque. Toute flánerie est, 3 l'instar du poeme « La charogne », une saisie de l'apparent bouillonnement de la vie (organique ou sociale, qu'importe) sous l'espece du vrombissement de mouches qui se transmue en une rigidité cadavérique. Autrement dit, la fiánerie est un opérateur de métamorphose qui fait osciller du régime photographique 3 celui, sculptural, de la décomposition du mou vement. Procédant par une prise quasi photographique du monde assortie d'un feuilletage arbitraire de vues (une chronophotogra phie), la flánerie ne compose une suite que dans l'instant, avant qu'un autre surgissement ne se produise et ne transforme le « tableau » 3 vue.
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A propos du « peintre de la vie moderne » [Constantin Gruys], Baudelaire observe: « Dans l'exécution de M. G. se mon trent deux choses : l'une, une contention de mémoire résurrection niste, évocatrice, une mémoire qui dit 3 chaque chose "Lazare, leve-toi !" ; et l'autre, un feu, une ivresse de crayon, de pinceau, ressemblant presque 3 une fureur. C'est la peur de n'aller pas assez vite, de laisser échapper le fantome avant que la synthese n'en soit extraite et saisie ; c'est cette terrible peur qui possede toús les grands artistes et qui leur fait désirer si ardemment de s'approprier tous les moyens d'expression pour que jamais les ordres de l'esprit ne soient aitérés par les hésitations de la main ... » Les termes choi sis par Baudelaire suggerent une alliance de contraires, un mélange de sculpture et de photographie : une contention de mémoire résurrectionniste et la trace instantanée de la vie. Le critique d'art qui salue le travail d'un artiste « moderne » en ces termes n'aura pourtant pas de mots assez durs pour discréditer 3 la fois la pho tographie récente et la sculpture traditionnelle.
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A-t-on assez remarqué en effet, que non content de viiipen der les pratiques nouvelles qui s'annoncent avec l'ere de la photo graphie, Baudelaire condamne paralleIement, avec autant de sévé rité et presque dans les memes termes, la sculpture? Cette critique s'exerce dans l'écart entre deux pratiques opposées par la maniere et dans le temps. Critique intervallaire s'exerc,:ant entre deux régimes d'image, l'un traditionnel et l'autre moderne, l'un appartenant 3 l'ere de la reproductibilité technique, l'autre aux arts manuels. Le point de vue baudelairien semble tout d'abord, par cette attitude, se conformer 3 la faveur dont jouit la peinture, reine des arts depuis le paragone. Mais, au XIX e siecle, les termes de la querelle ont changé. Baudelaire ne peut ignorer qu'avec ce qu'il qualifie de « moderne » adviennent d'autres enjeux pour les arts. Si bien qu'il nous paraít impossible de ne pas considérer ensemble
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ce double mouvement de rejet chez le critique d'art des Salons. En rapprochant les textes qui concernent soit la sculpture, soit la' photographie, il se produit une forme d'al1iance de contraires fon' suggestive, une secrete correspondance bien dans la maniere de Baudelaire. Le critique ne prise guere la sculpture qu'il juge « ennuyeuse » dans le Salan de 1846. En 1859, quoique toujours négative, son opinion a quelque peu évolué, probablement sous l'influence du sculpteur Ernest Christophe (dédicataire du poeme « Le masque" des Fleurs du mal). C'est dans le Salan de 1859 que trouve place l'étude sur la photographie. Outre les raisons objectives liées a l'émergence de cette nouvel1e pratique, un fait historique conduit Baudelaire a rédiger ce texte : « C'était la pre miere fois que la photographie avait obtenu droit de cité, non pas dans l'Exposition des Beaux-arts, a proprement parler, mais a l'intérieur des memes batiments " (note dans Baudelaire, 1976, p. 1391). Au moins depuis 1853, dans « Morale du joujou ", le critique d'art a bien perr;u ce qui se joue avec les nouveaux appa reils de spectacle optique, et tout particulierement avec le stéréo scope dont il précise qu' « [il] donne en ronde-bosse une image plane ". Il souhaite porter un coup fatal, en 1859, en vilipendant le public contemporain, amateur de ce spectacle comparé a un commerce de photographies obscenes (ce qu'il pouvait etre) : « Des mil1iers d'yeux avides se penchaient sur les trous du stéréo scope comme sur les lucarnes de l'infini. " L'attaque contre la sté réoscopie parait déplacée dans cet article consacré a la photogra phie, mais le sous-entendu du jugement de Baudelaire repose sur la référence a la sculpture. Le point commun entre les invectives lancées a l'encontre de la sculpture et de la photographie est un meme mépris du credo de la nature partagé par le public ainsi que de la « domination progressive de la matiere " sur la poésie et sur l'imagination, « reine des facultés ". Dans cet anicle, « Le public moderne et la photographie ", aucune ceuvre ni aucun photographe n'est cité alors que l'année 1859 est riche en événements : outre le Salon proprement dit s'ouvre également la troisieme exposition de la Société franr;aise de photographie. La méthode de Baudelaire pour la rédaction du Salan de 1859 est exposée dans une lettre a son ami Nadar: « J'écris maintenant un Salon sans l'avoir vu.
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Mais j'ai un livret. " En vérité, il n'a fait qu'une seule visite consa crée a repérer les nouveautés. Quoi qu'il en soit, le Salan qu'il rédige se présente moins comme une critique des ceuvres que com me une promenade philosophique et un exposé des concep tions esthétiques du poete. A ses yeux, le gout du réel s'est infiltré dans le monde de I'an par une influence réciproque du public sur l'artiste et de 1'artiste sur le public. La photographie ne fait qu'ag graver le malentendu qui n'a fait que croitre avec la propagation des idées du mouvement réaliste tant en littérature qu'en peinture. Le texte sur la photographie parait constituer la conclusion générale d'un raisonnement dont on trouverait le préalable dans les discours les plus anciens consacrés a la sculpture. Reprenant une bonne part des arguments traditionnels sur I'infériorité de la sculpture face a la peinture, Baudelaire peut établir une liste des eHets induits par 1'art du statuaire. La question du coloris, ajou tée au manque d'expressivité et d'émotion, aboutit sans surprise a ce que la sculpture soit jugée monotone et terne. La catégorie de l' « ennuyeux " comme trait définitoire du sculptural intrigue davantage. En la croisant avec la critique faite a la photographie, il apparait que c'est la volonté d'imitation de la nature qui pro voque cet eHet. Dans « Le public moderne et la photographie », on lit que le « public ne cherche que le Vrai. Il n'est pas artiste, naturellement artiste ; philosophe peut-etre, mora liste, ingénieur, amateur d'anecdotes instructives, tout ce qu'on voudra, mais jamais spontanément artiste, Il sent ou plutót, il juge successive ment, analytiquement. " Vers 1858-1860, dans ce texte souvent remanié, « L'art philosophique ", on peut lire que celui-ci « est un retour vers l'imagerie nécessaire a 1'enfance des peuples, et s'il était rigoureusement fidele a lui-meme, il s'astreindrait a juxtapo ser autant d'images successives qu'il en est contenu dans une phrase quelconque qu'il voudrait exprimer. " L'on reconnait une autre formulatian de ce primitivisme du gout pour la nature que Baudelaire attache, en 1846, a la sculprure désignée par l'expres sion « art de Cara-¡bes ". En outre, le caractere philosophique est attribué depuis le XVlII e siecle a la sculpture. En rapprochant ces deux réflexions, on releve que l'auteur s'en prend a une attitude « analytique " partagée par le public autant que par ce type d'ar tiste. La successivité dans le sentir comme dans la création est assurément a l'opposé du travail de I'imagination qui suscite les
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« correspondances ». Ce dernier trait, cammun a la sculpture et a la photographie, devient caractéristique aux yeux de Baudelaire d'une absence de poésie. Ainsi la sculpture serait ennuyeuse comme la photographie qui détaille, hache menu le mouvement naturel et le duplique inlassablement. A égalité avec la photogra phie (mais aussi, au cours des années 1850-1860, avec des pra tiques paralleles comme le stéréoscope, le bioscope ou le phéna kistiscope, ou mieux encore avec ce qui sera, a partir de 1860, la chronophotographie), on vérifie que, sous sa plume, la sculpture « montre trop de faces a la fois » et que ses minuties sont autant de puérilités (Salan de 1846). Les questions du point de vue mul tiple (sculptural) et de la multiplicité (photographique) des vues se rejoignent dans la réprobation du poete. Dans le Salan de 1859, qui fait une si grande place au « gouvernement de l'imagi nation », la réponse aux doctrinaires de la nature devient : « Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui esto » Le credo 'i baudelairien qui ne lui a pas permis de comprendre l'importance du paysage en 1859 (Loyrette, 1994, p. 7) s'applique tout parti- " culierement aux procédés de reproduction (mécaniques ou non) . tendant a dupliquer analytiquement le rée1.
En quoi consiste
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r« imagerie » du
Plusieurs ouvrages récents ont mis en lumiere la relation qui existe entre la littérature du XIX' siecle et un imaginaire photogra phique d'une part, et d'autre part, un ensemble de types d'images datées (affiches, illustrations, caricatures, frontispices, etc.), et, au dela, les « imageries » (ce développement est redevable a Philippe Hamon - 2001). « Le dix-neuvieme siecle semble s'inaugurer sur une véritable pulsion, une "poussée du regard" (lean Starobinski) vers un monde considéré comme un inépuisable réservoir d'images. » L'image a lire se met a collaborer étroitement avec l'image a voir, l'image écrite avec l'image visuelle, au point que Champf1eury, apres 1870, intitule sa revue, L'Imagerie nauvelle. Le XIX e siecle n'a certes pas inventé l'image comme il n'a pas inventé la littérature, écrit Philippe Hamon, mais il a modifié
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profondément leur relation qui prend place désormais entre les lanternes magiques et les panoramas de la fin du XVI¡¡e siecle et le einéma de la fin du XIX' siecle. Entre ces deux termes, on assiste a une prolifération de nouveaux objets (caricature, daguerréotype, photographie, image d'Épinal, affiche, livre illustré, chronopho tographie, carte postale), de lieux nouveaux ou pas (musée, Salon annuel, exposition universelle, collection privée, passage et vitrine, théátre des Funambules pour la pantomime de Deburau), de nouvelles techniques (photo sur plaque, sur papier, lithogra phie en couleur, gravure sur bois de bout, pantomime lumineuse de Reynaud, enregistrement sonore, enregistrement du mouve ment) avec lesquelles triomphe l'extreme diversité de l'image (en deux ou trois dimensions, par impression d'imprimerie ou par empreinte, en noir comme la gravure ou la photo, en couleurs, etc.) jusqu'a représenter parfois des mondes en raccourci (joujou, maquette, objet kitsch de boudoir ou de cheminée), parfois un objet bien réaliste comme le perroquet empaillé d' Un cceur simple. Le XIX' siecle littéraire, conclut Philippe Hamon, devient « un champ de bataille perpétuel mettant aux prises des systemes et sous-systemes de représentation a la fois complémentaires, soli daires et concurrents ... ». Désormais, les avant-gardes littéraires vont chercher leurs modeles du coté de la non-littérature ; aban donnant la tradition de l'ut pictura paesis, elles se tournent vers une nouvelle imagerie (populaire, industrielle, mécanique). Le livre n'est pas le seul en jeu, ni le journal, mais les murs de la ville, de l'appartement, les images commerciales de la réclame, les enseignes de l'industrie. C'est toute une société faisant l'expé rience que l'image n'est pas seulement objet extérieur du regard mais qu'elle est intérieure, installée dans la mémoire, filtrant le réel lui-meme qu'elle travestit, comme l'écrira bientot Marcel Proust. « Le dix-neuvieme siecle, selon Philippe Hamon, c'est une bataille de musées d'images, de musées imaginaires. » Achaque étape de ce processus, la société du XIX' siecle s'est vue, sans en avoir nécessairement conscience, comme une grande machine a photographier. A l'intérieur des textes comme a leur coté, le lecteur rencontre la photographie comme imaginaire litté raire (sur ces questions, voir Thélot, 1999 et 2003, Grivel, 1999, Ortel, 2002 et Grojnowski, 2002), plus rarement comme illustra tion (dans Bruges la marte de Rodenbach, exemplairement). Le
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-----------dispositif photographique et les nombreux concepts qui s'y ratt: chent constituent, chez les écrivains, une structure qui leur sen. concevoir « photographiquement » l'an, la société et I'hom modernes. Soit directement par le lexique qui y renvoie (boit~ boite noire, chambre, impression, objectif... ), soit indirectemen . naissent des images vues ou pensées hantant le texte de leur caro tere photographique. Ailleurs, I'imaginaire photographique seJ prolonge tantot dans la pantomime simulant la performance st~ tique du cliché, tantót dans la statuaire empruntant au nouvel art:!; du geste et de la pose en studio. D'un coté, I'art du Pierrot vert¡' de blanc ; d'un autre, la perception du noir : « Tout devient noie en ce siecle; la photographie, c'est comme I'habit noir des choses ", écrivent les Goncourt dans leur ¡ournal, le 4 juin 1857, tandis que Baudelaire ironise sur « I'immense défilade " de redin gotes noires, uniforme de ses contemporains ou l'on pen;oit la livrée quasi chronophotographique de I'homme modele mareyen. De la sphere privée du collectionneur (les Goncourt décrivenr le salon d'un grand amateur du temps) ou de I'univers fermé du laboratoire de la Station de physiologie fondée par Étienne-Jules Marey, si l'on passe a la vie publique, on voit se généraliser une iconomanie. Tout en excédant le gout IIIe République pour le monument urbain et la sculpture de ville, ce défilé d'images peut se retrouver sur les murs, sur les affiches et autres placards poli tiques ou commerciaux, dans les vitrines et les passages urbains. Défilés affrontés aux piétons des rues modernes dans un effet de miroir : foule face a une autre foule, gesticulation face a une autre gesticulation. Par un renversement du contenant au contenu, prend forme une sone de cabotinage généralisé de tout un siecle soumis a la pose photographique ou a la réclame tel que I'épingle une chronique de Maupassant dans Le Gaulois du 19 mai 1881 (( Enthousiasme et cabotinage", cité dans Hamon, 2001, p. 161), mais que l'on peut percevoir aussi dans les photos de Nadar des célébrités de son temps et, bien sur, dans les athletes ou les figu rants exhibitionnistes des chronophotographies.
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A la fin du
XVIII e
siecle, Sébastien Mercier écrit dans son Tableau de Paris : « Que de tableaux éloquents qui frappent I'reil dans tous les coins des carrefours, et quelle galerie d'images, pleine de contrastes frappants pour qui sait voir et entendre. " On déceIe, dans ce livre, le passage de la lointaine ekphrasis a un mode nouveau du voir. Lié a une vivacité de la description, celui ci exalte le paysage urbain du carrefour, le mélange pittoresque et hétéroclite, avant de laisser advenir, par l'image mécanique qui préleve sur le champ visuel, la coupe significative. A un autre point de vue, c'est déja le regard du fLlneur qui perce, transfor mant le réel en image, la ville en un spectacle ou en un vaste livre illustré a déchiffrer, assimilant tout badaud a un lecteur ou a un visiteur de lieux socialisés (et non a un explorateur du monde sau vage, bien entendu). Le courant littéraire inauguré par Mercier dans ses « tableaux " se poursuit pendant le XIX e siecle sous des formes diverses : ces « galeries d'images » (métaphore de Mercier), se retrouvent dans l'Avant-propos de La Comédie humaine de Balzac, comme le remarque Philippe Hamon. La ville et surtout le boulevard deviennent la « patrie du vrai philosophe ", selon un titre de Mercier, spectateur au regard outillé (iorgnon, lunette ou loupe, fictifs ou non, quand il ne s'agit pas du crayon du chroniqueur) pour disséquer le mouve ment de la rue et des promeneurs. Mobile, immergé dans la grande ville ou, au contraire, voyageur en chambre posté a sa fenetre ou a sa table de travail, tous, fláneurs et regardeurs, font du réel une « maison de verre ", selon le mot de Zola, tandis que collecter des documents humains, ou encore dévoiler et percer a jour, composent tout projet réaliste. De I'intérieur a I'extérieur, de la rue a la chambre, un mouvement réversible des regards s'im prime a tout cet univers moderne. A une conception mécanique et confiante du progres, Walter Benjamin oppose une vision catastrophique, liée a I'identification de la modernité a un enfer. Dans ses notes sur Baudelaire, il évoque ce présent : « Il faut fonder le concept de progres sur
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Esthétique du mouvement cinématographique dispositif photographique et les nombreux concepts qui s'y ratta chent constituent, chez les écrivains, une structure qui leur sert a concevoir « photographiquement » l'art, la société et I'homme modernes. Soit directement par le lexique qui y renvoie (bolte, bOlte noire, chambre, impression, objectif... ), soit indirectement, naissent des images vues ou pensées hantant le texte de leur carac tere photographique. Ailleurs, I'imaginaire photographique se prolonge tantot dans la pantomime simulant la performance sta tique du cliché, tantot dans la statuaire empruntant au nouvel art du geste et de la pose en studio. D'un coté, I'art du Pierrot vetu de blanc ; d'un autre, la perception du noir : « Tout devient noir en ce siecle; la photographie, c'est comme l'habit noir des choses », écrivent les Goncourt dans leur ¡ournal, le 4 juin 1857, tandis que Baude!aire ironise sur « I'immense défilade » de redin gotes noires, uniforme de ses contemporains OU I'on per~oit la livrée quasi chronophotographique de I'homme modele mareyen. De la sphere privée du collectionneur (les Goncourt décrivent le salon d'un grand amateur du temps) ou de I'univers fermé du laboratoire de la Station de physiologie fondée par Étienne-Jules Marey, si l'on passe a la vie publique, on voit se généraliser une iconomanie. Tout en excédant le gout lIle République pour le monument urbain et la sculpture de ville, ce défilé d'images peut se retrouver sur les murs, sur les affiches et autres placards poli tiques ou commerciaux, dans les vitrines et les passages urbains. Défilés affrontés aux piétons des rues modernes dans un effet de miroir : foule face a une autre foule, gesticulation face a une autre gesticulation. Par un renversement du contenant au contenu, prend forme une sorte de cabotinage généralisé de tout un siecle soumis a la pose photographique ou a la réclame te! que I'épingle une chronique de Maupassant dans Le Gaulois du 19 mai 1881 (<< Enthousiasme et cabotinage », cité dans Hamon, 2001, p. 161), mais que l'on peut percevoir aussi dans les photos de Nadar des célébrités de son temps et, bien sur, dans les athletes ou les figu rants exhibitionnistes des chronophotographies.
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A la fin du XVIII e siecle, Sébastien Mercier écrit dans son Tableau de Paris : « Que de tableaux éloquents qui frappent I'reil dans tous les coins des carrefours, et quelle galerie d'images, pleine de contrastes frappants pour qui sait voir et entendre. » On déceIe, dans ce livre, le passage de la lointaine ekphrasis a un mode nouveau du voir. Lié a une vivacité de la description, celui ci exalte le paysage urbain du carrefour, le mélange pittoresque et hétéroclite, avant de laisser advenir, par I'image mécanique qui préleve sur le champ visue!, la coupe significative. A un autre point de vue, c'est déja le regard du fláneur qui perce, transfor mant le réel en image, la ville en un spectacle ou en un vaste livre illustré a déchiffrer, assimilant tout badaud a un lecteur ou a un visiteur de lieux socialisés (et non a un explorateur du monde sau vage, bien entendu). Le courant littéraire inauguré par Mercier dans ses « tableaux » se poursuit pendant le XIX e siecle sous des formes diverses : ces « galeries d'images » (métaphore de Mercier), se retrouvent dan s l' Avant-propos de La Comédie humaine de Balzac, comme le remarque Philippe Hamon. La ville et surtout le boulevard deviennent la « patrie du vrai philosophe », se!on un titre de Mercier, spectateur au regard outillé (lorgnon, lunette ou loupe, fictifs ou non, quand il ne s'agit pas du crayon du chroniqueur) pour disséquer le mouve ment de la rue et des promeneurs. Mobile, immergé dans la grande ville ou, au contraire, voyageur en chambre posté a sa fenetre ou a sa table de travail, tous, fláneurs et regardeurs, font du rée! une « maison de verre », se!on le mot de Zola, tandis que collecter des documents humains, ou encore dévoiler et percer a jour, composent tout projet réaliste. De I'intérieur a I'extérieur, de la rue a la chambre, un mouvement réversible des regards s'im prime a tout cet univers moderne. A une conception mécanique et confiante du progres, Walter Benjamin oppose une vision catastrophique, liée a I'identification de la modernité a un enfer. Dans ses notes sur Baude!aire, il évoque ce présent : « 11 faut fonder le concept de progres sur 53
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l'idée de catastrophe... La pensée de Strindberg : l'Enfer n'est nul lement ce qui nous attend - mais cette vie-ci. " Benjamin oppose donc a l'idée de progres une construction audacieuse par images fugitives, en transposant sur le plan de sa théorie transhistorique (ou sont melés le mythe et la modernité) une expérience esthé tique qu'il est nécessaire de relier a l'apparition du passage, lui meme solidaire des autres sortes de « fantasmagories " visuelles repérées par Benjamin (les panoramas, les caricaturistes, l'Exposi tion universelle, la photographie... ). 11 est inutile de rappeler l'importance qu'accorde aux pas sages l'auteur de Paris, capitale du XIXe siec/e et leur place dans sa topographie de la modernité. Véritables coupes dans le tissu urbain, ces galeries marchandes fermées définissent, transversale ment aux axes de circulation existants, l'espace particulier de la nouvelle déambulation. Lieu ou s'étale le monde de la marchan dise, il est intermédiaire entre le dedans et le dehors, et devient « un appartement poue,le fh'ineur qui est chez lui entre les fa~ades comme le bourgeois entre ses quatre murs. " Ce lieu tout entier voué au visible mais clos comme une salle obscure, un passage particulier l'incarne par son nom meme, le passage des Panoramas, ou était établi Daguerre. Benjamin voit dans le pano rama une anticipation a la séance de cinématographe. Par le panorama comme dans le passage, la ville devient le lieu du fla neur. Est associé a son regard, non pas la vision objective, mais un certain pouvoir de diffraction, entre une attention flottante et une forme de somnambulisme qui font naitre des apparitions. Le passage est l'univers de la « fantasmagorie ", selon Benjamin, le mot « fantasmagorie » désignant un spectacle en vogue durant la Révolution fran~aise dans leque! Robertson pra tique l'art des apparitions et des illusions d'optique. Benjamin y insiste, il n'y a pas la moindre description de Paris dans la poésie de Baudelaire qui ne met pas plus en scene la ville que la popula tion. Ses « Tableaux parisiens » ne sont pas des tableaux réa listes, représentatifs. lis composent une fantasmagorie de vues breves qui peuvent revetir des allures de dissection révélant l'invisible lorsqu'elles anatomisent la rue, déchirent le voile mouvant de la foule et en exhibent le cliché caché. Lumiere et décomposition du mouvement, clignotement saccadé du visible, soutiennent cette crise de la représentation chez le poete qui,
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passant par la chronophotographie, ouvre a l'avenement de la vue cinématographique. Face a la trouée du boulevard et a la faveur de la déambula tion, peut percer une mélancolie comme celle du cygne de Baudelaire, confronté a la voirie-ouragan du baron Haussmann. Une esthétique du fragmentaire et de la disparate, autant que du cadrage insolite et de la vision fortuite, nait alors. Si, au cours du XIX e siecle, l'essor industriel et l'invention scientifique semblent aller du meme pas, la chronophotographie releve d'un autre ima ginaire par ses suites d'instants et par l'accumulation des types étudiés (outre l'homme et la femme, le lévrier ou le cheval, 1'0i seau ou le chat, etc.) comparable aux reyes du curieux. Feuilletage des séries et piétinement des sujets participent d'une expérience plus inquiete de la discontinuité. En ce sens mélanco lique, le flaneur de Baude!aire n'en est pas a l'age industrie!, méthodique et conquérant, qui débouche sur l'Exposition. 11 emporte avec lui une poésie de la marche qui compose le para doxe des objets minimalistes offerts a la chronophotographie que des visionnaires, te!s Marcel Duchamp ou les futuristes italiens, retrouveront par leurs arabesques calculées.
