UNIVERSITÉ JEAN MOULIN – LYON 3 / Faculté de Droit
LICENCE EN DROIT, 1er SEMESTRE
INTRODUCTION HISTORIQUE AU DROIT HISTOIRE DES INSTITUTIONS ET DU DROIT FRANÇAIS des origines à la fin de l’Ancien Régime. Ch Chr. LAURANSON-ROSAZ, Professeur.
Plan n duu Cours rs – 1ère partie e AVANT-PROPOS justificatif et méthodologique 1. Pourquoi ce cours ? Quel est son intérêt ? 2. Comment ? méthodologie, sources du droit, chronologie, plan.
Première Partie : Les Origines. De l’Antiquité au Moyen Âge… [ jusqu’en l’an Mil ] Chapitre 1. Le legs de l’Antiquité Section 1. Avant Rome : l’Antiquité méditerranéenne orientale § 1. L’Orient ancien : Égypte, Mésopotamie, Israël § 2. La Grèce Section 2. Rome et le droit romain § 1. L’ancien droit romain (du 8e s. au milieu du 2e s. av. J.-C.) § 2. Le droit classique (milieu du 2e s. av. J.-C. – fin du 3e s. ap.) § 3. Le droit tardif du Bas-Empire (fin du 3e s. – fin du 6e) Section 3. De la Gaule à la France… § 1. La romanisation : la Gaule romaine § 2. La christianisation : la Gaule chrétienne § 3. Les “Grandes invasions” : la Gaule “barbare”
Chapitre 2. Le premier Moyen Âge (5e-10e siècles). L’incubation de l’identité juridique occidentale Section 1. Les nouvelles sources du droit § 1. Des droits privés nationaux : A. Lois germaniques. B. Lois romaines § 2. De la “personnalité” à la territorialité des lois Section 2. Pouvoir et royauté : des royaumes barbares à l’Empire carolingien § 1. La conception du pouvoir à l’époque franque. A. Le temps des rois chevelus ou la conception du pouvoir chez les Méro. B. Théocratie et renaissance de l’Empire aux temps carol. § 2. Le gouvernement et l’administration du regnum Francorum A. Le gouvernement : Palais, maires et conseils. B. L’administration : comtes, vicomtes, vicaires et missi dominici ________________________________________________________________________________
Deuxième Partie : DU MOYEN ÂGE À L’ANCIEN RÉGIME (11e-18e siècles) [ fera l’objet d’un second document-plan… ]
UNIVERSITÉ JEAN MOULIN – LYON 3 / Faculté de Droit
LICENCE EN DROIT, 1er SEMESTRE
INTRODUCTION HISTORIQUE AU DROIT HISTOIRE DES INSTITUTIONS ET DU DROIT FRANÇAIS des origines à la fin de l’Ancien Régime . Chr. LAURANSON-ROSAZ, Professeur.
Plan
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Deuxième Partie : DU MOYEN ÂGE À L’ANCIEN RÉGIME (10e-18e siècles) —— Introduction : Rappels chronologiques (le contexte historique)
Chapitre 1. Les sources du droit Section 1. La coutume Section 2. Le droit romain “savant” Section 3. Les ordonnances royales Section 4. Le droit canonique
Chapitre 2. Le nouvel ordre social Section 1. Les 3 ordres § 1. Clergé : A. La chrétienté médiévale. B. Clercs séculiers et clercs réguliers § 2. Noblesse : A. La condition nobiliaire. B. Les privilèges nobiliaires § 3. “Tiers état” (les humbles, des serfs aux bourgeois) Section 2. Fiefs et seigneuries (le système féodal u féodo-vassalique) § 1. La tenure noble ou fief. A. Jusqu’au 12e siècle B. A partir du 12e siècle § 2. Les tenures non nobles : A. servile. B. roturière ou censive. C. L’alleu Section 3. Les villes et l’émancipation urbaine. § 1. Le mouvement d’émancipation urbaine : A. Les causes du mouvement. B. Les réactions au mouvement § 2. Les conséquences de l’émancipation A. Les différents types de villes : communes, villes franches, consulats B. Les privilèges obtenus
Chapitre 3. Les institutions royales Section 1. La fonction royale (le ministerium regis) § 1. Le sacre : A. La cérémonie. B. La signification du sacre § 2. Souveraineté et indépendance : le retour de la monarchie A. De la suzeraineté à la souveraineté. B. Indépendance du roi § 3. Les règles de transmission de la couronne : A. Hérédité. B. Aînesse. C. Masculinité. D. Indisponibilité de la couronne. E. Continuité Section 2. Le gouvernement capétien § 1. Les grands officiers de la couronne : A. sénéchal. B. chancelier. C. connétable. D. autres. § 2. La cour du roi (curia regis) A. La curia regis primitive. B. L’évolution de l’institution (à partir du 13e siècle). 1. Les pairs de France. 2. Un personnel spécialisé. 3. Le parlement. 4. La chambre des comptes. 5. Les baillis royaux. 6. Le conseil du roi § 3. Les États Généraux Section 3. L’administration du royaume § 1. Prévôts. § 2. Baillis et sénéchaux § 3. Enquêteurs royaux § 4. Gouverneurs