Siecle de l'image mécanique, de la chronophotographie a la démarche calculée, du visible (ou plut6t du non-visible) scientifi quement ordonné, des avancées techniques répertoriées par les brevets et leurs suites d'additifs, le XIX e voit aussi s'effectuer le passage du Salon annuel des Beaux-Arts vers l'Exposition univer selle a partir de 1855. Toute exposition implique prééminence du regard, espace architectural aménagé intentionnellement, présen tation rationnelle de collections d'objets hétéroclites, pratiques ritualisées, ostentation d'un savoir lui-meme accompagné d'un langage approprié, descriptif et pédagogique, et bien sur guide de parcours, catalogue raisonné, etc. Une premiere modification porte sur le rythme de la manifestation puisque, en 1853, les Parisiens apprennent qu'il n'y aura pas de Salon l'année suivante
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et qu'il sera remplacé par une grande exposition a laquelle parti ciperont diverses nations invitées. Napoléon III justifie ce rempla cement ainsi ; « Considérant qu'un des moyens les plus efficaces de contribuer au progres des arts est une exposition universelle qui, en ouvrant un concours entre tous les artistes du monde, et en mettant en regard tant d'ceuvres diverses, doit etre un puissant motif d'émulation, et offre une source de comparaisons fécondes ; considérant que les perfectionnements de l'industrie sont étroite ment liés a ceux des Beaux-Arts ... » Une autre modification porte sur le lieu d'accueil : le Louvre étant écarté, la manifestation se tiendra désormais au Palais de l'industrie. En 1859, l'un des bati ments accueille la photographie. Issu de l'Académie qui, a partir de 1737 notamment, désire rendre publics ses travaux, le Salon est tout autre chose (d. Lemaire, 2004). Malgré les sélections officielles, les brimades ou les censures dont se plaignent les artistes, il n'y a rien en lui de didactique ou de méthodologique. Les notions de progres et de perfectionnement, ou celles d'exhaustivité et de rétrospective comparée n'y ont pas cours. En revanche, l'émulation intellec tuelle est donnée par la critique d'art des Salons, fondée sur la sensibilité, la culture et le goGt, voire la polémique, la satire, le trait d'esprit. Le jugement porté sur les ceuvres est inauguré en 1747 par un opuscule intitulé Réflexions sur quelques causes de l'état présent de la peinture {ranr;aise dont l'auteur d'abord ano nyme se révele etre La Font de Saint-Yenne. Désormais, la critique fait partie intégrante du Salon, dont le terme en est venu a dési gner aussi les textes (Salon) qui donnent lieu a cabales, enthou siasmes, éloges et caricatures. Au fil du temps se succedent les auteurs les plus fameux, de Diderot a Baude!aire sans oublier les Champfleury, Gautier, Maxime du Camp, Dumas, Zola ou encore le photographe Nadar dans le Journal pour rire. Quant aux Goncourt, qui n'étaient pas des salonniers patentés, leur goGt de collectionneurs les porte a consacrer de nombreuses études a la peinture (du XVIII e siecle notamment). La contestation de la ségrégation imposée par un jury inique et l'explosion de la mani festation officielle en une pluralité de salons paralleIes sonnent le glas du Salon au profit des salons de galeries, d'artistes ou de ten dances. A l'initiative de Napoléon III lui-meme, le salon paralleIe a la sélection officielle, dit salon des Refusés, en 1863, sert
d'exemple et sera suivi de celui des Indépendants ou celui des Impressionnistes et bientat du salon d'Automne. Acette époque ou triomphent les passages, les « lucarnes de l'infini » du stéréoscope et la chronophotographie analytique, l'Exposition en est le prolongement sous forme d'images ordon nées, voulues exhaustives ou cumulatives. Le XIxe siecle est souvent défini comme le siecle de l'histoire, mais il est aussi celui de la nécessité d'en passer par le descriptif, l'exposé (de la vie sociale et culturelle présente et passée). « Le romantisme est, entre autres choses, un effort pour abandonner la topique rhétorique et anhis torique des lieux communs au profit de la redécouverte de la charge historique, symbolique et psychologique des lieux réels » (Hamon, 1989). Avec le réalisme, il en va de la mise en scene de la vie quotidienne et de ses ritue!s dans lesque!s s'expose le social avec ses distinctions entre privé et public, dedans et dehors, sacré et pro fane. Vivre ces distinctions consiste a habiter un systeme de valeurs qui définit le siecle en unissant la question historique et sociale a la question du sujeto La littérature, les arts, comme la physionomie de la ville en dépendront. « Significativement, note Philippe Hamon, le livre de grande diffusion prend volontiers, au XIXe siecle, le nom du batiment emblématique de l'époque, le "Magasin" (Pittoresque ou non); de meme le "Panorama", le "Musée", le "Panthéon", la "ruine", le "tombeau", le "tableau parisien", le "boulevard", le "salon", le "petit-Paris", la "coulisse théatrale" désignent a la fois des types de publications, voire des styles ou des genres littéraires, tout en faisant référence a des lieux batis particuliers. » Le texte réaliste-naturaliste proclame volontiers la neutra lité du référent et l'ordinaire, le n 'importe quoi ou le rien (le « livre sur rien » dont revait Flaubert) ont droit de cité dans l'ceuvre littéraire a condition que celle-ci redistribue avec méthode ce référent dans 1'ceuvre magasin sous forme de fiches ou de documents classés et dans une langue descriptive autant qu'idéalement transparente. La société qui se découvre a travers ces effets de mode révele un art de modu ler les expositions : exposition ordonnée d'un corps singulier (phy sique, individue!, social ou juridique) ou des corps (constitués en institutions ou en acteurs sociaux formant groupes, classes). Exposition grandiose ou plus singuliere quand il s'agit de l'étude scientifique d'un Marey s'attachant tour a tour au pas du militaire, au gymnaste, a l'individu ordinaire...
Esthétique du mouvement cinématographique Dans le Palais de l'Exposition regne une organisation infini ment modulable, ouverte a la litanie du monde. Certes, l'Exposition est d'abord un fait économique, leitmotiv du siecle industrie! dans sa seconde moitié, puiqu'on y rend visibles les produits des manufactures, les inventions scientifiques et leurs exploitations technologiques. Mais on s'y promene également. Le palais et ses variantes, la halle, la galerie, le pavillon, font de l'Exposition un double architectural inversé de la Ville elle-meme, de Paris, lieu de l'Exposition universelle et « capitale du XIX e siecle » (Walter Benjamin). Si bien que l'Exposition, « sujet de délire du XIX e siecle », selon le mot de Flaubert, suppose l'encyclopédie conquérante d'un Jules Verne. Toute exposition repose sur un bon catalogue: Catalogue officiel de l'Exposition des produits de toutes les nations, lit-on sur ce!ui publié en 1855 par ordre de la Commission impériale. L'on est bien loin de la critique d'art du libre arbitre telle que Baude!aire (en héritier de celle de Diderot) la préconise dans le Salonde 1846 qui plaide en faveur d'une cri tique poétique « partiale, passionnée, politique, c'est-a-dire faite a un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d'horizons ». Te! est ce XIX e siecle ou l'Exposition est un enjeu. En tout lieu, la pensée positive, méthodique, impose sa loi et rivalise avec la fliinerie baude!airienne.
L'application de Walter Benjamin a penser la signification, ou l'absence de signification, de la vie humaine dans le contin gent, l'éphémere, l'infiniment petit, associée au choix de certains des objets d'études qu'il a privilégiés comme les passages parisiens ou le fliineur baude!airien, nous conduit a l'image mécanisée de l'homme qui marche en suites sans fin. Les sujets benjaminiens que sont les passages, le fliineur, la mode, la photographie, les magasins, les panoramas, etc. ne re!e-
Du temps des Expositions a ce!ui des passages vent pas a proprement parler de l'analyse classique de la société ou de l'histoire. « Ils permettent quand ils ont été vus, reconnus, d'organiser et de structurer les multiples autres phénomenes du siecle, dont ils ne different pas par nature. Ils n'expliquent pas, au sens ou un mécanisme causal, comme le couple infrastructure superstructure ou, dans un autre domaine, la sélection naturelle, peut le faire ; par une présentation immanente, ils rendent intelli gibles a la fois la permanence et l'évolution des faits sociaux, c'est-a-dire le retour du meme sous des modalités diverses. Ils se pretent a de multiples variations et métamorphoses, ils consti tuent des types qui sont aptes a connaÍtre des transformations sans fin, comme le magasin de nouveautés qui devient le grand magasin, l~passage qui évolue en hall de gare, ou le fliineur qui se renverse en la figure contraire du poete baude!airien. Ce sont des expériences fondamentales [oo.], simples, et donc décevantes, dans la mesure ou elles ne réveIent aucun secret particulier, et pourtant d'une variabilité fascinante, inépuisable, kaléidosco pique» (Lacoste, 1996). Sans proposer d'explication, ces expé riences éclairent le XIX e siecle. L'attention de Benjamin aux élé ments de la vie quotidienne, et plus particulierement aux objets et aux détails urbains, délimite une région assurément minuscule en comparaison du tout, une miniaturisation des lois et principes qui régissent cet universo On y déceIe une extension circonstanciée de la planche chronophotographique rapportée aux divers éléments urbains retenus par le philosophe pour exemplifier le Paris moderne. Walter Benjamin nous a appris que si nous pouvons lire Baudelaire aujourd'hui, c'est parce que notre présent sait recon naÍtre dans le XIX e siecle l'origine de notre modernité. « Benjamin serait "la passante" de la critique baudelairienne. [oo.] Nous dirions meme que [oo.] Baudelaire et l'allégorie sont l'enjeu per manent de l'reuvre de Benjamin dans ses textes théoriques mais aussi littéraires » (Maillard, 1996). L'allégorie cimente tout le Livre des Passages, entrepris depuis 1927 jusqu'a la mort de Benjamin. Comme ille dit lui-meme, l'allégorie n'est pas « une tech nique ludique de figuration imagée », elle est une « express ion comme la langue, voire comme l'écriture ». Cette conception hié roglyphique, que partageait également Baudelaire, permet
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cinématographiqu~
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son rapport au moulage sous forme tantót de postiches (cheveu
dents, yeux artificiels), tantót d'une prise d'empreinte du corps de
la femme-modele a laquelle elle doit se substituer, imitant jusqu'a::
son esprit afin de produire un double parfait, une copie de l'origi
nal humain plus vrai que nature, un etre sublime par les qualités,'
de perfection dont est privée la femme vivante.
Cependant que les descriptions minutieusement documen- "
tées augmentent la vraisemblance scientifique de l'Andréide, une
distance fondamentale sépare le substrat technique du résultat
mystérieux obtenu. La transfiguration de la réalité par l'accumu
lation des perfections se double d'un autre prodige, puisqu'un ¡
etre a pris possession de l'inanimée Andréide, une sorte de dor
meuse inspirée qui use de l'automate comme d'un médium pour
lui insuffier i'esprit. Ainsi, rien n'échappe a l'ambition du roman :
de la démarche savamment calculée de l'Andréide a la carnation
de la peau obtenue par la Photochromie. Cette derniere, étudiée
depuis le milieu du siecle par Becquerel ou Poitevin, avait conduit
en 1869 a la découverte par Charles Cros (ami de Villiers) de
l'application de la trichromie a la photographie. Comme le
précise l'inventeur fictif Edison : « Je reproduirai strictement, je
dédoublerai cette femme, je tirerai la vivante a un second exem
plaire " qui sera, en outre, modelé par le procédé de la Photo
sculpture, inventé par Willeme en 1861 et qui consistait a repro
duire un modele vivant dans trois dimensions a l'aide de la
photographie.
De sorte que triomphe l'idéal de la technologie de la repro
duction le plus fou, par l'imitation et la décomposition minu
tieuse de tous les rouages humains.
zz Si, a la fin du XVIII e siecle, Winckelmann pouvait encore affirmer : « Toutes les peintures, sculptures, pierres taillées et monnaies que je cite en exemple, je les ai vues et contemplées de mes propres yeux ", moins d'un siecle plus tard ce propos renvoyait déja a une époque révolue. Toute l'histoire de l'art s'est
faite a partir de 1850 sur des documents photographiques, sur des campagnes systématiques d'enregistrement qui ont non seule ment sauvé de l'oubli ou fait découvrir des ceuvres (Le Musée imaginaire de Malraux repose sur cette idée), mais aussi réorienté l'analyse de l'art, voire fondé la discipline historique en arto Avec la vogue des catalogues d'expositions, des catalogues de musées oU des monographies d'artistes, la photographie devient la maniere d'etre et d'exister ordinaire de l'ceuvre d'art. Au XIX e siecle, il n'est pas rare qu'un artiste use des res sources de la photographie ; l'exemple d'Eugene Delacroix s'ad joignant les services du photographe Eugene Durieux (quand il ne réalise pas lui-meme le cliché) est bien connu. La photographie a eu, en outre, un impact décisif sur l'art de la sculpture, surtout depuis Rodin qui a fait appel a des photographes professionnels ou amateurs (parmi lesquels Bodmer, le premier, puis Druet, Bulloz ... ). Son exemple, selon Hélene Pinet, demeure exception nel par son homogénéité et par sa diversité. On possede, en effet, quelque sept mille photos commandées par Rodin lui-meme pen dant plus de quarante ans (Pinet, 1983). L'activité fébrile du sculpteur qui, dans les années de sa gloire, travaille a plusieurs projets en paralleIe se ressent dans son utilisation du cliché pho tographique : « 11 semble, écrit Hélene Pinet, que le sculpteur, a peine le modelage ou le moulage fini, ait fait appel a l'objectif, abandonnant sur les sellettes, modele en plátre ou en terre, outils, colombins, chiffons ... bref tout l'entourage quotidien de l'artiste que nous aimons détailler. " Si cette précipitation peut corres pondre a une frénésie d'archivage personnel (p\éfiguration du véritable musée que le sculpteur envisageait des son exposition personnelle de 1900) ou commercial (constitution de bibliotheque de reproductions photographiques pour les ouvrages d'histoire de l'art), ce comportement doit etre interrogé dans son rapport a la création de l'artiste. A la différence de nombre de ses contemporains, Rodin ne s'adonne pas a la pratique photographique en vogue mais fait appel a des photographes. Contrairement a une conception pri vée, en quelque sorte amateuriste, et a l'emploi archivistique du cliché qui fige pour l'éternité ce qui a été, Rodin est a la cherche du mouvement par le moyen de la photographie artistique. Le sculpteur, qui procédait par métamorphose continue de ses
Esthétique du mouvement cinématographique
Du temps des Expositions
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ocuvres, a pu apporter des modifications au travail en cours grace a la multiplication des clichés photographiques. Ceux-ci, par les cadrages, les jeux de lumiere, les estompages et les découpes qu'ils favorisent soutiennent une conception originale du fragment qui sera l'un des axes majeurs de l'art de Rodin. La photographie a été, pour lui, l'inspiratrice du marcottage qui consiste a composer une nouvelle ocuvre sculptée en réutilisant partiellement ou tota lement des pieces antérieurement exécutées. Elle a pu inciter a procéder au déplacement et a la mise en circulation d'un fragment de corps d'un sujet a un autre pour provoquer un effet de geste comparable a ce que produit la juxtaposition articulée de la chro nophotographie. Les variations apportées par la photographie sont parfois de l'ordre d'un décadrage, d'un léger flou dans le geste ou le mouvement quand elles ne résultent pas d'un change ' ment d'éclairage qui a suffi a métamorphoser les sculptures. Grace a l'image photographique d'un état de son travail, Rodin parvient, a rebours de l'usage commun, a ne pas figer la forme sculptée atteinte maisau contraire a anticiper son dépassement, son animation et son devenir figuratif. En définitive, on en déduit que le rapport s'établissant, chez Rodin, entre photo et sculpture, est comparable au travail de l' « intervalle » dan s la pratique du dessin animé: le dessinateur intervallaire travaille dans l'écart a combler entre deux positions extremes d'un mouvement. Rien n'est plus proche de la chronophotographie que le « mouvement animé ». Si celui-ci est fixé par avance dans le dessin sur cellulo, il est a inventer chez Rodin a partir des suggestions faites par la série de clichés photographiques. Par ailleurs, l'assemblage variable des pieces existantes est une constante de la méthode de Rodin. On en yerra une illustration exemplaire dans le chantier de La Porte de /'Enfer OU l'on retro uve de nombreux sujets appartenant a des réalisations antérieures, mais aussi dont on voit se détacher des motifs partiels qui deviennent autonomes ou qui vont s'aggréger a de nouveaux groupes, sans oublier les nom breux éléments qui demeureront épars dans l'atelier sans jamais rejoindre le projet resté inachevé. De maniere radicalement différente de ce qu'induit la cri tique esthétique de Baudelaire, sculpture et photographie font alliance dans ce qui définit la modernité du « montage » de formes dynamiques chez Rodin. Par la suite, l'expérimentation et 64
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le goGt pour la disparate, le croisement métissé des arts (héritiers ou non de cette démarche) sont devenus une caractéristique de l'art contemporain du xx e siecle.
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Empreintp
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Du clllema comme de la photographie, on a bien vite reconnu la capacité a conserver le souvenir ou a servir de témoi gnage sur quelque fait que ce soit par ce qui, en eux, releve de la prise d'empreinte et de la trace. L'inscription graphique de Marey s'exerce par le moyen de la trace, notamment grace a l'ingéniosité des procédés utilisés dans son expérimentation de la « méthode graphique ». Celle-ci étant associée a l'emploi du noir sous formes diverses (noir de fumée, fond noir, revetement ou badi geonnage noirs, etc.), on arrive sans surprise a un imaginaire de l'inversion photographique. Cet imaginaire est a l'ocuvre dans la méthode graphique qui n'a cependant pas recours a la prise de photographie (a la différence de la chronophotographie qui repose sur l'obtention d'une image photographique, tout en 'cher chant a préserver les acquis de l'enregistrement graphique) mais joue avec les pouvoirs de la trace. Dans une courte réflexion intitulée « Habiter sans laisser de traces », Walter Benjamin observe que, dans l'intérieur bourgeois des années 1880, il n'y a « pas un coin ou l'habitant n'ait laisssé sa trace: sur les moulures par les colifichets, sur les fauteuils rem bourrés par des napperons [... ]. Habiter dans des chambrettes a peluches n'était rien d'autre que laisser derriere soi une trace pro duite par les habitudes. Et la colere qui au moindre dégat, s'em parait de la victime n'était peut-etre que la réaction de l'homme a qui la trace de son passage terrestre avait été effacée. Cette trace qu'il avait laissée sur les capitonnages et les fauteuils, que ses parents avaient laissée sur les photos, que les objets possédés avaient laissée dans les foureaux et les étuis et qui faisaient par fois paraí'tre ces pieces aussi surpeuplées qu'un columbarium » (Benjamin, 1998, p. 232).
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Esthétique du mouvement cinématographique
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La trace mareyenne n'est si séduisante, et au fond si moderne, que par son pouvoir de n'etre plus l'expression d'une subjectivité singuliere, ce que sont le portrait photographique de te! membre d'une famille ou la décoration apposée aux diverses pieces d'un logement par des ameublements suffisamment duc tiles pour devenir les réceptacles de tous les corps qui s'y sont suc cédé. Le pas de l'homme, les pulsations de son cceur ne lui appar tiennent jamais autant en propre que ses peluches, napperons et fanfre!uches décoratives. La trace chez Marey, comme elle le sera dans le cinéma des Lumiere, n'acquiert sa grandeur que d'etre aussitot anonyme et universelle par-de!a toute détermination his torique ou sociologique. Si bien que la dimension documentaire de l'enregistrement se trouve dépassée par une méditation aussi tot rendue essentielle. Par un cheminement lointain, on yerra chez un Eisenstein l'image des hommes qui l'intéressent (le révolution naire, le marin révoité, l'ouvrier en greve ou la mere éplorée, etc.) se transformer en types qui pourraient etre pen;:us comme des effigies ou des moulages. De sorte que ce qu'André Bazin rappelle, en 1945, a propos de « l'ontologie de l'image photographique », reformule en une autre époque et a propos du cinéma (dont l'image est d'essence photographique) un rapport bien établi : « On pouvait considérer la photographie comme un moulage, une prise d'empreinte de l'objet par le truchement de la lumiere. » Des l'origine de la pho tographie, on a, en effet, souligné son analogie avec le principe du moulage. Non seulement la photo produit une empreinte plane des énergies lumineuses émanant d'un objet, mais elle sup pose le détour par le négatif pour parvenir au tirage positif par une réplique du processus du moulage. Du reste, photographie et moulage sont parfois équivalents : a la Salpetriere, le docteur Bourneville, éleve de Charcot et spécialiste de neuropsychiatrie infantile, a composé son musée pathologique au moyen de mou lages de bustes d'enfants, de photographies et de la conservation des calottes craniennes, autant d'indices en tous les sens du terme. Interrogeant les rapports entre morphologie et histoire, Carlo Ginzburg a mis en lumiere ce qu'il appelle un « paradigme de la trace» a la fin du XIXe siecle (Ginzburg, 1989, p. 139-180). 11 voit se dessiner une analogie entre les méthodes de Giovanni Morelli, de Sherlock Holmes (imaginée par son créateur Arthur
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Conan Doyle), de Sigmund Freud ou d'Alphonse Bertillon, l'in venteur des fiches anthropométriques de police. En matiere d'histoire de l'art, Morelli observe que les musées sont pleins de tableaux dont l'attribution est inexacte, qu'il s'agisse de copies, de toiles non signées ou en mauvais état. Se!on lui, pour restituer une ceuvre a son auteur, il ne faut pas se fonder sur les caracteres les plus apparents des tableaux et, par conséquent, les plus faciles a imiter. 11 faut au contraire examiner les détails les plus négligeables (les oreilles, les ongles, les doigts des mains ou des pieds ... ). La méthode indiciaire de Morelli a été rapprochée de celle qui est, a peu pres dans les memes années, caractéristique de Sherlock Holmes. Freud cite le travail de Morelli dans son article Le Moise de Michel-Ange, et il exprime a un de ses patients, 1'« homme aux loups », son intéret pour les aventures de Holmes. Le connaisseur en art devenait comparable au détec tive qui découvre l'auteur du dé lit sur la base d'indices imper ceptibles pour des gens ordinaires. L'analogie s'explique en par tie par l'emprise de la discipline médicale, l'observation des symptomes et l'art du diagnostic : Freud était médecin, Morelli avait été diplomé de médecine et Conan Doyle a cessé de prati quer la médecine pour se consacrer a la littérature. Marey, méde-: cin et physiologiste, manifeste un égal intéret pour la trace et son relevé graphique ou photographique. On vérifierait un meme res sassement dans les planches de Marey et dans les livres de Morelli dont les illustrations constituent un registre minutieux de détails qui trahissent l'artiste peintre. Si bien que l'art étudié par Morelli prend l'aspect d'un musée du crime et que l'on croit voir Bertillon au travail. Et il est tout a fait possible d'identifier les fines volutes des images obtenues par la « machine a fumée » de Marey aux sillons des empreintes digitales. Dans tous les cas et quelles que soient les différences entre ces disciplines, les faits marginaux sur lesquels s'appuient ces pra tiques fondent une sémiotique du signe trivial, du détail matériel ; ils renvoient a un ensemble de traits minimes et involontaires, sinon machinaux, OU se fige la perception de l'individu. Comme chez Marey, des traces composent une série cohérente, quoique muette, disposée en séquences dont l'abstraction graphique est un moule chronophotographique.
Esthétique du mauvement cinématagraphique
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On ne peut qu'etre frappé par I'association contradictoire qui se des sine chez Baude!aire entre la figure du flaneur et une apparition sculpturale. Le texte consacré a la sculpture dans le Salan de 1859 s'ouvre par une méditation en forme de déambula tion : au fond d'une bibliotheque, au détour d'un bosquet, au cceur d'une petite chapelle, en traversant une grande ville vieillie dans la civilisation, sur les places publiques, aux angles des carre fours ... la rencontre est la meme : « Des personnages immobiles plus grands que ceux qui passent a leurs pieds [... ] Fussiez-vous le plus insouciant des hommes, le plus malheureux ou le plus vil, mendiant ou banquier, le fantome de pierre s'empare de vous pen dant quelques minutes, et vous commande, au nom du passé, de penser aux choses qui ne sont pas de la terreo » « Te! est le role divin de la sculpture '1.; conclut le critique, ayant ainsi transformé le passant en etre mélancolique dont les yeux tirés vers le haut le font a la ressemblance du cygne errant dans la cité, mais aussi du contemplateur de I'art du statuaire. Jean-Luc Godard dit que, devant I'écran de cinéma, on leve les yeux (a la différence de ce qui se passe devant la télévision), Jean Louis Schefer décrit le monde de granit qu'il a vu au cinéma et Jean-Louis Leutrat s'inté resse a la dimension cinématographique des fantómes. « Agile et noble, avec sa jambe de statue » lit-on au début de I'un des plus troublants poemes sur la rencontre moderne. En dotant sa passante d'une jambe de statue, Baudelaire unit le mou vement a la pierre, I'éterne! et l'éphémere, dans une définition de la beauté qui lui est propre. La vision du pas de cette fugitive silhouette féminine a son double dans les fantomatiques appa rences des premiere photographies, dans les images produites par les chronophotographies et les vues successives du mouvement : Georges Demeny date de 1860 les premieres « vues successives » de Desvignes ; Du Mont['s] dépose le brevet d'une premiere idée de la chronophotographie en 1861 (Demeny, 1909). La jambe de statue modifie le tableau parisien. La scene de rue animée se fige. Et la vision se métamorphose sous I'effet de I'imaginaire photo graphique. L'alliance des contraires « passante-statue » change la
prose du monde et instaure la pose de studio photographique, la prise d'empreinte a l'ere de la reproductibilité technique reléguant la figure de rhétorique (qui fait de la statue le complément attendu pour souligner la noblesse de la marche) au profit de la décomposition mécanique du mouvement. S'y ajoute I'allusion a la sta tu aire. Si la référence a la photographie est en parfaite euchronie avec le temps du sonnet et avec ce que I'on sait des re!ations amicales entre Baudelaire et Nadar, il est plus surpre nant de voir apparaitre cette référence plus ancienne a la pratique de la prise sur le vif que suppose le moulage (réprouvé par le romantisme). Derriere cet anachronisme transparait la concep tion de Baude!aire re!ative a la photographie et a la sculpture. L'instantané se profile qui caractérise la vie moderne, telle que Baude!aire I'a définie dans I'univers de Constantin Guys. Heinrich Von Kleist, voulant montrer les désordres provo qués dans la grace naturelle de l'homme par la conscience, donne en exemple le cas d'un jeune gaf(~on d'une grande beauté qui, au sortir du bain, avait spontanément adopté le geste de la scufPture du Tireur d'épine : « Un regard jeté vers un grand miroir a I'instant ou il posait le pied sur le tabouret afin de le sécher, le lui remit en mémoire ; il sourit et me fit savoir la découverte qu'il venait de faire. J'avais effectivement au meme instant fait la meme ; or soit pour mettre a I'épreuve la griice qui I'habitait, soit pour le guérir de sa vanité, je me mis a rire et lui répondis ... qu'il avait des visions ! 11 rougit et leva le pied une seconde fois pour me convaincre ; et, comme il était facile de le prévoir, la tentative échoua. Confus, il essaya encore une troisieme, une quatrieme fois, il essaya bien dix fois : en vain ! » Ces réflexions « Sur le théatre de marionnettes » publiées en 1810, si elles dressent un paralleIe avec I'art de la statu aire, semblent une anticipation de la pose photographique que Baude!aire devine sous I'apparence de la passante, autant que de la séance d'atelier devant l'appareil photographique obligeant a la répétition des attitudes. Ce que Kleist condamne comme une perte de la grace devait devenir pour Baude!aire le moyen de vaincre le nature! honni. Dans le Salan de 1859, Baude!aire s'interroge derechef sur la sculpture. « Singulier art qui s'enfonce dans les ténebres du temps, et qui déja, dans les ages primitifs, produisait des ceuvres dont s'étonne I'esprit civilisé. Art, OU ce qui doit etre compté
Esthétique du mouvement cinématographique comme qualité en peinture peut devenir vice ou défaut, ou la per fection est d'autant plus nécessaire que le moyen, plus complet en apparence, mais plus barbare et plus enfantin, donne toujours, meme aux plus médiocres ceuvres, un semblant de fini et de per fection. » Assurément, I'opinion de Baudelaire a évolué depuis 1846, et il se trouve au cceur d'une contradiction. 11 lui faut conjuguer deux idées : « Devant un objet tiré de la nature et représenté par la sculpture, c'est-a-dire rond, fuyant, autour duquel on peut tourner librement » (celui qui plait a I'homme sauvage et déplait tant au poete), « qui peut douter qu'une puis sante imagination ne soit nécessaire » a I'accomplissement de la sculpture ? De meme, poursuit le poete, que la poésie Iyrique ennoblit tout, meme le mouvement, la sculpture « donne a tout ce qui est humain quelque chose d'éternel et qui participe de la dureté de la matiere employée. La colere devient calme, la ten dresse sévere ... » Le renversement des qualités, sur lequel nous nous arretons, participe de I'admiration que Baudelaire peut maintenant éprouver pour la « vraie sculpture », assortie des pou voirs de I'imagination qui la font entrer dans le royaume des cor respondances. Ainsi, I'échange moderne des regards proposé par le sonnet n'est plus seulement une des thématiques amoureuses dont la fortune sera considérable jusqu'au xx e siecle, il conduit a une rencontre plus inattendue : I'union de I'univers poétique de la sculpture avec celui de l'ere photographique (ou chronophotogra phique avant que de devenir cinématographique). Le pas au-dela de I'apparence permet le saut immobile de la passante dans un autre ordre de figuration ou I'inquiétante familiarité du spectacle de la rue déborde la banalité du quotidien comme cela se produit dans I'image de la modernité résultant de l'acte photographique, et bientot des vues Lumiere. Et l'on devine une sceur de cette pas sante en Nadja, dans un livre ou la photographie occupe une place a parto « Nadja, c'est la modernité, qui convoque le surréel a la présence, et si la photographie de Nadja est absente, c'est sans doute parce qu'elle est pour ainsi dire la photographie incar née » (Lauxerois, 2004).
Du temps des Expositions a celui des passages
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Comment Proust allie-t-il dispositifs optiques seulptural ?
La multiplication des dispositifs optiques dans l'ceuvre de Marcel Proust a retenu l'attention. De la lanterne magique qui ouvre et ferme I'édifice du temps, en passant par les vitraux de Combray, les cara fes de la Vivonne ou encore la pulsion voyeu riste, sans oublier le cinéma, on retiendra la récurrence du mot « image » dans cette ceuvre. On peut ainsi avancer que Proust aurait senti la nécessité pour lui d'opérer un montage, précisé ment optique, pour produire l'image d'un temps pur, se Ion son vceU. La place qu'occupe la photographie dans A la recherche du temps perdu a été mise en lumiere par le livre de Brassai: (Brassa'i, 1997) ou il est montré qu'elle est a la fois document, mémoire, dispositif optique, procédure, métaphore. Elle a a voir avec la production du temps direct (comme dirait Bergson ou, plus tard, Deleuze) selon une modalité tout a fait originale. Au début de la Recherche, la photographie est prise dans son acceptionJa plus courante, soit en part négative comme le fait la grand-mere qui ne voit que vulgarité dan s cette mode, soit de fac;on positive lorsque le narrateur croit pouvoir, par I'attention, fixer une impression d'un instant comme la photographie peut fabriquer un souvenir futuro Mais ces premieres interprétations seront corri gées. Refusant de montrer une photographie de sa maitresse, Saint-Loup explique qu'elle « vient mal en photographie » et que les instantanés qu'il a pris avec son Kodak « donneraient une fausse idée d'elle ». C'est au cours de la matinée chez la princesse de Guermantes que le narrateur, en découvrant les visages de ceux qu'il a connus autrefois, voit que le temps est le véritable artiste par le travail qu'il a accompli sur ces etres devenus « d'immu tables instantanés d'eux-memes », a la fois « reconnaissables » et pourtant non « ressemblants ». Tel, affecté d'une rigidité physio logique, acquiert la force d'immobilité d'une étude de Mantegna ou de Michel-Ange. Tel autre est devenu un gros vieillard dont la voix est émise par un phonographe perfectionné, tandis que Mme de Forcheville a I'air d'une cocotte a jamais naturalisée...
Esthétique du mouvement cinématographique La signature du temps est instrumentale, écrit Jean Lauxerois, et c'est avec la photographie que Marcel découvre l'unique dans et par la reproduction » (Lauxerois, 2004). Illui est donné de voir sa grand-mere pour « la premiere fois » telle qu'il ne I'a jamais vue et « seulement pour un instant » gdice a un appareil fictif dont serait doté un étranger en lui de retour inopi nément et découvrant la vieil1e femme solitaire, plongée dans ses pensées : « De moi - par ce privilege qui ne dure pas et OU nous avons, pendant le court instant du retour, la faculté d'assister brusquement a notre propre absence - il n'y avait la que le témoin, l'observateur, en chapeau et manteau de voyage, l'étran ger qui n'est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu'on ne reverra plus. Ce qui, mécaniquement, se fit a ce moment dans mes yeux quand j'apen;:us ma grand mere, ce fut bien une photographieo » Par la transfiguration technique doublée d'une faculté qua si scientifique chez le regar deur, l'reil-objectif voit ce qu'il n'a jamais vu et l'instantanéité développe le temps qui' était en réserve dans l'instant en le diffé rant de lui-memeo Lorsque, se sachant malade, la grand-mere demande a Saint-Loup de faire son portrait photographique, Marcel, qui est bien présent et peste contre ce qu'il croit etre une coquetterie déplacée, ne pourra dire comme Franc;:oise plus tard : « C'est bien elle », mais au contraire : « Cette étrangere, j'étais en train d'en regarder la photographie par Saint-Loupo » « Notre tort, constate le narrateur, est de croire que les choses se présentent habituellement telles qu'elles sont en réalité [000], et les gens tels que la photographie et la psychologie don nent d'eux une notion immobileo » Les choses ne seraient ni telles qu'elles se présentent a nous dans la réalité ni telles que la photo graphie en singularise un état figé. Combinaison de photo maté rielle et de photo mentale, le regard est un ajustement constant d'habitudes voilant le champ de vision et d'écarts photogra phiques, comme le souligne cette hypothese du narrateur : « Mais qu'au lieu de notre reil, ce soit un objectif purement maté riel, une plaque photographique, qui ait regardéo 00 » Toutefois l'acte photographique ne peut satisfaire, non plus que la saisie singuliere et unifiante qu'il opereo Comme le laisse deviner, pour n'en prendre qu'un, I'exemple des trois arbres d'Hudimesnil avec « leur gesticulation naive et passionnée » (auquel Siegfried «
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Du temps des Expositions a celui des passages Kracauer s'est référé a propos de la photographie et du cinéma dans Kracauer, 1960 et 1969), ces images ne manquent pas d'évo quer d'autres déploiements de gestes comme ceux de la chrono photographie récente : il faut donc ajouter a la vue objective pho tographique la démultiplication a laquelle se livre sans cesse l'écriture obsessionnelle du meme, que soulignent la répétition de certains motifs et les variations syntaxiques des reprises (Longtempsooo Le plus souventooo A d'autres moments .. o Mais parfois aussi ... )o On a pu dire du style de Proust en invoquant Saint-Simon, l'un de ses écrivains de prédilection : « C'est un "monde" que ce "miroir" fait défiler sous nos yeux, une formi dable "galerie" ... » (Gogez, 1990, p. 97). Défilement de postures et de gestes quasi sculpturaux que ne saurait, aux yeux de Proust, représenter l'alignement horizontal des poursuites burlesques du cinéma primitif dont l'aplat réducteur le désespere. Comme le souligne un chapitre de l'ouvrage de Brassa'i, Proust n'a pas ignoré la chronophotographie. Dans un des pas sages de Du coté de chez Swann consacrés au réveil, le narrateur évoque le flottement des lieux, dans l'indistinction premiere du moment, et le compare aux positions successives d'un cheval au galopo Saint-Loup s'échappant, dan s l'obscurité, du bordel de Jupien est décrit comme une figure caractérisée par « la dispro portion extraordinaire entre le nombre de points différents par OU passa son corps et le petit nombre de secondes pendant les quelles » cette sortie s'exécuta. Cette minutie dg¡s I'observation proustienne n'est pas sans rappeler le compte rendu de Marey devant l' Académie : « Sur une meme plaque, une série d'images successives représentent les différentes positions qu'un etre vivant a occupées dans l'espace a une série d'instants. » Si bien que la silhouette du Temps retrouvé, « capable d'occuper en si peu de temps tant de positions dans l'espace », dissimulée par l'ombre nocturne ne laissant percevoir que quelques points lumineux de son uniforme de militaire, fait de Saint-Loup un etre revetu de ce qu'on a appelé « l'habit de disparition » des chronophotographies partielles (Michaud, 1996). Le principe descriptif retenu par Proust peut excéder l'unité de mesure temporelle fixée par les recherches du physiologiste et couvrir une périodicité étendue (la durée de la Recherche) tout en conservant le pouvoir de décom poser le mouvement, voire de l'envisager sous son aspect volumé
Esthétique du mauvement cinématagraphique
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trique dans l'écart entre un pur agencement graphique et une photographie. Ainsi, pendant qu'Albertine est au piano, le narra teur indique: « Le volume de cet Ange musicien était constitué par les trajets multiples entre les différents points du passé que son souvenir occupait en moi " (La Prisanniere). Une sculpture de points et de lignes apparait alors. Lucien Daudet était frappé de l'application fouilleuse du regard de Proust, de la transmutation qu'il opérait : « Il far~ait sa vision a etre rapide et universelle, ses yeux recueillaient avec un magnifique grossissement ce que son génie classerait, décanterait et définirait ensuite ... " (cité dans Vial, 1971, p. 147). Dans cet apprentissage du voir, le détail joue un role impartant ainsi que la distance, selon une multiplicité d'ardres de grandeur qui fait hésiter sur la nature de l'instrumentation optique requise. Cette applica tion du « fouilleur de détails " met l'accent sur une attention archéologique d'ou peut surgir un fragment temporel, analysé comme un tesson. Le caractere d'étrangeté, révélé par l'acte photo graphique réel ou fictif-du regard, se trouve associé a un autre tra vail d'artiste. Le narrateur, encare jeune, ne comprend pas en quoi consiste la qualité de la Berma dont il a entendu parler pour son jeu dans Phedre. Ayant assisté a la représentation et observé attentivement la tragédienne, il consulte divers avis. Apres M. de Norpois qui n'use que de clichés et de lieux communs, c'est finalement Bergotte, cet homme « qui n'aimait vraiment que certaines images ", qui lui en livre le mystere. En décrivant « le bras levé a la hauteur de l'épaule ", il évoque celui d'une Hespéride sur une métope d'Olympie ou celui de la stele funéraire d'Hegeso au Céramique d'Athenes, ou encare celui des Korai" de l'ancien Erechteion. Ainsi y avait-il quelque chose a voir au-dela de la vue dans cette procession de gestes archaOiques qui faisait le clou de la scene. La pose spontanée de la tragédienne retrouve la gestuelle antique codifiée comme le fait, a la meme époque, la danse de Nijinski. Tout d'abord, on reconnait ce pouvoir d' « obtenir un degré d'art de plus ", qui est une formule clé de la Recherche. C'est l'élaboration a laquelle s'applique la grand-mere quand elle fait cadeau au petit Marcel de photographies d'reuvres d'art comme les Vices et les Vertus de Giotto. En meme temps, l'instant de la pose fugitivement adoptée devient photographique. Le 74
prolongement dans le temps du a l'effet de citation culturelle, ou l'on verrait simplement la passion du « fouilleur de détails ", obéit a autre chose. C'est ce que Proust appelle la recherche de lois profondes, quasi scientifiques, fondées sur l'image. Jean Santeuil voit la digitale, « si isolée comme fleur périssable, mais si grande comme type, si vaste dans la vie et comme pensée durable dans la nature. " Vertige mobile du multiple par le meme qui per dure dans la fracture de son apparence. Combien de fois, au long de la Recherche, une meme image (photo, vue, spectacle ou situa tion faisant image mentale) est analysée a nouveau, constitue sa propre série, défile pour nous quand il ne s'agit pas d'emblée d'un groupe en mouvement comme la petite bande des jeunes filIes de Balbec dont Albertine ne se détache jamais totalement. « Maintenant encore la vue de l'une me donnait un plaisir ou entrait, dans une proportion que je n'aurais pas su dire, de voir les autres la suivre plus tard ... ", lit-on dans A l'ambre des ¡eunes {il/es en {leurs. Nous sommes renvoyés, a ce niveau de la Recherche (qui ne se réduit certes pas a ce seul aspect), a l'expé rience de la chronophotographie et a ses suites d'étrangetés prises sur l'apparence et fixées par une coupe mécanique fragmentant l'instant en autant de tessons d'une plus vaste composition.
Paul Valéry avoue a un de ses admirateurs qu'il a rédigé son texte sur la danse a partir de souvenirs de ballets auxquels il a assisté, mais surtout a partir du livre de Marey qu'il gardait ouvert sous les yeux le temps de son étude (lettre a Louis Séchan, aout 1930). Ce point de vue apparait comme un aboutissement dans le temps ou se vérifie que la danse ne pouvait manquer de croiser un imaginaire venu de la chronophotographie. Valéry fait aussi réfé rence a un ouvrage de Maurice Emmanuel sur la danse antique auquel Marey se trouve associé. La danse est ainsi ramenée a une sorte de mécanique de fluide, c'est-a-dire a une conception du corps et du geste qui a assimilé autant l'enregistrement automatique de
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11 est d'usage de-'dire que la chronophotographie, alliance d'un dispositif de prise de vue comparable a la caméra (par l'in termédiaire du fusil chronophotographique a pellicule) et de la saisie du mouvement, est l'ancetre du cinéma. A ces données tech niques s'ajoute la séance de projection publique réalisée par Edison en 1890 a New York, précédant celle de Muybridge a Berlin en 1891 (voir Sadoul, 1973 et Mitry, 1976). 11 n'en demeure pas moins que le passage d'une série d'images analy tiques, de type scientifique, au régime fictionne! ou documentaire des bandes du premier cinéma est un changement de finalité important. L'abstraction s'estompe dans le réalisme affiché du cinématographe Lumiere. Ce qui se perd la ne constituera-t-il pas la quete de certains cinéastes ultérieurs tantot par la voie de ce qu'on nommera « essai » au cinéma, tantot par celle du cinéma « expérimental » ? 11 y a en Marey photographiant les images de sa « machine de fumée », comme il y a dans un film d'Auguste Lumiere intitulé Les Mauvaises Herbes, ou parfois Les Bruleuses d'herbe (n° 64 du catalogue, 1896), une poésie aléatoire liée aux mouvements des volutes blanches de la fumée dans l'air qui se souvient des spectacles du XV¡n< siecle créés par l'Eidophusikon de Loutherbourg (Leutrat, 1992, p. 9-10). De fait, la tension entre les postures mareyennes ne sera jamais totalement perdue
dans le cinéma : reproductibilité mécanique de la réalité et pas sage a une esthétique du dépassement des apparences. Le cinéma ne permet-il pas de vérifier que le réalisme du film ne fait rien a l'affaire et que, par la meme, le spectateur entre dans un monde, ni crédible ni invraisemblable, dont la vérité n'a pas pour réfé rence ultime le « rée! » ? Schefer relativise ainsi l'expérience du spectateur de cinéma qu'il semble rapporter a celle de l'observa teur de chronophotographies : « C'est aussi bien de l'incons cience, de l'ignorance de ces systemes de points lumineux criblant des corps, restant incrustés sur des visages, que s'accompagne la naissance de sentiments sans rapport avec notre vie » (Schefer, 1980, p. 21). Au début du xx e siecle, dans une conférence sur Les Origines du Cinématographe, Georges Demeny, l'ancien collabo rateur de Marey, cite les travaux de précurseurs tels que Desvignes, Du Mont, Ducos du Hauron, Edwards ou Brown, avant que Marey ne dépose le brevet du fusil photographique en 1882. Ce dernier était imité du revolver photographique con~u par Jules Janssen, astronome qui pratiqua aussi la chronophoto graphie pour étudier le passage de Vénus devant le Soleil en 1874. Des 1876, Janssen indiquait que son revolver permettrait d'obte nir une série d'images nombre uses et aussi rapprochées qu'on voudrait d'un phénomene a variations\-apides et le préconisait pour l'étude de la marche, ou du vol, et de divers mouvements d'animaux. De l'autre coté de l'Atlantique, Muybridge obtient ses premiers résultats photographiques dans l'enregistrement des dif férentes allures du cheval des 1872, et principalement entre 1877 et 1879. 11 rencontre Marey a Paris en 1881. A partir de 1888, gráce a une nouvelle modification de son appareil a plaque pour en faire un chronophotographe a pellicule, Marey se consacre a la marche de l'homme : « J'ai imaginé, écrit-il en 1903, pour les besoins de la physiologie, une méthode, la chronophotographie, qui, prenant différentes formes suivant le but a atteindre, s'est assouplie a représenter de maintes fa~ons les phases d'un mouve ment tantot en juxtaposant sur une meme plaque sensible des images faciles a comparer entre elles, tantot en réduisant ces images a l'épure géométrique du mouvement ou a la trajectoire d'un seul point du corps qui se déplace. D'autres fois, sur une longue bande de pellicule sensible, la chronophotographie re~oit
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humain qui danse. C'est que les possibilité de voir un corps natu re! ont disparu pour Kleist, en raison de la chute de l'homme, de la perte de l'innocence et de l'emprise de la conscience dans les gestes humains qui détruisent la gráce. En fait, depuis la fin du X¡X e siecle, le corps naturel appartient a la série des corps imagi naires dont des milliers d'yeux ont vu a la fois la surface (les mou vements effectués par la chronophotographie ou le cinémato graphe et ses séances a répétitions des memes vues) et l'intérieur (avec la radiographie et les rayons X), quand ce n'est pas l'incons cient (a partir des analyses de Freud).
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La chronophotographie, pratique scientifique esthétique ?
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les images successives d'une scene animée, puis, les projetant en une succession rapide sur un écran, reconstitue pour notre rétine I'apparence du mouvement lui-meme. » La méthode de Marey est essentiellement une démarche analytique aux procédures diversi fiées allant de la chronographie (ou « méthode graphique » sans la photographie) a la chronophotographie. Les recherches développées par Marey illustrent l'évolution du cheminement scientifique c1assique qui, quantifiant pour décrire un phénomene complexe, aboutit a une poésie insolite des choses communes. L'abstraction du procédé tient a la réduction progressive et maitrisée de ¡'information délivrée par I'observa tion. Le gain de réalisme se retourne en une épure. Celle-ci se concrétise aussi gráce au fond noir uti1isé et au port du collant noir, reveru d'une théorie de signes blancs ou lumineux, recou vrant le modele humain. Réduire I'univers des possibles, hiérar chiser par dépouillement graduel de la complexité naturelle, n'est pas une démarche surprenante pour un scientifique, au demeu rant physiologiste, traversant une époque marquée par le positi visme. Marey déc1arait en 1894 que la chronophotographie s'adresse plus a I'esprit qu'aux sens. « Le systeme-Marey consiste a produire des images a forte concentration d'information sur des sujets aussi inexplorés qu'inattendus, constituant un vocabulaire de base du mouvement-en-soi, la stratigraphie méticuleuse d'une archéologie de ce-qui-bouge » écrit Michel Frizot (1996, p. 23) qui donne quelques exemples de titres des films de Marey : « main fiexion et extension », « main ouverte puis fermée », ou bien « homme nu lan~ant une roue », etc. On devine que la liste de sujets filmés par catégorie est longue et l'on se surprend a y reconnaitre un gout de I'inventaire qui hésite entre I'ironie a la Prévert et I'esthétique minimaliste du xx e siec1e. Le phénomene qui, étymologiquement, est ce qui apparait mais ne se laisse pas nécessairement percevoir par nos sens, conduit Marey (et ses collaborateurs) a le transformer en images par le biais d'instruments diverso La nature de Cette image no u velle est éloignée de cel1es des images verbale, sculpturale ou picturale : de la méthode graphique a la chronophotographie qui fait fond sur la photographie instantanée, les différences morpho logiques ne manquent pas. A propos des changements impal pables se produisant dans l'activité des forces naturelles, Marey
écrit : « La méthode graphique les traduit sous une forme saisis sante. » Non contente d'en rendre compte par enregistrement direet, I'image donnée déterminera le phénomene, le délimitera dans sa visibilité et lui procurera une identité. Il ne s'agit pas tant d'une empreinte (directe et totale) que d'une part d'une décompo sition en éléments de discrimination, en signaux successifs, et d'autre part d'une é1aboration de courbes, de tracés, de lignes. A coté des graphiques théoriques, dessinés mathématiquement, exis tent les graphiques obtenus automatiquement a partir du réel gráce a des appareils inscripteurs agissant par stylets mus a distance par le phénomene lui-meme. Marey se consacra surtout a la production de ces graphiques réels tantot par la méthode gra phique, tantot par la chronophotographie ou encore par un mou lage sculpté. La valeur technique ou scientifique du document n'est pas en question ici mais sa dimension d'image. Soit, par référence au dispositif utilisé, on s'étonne de ne pas y reconnaÍtre I'apparence réaliste du phénomene dont I'enregistrement ne corrobore pas l'observation directe. Soit on ne peut s'empecher devant Ces images, comme le note Michel Frizot, « de les voir comme photo graphies » et d'y « projeter tout ce que n0tp savons et pensons de cette catégorie d'images ». Ce faisant, poursuit Frizot (2001b), Marey « rend manifeste l'évidente analogie de facture entre une courbe d'enregistrement et une image photographique », « cor respondance qui n'est guere per~ue a I'époque » en raison de la diversité apparente des méthodologies employées. On glisse ainsi du discours scientifique a une nouvelle esthétique par le truche ment de I'image mécanique. 11 est évident que l'instantané photographique seul n'inté resse pas Marey, en raison meme de son unicité ; il lui faut enchainer les prises par la répétition, les soumettre a un algo rithme prédéterminé. La méthode chronophotographique n'est point issue directement de la photographie mais vient de la méthode graphique. « La grande innovation de Marey se situe dans l'articulation du temps et des formes a la surface de I'image, écrit Frizot, cela se traduit par le fait que l'instant chronologique n'est pas le meme d'un point I'autre de I'image - en général selon une ligne horizontale - et que, d'autre part, cette tempora lité est rigoureusement quantifiée. Tant que cette nouveauté
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n'affecte que des tracés diagrammatiques [... ], cette singularité est sans incidence sur le systeme des "représentations" au sens le plus noble du terme, tout a fait étranger a cette figuration som maire. Mais lorsque Marey s'avise de produire selon les memes principes rigoureux et incontestables, des photographies [... 1, il déplace, sans le vouloir vraiment, les enjeux de la perception des images » (Frizot, 2001b). De la perception et de la conception imaginaires assumées par la reproductibilité technique. On mesure mieux la différence d'intention par rapport a Muybridge. Marey est un scientifique, médecin de formation ; Muybridge a une vie aventureuse marquée par des aléas profes sionnels, une réussite comme photographe en Alaska, la rencontre avec un mécene du nom de Leland Stanford, amateur de chevaux. Comme l'a noté Marta Braun, « Animal Locomotion ne s'accorde guere aux criteres savants [... ]. Contrairement aux informations fournies par les chronophotographies de Marey, aucune mesure ne peut etre effectuée a partir des séquences de Muybridge " (Braun, Z-oOl). On note des variations sensibles du point de vue, ou de l'alignement des instruments qui échappent a la rigueur exigée par l'exercice scientifique. Mais le plus décisif est ailleurs. On vérifie que bien souvent les membres sont dissi mulés sous un drapé comme dans Dancing Girl (1887) ou dans le cas de la série de 1885, Dog turning around, dont la jeune femme, Kate, est habillée a la grecque. Dans un retraitement de la meme série, en 1887, la jeune femme est soit en partie coupée dans l'image qui ne retient que le chien, soit isolée sans le chien. Les assemblages ou désassemblages de séries révelent l'intéret pris par Muybridge a l'aspect spectaculaire des phénomenes observés qu'i! s'ingénie parfois a doter d'un certain pictorialisme. Bergson a pu croiser Marey au College de France ou ils enseignerent tous les deux. Leurs travaux, aussi différents soient ils, ne témoignent-ils pas que l'instant n'est pas le meme d'un point a l'autre de l'image, mais surtout que le temps agit en apportant une variabilité continue a l'instant ? Ce qui engage le statut de l'image hors des balises c1assiques de l' « instant pré gnant ", défini par Lessing comme nécessairement dense, unique et signifiant. Dans un esprit voisin, Rodin travaille la « face » (autrement dit un fragment aspectuel de la sculpture) a la recherche d'une variation différentielle se produisant dans la pro
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fondeur des phases du mouvement : « Ne vois jamais les forces en étendue, mais en profondeur... Ne considere jamais une sur face que comme l'extrémité d'un volume " (Rodin, 1967). Ainsi, l'aspect de l'instant échappe a la peinture de surface traditionnelle pour prendre imaginairement la figure d'un cane volumétrique, ce que Deleuze, dans le renouvellement d'un imaginaire sculptu ral proche de celui de Rodin, appelle un « cristal de temps ", par rapport a l'image-temps : « Ce qu'on voit dans le cristal, c'est toujours le jaillissement de la vie, du temps, dans son dédouble ment ou sa différenciation " (Deleuze, 1985, p. 121). Retournant le handicap de la bidimensionnalité de la photo graphie, Marey a imaginé, en 1887, de reconstituer le volume d'un oiseau en vol a l'aide de prises de vues selon les trois direc tions géométriques de l'espace, intégrant du meme coup aux don nées graphiques les données temporelles de son procédé chrono photographique. Le résultat est une sculpture insensée, qui ne pourrait exister en dehors du concept photographique et de l'ins tantané multiple. Seulpture d'un jamais vu puisqu'elle résulte de la synchronisation de trois directions orthogonales, divergentes ou plutat ne correspondant pas au point de vtíe d'un regard. Sculpture démultipliée qui dé borde la polytemporalité de la grande seulpture c1assique, car celle de la chronophotographie est rapportée a un geste (et non a une action) unique et continílment refiguré par l'instant mobile. Dans une sorte de transfert de méthode, l'unicité de la prise photographique étant abandonnée, c'est l'unicité du geste (minimal) qui est retenue et sérialisée. Marey ne s'intéresse pas au montage d'actions que restituera le défilement cinématographique, il privilégie ce qui ouvre l'appa rence, fragmente le tout en un cristal de temps se déployant dans l'instant. Ce regard « moderne " est aussi celui que privilégie Baudelaire qui débouche sur la perception du sculptural dans chaque nuance de la vue.