INTRODUCTION HISTORIQUE AU DROIT
HISTOIRE DES INSTITUTIONS ET DU DROIT FRANÇAIS 5 e-18e SIÈCLES
UNIVERSITÉ JEAN MOULIN – LYON 3
Faculté de Droit LICENCE EN DROIT, 1er SEMESTRE
INTRODUCTION HISTORIQUE AU DROIT HISTOIRE DES INSTITUTIONS ET DU DROIT FRANÇAIS Des origines à la fin de l’Ancien Régime. Chr. LAURANSON-ROSAZ Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3
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INTRODUCTION HISTORIQUE AU DROIT
HISTOIRE DES INSTITUTIONS ET DU DROIT FRANÇAIS 5 e-18e SIÈCLES
AVANT-PROPOS JUSTIFICATIF ET MÉTHODOLOGIQUE « Il faut éclairer l’histoire par les lois, et les lois par l’histoire » (Charles-Louis de Secondat, baron de Labrède et de) Montesquieu
Pourquoi ce cours et quel est son intérêt en faculté de droit ? Comment l’aborderons-nous ?
1. Pourquoi ? Le droit et l’histoire… Ce cours d’introduction historique au droit en 1er semestre de Licence en Droit est une nouvelle version du cours traditionnellement enseigné en première année de DEUG (réforme LMD. Cf. texte d’André Castaldo, encadré infra, p. 8). Mais en faculté de Droit pourquoi un cours d’histoire ? Répondre à cette question, c’est évoquer les rapports entre le droit et l’histoire. Le droit est un phénomène social. L’homme est fait pour vivre en société : il n’y a pas de société humaine qui n’ait un droit. Ubi societas, ibi jus (≈ où il y a une société, il y a un droit). Le droit, l’une des branches les plus importantes de la sociologie (étude de la société), peut se définir comme l’ensemble des règles qui ordonnent les intérêts des hommes dans leurs rapports sociaux. Chaque société (societas), aujourd’hui comme dans le passé, est organisée, structurée (structures sociales, politiques, administratives…) et confrontée à des problèmes structurels : faire régner l’ordre, assurer la justice, déterminer la forme des actes juridiques privés réglant les rapports des individus entre eux. Elle y répond selon des modalités diverses, selon ses conceptions en matière d’ordre, de pouvoir, de démocratie, comme le montre l’évolution de la notion d’État. L’histoire du droit, qui n’est qu’un aspect de l’histoire générale, politique et sociale, est une branche à part, spéciale, mais indispensable au droit. Il est en fait plus juste de parler d’histoire des institutions, le mot droit étant trop restrictif (car on pense surtout au droit privé). L’histoire des institutions, c’est l’étude des structures (politiques, administratives, juridiques) d’une société, à un moment donné. Mais c’est aussi l’étude de l’évolution de ces structures, des changements qui se produisent dans le droit, et surtout du pourquoi des changements. En effet, malgré l’instinct conservateur des praticiens, les règles du droit ne peuvent demeurer immuables : relatives, elles doivent s’adapter aux changements de la société, aux nouvelles donnes économiques, aux nouvelles idées, aux nouvelles valeurs. C’est la justice qui exige cette adaptation constante ; les vieilles règles, qui ne répondent plus à un intérêt légitime, doivent être abrogées : ainsi l’évolution juridique en matière de peine de mort ou d’avortement liée à l’évolution des mœurs. Cette adaptation se fait progressivement par évolution, ou brusquement, par révolution. Institutions et sociétés étant liées, il est inconcevable d’étudier le droit, les institutions, sans étudier la société et son évolution (le droit du mariage sans les mœurs sexuelles, le statut des femmes sans la morale). On parle d’histoire des institutions et des faits sociaux, économiques, culturels, mentaux… Ce qui amène à comparer les systèmes juridiques aussi dans l’espace (anthropologie juridique). Faire de l’histoire du droit, c’est ainsi aborder beaucoup de domaines du Droit, beaucoup de sujets institutionnels et sociaux… se poser beaucoup de questions touchant à l’État et à l’individu : • Comment les hommes vivent-ils en société ? Quelles sont les structures (étatiques, administratives, judiciaires, financières), les institutions auxquels les membres d’une société sont confrontés? • Quelles sont les sources de ces structures, du droit, des institutions ?