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DÉPLACEMENTS DE LA FORME
MAREY AV XXe SIECLE
II n'est pas si loin le temps ou, pour parler avec quelque per tinence du cinéma, on se devait de passer par la notion de plan, « unité filmique de base ». André Malraux, dans -Esquisse d'une psychologie du cinéma, avait parfaitement formulé ce qui sera souvent repris : « C'est de la division en plans, c'est-a-dire de l'indépendance de l'opérateur et du metteur en scene a l'égard de la scene méme, que naquit la possibilité d'expression du cinéma _ que le cinéma naquit en tant qu'art. » Dans les manuels, l'on complete la présentation de la notion en attribuant a Griffith le mérite du montage de plans pris selon des angles et des cadrages variés aux fins de la narration. Dans ce contexte, le plan est l'élément synchronique que le montage introduit dans une dia chronie. II est également d'usage d'en venir a opposer a cette conception du montage des plans un second volet dit du « mon tage roi ». II est représenté par le cinéma d'Eisenstein et de l'école soviétique 011, par parenthese, le terme en usage est « image » ou « cadre » plutot que de « plan ». Relisant la formule justement célebre « Ce n'est pas une image juste, c'est juste une image », Pascal Bonitzer, par exemple, écrit : « II y a eu quelque chose d'héroi'que, dans la tentative de Godard de réduire le cinéma a ses images seules. Un film ne se pré sente en effet jamais seulement comme une chaine d'images [oo.]
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Déplacements de la forme Marey au xx e siecle
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tout le monde sait que dans un film on n'a pas affaire a de seules images, justes ou non, mais a une réalité plus ou moins truquée, découpée et ordonnée dan s la plupart des films en scenes, en séquences et, métonymiquement, en plans. " Le critique ajoute : « Ce qui cinématographiquement informe les images et les articule entre elles, c'est ce qu'en elles on détache comme plans ", pour s'interroger : « De quoi s'agit-il finalement ? Le plan est-il une unité ? De quoi est-i1l'unité ? » (Bonitzer, 1982, p. 14-22). On sent que la question est de moins en moins convaincante. Ces temps faisaient suite a une période théorique fortement marquée par la sémiologie qui installa en tout discours I'obliga tion de définir un langage avec ses caractéristiques spécifiques. La notion de spécificité était aussi hégémonique que celle de langage. C'est pourquoi il paraissait nécessaire (comme cela s'était imposé pour la linguistique des langages verbaux) de déterminer I'unité spécifique du cinéma par quoi le distinguer des autres langages. Ce faisant, cette spécificité ne pouvait elle-meme etre con¡;ue en dehors de I'identification des signes discriminatoires définissant le modele linguistique sur lequel se calquer. Cela n'était pas si simple depuis que Christian Metz, le fondateur de la sémiologie du cinéma, avait laissé tomber la sentence : le cinéma est un langage sans langue. L'exercice appelé « analyse textuelle " en découlait. Mais l'influence de la sémiologie déc!inant dans les discours cinématographiques, I'on ne s'étonnera pas de voir décréter a un certain moment que I'analyse est bloquée, impos sible «< flambée ,,) ou, pire encore, quasi obsolete. C'est pourquoi iI a pu paraí'tre préférable de faire fond sur la notion de photogramme, notamment lorsque I'on voulut sortir du corpus des « films a plans " (autrement dit, peu ou prou, du film narratif, représentatif sinon c1assique) pour faire une place dans l'analyse au cinéma expérimental ou a certains cinéastes modernes dont le travail ne se laissait pas aisément découper en plans. Le plan est du coté de la coupe immobile associée a la consécution temporelle et a la linéarité logique du montage en scenes ou séquences. On remarquera que, s'agissant de cinéma dit expérimental, on ne parle guere de plan mais plus souvent d'image, sans doute en raison de I'emploi du c1ignotement ou des surimpressions ainsi que du refus de la représentation et de la nar ration avec ses regles de consécution (logique et temporelle).
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Avec l'image-mouvement ou l'image-temps, Gilles Deleuze franchit un pas décisif, en proposant, des 1983, dans le premier de ses ouvrages consacrés au cinéma, puis en 1985, dans le second, une curieuse taxinomie qui, si elle fait un pendant ira nique au lexique de la sémiologie, multiplie aussi le terme d'image. Terme lui-meme pris dans un autre sens que celui qui a régné dans les théories de la communication OU il désigne tout ce qui se présente sous l'aspect visuel dan s les médias (télévision et images publicitaires notamment). Chez Gilles Deleuze, qui ne méconnaí't ni les uns ni les autres, I'usage du terme d'image ne recouvre pas celui de plan ni celui de photogramme. On observe parallelement que la notion de hors-champ est largement dépassée puisqu'elle dé borde sa défi nition spatiale (la plus courante) pour atteindre a une conception temporelle. La notion d'image offre un changement d'axe, une sorte de révolution de I'échelle du plan, pour s'ouvrir a la dimen sion temporelle inscrite non pas dan s la succession linéaire du montage mais dans une perspective virtuellegui, de fait, échappe a la définition spatiale du champ et du cadre. Ne cessant de com menter ce qu'il reprend a la philosophie du mouvement chez Bergson, Deleuze dote I'image cinématographique d'une dimen sion temporelle comme lieu de focalisation des trois présents décrits par saint Augustin, le présent du passé, le présent du pré sent et le futur du présent. C'est a cette capacité de devenir une cosa mentale que le philosophe nous intéresse en nous invitant a ne pas seulement percevoir l'image (dans son régime actuel et spa tial), mais a la penser. Si la matiere est image, selon le postulat des premieres pages de Matiere et mémoire, le temps chez Deleuze apparaí't comme image, et le cinéma en ses coupes mobiles révele cette modalité du monde dans son apparaí'tre.
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Nul n'ignore que le montage est l'opération essentielle par laquelle le film prend corps. Au temps ou iI était critique aux Cahiers du cinéma, Jean-Luc Godard y a consacré de fortes pages
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intitulées « Montage, mon beau souci » (Godard, 1956). Signifiant une obsession particuliere autant que la conscience d'une appartenance a la tradition du cinéma de montage (en réfe rence a Eisenstein), cette expression est souvent revenue dans son reuvre. Explicitement sous forme d'un carton dans Histoire(s) du cinéma. Au-dela du sens concret que l'on attribue immédiatement a cette phase capitale de la confection du film, le montage peut etre entendu comme un exercice double. Concretement, il s'agit de la procédure de mise bout a bout des rus hes filmés au tournage (rushes que I'on peut remanier dans leur longueur et leur contenu pendant I'opération technique du montage), et c'est aussi une opération mentale, la finalisation de I'idée a laquelle tout film doit son existence. Toutefois, chez Godard, le montage peut recouvrir encore une autre dimension : celle d'un in-vu du cinéma, comme il existe un impensé de la pensée. « Raccorder sur un regard, écrivait Godard en 1956, c'est presque la définition du montage, son ambition supreme. » Derriere l'évidence de la procédure décrite, il semble que cette « ambition supreme ,'-ait été réévaluée par le cinéaste meme au cours du temps. La notion de raccord et celle de regard s'en trou vent transformées. Dans un moyen métrage intitulé ]LG/]LG figure une séquence étrange. Outre le montage, c'est le film dans son ensemble qui doit etre replacé dans une réfiexion sur le cinéma depuis ses origines. Sorti en 1995, et sous-titré Autoportrait de décembre (pour une lecture de ce film a la lumiere de concepts deleuziens, voir Coureau, 2000), il coi"ncidait en fait avec la célébration du premier siede du cinématographe. Dans cette séquence singuliere, l'on voit Jean-Luc Godard lui meme dans le role du monteur : il a revetu une blouse blanche et porte également un bonnet de laine comme celui qu'il a adopté pour figurer dans un film antérieur le personnage de I'Idiot. Il y a aussi une table de montage sur laquelle reposent des ciseaux, des lunettes, des bobines de film et l'on voit ses mains en contact direct avec la pellicule qu'il manipule. Une jeune filie aveugle s'est présentée pour le poste d'assistante monteuse. « Ténébreuse affaire» lit-on sur un carton qui apparait comme un commen taire justifié (un souvenir aussi du titre balzacien d'un film ayant fourni un exemple de montage donné dans I'artide des Cahiers du cinéma). Ce n'est pas I'unique fois que Godard ouvre une 88
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réflexion ayant I'aveugle pour sujet : un peu plus haut dans ] LG/]LG, la voix de Godard a lu un extrait du livre de Wittgenstein, De la certitude, un passage du fragment 125 : « Si un aveugle me demandait, as-tu deux mains ? Ce n'est pas en regardant que je m'en assurerais ['0'] etc. » De meme, une autre lecture est enchainée avec un passage de Diderot extrait des Additions a la lettre sur les aveugleso La séquence avec la jeune monte use aveugle joue sur le dédoublement. Deux monteurs sont en présence sur l'écran (la jeune filie et le cinéaste en personne), deux films également puisque des citations sonores (assorties d'une description verbale) d'un film précédent de Godard, Hélas pour moi (1993), sont insé rées pendant la lec;:on de montage donnée a la postula'nteo En outre, est introduit un extrait des Additions a la lettre sur les aveugles de Diderot sous forme de dialogue entre les deux per sonnages. Le dialogue de I'aveugle, du philosophe et de la sculpture est une constante dans la philosophie au XVIII e siede, ainsi que le rap pelle Jacqueline Lichtenstein : « Inauguré par Descartes, le dia logue théorique entre le philosophe et l'aveugle allait se poursuivre tout au long du XVIII e siecle a travers diverses péripéties, dont la plus marquante fut sans nul doute celle de I'aveugle de Molyneux [auquel Locke allait conférer] un statut épistémologique détermi nant [...]. Dans sa Lettre sur les aveugles, Diderot reprendra a son tour le probleme de I'aveugle-né [... ] et s'intéressera d'emblée a ses implications sur le plan esthétique » (Lichtenstein, 2003, p. 87 89). De ces considérations, il ressort que ce qui intéresse le philo sophe des Lumieres, ce n'est pas le visible, mais la vision que la pensée philosophique voudrait toucher du doigt. « Voir avec l'es prit ou voir avec les mains, c'est au fond la meme chose : dans les deux cas, voir, ce n'est pas voir mais touchero » C'est pourquoi, explique Diderot a sa correspondante, « ouvrez la Dioptrique de Descartes et vous verrez les phénomenes de la vue rapportés a ceux du toucher, et des planches d'optique pleines de figures d'hommes occupés a voir avec des batons » tout en marchanto Selon la logique diderotiste disant « qu'un peuple d'aveugles pour rait a voir des statuaires », la Lettre sur les aveugles peut se lire comme « un petit traité sur la sculpture, ou plus exactement sur les rapports entre la sculpture et la philosophie, comme une
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Esthétique du mouvement cinématographique nouvelle version du paragone» (Lichtenstein, 2003, p. 96). Dans les Salons de 1763 et de 1765, Diderot revient sur la meme idée de la sculpture (on y peut lire une préfiguration des idées développées a son tour par Baudelaire un siecle plus tard) : elle est beaucoup moins éloquente que la peinture, voila pourquoi une statue est plus difficile a juger qu'un tableau. La séquence du film de Godard mettant en jeu une série de dédoublements invite a interroger le vu et l'in-vu, a se détourner des apparences visibles. La combinaison chiffrée, utile au mon tage des plans, est d'abord répétée sotto voce par l'apprentie monteuse avant de trouver sa résolution dans le dialogue emprunté a Diderot : « - Figurez-vous un cube. - Je le vois. - Imaginez au centre du cube un point. - C'est fait. - De ce point tirez des lignes droites aux angles ; eh bien, vous avez divisé le cube ... en six pyramides égales ayant chacune les memes faces, la base du cube et la moitié de la hauteur. - Cela est vrai, mais Ol! voyez-vous cela? - Dans ma tete comme vous. » La proposition de Godard consiste a'dire que tout monteur concret, assis a sa table de montage et ~pérant avec les instruments de son travail, est doublé d'un monteur virtuel qui voit avec les yeux d'un aveugle, construit des pyramides, autrement dit, comme il est pré cisé dans cette séquence, « un film qu'on n'a encore jamais fait » ou « un film que personne n'a vu ». Un autre cinéma git sans doute dans cette cosa mentale Ol! le regard ordinaire n'entre pour rien, ni aucun perfectionnement technique. Lorsque la monteuse s'essaie avec les mains a créer un « rapport qui la constitue en voyant » (Godard fait dire par la voix de la monteuse un passage en désordre de Merleau-Ponty, 1974, p. 185), la perception optique est recouverte, comme les deux mains qui se superposent, par la perception haptique dont les philosophes du XVIII e siecle ont fait l'apanage du sculpteur et de l'aveugle. A propos du commentaire écrit par André Bazin sur Le Mystere Picasso, Georges Sadoul avance: « Durant notre apres-guerre, Bazin eut mieux qu'aucun autre, la claire conscience d'une naissance ou d'un essor que d'autres ignorerent ou mépri serent. Pour les historiens futurs, il se peut que les années cinquante aient été moins marquées par le cinémascope, le cinérama ou la stéréophonie, que par l'avénement d'une "ciné plastique" .... » (Sadoul, 1959, p. 50). L'histoire du cinéma est 90
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traversée par ce genre d'aveuglement qui conduit a méconnaitre ce vers quoi il a cherché a faire signe au long de son premier siecle d'existence mais que de lo in en loin un critique, un film, une déclaration de cinéaste font entrevoir.
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Le cinéma dit d'animation, qui est surtout un cinéma du mouvement tourné image par image », est celui qui s'accorde au mieux avec les recherches du pré-ci~éma. Depuis) 1906 et Stuart Blackton, Segundo de Chomon ou Emile Cohl, il n'a cessé d'imaginer quantité de procédés. Et de faire appel a une profu sion de matériaux : dessins au pastel modifiés image par image devant la caméra (Norman McLaren, Philippe Stapp, Stuart Wynn Jones), dessins réalisés directement sur pellicule faisant du ruban filmique l'unique modulateur de l'reuvre (Len Lye, McLaren et Évelyne Lambart, Albert Pierru), animation d'élé ments découpés, morceaux de cartons coloriés, par exemple, pla cés horizontalement sous la caméra (Henri Gruel, Jiri Trnka, Grant Munro), ombres chinoises animées (Lotte Reiniger), écran d'épingles (Alexandre Alexe"ieff et Claire Parker), marionnettes, objets divers ou bonshommes de pate a modeler, etc., sans oublier ceux qui filment directement des personnages réels image par image, des interpretes vivants, qui se figent dans des positions successives devant la caméra qui les enregistre (Jan Durand, Percy Smith, Émile Cohl ou Norman McLaren). Quand en 1935, apres les photographies sans prise de vue, obtenues par contact direct sur des supports photosensibles (chez des artistes tels que Christian Schad pour les « shadographies » en 1918, Man Ray pour les « rayographes » début 1922 ou Laszlo Moholy-Nagy pour les « photogrammes » fin 1922), Len Lye eut l'idée de réaliser un film sans caméra, par dessin direct sur la pellicule, il cessait de considérer l'analyse du mouvement, couramment pratiquée par le cinématographe Lumiere, comme un systeme de reproduction. Si l'analyse du mouvement par les Lumiere supposait un appareil de prise de vue, Marey avait, «
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Esthétique du mauvement cinématagraphique
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avant la chronophotographie, con<;:u sa méthode graphique qui repose sur le tracé du mouvement sur un support. Pour s'appuyer sur un principe, il suffit de le comprendre puis de le transformer. Len Lye n'a pas eu besoin de caméra ni de graphisme pour inven ter le cinéma dessiné qui inspira par ailleurs McLaren... Alexieff est célebre pour avoir inventé un procédé unique en son genre : I'écran d'épingles. Auparavant, il a été illustrateur de livres, graveur. 11 a aussi fait appel a des techniques photogra phiques, notamment a une superposition d'images, ce que I'on appelle au cinéma exposition double ou multiple. 11 a con<;:u des films publicitaires d'une rare innovation technique. L'écran d'épingles pouvait etre de taille variable. « Vue de loin, sa surface parait mate et veloutée. Quand on la presse avec la paume, les fines épingles, qui bougent de quelques millimetres, traversent I'écran en sens inverse en répétant la forme de la main. L'effet consiste donc dans le mouvement des épingles capa bies de se déplacer en avant et en arriere. L'éclairage latéral renforce cet effet, d'autant que les sources de lumiere sont mobiles et régla bies » (Norstein, 2001). On obtient ainsi différents effets graphiques, et Alexeieff compare sa technique a la gravure quoi qu'elle soit sans traits ni pigments ou autres matieres que la lumiere jouant avec les épingles. La comparaison est d'autant plus appropriée que ce travail ressemble en son principe a ce qu'on appelle traditionnellement, en gravure, la maniere naire. Celle-ci consiste a hérisser au préalable une plaque métallique dont les pointes seront ensuite aplanies selon les besoins en noir, en gris et en blanc. Si la versatilité de I'écran d'épingles interdit les retouches, remords ou repentirs, il permet d'etre sans cesse recomposé pour la suite a réaliser. Le cinéaste est toujours dans I'élaboration virtuelle de son film: chaque état de I'écran est filmé puis modifié pour I'image suivante, si bien que I'image passée est photographiquement dans la caméra tandis que I'image a venir est mentalement dans l'esprit du cinéaste, qui ne peut que se sou venir de I'état antérieur. Ce qu'Alexei"eff appelle « synthese ciné matographique des mouvements artificiels ». L'a:uvre cinématographique d'Alexeieff, de 1933 a 1980, fut toujours liée a la recherche de procédés nouveaux. Intéressé par une image singuliere obtenue par les tracés générés au cours d'un mouvement pendulaire, il met au point une nouvelle technique
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baptisée « animation totalisée » qui crée des « solides illusoires ». 11 retrouve un corpus de principes concernant les phénomenes oscillatoires, déja étudiés par Marey pour instaurer « La méthode graphique dans les sciences expérimentales » dont les résultats ont été publiés en 1885. Le « solide illusoire » est la trace photo graphique des mouvements du solide générateur. 11 est obtenu par la représentation via un miroir du mouvement du pendule, en une sorte de solidification lumineuse. Puis ces tracés sont animés afin d'obtenir des formes différentes totalisées sur les photogrammes successifs du film. A la projection, les déformations s'effectuent en mouvements ondulants. Fumées (1952) est un film publicitaire réalisé a partir de cette technique. 11 fait penser a la)« machine a fumée » de Marey. « Une variante stroboscopique de la totalisa tion fut utilisée en faisant tourner un obturateur fenetre devant la caméra en pose longue, ce qui était un assez exact retour aux pro cédés de la chronophotographie sur plaque fixe inventée par Marey. Avec cette différence que chaque chronophotographie serait répétée avec des variations progressives, pour animation » (Willoughby, 2001). Cet effet atteint son sommet dans I'anima tion du logo de la firme Cocinor, réalisée en 1957. « 11 n'est sans doute pas fortuit qu'a la premiere technique d'animation sur écran d'épingles qui était marquée par I'omission des phases intermédiaires, succede une technique totalisante dans laquelle, au contraire, un surcroit de mouvements est nécessaire pour impressionner chaque photogramme. Observons que les solides illusoires sont réellement tridimensionnels et Alexandre Alexei"eff - qui était venu a la Fondation Hugot du College de France au printemps 1982, tres peu de temps avant son déces, assister a nos premieres présentations de cinéholographie mon trant des vols d'oiseaux par animation des sculptures originales de Marey - nous disait aquel point Claire Parker et lui-meme avaient désiré le relief » (Fihman, 2001). Pour son illustration en 1959 du Dacteur Jivaga a l'écran d'épingles, certaines images imitent un fantasme statuaire. Georges Nivat commente ces suites cinétiques : « Une des plus belles est celle du cauchemar du doc teur qui va avoir le typhus, dans "En face de la maison aux sta tues". Le corps laiteux de Lara emplit la fenetre, les rats diva guent dans la piece marquée par I'abandon. Une piece immense lui succede avec toujours le meme corps sculpté de marbre blanc
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obturant les fenetres [... ] ; Lara lactée, Vénus antique aux bras levés sur son chignon derriere la tete » (Nivat, 2001). Un tel raffinement se retro uve dans les trente-deux cruvres publicitaires qu'il a con~ues et notarnment celle consacrée a « Monsavon ». Alexe"ieff explique: « Si I'Oréal veut vendre une savonnette ce n'est pas le produit que je vais considérer mais I'invention que je vais pouvoir réaliser. Imaginez une statue antique, une statue grecque, par exemple. [... ] La figure présente les canons de la beauté intemporelle. Je vais la prendre comme modele et je vais la caresser, ou plutot, je vais donner I'illusion de la caresse que toute femme souhaiterait sur son corps. Une voix, entre comptine et enfance, va chantonner doucement. Cette fral cheur sonore va humaniser la pierre. Entre elles deux va glisser une ombre lumineuse. Celle-ci, projetée, dessinera sur les courbes quelques lettres. 11 ne faut pas tout révéler d'un coup. Ces lettres vont caresser le corps comme le passage du savon amical et mati nal. [... ] A la fin du film, les lettres s'assembleront pour former la signature Monsavon. [.•:] 11 s'agissait avant toute manipulation infographique, de déformer une typo, de jouer avec la lumiere, de trouver les justes dosages et le rythme des mots, de I'eau, du savon, de la salle de bain, de la Grece antique... » (Saint-Preux, 2001).
Le 11 septembre 1916, en Italie, six membres du mouve ment futuriste, Filippo Tommaso Marinetti, les deux freres Corradini (Bruno Corra et Amaldo Ginna), Giacomo Baila, Remo Chiti et Emilio Settimelli, signent un manifeste sur le cinéma, La cinematografia futurista. Cette meme année est tourné le premier et seul long métrage du mouvement futuriste, Vita futurista, réalisé par Arnaldo Ginna qui, avec son frere, avait entrepris, six ans auparavant, des recherches en vue d'un cinéma con~u comme « musique des couleurs » et réalisé de petits films abstraits formant une symphonie de lignes. Malgré le peu de traces conservées, I'événement est important car le texte du mani feste existe et préfigure en de nombreux points I'avant-garde
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cinématographique internationale a venir. Ce texte publié dans la revue futuriste L'Italia Futurista, le 11 novembre 1916, montre tout ce que le manifeste doit a des idées déja formulées (outre le culte de la nation italienne, celui de la vitesse et du nouveau) mais aussi, au-dela d'un parti pris contre le cinéma théatral, a tout ce qui s'éloigne du futurisme lui-meme. Dans le Manifeste de la cinématographie futuriste, on releve notamment les phrases suivantes : « A premiere vue le cinémato graphe, né il ya peu d'années, peut sembler déja futuriste, c'est-a dire privé de passé et libre de traditions : en réalité, en)naissant comme théatre sans paroles, il a hérité de toutes les balayures les plus traditionnelles du théatre Iittéraire. [oo.] Notre action est légi time et nécessaire, dans la mesure OU le cinématographe jusqu'a aujourd'hui a été et tend a demeurer profondément passéiste. (... ] Toutes les immenses possibilités artistiques du cinématographe sont donc absolument intactes. [... ] 11 faut libérer le cinémato graphe comme moyen d'expression pour en faire I'instrument idéal d'un nouvel art immensément plus vaste et plus agile que tous ceux qui existent. Nous sommes convaincus que ce n'est que par lui que pourra etre atteinte cette polyexpressivité vers laquelle tendent sans exception les plus modernes recherches artistiques. [oo.] Dans le film futuriste entreront comme moyen d'expression les éléments les plus divers : de la tranche de vie réelle a la tache de couleur, de la ligne aux mots en liberté, de la musique chroma tique et plastique a la musique des objets. 11 sera en somme pein ture, architecture, sculptureoo. » (ce développement sur le cinéma des futuristes italiens est emprunté a Noguez, 1979). Pour définir les films futuristes, une série de quatorze carac téristiques formelles est énoncée, parmi lesquelles : « 3. Nous donnerons dans le meme instant-tableau deux ou trois visions dif férentes I'une a coté de I'autre » pour contester le plan et le réa lisme ; « 6. Des exercices quotidiens cinématographiés pour se libérer de la logique » et refuser autant la représentation que la narration ; « 13. Des équivalences linéaires, plastiques, chroma tiques, etc. d'hommes, de femmes, d'événements, de pensées, de musiques, de sentiments, de poids, d'odeurs, de bruits cinémato graphiés (nous donnerons avec des lignes blanches sur fond noir le rythme interne et le rythme physique d'un mari qui découvre son épouse adultere et poursuit I'amant - rythme de I'ame et
Esthétique du mouvement cinématographique rythme des jambes). » 11 n'y eut (peut-etre) pas de films futuristes, mais cette derniere perspective formelle sera réalisée par le peintre Giacomo Baila. 11 ne chercha pas a suggérer la course d'un mari jaloux, mais celle d'une fillette jouant a la baile. Pour cette ceuvre, il s'inspira des travaux de la chronophotographie partielle de Marey. Comme le souligne Dominique Noguez, le manifeste des futu ristes anticipe les recherches du cinéma de l'avant-garde des années 1920, ou celles du cinéma underground des années 1960, mais il construit également un pont avec les inventions formelles anté rieures que sont les chronophotographies et la méthode graphique de Marey. Cette double articulation se vérifie chez un Norman McLaren. S'il est connu pour avoir peint ou dessiné (vers 1937) directement sur la pellicule des films sans caméra, l'habileté tech nique mobilisée pour filmer Pas de deux (1967) et fa<;onner la danse réel1e du couple d'étoiles des Grands Ballets canadiens ne manque pas de rappeler les principes formels mareyens : le costume blanc filmé a contre-jour dans un studio tout entier peint en noir s'ajoute au travail de McLaren « exposant chaque image jusqu'a onze fois et recourant a l'imprimerie optique, pour qu'aux posi tions successives du corps des danseurs pendant un mouvement corresponde une série de traces blanches concomitantes» (Noguez, 1979, p. 39) pour en fournir l'évocation la plus recherchée.
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Dans L'Écran démoniaque, Lotte Eisner rapporte qu'a l'occasion d'une conférence donnée en 1916 sur « les possibilités artistiques du cinéma », Paul Wegener déclarait : « ]e pourrais concevoir un art cinématographique qui n'utiliserait que des sur faces mobiles, sur lesquel1es se dérouleraient des événements qui participeraient encore du naturel, mais qui transcenderaient les lignes et les volumes du rée1. Ou encore des marionnettes ou de petites maquettes en trois dimensions que l'on animerait image par image, soit au ralenti, soit en accéléré [... ]. On pourrait encore filmer pele-mele des éléments microscopiques de substances 96
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chimiques en fermentation et des petites plantes de dimensions diverses [... ]. On s'avancerait dans le domaine de la kinétique pure, dans l'univers du lyrisme optique. » Ces idées révolution naires préludent a la formule du film absolu, aux essais de film abstrait que devaient réaliser Hans Richter et Walter Ruttmann une dizaine d'années plus tardo Les moments par lesquels le cinéma cherche a échapper a un devenir narratif s'inscrivent souvent dans un retour a des principes de pré-cinéma consciemment maítrisés par les recherches toujours aigues du cinéma dit expérimental (les appellations se diversifiant au fil des différents courants apparaissant au cours des décennies). L'avant-garde cinématographique des années 1920 a donryé nais sance a un cinéma obéissant a des objectifs essentiellement artis tiques, et plus particulierement plastiques, avec le souci primordial de la forme et du rythme. Un petit nombre d'artistes pionniers comme Walter Ruttmann, Viking Eggeling, Hans Richter, suivis par Oskar Fischinger, ont commencé a produire des ceuvres non figuratives, mettant en jeu des procédés graphiques nouveaux. Ce premier mouvement s'est rapidement étendu a des artistes comme Man Ray, Marcel Duchamp, Fernand Léger. .. En avan<;ant dans le siecle, on vérifierait aisément que la déam bulation de piece a piece, ou d'un écran vidéo vers un autre, ou toute autre forme de déplacement, est un paradigme de ce cinéma via la multiplication des moniteurs video jouant avec l'environne ment du spectateur. Par la aussi, le cinéma expérimental est la mémoire du pré-cinéma et des chronophotographies. Contrairement a une conception cumulative, le cinéma expérimental s'est emparé des ressources de l'image et du mouvement pour en montrer, a par tir de la notion de film, ou de lumiere, ou de défilement, ou de pelli cule, une autre dimension que cel1e ordinairement dévolue a la représentation réaliste, voire narrative. C'est que les cinéastes expé rimentaux ont bien vu le lien qu'ils pouvaient créer avec un pré cinéma devenu pour eux un instrument anti-illusionniste, au service de la modernité artistique. Ainsi des recherches conduites par Norman McLaren dans les années 1950; par Werner Nekes avec Photophtalmia, en 1975, dédié a ]oseph Plateau ; par Guy Fihman et Claudine Eizykman, en 1982, a partir du Vol d'un goéland de Marey auquel ils rendent l'hommage d'un pré-cinéma en relief par leurs propres sculptures de lumiere holographiques, etc.
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Aquel spectack ""íste fhom- ordílUlíre du cínénuJl
I1 existe de grandes différences entre les attitudes specta torielles adoptées au cinéma. Elles se sont multipliées au fur et a mesure que le cinéma a multiplié ses genres, ses styles et ses conte nus, s'éloignant de plus en plus de ce qui constitua l'aube du spec tacle cinématographique telle que nous avons tenté de la cerner. Voire. Dans ses ouvrages, Jean Louis Schefer a privilégié certains aspects de cette relation en décrivant l'expérience du spectateur confronté aux images des films. Grace au mélange des champs culturels et affectifs personnels, il compose de ce spectateur le portrait sans qualité de celui dont « le cinéma n'est pas le mérier ", le portrait de chacun de nous en « homme ordinaire du cinéma ". En outre, le cinéma que ce spectateur regarde est défini comme « un commencement de monde" parce qu'on y assiste au spectacle inédit de « Phomme visible » en un fanrastique inverse de celui du cinéma (de genre) de l'homme invisible. Cette étrange formulation ne renvoie-t-elle pas au début du cinématographe, aux premiers hommes de Marey ou des freres Lumiere, dont on découvrit le mouvement jusque-la invisible parce que sans image ? Du cinéma en général, Schefer écrit : « Sur la toile de l'écran, ces hommes, femmes, betes ou monstres mar chent en vain : ils ne composent pas tout a fait les mouvements qui nous répetent et dont nous pouvons imiter la nature, c'est-a dire l'apesanteur essentielle " (Schefer, 1980, p. 106). « L'ensemble de ces images - qui a l'origine étaienr toutes indépendantes (des jambes remuaient, dansaient ou sautaient pendant que les mains étaient occupées, par exemple, a écrire, la bouche a parler, a sou rire ou a mastiquer) - ne compose pas un film mais un territoire de bandes de mouvements, d'arrets de mouvements sans liaison" (Schefer, 1980, p. 146). Frise en no ir et blanc, suite dansante de points lumineux, enveloppement mobile, ce cinéma toujours fondé sur une mémoire s'apparente alors aux planches de la chro nophotographie qui, dans la méditation de Schefer, demeurent l'expérience enfouie, non vécue, de tout spectateur du cinéma. Amalgame de corps, d'affects et de conscience d'images, l'homme ordinaire du cinéma est a son tour un champ d'expérimenration,
Déplacemenrs de la forme Marey au xx e siecle aussi bien que le témoin d'une sorte de quantification lyrique du monde (celle-ci ayanr été mise en spectacle par les ballets micro scopiques du cinéma scienrifique de Jean Painlevé). Antonin Artaud note que « le cinéma est essentiellement révélateur de toute une vie occulte avec laquelle il nous met direc tement en relation. Mais cette vie occulte, il faut savoir la deviner. [... ] Le faire servir a raconter des histoires, c'est se priver du meilleur de ses ressources, aller a l'encontre de son but le plus profond. Voila pourquoi le cinéma me semble surtout fait pour exprimer les choses de la pensée " (Artaud, 1978). « Le cinéma est aussi tres proche d'un univers menral, non seulement par la qualité des images qui ne sont pas prises dans un pouvoir de res sembler mais par leur espece de solitude ", poursuit Jean Lyuis Schefer, et il ajoute que « ces images-la révelent simplement qu'elles procederaient d'un monde qui n'est pas d'abord visible. Ces images ne s'ajoutenr a aucune perception passée ou possible, elles la remplacent, c'est-a-dire qu'elles commencent a substituer au monde cer improbable témoignage d'un monde invisible " (Schefer, 1980, p. 107). I1 ya aussi une espece de griserie physique que communique directement au cerveau la rotation des images, a quoi s'ajoute la perception d'une mécanique, « une roue sur laquelle le mouve ment s'épuisait, se fixait, repartait, nous apparaissait comme l'ob jet véritablement mystérieux que le cinéma pouvait nous montrer, parce que la était l'énigme : que la vitesse flit maintenue immo bile sous nos yeux [oo.], c'est a peu pres ainsi que le vampire de Dreyer meurt sous nos yeux, pris a la fois dans des mouvements d'engrenage, une pluie de po ud re blanche et dans la silhouette d'un écureuil courant éperdument dans une cage " (Schefer, 1980, p. 180). Schefer a con¡;:u un ouvrage en noir et blanc, et en gri saille, plein de ténebres éclairées par des points changeants. Ce livre est conforme a la « Black Maria" des premiers studios amé ricains ou a la noire bátisse dans laquelle tournaienr les hommes modeles de Marey. Par certains cotés, on peut dire qu'il feuillette pour nous les planches d'une chronophotographie tout intériori sée que réfléchit le cinéma selon Schefer. Pierre Klossowski a dit avoir cherché, dans ses dessins a la mine de plomb, a « reproduire l'effet de ruissellement argenrin de l'écran du cinéma muet en noir et blanc ". Selon Clément Rosset,
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la défaillance du corps est manifeste dans ces dessins reproduits de maniere sinon pointilliste a la Seurat, du moins pointilleuse, par un tracé net et précis dans un étrange effet de trompe-I'reil (Rosset 1992). Ce ruissellement a certainement commencé avec ses points de lumiere qui défilerent devant la lucarne du hangar mareyen. Voila qu'a ces ensembles graphiques de formes en blanc, en gris, en noir s'attache le pouvoir d'accroitre le monde invisible pour la destination duquei un mouvement a lieu qui n'est pas a proprement parler une action ou un événement.
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En réponse a une enquete lancée par René Clair en mars 1923, Antonin Artaud n'hésite pas a déclarer que le cinéma est « plus excitant qlie le phosphore [... ]. 11 agit sur la matiere grise du cerveau directement [... ]. C'est pourquoi I'objet du film ne peut etre inférieur au pouvoir d'action du film - et doit tenir du merveilleux. » 11 y a donc un cinéma magique OU matiere et objet operent une transsubstantiation qui fait encore dire a Artaud: « rai toujours distingué dans le cinéma une vertu propre au mouvement secret et a la matiere des images », ou : « Toute une substance insensible prend corps, cherche a atteindre la lumiere. Le cinéma nous rapproche de cette substance-Ia » (Artaud,1978). Cette substance peut aussi bien agir sur le film lui-meme, dans une sorte de magie qui affecte tout un monde et opere un changement a vue qui garde toutes les apparences du rée1. Ce que voit alors le spectateur, c'est le meme monde qui continue mais qui a totalement changé : devenu un peu plus fluide dans ses articulations, un peu plus feutré ou silencieux'-cornmes'lf était recouvert d'une neige invisible, un peu plus sombre ou, au contraire, un peu plus lumineux. 'faris qui dort, I'un des pre miers films de René Clair, repose\ sur I'idée d'une substance gazeuse répandue par un savant fo\! sur Paris et le paralysant. C'est toujours Paris, mais un Paris d\apé dans un voile léger, un Paris que nul n'avait encore vu. Cette\cité stupéfiante rappelle la \
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vis ion fantomatique qu'eut Gorki lors de la premiere séance du Cinématographe a laquelle il assista. Que toute la matiere du film se trouve métamorphosée, nul mieux que Jean Epstein n'aura contribué a I'exprimer, lui qui ne cesse de désigner le cinéma par les expressions les plus fulgu rantes. Du Cinéma du diable ou de L'Esprit de cinéma a L'Intelligence d'une machine, il chante Posmose chimique du cinéma et du monde. Outre le terme de « temps », ceux de « sub stance » ou de « matiere » sont parmi les plus usités dan s ses écrits. Pour lui, le cinéma entretient avec le reve, la folie ou la magie une commune opposition au monde habituel de la forme et de la pensée. 11 se caractérise par une capacité de réversibilité, de plasticité, de mutabilité ou de reiativité boulevers1nt les catégo- ) ries temporelles ou logiques. Séduit par les propriétés du ralenti ou a l'inverse de I'accéléré, Epstein s'enchante de tous les trompe- __ l'reiLK Quand il n'y a plus de mouvement visible dans un·temps/ suffisamment étiré, I'homme devient statue, le vivant se confond avec I'inerte » (Epstein, 1974, p. 288). Dans le prolongement des travaux chronophotographiques ou des vues des freres Lumiere (qu'il a connus a Lyon), Epstein pense que le cinéma donne de la réalité une image mécanique et fantastique a la fois. L'union des contraires est une constante dans son langage comme dans ses films : la meilleure illustration en est que chaque fois qu'il use d'une surimpression d'eau, par un plan de mer sur un visage, ceiui-ci parait aussitot se minéraliser. Les formes et les matieres sont mobiles et procedent d'une métamorphose continue : chez lui, « les dunes rampent », « I'eau colle », « les nuages cassent ». Cette insolente liberté d'images doit etre confrontée au cinéma naissant en parallele a I'essor du réalisme. Était-elle en contradiction avec lui ou bien appartenait-elle a ces jeux formeis sophistiqués appelés par les besoins de I'illustration populaire, par la naissance de la photo retouchée, rehaussée des couleurs des pictorialistes, par les reconstitutions de musées de cire? Puissances du faux, dissolution des apparences, dans un clignote ment des images, un poudroiement de lumiere, un empatement blanchatre, comme si la projection cinématographique ne jouait qu'avec une masse en suspension prete a toutes les l!!~tª-I.!!9E:-_ phoses. Non pas un cinéma de I'invention technique ni des recréa t~snarratives, mais celui d'une image sur laquelle embrayent
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du mouvement cinématographique
des appareils imaginaires indpisant des représentations d'univers inconnus. Un cinéma qui, lillé de la position expérimentale du spectateur, invente une espece de plasticité étrangement mouvante ou se rejouent les concrétions illusoires de fumée, de souffle et d'air obtenues par contact avec un solide sur les parois de la « chambre a fumée » de Marey (Frizot, 2001b, p. 80-81).
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Vers 1895 apparait donc une image inédite qui portera le nom de cinématographe alors que le brevet déposé par les Lumiere identifie I'appareil a un projecteur de chronophotogra phies, dans la filiation de Marey. Le programme du Cinématographe au Salon indien du Grand Café exposait sans ambiguité I'ambition des inventeurs : « ••• recueillir, par des séries d'épreuves instantanées, tous les mouvements qui, pendant un temps donné, se sont succédé devant I'objectif, et reproduire ces mouvements en projetant, grandeur naturelle, devant une salle entiere, leurs images sur I'écran ». Deux opérations sont donc annoncées : enregistrer une série d'instantanés photographiques, disposés en séries d'images figées sur le ruban filmique selon un nombre de coupes variant entre 16, 18, puis 24 par seconde ; ensuite projeter, la encare, selon un dis positif intermittent de la lumiere, ces images fixes. Les séries d'images fixes ainsi réalisées ne manquent jamais d'évoquer des vues de statues telles que le XIX e siecle les a multipliées (ne serait-ce que par l'introduction de photographes dans les ateliers de sculp teur ; voir le cas exemplaire de Rodin). Cet imaginaire photogra phique triomphe par le cinématographe pour produire la reproduc tion fragmentée d'une illusion de mouvement. Toutefois, l'enjeu n'est pas I'espace parcouru mais bien la décomposition de I'instant. C'est cela qu'indique I'analyse du galop par Muybridge au moyen d'une infinité d'appareils luttant contre la vitesse pour capturer un instant unique : celui OU le cheval ne touche plus terreo Ces essais furent rapportés a l'illusion de mouvement, et donc de déplacement dans I'espace, alors que leurs potentialités étaient ouvertes.
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lean Louis Schefer a mis en lumiere la singularité de l'atti tude du spectateur de films (Schefer, 1980, p. 99-122). On n'y reconnait pas ce que la doxa a l'habitude de rapporter a I'expé rience de la perception filmique parce que, aussi bien, l'identifica tion du monde ordinaire n'a pas lieu sur l'écran. L'auteur se réfere continument a I'expérience, essentielle et presque unique, du cinéma muet ou des premiers burlesques, monde de noir, de blanc, d'éclats lumineux qu'il pen;:oit a plusieurs reprises comme un « monde de granit ». Le spectateur habite un espace intermédiaire entre le faisceau de grains lumineux qui est projeté dans son dos et les particules de points changeants qui éclairent la nuit sur la toile devant lui. De quelle image s'agit-il encore ? D5 quel mouvement est-elle animée ? « Ce visage de mosai"que, tait de fiocons, de points, de poussiere envahissant celui qui est assis » devant I'image blanchie ou noircie de I'écran ne renvoie-t-il pas a ces (autres) chronophotographies du XIX e siecle, dans une meme perception de la solitude des gesticulations ? Les films dont parle Schefer consti tuent un univers du chuchotement, une crainte particuliere « liée comme inversement au silence des corps gris, au granit mince et gesticulant. » Le monde de granit apparu sur I'écran est un autre monde que le monde quotidien qui, lui, ne laisse pas « subsister d'images ». Sur la toile advient une espece nouvelle du monde visible, ou plutót « l'intérieur visible d'une espece », écrit Schefer, dans un renversement de la surface au volume. Quant a Marey, apres avoir mis a nu la solitude du mouve ment en de nombreux schémas modulaires de la vision (Duchamp parlera de « machine célibataire »), son travail sédimente d'étranges sculptures a partir d'une série de répétitions ordinaires. Ces figures de bronze prennent vie et relief lorsqu'on les place a I'intérieur d'un grand zootrope (Mannoni, 1997, p. 30). Ces phases du vol ou du pas présentées en une unique structure for melle solidifiée ne relevent pas du montage classique de plans cinématographiques ; on est plus proche du cinéma de l'image par image, autrement dit du cinéma d'animation dans son rapport a I'intervalle. Ou encore de ce qu'Eisenstein retenait, pour sa propre pratique du montage, de la cinétique ralentie du théatre kabuki dont la gestuelle est justement décomposée.
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« Tel qu'en lui-meme enfin le cinéma le change, durci et comme déja fossilisé par la blancheur osseuse de l'orthochroma tique, un monde révolu remonte vers nous, plus réel que nous memes et pourtant fantastique. Proust rencontrait la récompense du temps retrouvé dans la joie ineffable de s'engloutir en son sou venir. lei au contraire, la joie esthétique nait d'un déchirement, car ces "souvenirs" ne nous appartiennent pas. Ils réalisent le paradoxe d'un passé objectif, d'une mémoire extérieure a notre conscience. Le cinéma est une machine a retrouver le temps pour mieux le perdre. » André Bazin, qui ne manque jamais de subtilité dans l'écri ture critique, trouve ici l'une de ses plus belles formulations qui commence par un pastiche de Mallarmé. Par ces mots, il com mente, en 1947, le film de Nicole Védres, Paris 1900, qui vient de sortir. C'est un film de montage réalisé a partir de bandes d'actualités et d'anciens films couvrant une période allant de 1900 a 1914. « Qu'on ne croie pourtant pas que le mérite des auteurs [au nombre desquels Alain Resnais, assistant réalisateur, et Myriam, au montage] soit diminué, poursuit Bazin, par l'exis tence de tous les documents cinématographiques d'époque qu'ils ont exclusivement utilisés. Leur réussite est due au contraire a un subtil travail de medium, a l'intelligence de leur choix dan s un matériau immense. Au tact et a l'intelligence du montage. » Un défilé de vues de Paris au temps des fiacres, suivi du Paris des boulevards, des greves, des manifestations, de la vie politiq ue ramenée aux voyages officiels et aux visites de divers dirigeants du monde, de la vie culturelle avec ses apparitions de personnali tés, ses expositions, jusqu'a la mobilisation et au départ des troupes en aout 1914 gare de l'Est. C'est que le film ne cesse de redire, au moyen de scenes choisies, le mouvement par lequelle cinéma a enregistré autant que changé l'apparence du monde tel qu'il va, en le réduisant justement a son mouvement. Outre la réflexion sur le temps et la notion d'éternité appe lée par la référence au vers de Mallarmé, Bazin ouvre une autre méditation en s'attachant a la blancheur osseuse des films en noir
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et blanc tirés a partir de la pellicule orthochromatique. A la plon gée dans le souvenir personnel « revenant », il oppose la levée fantomatique d'un monde révolu a la faveur d'une mémoire de choses que le spectateur n'a pas connues : Jean Louis Schefer fait de cette particularité la qualité spécifique du spectacle cinémato graphique (Schefer, 1980). C'est la dimension sculpturale du film qui s'impose alors. Or, celle-ci, comme dans les études de Marey, est liée a la prolifération du mouvement de la marche, du défilé, du cortege. Une suite obstinée de déplacementuetus, répétitifs, alternés de piétons, d'élégants ou de travailleurs, de divers groupes sociaux, de foules ou d'armées. Le montage prend une dimension particuliere puisque les séquences sont réarticulées les unes aux autres indépendamment de leur insertion d'origine grace a des raccords inventifs, sans que la reconstitution ne choque. lei, l'art du monteur dépasse sa fonction ordinaire. Il n'obéit pas pour autant aux principes du montage soviétique car il n'a pas pour but de suggérer des rapports symboliques ou abstraits entre les images. Au contraire, il sert un autre propos. La supercherie du montage impose le découpage du mouvement et sa substitution a la chronophotographie inexistante dont nous croyons, cependant, percevoir I'enregistrement quasi expérimental. Nicole Védres est une romanciere qui, en 1947, se tourne vers la réalisation cinématographique pour ce premier long métrage qui lui valut le succes. Elle réalise encore trois autres films documentaires jusqu'en 1953, ayant pour collaborateurs ou interpretes André Gide, Le Corbusier, Picasso, Jacques Prévert ou Jean Rostand. Elle a publié Images du cinéma fran~ais en 1945. Elle a surtout écrit des fictions, des essais et une étude en collabo ration avec Léon Gischia, La Sculpture en France depuis Rodin. Dans un recueil de chroniques intitulé Paris, le..., elle revient sur le film, une dizaine d'années plus tard, grace a un détour qui passe par les premieres projections des Lumiere : « Mais au fond, tout au fond du paysage (la scene se passait en plein air dans un décor de verdure naturelle) les feuilles bougeaient. Voila ce que rien, aucune invention, aucun art n'avait encore offert ; [et] les vues du port de La Ciotat : la encore, peu importaient le bateau, les passagers - le Chatelet faisait presque aussi bien - mais ce petit mouvement presque inutile des vagues, ce clapotis sans conséquence, qui est la palpitation meme de la vie ! Voila qui
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dépassait toutes les frontieres de la vraisemblance, tous les procé dés de "représentation" » (Védres, 1958). Nicole Védres n'a si bien pen;u les images de films qu'a la faveur de cette reconnaissance essentielle au cinéma d'une « pal pitation » de la vie. L'une des premieres, sans doute, elle rapporte cette essence du cinéma au mouvement de la marche, au simple passage d'etres multiples. Revenant au travail sur son film, elle poursuit ainsi : « Devant nous défilaient des mes, des barbus, des foules, des rivieres, des armées, des avions, des cyclistes, des oiseaux ... tout cela généralement sans titre, sans date précise, sans rien qui nous permít de faire jouer autre chose que notre gOla, notre prédilection plus ou moins consciente pour telle ou telle sorte d'images. Tout était la, le hasard avait opéré avant nous, le tour était joué, les feuilles partout bougeaient » (ibid.). Mais il y a plus. Nicole Védres integre ce réalisme «< ontolo gique » selon le vocabulaire d'André Bazin) du mouvement, cet accident de l'apparence, qui fait l'ordinaire de la nature, dans un fait d'essence plus générale, dans l'univers complet compris dans une ceuvre d'art qui en devient comme l'empreinte. C'est, suivant le vceu de Maillol, « vingt formes en une » par une sorte d'ab sorption de la répétition qui donne le tout par la multiplication de la partie anonyme de la vie. Dans l'une des nouvelles écrites par Nicole Védres, la narra trice a re¡;u le conseil de son médecin d'aller marcher sans penser a rien (Védres, 1961). Elle va au jardin du Luxembourg dans cette disposition d'esprit, ne désirant que « recueillir les impressions d'une promenade, d'une flanerie, d'un reve, sans faire intervenir aucune pensée préliminaire », « voir et entendre », « ne pas bro der, ne pas commenter, ne pas épiloguer. Ne pas anticiper non plus. » En premier lieu, le programme combine l'exigence d'objec tivité d'un pur mouvement mareyen a une flanerie optique baude lairienne. Mais, en entrant dans le jardin, le regard tombe sur la ronde des « statues de reines qui ornent la terrasse circulaire, un peu surélevée par rapport au bassin ». Et la narratrice d'entre prendre une ronde a son tour au pied des sculptures. La premiere, Bathilde, ne porte pas de date de naissance. Ainsi le défilement n'a pas de commencement et il est facile de penser qu'il ne saurait avoir de fin. La balade avec ses deux registres, celui des anciennes statues et celui de la promeneuse, forme un langage doublement
articulé, a l'image du cinéma lui-meme tel que Bazin nous a appris a le regarder. Un enregistrement déambulatoire, visuel, hasardeux se transforme, sous l'effet de ce mouvement, en tableau parisien pour une moderne flaneuse des années 1960. Commentaire et formule bien frappée de Bazin font so uve nir des réflexions d'Élie Faure sur la ciné-plastique caractérisée par « un rythme vivant et sa répétition dans laslurée », et de cette affirmation : « Que le départ de cet art-la soit plastique d'abord, il ne semble pas qu'on en puisse douter » ; « c'est par des volumes, des arabesques, des gestes, des attitudes, des rapports, des associations, des contrastes, des passages de tons, tout cela animé, insensiblement modifié d'un fragment de seconde a l'autre qu'il impressionnera notre sensibilité » (Faure, 1922). Dans Paris qui dort, en 1924, René Clair veut revenir au temps des origines du cinéma pour le débarrasser de tout ce qui l'étouffe ; son intrigue repose sur l'idée d'un mystérieux rayon qui paralyse Paris. Si ['on y reconnaít un hommage a Mack Sennett et au pre mier cinéma de la poursuite burlesque, on reste frappé par le recours a cette immobilisation fantasmée a deux niveaux : une aventure fictionnelle et une nostalgie du cinéma. Le texte de Bazin, en sa suggestion poétique, rappelle que, pour Nicole Védres, le cinéma de « la condition humaine » qu'elle identifie a ces films du passage, n'a pas rencontré de public parce que le double mouvement qui fait la condition de l'homme ordi naire du cinéma est insupportable : « L'homme qui entre au cinéma pour se distraire ne pouvait s'accoutumer a y rencontrer un autre personnage de la rue, une humanité a son image. » Elle poursuit ainsi : « En regardant la rue OU marchent les mariés de L'Atalante, le lit des amants du Jour se leve, le champ de La Grande lllusion avec un homme dessus, et tous ces paysages que traversem des gens qui vont a leur travail, nous ne pouvons pas imaginer qu'ils n'aient existé un jour. Comme existait cette sil houette que saisit Marey la premiere fois qu'un appareil se mela de suivre un homme qui marchait » (Védres, 1945).
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« musée imaginaire » des assemblages insolites d'époques et d'es paces que Malraux associe a l'usage de la photographie en his toire de l'art. C'est qu'au pouvoir de faire revivre un etre disparu, ces figures qui sont des revenantes imparfaites associent l'identifi cation avec une pose immobile en sa gestuelle, voire avec un art de la pantomime (voir Macé, 1999). C'est Gradiva en Pierrot sous un éc1airage lunaire de ruines. Ce faisant, ces récits se fon dent en outre sur un autre aspect de l'image, d'inspiration winc kelmanienne, en ce que ces figures féminines, devenues vivantes, lorsqu'elles surgissent inopinément dans la vie du narrateur constituent une sorte de chef-d'ocuvre « innocent », double de l'art advenu comme par hasard. Cette propriété de faire muer une « fugitive » en « prisonniere », que la littérature a exaltée pour transformer l'aléatoire d'une rencontre et le passage éphémere en un moment de poésie ou un instantané fixé idéalement, l'image la tient en réserve dans sa parade chronophotographique. Assurément, l'attrait de Gradiva résulte du croisement de plusieurs motifs esthétiques. Cette figure n'est pas étrangere aux différentes modalités de la réception des images photographiques (bientot cinématographiques) qui peuvent aussi conférer une allure sculpturale, comme par chance, a l'instantané de la prise. Louis Delluc rapporte que « le geste saisi par le Kodak n'est jamais tout a fait le geste qu'on voulait fixer. On y gagne généra lement. Voila ce qui m'enchante : avouez que c'est extraordinaire de s'apercevoir tout d'un coup, sur une pellicule ou une plaque, que tel passant distraitement cueilli par l'objectif avait une expression rare, que Mme X. détient en fragments épars l'incons cient secret des attitudes c1assiques ... » (Delluc, 1946, p. 135). L'on croit entendre Bergotte commentant le jeu de la Berma pour le narrateur d'A la recherche du temps perdu.
IV L'HOMME QUI MARCHE UNE ALLÉGORIE DYNAMIQUE
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Le sujet est d'abord et occupe les Ph;SiOIOgistes, ce qu'était Étienne-Jules ~fondateur de la Station physiolo giste, en 1881, au Parc des Princes, tandis que son collaborateur Georges Demeny, en gymnaste, s'intéresse aux progres que l'on peut effectuer dans cette discipline sportive. En 1895, justement, deux savants allemands, Wilhelm Braune et Otto Fischer, publient Der Gang des Menschen (La marche de l'homme). Une étrange fas cination devant les images produites naít lorsque l'on découvre une ressemblance entre le robot de Metropolis de Fritz Lang et l'homme soumis aux expériences des deux chercheurs apres qu'il a revetu son costume de tubes lumineux (dits de Geissler) sur son collant noir. Le résultat obtenu dans les schémas élaborés en tiges de métal, appelé « modele spatial », suscite immédiatement la pensée de la sculpture a base de points et de lignes tendues dans l'espace vide (Mannoni, 2003). Voila que la sculpture n'a plus a affronter la dif ficulté de déterminer « l'instant prégnant » de toute une action, « ce moment particulier (que l'artiste) rend aussi fécond que possible » selon l'idéal de Lessing (Lessing, 1990, § III, XIX notamment), puisque la prise se fait mécaniquement et, quoique a une échelle moindre du mouvement, sur une tres courte distance. Que le motif du marcheur en sa banalité ait pour mesure idéale le pas humain lui donne une certaine beauté. Faite de 111
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rythmes, de gestes qui dessinent derriere la répétition illimitée la possibilité d'une négation de tout devenir, cette allure force la contemplation par le jeu de la simple réitération. On y pen;:oit une philosophie beckettienne du plus petit commun déplacement. De la photographie, ou de laJ:.ev~rie--poétique, aux chronophotogra phies et a la peinture ou a la sculpture, sans oublier tout le cinéma primitif des vues Lumiere de l'homme ordinaire et des premiers burlesques fondés sur la course-poursuite, se déploie un motif dont une exposition et un catalogue «< Les figures de la marche », ~\ 2000) donnent une illustration. . L'exercice de la marche, ou le personnage du marcheur, qui n'étaient guere prisés dans les images et les textes avant le XIX e siecle, y font une entrée remarquée. Il n'est pas nécessaire de souligner l'étroite relation existant entre cette apparition et les changements qui s'operent dans l'aspect de la grande ville avec les percements des boulevards : a Lyon apres la révolte des Canuts, ou a Paris sous l'autorité de Napoléon III désireux d'effa cer les souvenirs des soulevements populaires de 1848 et des bar ricades. Le terme de « flanerie " sous la plume de Baudelaire, celui de « balade " vers 1850, soulignent la maniere nouvelle de se déplacer dans la ville. Elle s'offre aux bourgeois (la promenade du bourgeois vue par un Gustave Caillebotte par exemple, en 1877, pour l'exposition impressionniste) ainsi qu'au poete « qui admire l'éternelle beauté et l'étonnante harmonie de la vie dans les capitales ", selon Baudelaire. De fait, l'ancienne promenade devient le « boulevard ". En 1861, Nadar, en installant son nou vel atelier au 35 du boulevard des Capucines, non seulement cede a une mode, mais aussi renforce son image contradictoire en fai sant défiler devant son objectif les artistes célebres (Nerval, Baude1aire, Gautier, De1acroix, Berlioz, Préault, George Sand ... ou le mime Deburau), les grands bourgeois, les politiques (Charles Philipon pour la presse, Fran<;:ois Guizot ou Adolphe Crémieux pour la politique), etc. L'esthétique du motif, et sa modernité, tiennent d'abord a son évidence. Il en ressort un statut du personnage dont le passage est a voir seulement sans etre a interpréter autrement qu'en termes de dépense improductive. L'aspect du promeneur du XIxe siecle rompt par la meme avec les individus-singuliers, voya:-- geurs, cheminots, peJerins, colporteurs ou travailleurs qui l'ont
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précédé. L'anonymat de celui qui ne fait que passer ajoute au caractere indéfini de son déplacement. Rien a cacher mais rien a garder de ce simple promeneur, sinon justement une image. Ce qui revient a adopter le point de vue du flaneur qui consiste autant a ne retenir que le fugitif du mouvement qu'a « élire domi cile dan s le nombre ", selon Baudelaire (Le Peintre de la vie moderne). L'image de la marche de l'homme vient au centre d'un débat artistique qui implique quantité de formes de représentation : le dessin, la photographie, la peinture en relation avec les études sur la physiologie du mouvement et tous les appareils (aux noms si peu mémorisables) inventés au cours du XIX e siecle pour capter ce qui bouge. Charles Negre photographie vers 1851 les Ramoneurs en marche alors qu'ils sont en fait arretés pour les besoins de la pose. Si Édouard Stain expose au Salon de 1859 un tableau inti tulé Ramoneurs partant pour le travail, Gustave Caillebotte semble s'etre plus intéressé que lui a ce qu'apporte la photogra phie en multipliant la représentation de la marche et de la rue. Rodin répond aux critiques que l'on oppose a la position des pieds de son Homme qui marche en lan<;:ant : « C'est la photogra phie qui est menteuse. " A la fin du XIX e siecle, la modernité artis tique est rejointe par la recherche scientifique, et les études chro nophotographiques d'Albert Londe, Étienne-Jules Marey, Georges Demeny ou Eadweard Muybridge se développent pour fournir une démonstration du mouvement rée1. Marey se signale par son souci d'inscrire le mouvement de la marche dans le paysage de son époque. Il fait du pas, du saut ou de la course d'un individu (la différence accentue une meme disposition a ouvrir l'image mécanique a un rythme de plus en plus aérien dans ces diverses études) la trace du passage de l'homme au XIX e siecle. Ses premiers travaux, des 1860, concer nent l'invention d'une « méthode graphique " d'enregistrement de quantité d'individus insignifiants dont il ne retient qu'un rythme particulier (le pas, la pulsation cardiaque ... ). Il en résuite des graphes, schémas, algorithmes et autres fa<;:ons d'écrire ce qui est fugace. Produire la trace, c'est admettre l'effacement tout en révélant comment se fabrique une figure par l'image (de l'homme en marche, ou de l'animal en vol, au galop ... ). Ce pourquoi aussi le geste est de l'ordre du modelage et peut conduire Marey a
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x10 t)~iJf JiI ~rd,Jiui ~4-jJ .~~ dirpénsJon ~ En 1833, Balzac écrit une Théorie de la démarche dont se
souvient Paul Valéry dan s L'Áme et la Danse. En 1885, le motif
du marcheur apparait au début de Germinal, le roman qu'Émile
Zola consacre aux mineurs dans Les Rougon-Macquart. Le motif
est donc inscrit dans la suite expressive des reuvres romanesques
d'une époque qui déploie son propre mouvement. Si le titre zolien
rappeIle le nom du septieme mois (de mars a avril) du calendrier
républicain, il ne manque pas d'évoquer la journée du 12 germi
nal, an 1II, marquée par le soulevement du faubourg Saint-Antoine
contre la réaction thermidorienne qui a renversé Robespierre le
9 thermidor (27 juiIlet 1794), ainsi que les émeutes de la fin
d'avril 1795. Dans I'esprit du roman, il désigne principalement ce
qui progresse, ce qui leve au sens révolutionnaire, par exemple, ou
en botanique, ou encorece qui avance. Selon une inspiration quasi
chronophorographique, en noir et blanc, Zola place, a I'ouverture
de son histoire du Pays noir, la marche d'Étienne Lantier sur un axe rectiligne d'horizon matinal: « Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d'une obscurité et d'une épaisseur d'encre, un homme suivait seulla grande route de Marchiennes a Montsou, dix kilometres de paYé coupant tout droit, a travers les champs de betteraves. » Et, comme I'on sait, le roman se c10t sur un retour de la figure du marcheur s'éloignant par le chemin qui I'avait amené en ces Iieux : « Et sous ses pieds, les coups profonds, les coups obs tinés des rivelaines continuaient. Les camarades étaient tous la, il les entendait le suivre achaque enjambée. » Ses pas amplifiés par I'écho sourd des mineurs au travail dans le fond forment une décomposition intéressante du mouvement dont on a principale ment relevé la valeur prophétique. Valeur que la comparaison avec le défilé chronophotographique n'affaiblit pas puisqu'elle souligne la portée universeIle de cerre marche ramenée a celle de l'homme ordinaire dont Lantier représente la puissance de démultiplication ou ses résonances souterraines. On yerra dans les vagabondages ilIuminés de Rimbaud (ami du frere de Georges Demeny, Paul), dans Le Piéton de Paris de Léon-Paul Fargue, Le Paysan de Paris de Louis Aragon et, bien
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sur: Nadja d'André Breton, de~ suite~ poéti~ues a ce m~uvement) qUl prend ou non son essor a partir des lmages du cmémato graphe. L'articulation du personnage du marcheur achaque nou vel univers (celui des écrivains, voir Leroy 1999, ou celui des artistes comme BaIla, Duchamp, Giacometti dans le domaine I ,J visuel et plastique) précise quelque chose de sa qualité. Ce que les ¡ ":..' personnages de Samuel Beckett, en vagabonds solitaires compo sant avec le burlesque chaplinesque (Charlin, 2003, p. 66-69), 1\ , .: (~L)l; transforment en une virtuosité de 1'« épl,!!§é » (Deleuze, 1992). -', Le marcheur n'est pas une simple thématique. Partieuliere ment bienvenu au seuil d'un siecle nouveau marqué lui-meme par de tres nombreuses avancées, il est un principe dynamique. II transforme tout sur son passage, procede a des renversements de valeur, a des osmoses et des révélations inattendues. II finit par etre satisfaisant en lui-meme, et pour cerre raison s'impose au cours du xx e siecle. Un photographe comme Philippe Liégeois I'associe au défilé matérialisé par le film-contact utilisé tel quel dans une reuvre (Fleig, 1983). II crée I'impression de frise a partir d'une séquence linéaire de 12, 20 ou 36 vues sur une seule ligne non coupée, ou I'on voit le retour d'un personnage similaire qui marche tantot vers la droite, tantot vers la gauche, soit sur un trottoir, soit sur le muret qui borde ce trottoir. Si les attitudes de ce marcheur ne correspondent qu'a des impératifs formels de cadence donnant lieu a une sorte de danse, I'idée de la marche peut se trouver sous divers aspects, chez plusieurs artistes et en plusieurs lieux, au cours du siecle qui suit son apparition. Vers 1965, Richard Long appelle « sculpture » des espaces naturels photographiés, avant meme d'entreprendre ses marches par les quelles le cheminement devient sculpture du paysage parcouru. Dans un ouvrage s'intéressant aux Dérives de l'art a la fin du XXe siúle (Davila, 2002), on vérifie que la marche est pen;ue comme un principe de création plastique. A I'autre bout du siecle, pour Élie Faure, la plastique est I'art d'exprimer la forme au repos ou en mouvement par tous les moyens possibles, ronde-bosse, bas-relief, gravure, dessin, peinture, fresque, danse et, ajoute-t-il, « il ne me semble nulIement audacieux d'affirmer que les mouve ments rythmés d'un défilé processionnel ou militaire touchent , bien plus pres a I'esprit de l'art plastique que les tableaux d'his- v~ toire de l'École de David» (Faure, 1920). '•. j '" .
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Esthétique du mouvement cinématographique ' C'est que la multiplication des figures de la marche entre la fin du XIX e siecle et le xx e siecle attire I'attention. Quoique le geste repris par les futuristes italiens ou par Marcel Duchamp soit ins piré par les travaux de Marey, il ne peut se restreindre a une ques tion de représentation, comme I'observe Duchamp adressant sa critique aux Italiens. Les recherches de Marey reposent sur une divisibilité technique du mouvement toujours reprise dans une dynamique de I'intervalle, alors que I'art pictural ou sculptural (du moins jusqu'au XIX e siecle) cherche la posture (( I'instant pré gnan!2' de Lessing, autrement dit, la gestuelle la plusteconde au serVlce du sujet traité). La marche naturelle des hommes ou des animaux produit une division interne du corps entre les parties qui bougent et celles qui demeurent immobiles pendant le dépla cemento Si Marey se reconnut un prédécesseur en l'Italien Giovanni Alfonso Borelli, astronome, médecin et physiologiste ayant publié un traité Des mouvements des animaux en 1680, la pliure des mouvements requiert toute son attention, bien au-dela d'une simple mécanique du corps. On comprend que la locomotion ait pu assurer une fonction de modélisation des le XVII' siecle OU les statues mouvantes, les automates et autres artifices se répandent, peuplent les salons et les jardins. lis déploient la mise en scene du modele biologique qui est a I'origine de la conception des machines. Le XIX e siecle déplace le point d'application mais renoue avec cet esprit gráce a ses nombreuses inventions d'appareils. Toutes ces mécaniques, autant visuelles que sonores (les recherches sur I'enregistrement de la voix ou des sons se multiplient également en parallele avec les inventions optiques) sont a la ressemblance des automates qui dupliquent la vie. Mais, rompant avec ces figurines aux gestes spécifiques (Le Joueur de flúte traversiere de Vaucanson, L'Androide écrivain de Frédéric de Knauss, L'Automate écrivant de Pierre Jaquet-Droz et Jean-Frédéric Leschot, etc. - voir Bredekamp, 1996), le XIX e siecle de I'image mécanique réve1e la poétique ordinaire du mouvement.
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Alberto Giacometti rapporte I'expérience du jour OU il a commencé a voir. Cette expérience fait le lien entre le cinéma et la ) sculpture en un sens inhabituel. L'écran de la salle de cinéma y ¡oue un role et contribue a donner un développement dans la vie méme aux remarques faite s en 1896 par Maxime Gorki face aux premieres projections du Cinématographe Lumiere. Giacometti déclare, dans un entretien avec Pierre Schneider publié dans l'Express du 8 juin 1961 sous le titre « Ma longue marche» : « Avant, il y avait une réalité connue ou banale, disons, stable, n'est-ce pas ? Cela a cessé completement en 1945. Par exemple, je me suis rendu compte qu'entre le fait d'aller au cinéma et celui de sortir du cinéma, il n'y avait pas d'interruption ; j'allais au cinéma, je voyais ce qui se passe sur I'écran, je sortais, rien ne m'étonnait dans la rue ou dans un café [...]. Entre cette image vue sur I'écran et la réalité de la rue : ma vue du monde était une vue photographique, comme je crois que c'est a peu pres pour tout le monde, non? On ne voit jamais les choses, on les voit toujours a travers un écran [... ]. Et alors tout d'un coup, il y a eu une scis sion. Je me rappelle tres bien, c'était aux Actualités, a Montparnasse, d'abord je ne savais plus tres bien ce que je voyais sur I'écran ; au lieu d'étre des figures <;:a devenait des taches blanches et noires, c'est-a-dire qu'elles perdaient toute significa tion, et au lieu de regarder I'écran, je regardais les voisins qui devenaient pour moi un spectacle totalement inconnu. En sortant sur le boulevard, j'ai eu I'impression d'étre devant quelque chose de jamais vu, un changement complet de la réalité ... et en méme temps le silence, un silence incroyable [... ]. C'était un commence mento Alors il y a eu transformation de la vision de tout... comme si le mouvement n'était plus qu'une suite de points d'immobilité. Une personne qui parlait ce n'était plus un mouvement, c'était des immobilités qui se suivaient, completement détachées l'une de I'autre, des moments immobiles qui pourraient durer apres tout, des éternités, interrompus et suivis par une autre immobilité. [...} L'Homme devenait une espece d'inconnu total, mécanique ; ~,a entrainait I'idée du mécanique » (Giacometti, 1990, p. 265-266).
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Si l'on adopte un regard panoramique peu soucieux de chro nologie, il semble bien qu'en tout point de I'horizon que nous venons de parcourir, s'organise un ballet mécanique, que tout un monde se met en mouvement du pas du marcheur. Le cinéma n'aura de cesse de recueillir ce mouvement et de I'adapter a ses fictions. Détail, grand theme ou esthétique nouvelle? Le XIX e siecle a su encenser (ou détester) ce qui vient de la rue. Siecle ou le poete se fait flaneur et OU le tableau de Paris s'inspire des « innombrables rapports » et du spectacle permanent qu'offrent les « villes énormes » (Baudelaire dans la préface des Poemes en prose) et dont ce siecle tire sa poésie. Du XIX e au Xx e siecle, le
passant est theme littéraire, figure ou motif forme!. 11 habite tous les régimes d'image et d'imaginaire. Avec Walter Benjamin, le piéton, le flaneur devient l'em bleme d'une société qui lui parait caractérisée par l'invention du « passage ». La lecture du Paysan de Paris d'Aragon a constitué une véritable illumination profane pour Benjamin. En 1928, il traduit un chapitre qui porte sur le passage de l'Opéra. 11 y découvre des similitudes avec ses propres visions. Ayant décou vert ce roman au moment ou il était en train de projeter le fameux Livre des Passages, il y travailla a Paris et jusqu'a la fin de sa vie, le laissant inachevé. Lorsqu'il publie Sens unique, en 1928, il est conscient qu'il est proche des textes de I'avant-garde parisienne (Le Paysan ou Nadja). On pense aussi a la modernité d'Apollinaire. I1 se situe dans l'entre-deux qui va de I'avant-garde a une étude sociologique, lorsqu'il écrit a Adorno en 1935 : « Au départ des Passages parisiens se trouve Le Paysan de Paris dont, le soir, je n'ai jamais pu lire au lit plus de deux ou trois pages, car mes battements de creur devenaient si violents qu'il me fallait poser le livre » (Benjamin, 1979, p. 163-164). Proust circonscrit entre deux promenades aux chemins opposés son expérience majeure de la Recherche. « C'est ainsi que les deux cotés de la Recherche, le coté de Méséglise et le coté de Guermantes, se tiennent juxtaposés "inconnaissables l'un a l'autre, dans les vases clos et sans communication entre eux d'apres-midi différents". Impossible de faire comme dit Gilberte : "Nous pourrions aller a Guermantes en prenant par Méséglise". Meme la révélation finale du temps retrouvé ne les unifiera pas ni ne les fera converger, mais multipliera les transversales elles memes incommunicantes. De meme, le visage des etres a au moins deux cotés dissymétriques, comme "deux routes opposées qui ne communiqueront jamais" [... ]. Nous pouvons former un ensemble complexe, mais jamais nous ne le formons sans qu'il ne se scinde a son tour, cette fois comme dans mille vases clos : ainsi le visage d'Albertine, quand on croit le recueillir en lui-meme pour un baiser, saute d'un plan a un autre durant le parcours des levres a sa joue, "dix mille Albertines" en vases dos, jusqu'au moment final OU tout se défait dan s la proximité exagérée. Et dans chaque vase, un moi qui vit, qui pen,:oit, qui désire et se sou vient, qui veille ou qui dort, qui meurt, se suicide et revit par
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On croit voir se mettre en file les silhouettes peuplant silencieuse ment I'atelier de Giacometti et rejoignant le boulevard Montparnasse du pas immobile des marcheurs de Marey et des ombres du royaume de grisaille vu par Gorki. 11 n'est plus nécess-aire-d'insister sur les changements dans la conception de l'espace et du temps apportés par I'évolution des moyens de transport au cours du XIX e siecle avec I'apparition du train ou de I'automobile notamment, ni sur les modifications engendrées dans la vision : deux auteurs tres différents, Hugo et Proust, ont parlé l'un et I'autre de la vue a travers la fenetre du wagon de chemin de fer. Quant aux conséquences sur la perception de soi, elles ont donné naissance a la formulation d'un des célebres troubles de l'identité décrit par Freud : montant dans un wagon, il se regarde dans une glace et, ne se reconnaissant pas dans l'intrus qui lui fait face, s'apprete a le bousculer. En référence a un meme contexte, Paul Valéry écrit, dans les Cahiers, a propos du sentiment de séparation du moi et du non-moi, « le non-moi, comme une étrange ébauche, comme un inconnu entré dans un wagon ». Marcel Duchamp a tenté, dans un premier temps, avec les moyens traditionnels de la peinture, de rendre compte d'un état inspiré par la chronophotographie de Marey, autant que par le déplacement en chemin de fer, avec Jeune homme triste dans un train.
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a-coups: "émiettement", "fractionnement" d'Albertine auquel répond une multiplication du moi » (Deleuze, 1986, p. 150-151). Entre Méséglise et Guermantes, ou encore a partir du saut d'une fenetre a l'autre du compartiment d'un train, ou entre le sommeil et la veille ... toute l'reuvre proustienne consiste a établir des transversales qui font passer d'un lieu a un autre, d'un monde a un autre sans que jamais ce montage ne ramene le multiple a un tout, sans réunir tous ces fragments irréductibles sinon par un marcottage proche de ce!ui de Rodin.
Les travaux sur la chronophotographie de Marey sont liés a la « méthode graphique » qu'il mit d'abord au point, et toute la démarche de ce chercheur reste attachée a la conception issue de l'enregistrement indirect du mouvement qui l'éloigne de la repro duction réaliste du monde. C'est ainsi que, sur un fond noir ou a l'inverse blanc, l'on découvre un etre humain (tel une ellipse, une hyperbole ou une asymptote) sublimé par l'effet de ses seuls enchainements figurés, sans enrobement matérie! ou vestimen taire, réduit a des points ou des lignes. Que!que chose entre le dépouillement de l'engrenage et les volutes de la danse qui ferait place a la manifestation d'une sculpture linéaire, non figura tive, mobile, d'un statut essentiellement hiéroglyphique, comme le montre le schéma du Premier pas de marche, obtenu en 1884 par Marey. Une série non événementielle de ce qui est répétitif, tou jours déja la, mais non encore per~u, et qui suffit a penser la vie et l'etre comme abstraction résolument fluide. Ce que le sculpteur Umberto Boccioni déclare pour sa part en intitulant son reuvre de 1913 : Forme unique de continuité dans l'espace. Et que le peintre Giacomo Balla montre avec les études de Jeune (il/e courant sur un balcon (1912). Étudiant en médecine, Marce! Duchamp fut en contact, a la Salpetriere, avec Albert Londe, qui collaborait avec le docteur Charcot et utilisa la chronophotographie pour l'étude de l'hysté rie. Jeune homme triste dans un train (1911) est le fruit de la
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démarche de Marey, comme l'explique Duchamp dans ses entre tiens avec Pierre Cabanne : « 11 y a d'abord l'idée du mouvement du train, et puis celle du jeune homme triste qui est dans un cou loir et qui se déplace ; il Yavait donc deux mouvements paralleles correspondant l'un a l'autre. Ensuite il y a la déformation du bon homme, que j'avais appelé le parallélisme élémentaire. C'était une décomposition formelle, c'est-a-dire en lamelles linéaires qui se suivent comme des paralleIes et déforment l'objet. » Le « parallé lisme élémentaire » provient de la méthode de Marey. La meme année, Duchamp entreprend le premier Nu descendant un esca lier Ol! s'inscrit au lieu du corps une vague silhouette composée de plaques de couleur brune articulées, une sorte de sculpture branlante de lames de bois. 11 sera suivi de Nu descendant un escalier n° 2 (1912). Ces projets ont pour origine l'exécution d'un nu en mouvement dans un tableau. Sous l'effet du parallélisme élémentaire, le corps, dans l'reuvre refusée au salon des Indépen dants de 1912, n'est plus que pointillés et lignes brisées du corps en action : « Peint commme ill'est, en séveres couleurs bois, le nu anatomique n'existe pas, ou du moins, ne peut pas etre vu » (Duchamp, 1994, p. 222). Dans les entretiens avec Pierre Cabanne, Duchamp reven dique explicitement l'héritage de « cette chose de Marey » pour son idée du Nu. Plus que de la chronophotographie, Duchamp semble s'inspirer de la méthode graphique, y compris en ce qu'elle impregne les images dont il se souvient : « J'avais vu dans l'illus tration d'un livre de Marey comment il indiquait les gens qui font de l'escrime, ou les chevaux au galop, avec un systeme de poin tillés délimitant les différents mouvements. [oo.] C'était une autre sorte de déformation que celle du cubisme. » Ce n'est pas la dimension photographique de l'expérimentation que retient Duchamp, ni meme le pathologique des travaux de Londe et de Charcot qui souffrent sans doute d'un exces d'intensité a ses yeux, mais cette puissance d'abstraction figurée qui se dégage des séries graphiques de Marey. Duchamp revendique pour ses tableaux de 1911-1912 tantot une procédure de « réduction » a une ligne (terme qu'il répete dans un autre entretien avec James Johnson Sweeney - voir Duchamp, 1994, p. 178. Pour plus de précision, se reporter a Falguieres, 2000), tantot l'obsession d'une image diagrammatique inspirée des tracés scientifiques du
&tbéúqu, du mOUVNnent cinématowapbiqu,
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:r mouvement ordinaire, ce que Walter Benjamin assimilait a des « iroag es brisées » chez Marey. En définitive, les travaux du phy siologiste n'ont-ils pas conduit a découvrir la charge poétique, non encore identifiée, du peu et du quelconque, devenus objets d'attentions au xx e siec/e ? Rapporté aux volutes visuelles de la marche, de la course ou du vol, le mouvement du monde paraí't pris dans la liberté de l'insignifiance. On a souvent souligné la débordante inventivité de Marey et de ses collaborateurs. Des premiers enregistreurs mécaniques (pa rmi lesque!s les fameuses semelles a chambre a air des « chaus sures exploratrices »), il passe a I'emploi du fusil devenu photo graphique et a l'installation de la Station physiologique du Parc des Princes avec son appareil de prise de vue monté sur les rails d'un travelling pour affiner les relevés chronophotographiques. Ces multiples appareillages prennent la suite des travaux sur la théorie des machines appliquée a I'homme depuis la Renaissance. Toutefois, le recours la boite, tapissée de ve!ours noir, et l'emploi du verre détournent de cet univers mécaniste. Et l'on reste étonné de voir I'importance donnée a des éléments inconsis tantS et labiles. L'air, le souffle ou la fumée y figurent te! ce « gaz » que, depuis l'Antiquité, on s'accorde a considérer comme « l'agent subtil » circulant dans « l'orgue du corps » pour l'ani mer chez Descartes, alors que pour Newton, il s'agit d'un « éther intangible ». Comme inspiré par l'anima latine qui renvoie a I'anémos, ce principe aérien et mobile dont l'effet court depuis l'Antiquité, Marey introduit dans ses inventions I'accord ténu de ce qui ne pese ni ne pose. C'est l'air qui, avec ses modes de circu lation par tubes Hottant autour du modele humain, détermine le rythroe cherché par Marey au moyen des capteurs pneumatiques ; c'est aussi bien la « machine a fumée » qui permet de rendre visibles certains mouvements et surtout le noir de fumée, autre forme du souffle projeté sur les plaques destinées a recueillir l'ins cription des stylets graveurs. C'est, dan s le prolongement de ces différents encreurs 2 la prolifération du noir sur les murs du han gar devanr"lFsqúéls passent, courent ou sautent les gymnastes vétus d'un collant également noir, ponctué de blanc, ou, a l'inverse, entierement blanco Toute une respiration imaginaire se générali~ de fa~on a imprimer-exprimer le chiffre codé de la vie. Ces chqíx corrigent l'exces des mécanismes, supposent une prise
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de distance, reposent sur une transmission par un détour du signe lui-meme (Dagognet 1987), manifestent un écart a la fois par rap port a la vue rétinienne et a l'empreinte, un refus de « l'étant donné » photographique et perceptif OU transparait une image poétique, pleine d'une matiere irréductible a la quantification et faisant jouer un imaginaire des interstices. Pour le physiologiste, éloigné des pratiques d'écorchés, des dissections et autres ouvertures successives d'enveloppes corpo relles en usage dans les traités d'anatomie, et pour qui l'homme machine des traditions philosophiques du xvm e siec/e issues de Descartes et La Mettrie ne suffit pas, il faut dégager de fa~on aérienne et tout extérieure le modele conceptuel. 11 ne s'agit pas de satisfaire la vue ou les sens par des images spectaculaires, mais de parvenir a l'énoncé d'un rythme dont une étrange sculpture matérialisera la loi comme pour le Vol du goéland, ou qu'une tige de métal simplement sinueuse, sans début ni fin, peut transposer a partir du paso Le choix du passage au sculptural (au sens moderne de la sculpture du xx e siec/e souvent minimaliste, inté ressée a des objets communs) devient significatif. On y per~oit, a rebours d'un vitalisme réaliste, l'oscillation tetue de la forme qui passe et perdure.
Les travaux conduits par Aby Warburg se fondent sur la recherche d'une pensée des images difficile a cerner et mal accueillie par les historiens de l'art. Cette pensée culmine dans le projet d'un atlas iconographique appelé Mnémosyne. Ce projet ne sera pas plus achevé que celui de la Porte ae~(Ju Rodin tente de rassem bler, d'ajouter ou de retrancher les figures des damnés qui se répan dent dans son ate!ier ou se retrouvent dans d'autres compositions monumentales OU ils continuent a exhiber leur gesticulation et leurs poses extatiques. Les planches de l'atlas réalisées par Warburg regroupent des séries de gestes provenant de sources varié es et d'époques ou de cultures différentes. Comme son nom l'indique, l'atlas n'est pas con~u se!on un axe historique, mais se propose
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d'assembler, comme des cartes, un grand nombre d'images. Gilles Deleuze, a partir des travaux de Michel Foucault, a mis en lumiere la différence entre le modele historique et le modele cartographique (Deleuze, 1990, p. 119) et il a attiré l'attention sur une disposition en rhizome qui consiste a prendre les choses par le milieu. On retiendra du modele de l'atlas la valeur d'exposition que contient le feuilletage des gestes et la suggestion morphologique qu'ajoute ['idée de progt~§Eon spatiale dYil,.arnique. De l'atlas w;}rourgleiCGiorgio Agamben (1998) écrit qu'il « était une sorte de gigantesque condensateur recueillant tous les courants énergétiques qui avaient animé et animaient encore la mémoire de I'Europe en prenant corps dans ses.....:.' fantastTl.es". » Si le nom de Mnémosyne en tire son sens, I'on dffiieu~ce frappé de voir combien cette description suggere de proximité avec le travail de captation, par la photographie et par le graphe, entre pris par Marey. Cette maniere de concevoir les expressions du corps, d'élaborer des dynamogrammes en fonction de charges énergétiques est ce qui sous-tend la vie culturelle (pour Warburg) ou la vie motrice organique (pour le physiologiste). Dans les deux cas, on peut y reconnaítre une esthétique de la captation du geste (nature! ou artistique). Warburg, lui-meme, pour quali fier l'historien d'art Burckhardt, parle de « c~.d:.oU'k~HRné. ~igues », voire de sismographe (Agamben, 1998, p. 22 note 2.0). Ainsi, parmi les principaux commentaires de l'reuvre de Warburg (principalement, les études de Philippe-Alain Michaud, Georges Didi-Huberman, Giorgio Agamben et Cario Ginzburg), nous ne retiendrons que ce qui permet de voir dans sa méthode une forme étendue de la chronophotographie. Comme on le sait, celle-ci a pu suivre deux grandes directions. Responsable du ser vice photographique, Albert Londe, au coté de Charcot, invento rie, y compris avec d'autres technologies que la chronophotogra phie, les formes pathologiques des mala des de la Salpétriere (Didi-Huberman, 1982). Ce que les hommes ont poursuivi dans I'hystérie, c'est « la folle qui passe en dansant » (Lautréamont). Une quete qui n'est pas sans affinité avec le regard de Warburg suivant le pas de la ménade. D'un autre coté, la recherche de Marey affiche ses propres centres d'intéret qui recoupent ceuX de Muybridge. Elle s'extrait de tout contexte c1inique, social ou historique par le choix de mouvements universe!s comme la
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marche, le saut, I'exercice du corps humain, le vol de I'oiseau ou la course du cheval; elle privilégie I'instant décomposé en démultipliant chaque geste afin d'en saisir la physiologie ; elle fait apparaítre le non-vu en révélant au besoin des phases invrai semblables (mais non point pathologiques) dans le déroulement d'un mouvement ordinaire comme le prouve (anecdote amusante ou sérieuse) la vérification du nombre de pattes touchant le sol pendant le galop du cheval qui intéressa aussi bien l'entraíneur Leland Stanford, mécene de Muybridge a Palo Alto, que le peintre Meissonnier participant aux rencontres de Marey et Muybridge a Paris en 1881. Les deux directions prises par la chronophotographie sont radicalement opposées. Une remarque de Jean Louis Schefer pourrait etre un résumé de la situation : « Il y a (repensons aux images de figures humaines dans notre culture) une limitation du mouvement, de la gestuelle et des poses qui est une limitation culturelle ; que ne connaissent pas, par exemple, ni l'Inde ni la Chine : pas de cootorsion dans notre peinture, nulle souplesse autre que celle du menuet, pas de kamasutra dans notre statuaire, pas de kung fu dans nos duels, personoe oe peut s'envoler, seuls les démons peuvent se contorsionner sur les chapiteaux de nos églises. Alors qu'est-ce qu'on enregistre ? Du corps chrétien ; du corps, malgré quelques efforts de gymnastique, ligaturé » (Schefer, 1997). Ayant comparé les sihouettes représentées sur les vases grecs aux figures du ballet de l'Opéra enregistrées par la chronophotographie, Maurice Emmanuel souligne I'expressivité antique liéc a I'accentuation du geste: « Le danseur grec ne craint ni les angles ni les brusqueries [... ] ; les danseurs grecs ne tiennent pas autant que les notres a ce que les bras soient constamment arrondis. lis ne craignent pas de les raidir, de les casser a angles brusques, de les contourner parfois de la maniere la plus bizarre » (Emmanuel, 1987). C'est que le souci du danseur grec n'est pas celui du maltre de ballet de l'Opéra de París et que, d'autre part, bien souvent il se contente « des mouvements naturels de la marche ». L'auteur releve encore que le pas ordinaire décomposé par la marche a plat est exhibé par la « marche sur demi pointes » plus spécialement réservée aux satyres, bacchantes ou ménades. Toutes ces notations font I'objet d'une étude approfon die fondée sur les expériences de Marey pour en dégager, par
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image-mouvement par le film, comme si se redoublait la méme figure aux deux niveaux de la chaine créatrice. Muybridge, choi sissant d'appeler son ouvrage Animal Locomotion (La Marche animale), désire souligner le carate:re strictement générique du mouvement photographié. Ce caracú:re ne finit-il pas, au-dela du contenu figuré, par irradier toute image-mouvement et par instal ler le cinéma au ca:ur d'une traversée du monde? "A Si le xx e siecle a été senti comme un « siecle d'arpenteurs » tant on y a vu se multiplier les figures de la marcñe7i~"Sfí)as abusif de dire que ce méme siecle a contribué a distinguer de nou velles figures de marcheurs. Cel1es qui constituent l'essence du cinéma sont bien différentes de toutes cel1es qui ont permis tantot de caractériser un type de voyage tantot d'établir la puissance d'un regard ou d'une vision, tantot d'instaurer un « a:il cartogra phique » comme l'a qualifié Christine Buci-Gluck~ encore d'invente~\)n paysage (Anne éalú1u~lin), un horizon fabu leux (Michel Col1otf. Autrement dit, la m}1rche ici désignée ne recouvreaucune aetivité d'exploration-g'éographique ou ethnolo \. gique. To;it un siecle d'images tourne autour de la silhouette de I'Homme qui marche de Rodin, ou de cel1es imaginées par Giacometti. Ce sont des figures figées dans le bronze qui dési gnent une al1ure, une maniere d'al1er, ou, plus musicalement encore, qui inventent cette chaconne du pas de l'homme. \ L'obsession qui se dessine la nll,s~a$sortit d'aucun développement f' ¡concreto Le cinéma se retrouv~ leste de cet imaginaire d'arpenteur. La marche y est essentiellemJ'nt.ttne posture. I1 n'y a nul chemin a découvrir, nullointain a espérer. Seulle motif du pas peut ajouter au monde sous l'espece d'une hésitation sensible. Que faire ? OU se diriger ? A une certaine époque, les critiques des Cahiers du cinéma feront du travel1ing une « affaire de morale » (Jean-Luc Godard a propos de Hiroshima mon amour, 1959), quand ce n'est pas une question d'abjection (Jacques Rivette a propos du travel1ing de Kapo, 1961), formules dont Serge Daney fera son « dogme porta tif » personnel. Ainsi l'enjeu esthétique et théorique du cinéma a t-il pu se trouver placé a la croisée des travellings. Longtemps, Resnais a été considéré comme le maitre du tra velling dont il a fait un usage particulier et immédiatement remar qué dans Nuit et brouillard (1956), puis dans Hiroshima mon
L'Homme qui marche, une allégorie dynamique amour (1959). Si le premier film articule temps présent et temps passé, le second compose avec deux lieux distants l'un de l'autre comme le sont Hiroshima au Japon et Nevers en France, grace a un méme rythme du déplacement de la caméra. Le travelling cesse d'y étre, comme a l'ordinaire, le voyage autonome de l'appareil, pour s'y ancrer au plus concret du geste de mise en scene sur le pas du marcheur. Sylvette Baudrot, la scripte du film, témoigne : « Dans Hiroshima, comme on n'avait pas de métronome et que c'était un machiniste japonais qui poussait la caméra, Resnais marchait le long du travelling, toujours du méme pas, et le machi niste suivait son rythme. Quand un travelling commen<;:ait dans une rue d'Hiroshima et se poursuivait dans une autre, c'est Resnais qui faisait ce raccord de rythme, en marchant a coté de la caméra. Je vérifiais avec le chronometre, mais ill'avait tres bien E'./ dans la peau son rythme. I1 ne se trompait jamais. » Si l'on ajoute ' . que le film accorde. une tres. grande pla~e. aux déambulations d~s " ¡ / personnages, on VOlt se dessmer une poenque de la march-e-~ \\ férents niveaux du processus créatif. Resnais a -alí" iéste reconnu . cette importance de la marche dans son a:uvre et lui trouve une antériorité dans le film d'Agnes Yarda La Pointe courte (1955), dont il a été le monteur.
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En 1980, le titre d'un ouvrage de Robert Benayoun, Alain Resnais l'arpenteur de l'imaginaire, caractérise l'a:uvre de ce cinéaste. 11 y a bien entendu plusieurs manieres de comprendre cette expression, dont cel1e il1ustrée par fe t'aime je t'aime. Ce film sobre n'a guere eu de retentissement car en 1968, année ou pour tant l'on marcha, ou l'on courut méme, l'heure n'était pas a ce type de méditation. S'y mélent, en effet, un scepticisme total avec des instants de vie qui paraissent d'une rare justesse. Une relation de l'homme ordinaire avec le monde qui, pour étre sans illusion, n'en constitue pas moins une forme de réussite. Des moments quelconques composant l'essentiel de la vie d'un employé de bureau peu intéressé a sa carriere sont entrecoupés, grace a un
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voyage dans le temps, de retours d'instants mémorables, non qu'ils seraient extraordinaires, mais au contraire parce qu'ils sont, a l'image du sourire retenu de l'acteur Claude Rich, des fragments, ébauches ou échantillons d'une existence banale. 11 n'y a cependant aucune volonté démonstrative dans ce qui ne releve pas de la tranche de vie naturaliste : une souris blanche sur une plage, cela ne s'est jamais vu ; c'est que la vie des souris blanches ne se donne pas plus en spectacle que celle de l'homme ordinaire, sauf si chacun fait l'objet d'une expérience. Dans fe t'aime je t'aime, apres une vie assez obscure et une tentative de suicide manquée, Claude Ridder attire l'attention d'un groupe de chercheurs qui veulent l'envoyer dan s son passé d'il y a un an pendant une minute. L'expérience rate pour le plus grand plaisir du spectateur, et probablement du personnage, qui peut ainsi s'adonner a son passe-temps favori, l'immobilisme concerté. Le voyage dans le temps n'est qu'une posture ; ce pourquoi il peut se réduire dan s cette fiction a un simple mouvement de marche, voire a un pas plus ou moins assuré, a la mesure des hésitations du personnage. A la question des savants : « Ou étiez-vous l'an dernier a seize heures de l'apres-midi ? ", Ridder a répondu : « En voyage dans le sud de la France, en vacances de longue durée. " Grace a la machine exploratoire, ce voyage est réduit a une minute ordi naire, choisie au hasard de l'expérimentation : un bain de mer ; le soleil de la Cote d'Azur; la compagnie de l'etre aimé qui demande si c'était bien; la sortie de l'eau a reculons du nageur, muni de palmes, dans une crique tranquille. Une minute de marche exactement. Cette séquence se répete régulierement dans le film et montre, conformément au projet de l'expérience qui est en cours, un bref fragment d'existence. Certes, cette minute n'est pas le tout du film puisque, par déreglements successifs de la machine, d'autres moments de la vie du personnage resurgissent, mais elle insiste. La marche hachée de Ridder est a l'opposé des grandes reve ries philosophiques ou rousseauistes. Si elle se renouvelle sous nos yeux, elle n'acquiert pas l'allure du défilé cher a Godard ni de la foule construite par le montage soviétique. Elle est le contraire d'une démonstration (comme la greve) ou d'une affirmation (comme la marche révolutionnaire ou la manifestation politique).
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Au fond, elle est une sorte d'unité de mesure du réelle plus com mun. Néanmoins, chaque occurrence conserve son individualité, sa marge propre et ainsi sa couleur et sa saveur particulieres. De sorte que le plaisir parait constant, pas exactement semblable. Le ressassement s'adjoint a cette mécanique heureuse qui autorise la reprise et la modification ou se dessine sinon une érotique, du moins une poétique du geste minima!. Frappe l'évidence de cette réalité, belle de sa stricte suffisance et de son caractere immédia tement anonyme. Cette marche en crabe prend ses distances par rapport aux images héroi"ques qui ont fait ce siecle et, aidée des contraintes imposées par les palmes aux pieds du baigneur, la sortie se dissi mule en son contraire. Les images se succédant, tantot Ridder entrera dans l'eau, tantot il en sortira. Depuis les vues des freres Lumiere, la sortie ou l'entrée est devenue un spectacle du cinéma tographe. A ce geste ordinaire reste attaché quelque chose de l'ex périmentation qui passe par la répétition. Le catalogue de l'entre prise Lumiere en témoigne, il y eut plusieurs sorties d'usine comme il y eut plusieurs entrées d'un train en gare (qui mon traient la sortie des voyageurs). Ces mouvements refluent dans notre mémoire avec les images inventées par Marey ou ' Muybridge. Une posture illimitée de la marche pour aucune mise en route. Un piétinement infini comme les figures de Giacometti ou de Rodin le multiplierent. La question de fournir un terme réa liste a ce défilement a fini par s'imposer au cours du siecle (dans un cinéma conc;:u narrativement) mais en s'éloignant de la puis sance poétique premiere.
47' C'est dans certains passages du cinéma de la modernité pour lesquels Gilles Deleuze a forgé le concept de « forme-b~~~ que l'on peut voir un rapport au pré-cinéma parktñiaíement de la marche. Contrairement a la conception thématique qui prévaut dans le cinéma d'action, la figure de la marche y est bien diffé rente de la séquence d'un montage narratif. Ainsi, la « crise de
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I'image-action » qui ouvre le cinéma a la modernité se retrouve apparentée aux premiers temps du cinéma et de la chronophoto graphie. Youssef Ishaghpour a souligné la modernité du cinéma naissant : « Le cinéma a eu la particularité de naltre comme art primitif et moderne a la fois et de n'atteindre I'age classique que beaucoup plus tard » (Ishaghpour, 1982, p. 32). Cette conjonc tion anhistorique fait prendre conscience d'une scission du régime visuel cinématographique. 11 faudrait donc repartir de ce para doxe « Ol! l'acte de voir ne se déploie qu'a s'ouvrir en deux » (Didi-Huberman, 1992, p. 9). Lorsque Deleuze envisage une scis sion de I'image-action faisant advenir I'image-temps, les deux régimes d'image ne se succedent pas historiquement mais s'ouvrent I'un a !'autre dans une temporalité conjointeo Deleuze ne conrroit pas la crise de I'image-action uniquement comme un événement historique d'apres guerre qui instaurerait la modernité a partir du néoréalisme et de la nouvelle vague. Autrement dit, il ne faudrait pas croire que son raisonnement sur I'émergence de la modernité cinématographique serait aux anti podes de I'historicité anhistorique qu'énonce Ishaghpour. On peut vérifier, au contraire, que, pour Deleuze, la crise de I'image-action ne peut etre présentée comme nouvelle et apparaissant a un moment daté de I'histoire du cinéma. 11 émet I'hypothese d'un « état constant du cinéma » en crise de I'image-action. « De tout temps, les films d'action les plus purs ont valu par des épisodes hors action, ou des temps morts entre actions, par tout un ensemble d'extra-actions et d'infra-actions [oo.]. De tout temps aussi, les possibilités du cinéma, sa vocation pour les change ments de lieux, inspiraient aux auteurs le désir de limiter ou meme de supprimer l'unité d'action, de défaire I'action, le drame, :I'intrigue ou I'histoire, et de porter plus loin une ambition qui tra \versait déja la littérature » (Deleuze, 1983, p. 277). Ainsi, la crise . ;de I'image-action et I'apparition de I'image-temps seraient des vir :tualités qui accompagnent de tout temps le cinéma. Ce qui signi fie aussi que I'image-action ne s'actualise pas a un moment donné du cinéma sans maintenir ouverte en lui la possibilité de cette scis siono Si bien que la modernité des premiers films serait toujours prete a resurgir en un temps ou en un autre, sous une forme diffé rente, bien entendu. C'est ainsi que cette modernité, rapportée au ('--.'. spectacle mareyen de la marche, traverse tout un siece de cinéma.
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La forme bal(l)ade permet d'intégrer les principaux carac teres de « la crise de I'image-action » notamment en instaurant la rupture des liens sensori-moteurs, de la logique situation-action réaction, pour faire advenir des « situations optiques et sonores pures » qui ne se prolongent plus en action ou en réaction. Parallelement a la forme bal(1)ade, toutes sortes de films d'action continuent et continueront a etre tournés mais « I'ame du cinéma ne passe plus par la » (Deleuze, 1983, po 278). Dans Valeur de bicyclette (1948), De Sica montre la marche presque continue de I'homme, « ouvrier aussi parfait, anonyme et objectif que sa bicy clette » (Bazin, 1962), rythmant le film; dans Miracle a Milan (1951), le néoréalisme de De Sica finit par s'ouvrir, dans une sorte de dépersonnalisation, a la féerie du pas dansé des pauvres et des lieux eux-memes, due aux effets d'éclairage du noir et blanco On dirait que I'image optique et sonore se prolonge alors en «mou- . I vement de monde». Ce qui n'est pas sans rappeler la beauté ¡ étrange des images de fumée, des volutes de lumiere ou des ara
besques des différents mouvements recueillis par Mareyo
Que ce soit d'un film a I'autre au sein du néoréalisme, ou au sein d'un meme film de la nouvelle vague, « on commence par des films de bal(l)ade, a liaisons sensori-motrices relachées, et l'on atteint ensuite aux situations purement optiques et sonores » (Deleuze, 1985, p. 10). Dans cette métamorphose d'un régime de I'image en un autre, la marche, la danse ou le pas dansé, ainsi que la musique ou la voix, jouent un role primordial. Ce qui conduit Deleuze a repérer chez Godard ou Rivette d'extraordinaires films de bal(1)ades : « Dans Pierrot le fa u, le passage du relachement sensori-moteur, "j'sais pas quoi faire", au pur poeme chanté et dansé, "ta ligne de hanche", ou dans Le Pant du Nard, "la bal lade de deux étranges promeneuses" ». Si bien que la nouvelle vague franrraise « ne peut se définir si l'on n'essaie pas de voir comment elle a refait pour son propre compte le chemin du néoréalisme italien » et repris la promenade, l'errance, les « événements non concernants » qui créent la rup ture des liens sensori-moteurs, autrement dit ce qu'Antonioni identifie de farron métaphorique a un néoréalisme sans le pro bleme de la bicyclette. En effet, la forme bal(l)ade, les situations optiques et sonores pures s'opposent (en les prolongeant) aux situations sensori-motrices de I'ancien réalisme. Celui-ci suppose
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rent en Grece en 1911, « attirés par le sourire d>une statue de Chalcis que leur ami, l'archéologue Herbert Koch, leur avait envoyée » (Roché, 1990, p. 28). Roché était lié, dans les débuts du xx e siec1e, a l'avant-garde artistique, Guillaume Apollinaire, Marie Laurencin, Sonia et Robert Delaunay, Francis Picabia ... 11 écrivit plusieurs artic1es sur Marce! Duchamp et fut un amateur éc1airé de Constantin Brancusi dont il soutint l'reuvre. La séquence de la statue réalisée dans le film de Truffaut a été analysée dans ses divers aspects (Costa, 1999). Elle est divisée en deux temps. On assiste d'abord a une scene au café ou, les deux ami s étant restés seuls apres le départ de Thérese, Jules évoque ses anciennes amours et montre les photographies de celles-ci avant de finir par dessiner sur la table le portrait a la craie de la derniere. Ainsi, on passe de la femme en chair et en os qui vient de s'éloigner « en faisant la locomotive » a la femme de papier, puis a la femme de craie dont le matériau annonce la femme de pierre. Dans le deuxieme temps, les deux amis entrent chez Albert en passant par un étrange et étroit couloir et se retrouvent devant les vues projetées a la lanterne magique. Défilent alors images et commentaires sur les sculptures en un dégradé inverse du précédent. C'est la notion de statue qui s'humanise par étape, puisque pour l'une il est dit qu'elle présente paradoxalement une « figure en putréfaction » avant qu'on arrive aux levres fort belles d'une autre qui est décrite comme une femme de « chair et de sang ». Le sourire tranquille de cette der niere statue les saisit. « Que feraient-ils s'ils rencontraient ce sou rire, ils le suivraient », énonce la voix off du film. Aussitót apres, Jules et Jim, vetus a l'identique, se retrouvent dans un décor médi terranéen, parmi des sculptures. « La statue récemment exhumée se trouvait dans un musée en plein air, sur une ile de l' Adriatique. » « Ils s'étaient fait faire deux costumes c1airs pareils. » Quelque peu inhabituelle, la syntaxe de Roché semble suspensive : pareils ... a quoi ? La blancheur des costumes est la meme que celle des sculptures. Que!que temps plus tard, lorsque Catherine fait son entrée dans l'univers de Jules et de Jim, la voix off annonce : « Catherine, la Fran~aise, avait le sourire de la statue de l'ile. » Ainsi, suivre une statue aura conduit a la voir se métamorphoser en une femme par un effet de la photogénie a rebours : la star n'est pas plus sculpturale que la statue n'est
toujours un espace
Agnes Yarda observe que les films de la nouvelle vague mon traient forcément un personnage qui marchait longuement comme dans A bout de souffle (Godard, 1959), Le Signe du Lion (Rohmer, 1959), Cléo de 5 a 7 (Varda, 1962), Lola (Demy, 1961), etc. « Marcher, pour moi, précise-t-elle, c'est que!que chose de tres profond. Une persomie qui marche c'est que!qu'un qui avance comme La Femme de nulle part (1922) de Louis Delluc, comme Charlot et Paulette Goddard a la fin des Temps modernes (1936) » (Varda, 1996). La solitude de ce!ui qui avance n'est pas sans rap peler les hommes de Giacometti : « Par beau temps ou par mau vais temps, quidams sans autre rapport que leur meme nature de marcheurs allant chacun dans sa direction » (Leiris, 1966, p. 151). I
Inspiré du roman éponyme d'Henri-Pierre Roché, Jules et Jim (1961) est en grande partie une autobiographie. Fran~ois Truffaut a été séduit par le style télégraphique de l'écrivain, et il parle de son film comme d'un « livre cinématographique ». Paru en 1952, c'est le premier roman de Roché, agé alors de 76 ans. Dans La Véritable Histoire de Jules et Jim de Manfred Flügge (1994), on apprend que Franz Hessel est le Jules du couple littéraire. Le romancier installe une sculpture au creur de la narration a partir d'une anecdote réelle. Roché et son ami Hesse! se rendi I~
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féminine. Selon une information fournie par Fabienne Costa, Truffaut aurait demandé a un artiste de Vence d'élaborer la sculp ture du film a partir d'un portrait photographique de l'actrice Jeanne Moreau. Dans ce musée de circonstance, les deux hommes marchent ou s'élancent a la rencontre des statues, pendant que celles-ci sont filmées a l'aide d'une rotation rapide de la caméra. Le mouve ment se réfléchit et les deux parties, comme en un miroir, sont également affectées. La courbe des changements d'apparence et des déplacements dans l'espace se dédouble, enregistrant les mar cheurs vetus de blanc comme ceux de la chronophotographie dont les pas les font a la ressemblance des sculptures, tandis que chaque statue est animée par le mouvement panoramique décom posé par un temps d'arret bref sur elle. Ainsi, Truffaut nous ins talle par ses travellings tournants dans la piste circulaire de la Station physiologique du Parc des Princes 011 se poursuit le manege fascinant des statues qui bougent. Cette rotation était anticipée dans la séquence de la fete foraine des Quatre Cents Coups, quand Antoine Doinel est livré au rotor. « Le rotor, tous les critiques l'ont dit, ressemble a ces premieres machines manuelles qui permettaient de créer l'illusion du mouvement a partir d'une série d'images fixes, et évoque donc le cinéma » (Gillain, 1991, p. 37).
ET POUR PROLONGER CETTE TRAVERSÉE...
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Situer l'émergence du cinéma non dans sa réalité technique, mais au sein d'un imaginaire partagé depuis la fin du XIX' siecle et reconduit au long du xx e siecle, a permis de ne pas suivre les frontieres existant entre les diverses pratiques artistiques consti tuées comme autant de territoires distincts. Pour autant, il n'a pas été question de souscrire a une pensée de la synthese des arts, voire a l'idée de l'reuvre d'art totale, pas plus qu'a une correspon dance des arts. 11 ne s'est pas agi non plus de conforter une ten dance récurrente depuis les années 1960011 l'on ne voit guere de genre artistique ne pas céder a l'attraction d'un autre, ce qu'Adorno nomme un « processus d'effrangement » des lignes de démarcation entre les arts (Adorno, 1966). Reprenant la formule de Jean-Luc Nancy, « les arts se font les uns contre les autres », l'hypothese séparatiste (ou identitaire pour chaque art) n'est-elle pas une recréation historique qui roet a malla réalité complexe de l'apparition du cinéma ? La sépara tion identitaire est fondée autant sur la tradition héritée de Lessing d'une opposition entre les arts du temps et les arts de l'es pace, que sur une division plus récente entre les arts manuels et les arts de l'ere de la reproductibilité mécanique. S'il n'a été ques tion ni de fusion ni de séparation entre les différents doroaines parcourus (littérature, sculpture, photographie, peinture, danse,
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Et pour prolonger cette traversée... -----
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chronophotographie, cinéma), il n'a pas paru utile non plus de recourir aux catégories faibles que sont la source, l'influence ou l'échange. C'est pourquoi la possibilité de référer a la « différence des arts » ouvre une dimension paradoxale dans l'espace interro gatif ou nous avons placé l'arrivée du cinéma. Car « différence fait moins signe, iei, vers ce qui sépare un art d'un autre que vers ce qui le sépare de lui-meme ... » (Lauxerois-Szendy, 1997, p. 10). Le cinéma nous est apparu eomme étant toujours émergent, travaillant a sa propre limite et maintenant présent, sous-jacent aux modalités spectatorielles grace auxquelles il s'est imposé, ee qu'il n'est pas arrivé a faire reconnaitre de lui-meme. Quelles sont les lignes de partage qui instaurent cette différence en son sein par quoi il se définirait ? Elles résultent de ce que le cinéma ne cesse de se démultiplier ; elles résultent aussi de ce que le cinéma triom phant dans les années 1930 dont se détourne Artaud n'a pas pour autant empeché que se poursuive en filigrane un autre cinéma. Si bien que l'hétérogénéitédes origines est a l'origine d'une hétérogé néité du devenir cinématographique. La différenee prolifere autour de ce que nous avons rapporté a un imaginaire de la fin du XIX e siecle qui maintient une pluralité de définitions singulieres du cinéma. Serge Daney croit au cinéma-monde (contre le dessin animé, ou le cinéma expérimental...) ; lean-Luc Godard parle d'expérience, de plaque de microseope et de rapport scientifique ~out en créant Histoire(s) du cinéma ; Paul Valéry disait n'y voir jbouger que des alOmes; lean Louis Schefer pense que le cinéma ,interroge une histoire des images en nous, etc. Que l'apparition du cinéma soit liée a l'imaginaire d'un siecle d'arpenteurs l'a confronté aussi bien a la sculpture de Rodin et sa deseendance, aux imageries de la littérature réaliste qu'aux chro nophotographies de Marey et ses suites. De fait, XIXe et Xxe siecles, plaeés sous le meme signe de la marche eomme appareillage ima ginaire de la vue, sont aussi les siecles ou triomphe un rapport a l'image qui se met en mouvement : depuis les Salons de Diderot qui ne cesse de référer a un promeneur imaginaire parcourant le
tableau, depuis la « passante » de Baudelaire et les flaneurs, ou les
passages benjaminiens, ou encore dans les décompositions du
mouvement, dans les vues cinématographiques, dans les
recherehes du cinéma expérimental, dans J..-íor.xne.:-.pallade des
années 1960, dans tel film de Leos Carax (Mauvais Sa;;&"I"9"8b),
de Claire Denis (Beau Travail, 1999), etc. Cette fonction de la marche est évaluative, spéculative sans doute ; elle n'est pas réa liste a proprement parlero Sans cesse la figure de la marehe passe d'une figuration de l'action a une méditation sur l'homme ordi naire, anonyme, qui fait les foules autant que les plus grandes soli tudes. Le mouvement de la marche produit des images et, en outre, crée une mobilité de l'image. A l'égal de tous les appareils inventés au cours du XIX" siecle, le motif porte jusqu'au creur du XX" siecle l'invention de la mobilité cadencée de l'image. Avec le cinéma, la photographie, la chronophotographie ou la sculpture de Rodin et de Giacometti, l'homme marche dans l'image paree que le XIXe siecle a voué l'homme aux images.
Aujourd'hui, le cinéma des grands genres narratifs ou de la grande forme» (selon le lexique de Gilles Deleuze) s'est imposé comme définition la plus courante du cinéma (ainsi rapportée au film d'action). Se peut-il que cela nous aveugle et nous empeche de voir qu'il en va malgré tout autrement? L'image-action, comme nous l'avons vu, ne va pas apparaitre (au terme d'une évolution réaliste) sans maintenir ouverte la scission au sein meme du cinéma toujours pret a laisser resurgir (ne serait-ce que par les temps morts, les effets de description, de vide ou de nature morte) le régime premier de l'image cinématographique. Sinon, eomment comprendre cette observation de 1922 : « rai vu le public d'un faubourg de Paris le plus actif et le plus intéressant, des mécaniciens et des ouvriers d'usine, siffler de gros mélos qu'on a vait cro populaires, réclamant ainsi, au Cinéma, une élé vation hors la banalité quotidienne, vers les états plus nobles de l'esprit » (Canudo, 1922) ? L'inventeur du qualificatif « septieme art » avait, en effet, misé sur autre chose que la littérature ou le théatre du mélodrame. Il faut repartir de Maxime Gorki, lean Epstein ou Antonin Artaud qui virent le cinéma en illuminés. Antonin Artaud le dit avec véhémenee : « Le cinéma arrive a un tournant de la pensée «
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Esthétique du mouvement cinématographique humaine, a ce moment précis ou le langage usé perd son pouvoir de symbole, ou I'esprit est las du jeu des représentations [... ]. Si le \ cinéma n'est pas fait pour traduire les reyeS ou tout ce qui dans la vie éveillée s'apparente au domaine des reyeS, le cinéma n'existe pas [... ]. Le cinéma se rapprochera de plus en plus du fantastique, ce fantastique dont on s'aper~oit toujours plus qu'il est en réalité tout le réel, ou alors il ne vivra pas [... ]. Il n'y aura pas d'un coté le cinéma qui représente la vie, et de I'autre celui qui représente le fonctionnement de la pensée. » Il faut croire qu'il n'en alla pas selon le vreu d'Artaud puique, des 1933, il dénon~a « la vieillesse précoce du cinéma » puis se détourna de lui. Que pouvait-il regretter qui n'a pas su se poursuivre ? La mort du cinéma qu'il prévoyait vient-elle avec le parlant ? ou plus probablement, compte tenu des idées de I'auteur qui fut acteur et scénariste d'avant-garde, provient-elle de la généralisation de la dimension narrative ? NoeI Burch a étudié le processus qui conduit a imposer le modele narratif-représentatif ou triomphera le cinéma classique hollywoodien (Burch, 1991). Le cinéma n'au rait pas accompli son role ou ce pourquoi il était né : c'est une autre maniere, énoncée par Jean-Luc Godard a I'autre extrémité du xxe siecle, de regretter quelque chose. Repartir de I'image chronophotographique a été le moyen de se replacer a un carrefour de voies possibles pour le cinéma et de saisir ou se situait une vocation moins évidente pour lui qui fut vite happée et détournée par le discours réaliste. Michel Frizot a souligné I'importance du motif de la marche et par conséquent le role joué par Marey dans I'émergence du cinéma. L'examen de I'appareil qui assure le défilement des images cheminant par saccades et par temps d'appui le conduit a écrire : « C'est un phy siologiste [de la marche] qui con~oit le mécanisme qui conjugue arret/déplacement du support, et le schéma continu/discontinu, constitué d'images-arrets stockées en série linéaire sur un support déroulant » (Frizot, 1999). Ce qui vaut pour le mécanisme peut etre étendu. En mettant I'accent sur I'inscription et I'enregistre ment d'effets plutot que sur la reproduction d'apparences, I'image de la chronophotographie dit avec force qu'elle s'écarte du proces réaliste entendu comme parfaite imitation perceptive. « S'il faut reconnaitre en Marey I'un des inventeurs de la cinématographie, c'est au prix d'un changement de définition
Et pour prolonger cette traversée ... qu'il convient d'accorder a celle-ci. A la lumiere du texte de 1894 [de Marey, Le Mouvement], le cinéma apparait moins comme un dispositif matériel combinant le mouvement et I'impression pho- , ! f tographique que comme le symptome d'un nOllveau typed'inter rogation élaboré autour des figures; moins comme un spectacle i J que comme une activité de pensée, une cosa mentale adoptant tel ou tel mode selon la discipline dans laquelle elle vient s'inscrire, et qui ne se trouve en aucun cas, limitée par les contraintes de la mimesis» (Michaud, 1996). Marey est amené a dissocier le corps réel de tout le mouve ment qui le traverse, le prolonge et le modifie. Ce dernier ne sera donc pas per~u sans redéfinir les corps sur lesquels il agit ni les figures ainsi obtenues. L'altération conduit a I'élaboration de formules visuelles insolites souvent abstraites. Ce qui importe, « ce sont les différences, les temps d'arret, les saccades, la discontinuité du mouvement - le rythme, non la courbe mélo dique d'un mouvement continu et homogene, [... ] le rythme ne s'identifie pas a la continuité du flux, a la fluidité pure du temps. Il est une articulation singuliere de I'espace et du temps » (Falguieres, 2000). Sensible au rythme cinématographique, Epstein s'enthousiasma ~de-l'intelligence d'une machine dont il \\ admirait principalement les effets de ralenti, de surimpression / ou d'accéléré qui modifient I'aspect des choses et, pourquoi pas,/ la connaissance. Depuis les années 1980, Jean-Luc Godard, multiplie la recherche d'effets formels pour découvrir, par la métamorphose du montage, une nouvelle histoire du xx e siecle qui fut aussi le siecle du cinéma. Jean Louis Schefer ne cesse de revenir sur I'expérience conjointe du monde et du mouvement des images pour ne retenir ~ du ~in,éma qu'un scénario moyen ou liminaire, celui. « par lequel le cmema montre dans des mouvements d'appareI1s son creur . mécani.qu@"@f·SOfl~uronifique ». Selon Jacques Aumont, iI y'a trois grandes traditions expliquant les origines du cinéma : « la réaliste (défendue comme on sait dans de célebres articles d'André ' Bazin), I'abstraite (minoritaire sous sa forme purement plastique, / , ) .. mais qui forma les idées de toutes les avant-gardes), enfin, la fantastique, le cinéma comme "vie des fantomes" (Jean-Louis Leutrat) » (Aumont, 2002, p. 43). L'essai sur des fantomes, cou sins de ceux de Gorki, est une réfiexion sur le fantastique du
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Esthétique du mouvement cinématographique cinéma que Jean-Louis Leutrat (1995) oppose aux effets de genre se produisant dans le cinéma fantastique. Le cinéma, observe encore Schefer, est un art de « passage » dans nos vies. Dans sa variété de genres, de styles, il est un fleuve purement merveilleux qui entraíne l'imagination d'histoires humaines, mais ce fleuve est traversé de quelques rochers sur les quels il est possible de passer. Ce pourquoi le pas de la Gradiva nous asemblé devoir accompagner cette marche en travers du ~e-cinémadoIllinant. Lorsque Nijinski s'empare du modele de gest~Tj;p~és~nt surle's vases ou les reliefs grecs, illes exécute sur scene suivant une décomposition chronophotographique qui assure la permanence de la posture figée sur la céramique ou dans le marbre. Pas plus que pour la danse, la dimension sculpturale dans les images chronophotographiques ou cinématographiques ne pose la question de la matiere autrement que par l'aspeet et le mouvement. Jean Cocteau a toujours utilisé la référence a la sculpture. Elle est parfois vraie mais le plus souvent simulée a par tir d'un corps vivant peint ou revetu de blanc qui entretient quelque ressemblance avec les modeles mareyens. Dans Le Sang d'un poete ou Orphée, il suggere sa propre conception du passage dans l'au-dela et de la marche a travers le miroir ou dans un non lieu indéfinissable répondant au nom de « zone ». Le mot renvoie a l'univers PQétiq\l~º'Apollinaire et a sa conception du flaneur , des deux rives. --- -Tesciliatre chapitres d'Histoire(s) du cinéma donnent a voir des images montées en une sculpture étonnante résultant de la décomposition organisée de séquences filmiques préexistantes : se dessine une profondeur, ou une autre dimension, achaque assem blage mouvant. Godard non seulement cherche l'image-temps définie par Deleuze, mais il semble aussi affronter, pour son propre compte, l'idée proustienne de la nécessité d'un montage optique permettant l'avenement d'un temps pur (autrement dit, un temps direct) ponctué de fragments d'essence sculpturale. Tout d'abord, la profondeur semble tracée dans la mise en perspective historique du xx e siecle qui est le siecle du cinéma : on découvre a l'aide des propositions faites par le montage godardien des rela tions non vues entre les événements du siecle. Mais c'est le cinéma lui-meme qui devient sculptural, en découvrant sa propre mise en perspective. 11 atteint a une composition plastique qu'on a vue
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Et pour prolonger cette traversée ... ailleurs, dans les pratiques récentes de l'installation ou dans les formes contemporaines de métissage artistique. Ce qui frappe alors, c'est l'aspect réaliste de ses composants : images concretes -\ dans leur diversité (bandes d'actualités, journaux, photographies, ··i .~) magazines, cinéma de fiction ou documentaire ... ) et discours tout / aussi concrets (textes littéraires ou philosophiques, critiques d'art, t débats politiques ... ) lus a haute voix, cités, imprimés sur l'écran. Tout un mélange de matériaux (images ou représentations ver bales, musicales et sonores). Il en résulte un grand pouvoir d'abs traction que les artistes plasticiens contemporains, quant a eux, feront naítre a partir d'autres moyens. 11 ne s'agit ni du ready made ni du ramassage des rebuts de la société de consommation qu'on a pu voir dans nombre d'expositions ; ni des images totale ment abstraites ou détournées de leur nature originale par le moyen d'une synthese numérique. Rien de tout cela, ni d'aurres procédures auxquelles on pourrait encore renvoyer. Mais un assemblage d'imaginaires que relie une proposition historique anachronique habitant les espaces intersticiels de ces images .. concretes. Ainsi, apres un peu plus d'un siecle, il y a un cinéma com mercial (ill'était des la séance organisée par les Lumiere au Salon indien) qui s'impose de fa<;on massive et dans une proportion exorbita.nt.e c.o.. m.m.e le cinéma majoritaire ; et d'un autre coté un I{, Ciu~ª ..ge recherche, quand il n'est pas plus spécifiquement expé- \}j rimental.··L~·~··~~ii~oyer dos a dos n'est pas intéressant, et Deleuze refuse cette opposition en avan<;ant l'hypothese d'une crise constante de l'image-action. Ce que le cinéma avait a accomplir, ne faut-il pas le situer dans le prolongement des constats que Schefer porte au compte de la mémoire des choses non vécues dont l'homme ordinaire du cinéma fait l'expérience ? Une capacité de rompre avec le regard réaliste par la reproductibilité technique meme. « A la fois trop éloignée pour etre prise en charge et trop proche pour etre négligée, la réalité cinématographique se situe en I~ I un lieu indécis,. aux co.nfi~s de l'imaginaire et d,u réel,.tel que personne ne sauralt le telllr, III pour absolument present III pour abso- ¡j lument absent » (Clément Rosset, I:Autre réalité, 2001, p. 79). 1
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Esthétique du mouvement cinématographique
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