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• Quels sont les rapports de l’individu face à l’État et à ses agents, des gouvernants et des gouvernés ? • Quelles sont les idées politiques, mais aussi morales, religieuses ? Comment ont-elles évolué, subi ou infléchi les institutions ? En ce sens, l’histoire du droit est aussi philosophie : étudiant les liens qui existent entre une société et son droit, elle fait apparaître les raisons du succès des institutions et de leur déclin ; elle permet ainsi de relativiser certaines notions (nation, patrie, révolution, décadence…), de revenir sur certains préjugés1. Un recul est nécessaire, face à l’écoulement du temps, d’où l’importance de la chronologie…
2. Comment ? Méthodologie Introduction historique au droit signifie plus qu’une simple initiation au droit, à son univers, à son vocabulaire bien particulier et précis, à ses grands principes, sous un angle historique, en montrant plus précisément ses origines : Il convient de dire deux mots des instruments de connaissance des droits antérieurs : c’est la question des sources du droit, et plus généralement des sources de l’histoire. Après quoi nous définirons le cadre chronologique de ce cours.
a) Les sources du Droit et celles de l’Histoire du Droit • Pour un juriste, l’expression « sources du droit » désigne les modes de formation de la règle de droit que sont la loi, coutume, la doctrine et la jurisprudence. Rappels : • La loi (lex/legis, de legere, lire) est une déclaration de l’autorité publique qui impose une règle de droit en termes abstraits et impératifs. L’autorité à qui appartient le pouvoir législatif varie suivant les peuples et les temps : assemblée populaire, roi, seigneur, parlement. Parfois la loi se contente de consacrer une ancienne coutume dans un texte écrit ; souvent aussi elle prétend transformer l’ordre établi pour le remplacer par un ordre nouveau. • La coutume (consuetudo/-inis/-inem, usage) fonde le droit sur des précédents, contrats ou jugements, qui ont déjà réglé des cas particuliers posés par la vie sociale. Des précédents répétés se dégage une règle qui doit être observée. • La doctrine (doctrina, de docere, enseigner), c’est l’opinion des juristes, qui par leurs travaux exposent, à interprètent, modifient le droit. Les Romains parlaient de « science du droit », juris prudentia : • La jurisprudence (ci-dessus) enfin, désigne de manière moderne les décisions des tribunaux, lesquelles peuvent aussi influencer plus ou moins fortement le droit.
NB Dans l’histoire et dans l’espace, suivant les époques et les systèmes juridiques, suivant les époques, la place prépondérante appartient au droit coutumier ou au droit législatif, la doctrine et la jurisprudence ayant aussi leur rôle pour des sociétés plus “évoluées”. Les civilisations encore frustes ont peu de lois écrites. Mais même dans les sociétés évoluées des temps modernes (depuis le 16e siècle), où règne la loi, il y a encore place pour la coutume, car le législateur ne peut pas tout prévoir : les coutumes se forment pour suppléer aux lacunes de la loi, pour les pallier. En fonction de la place accordée à telles ou telles sources du droit, de la conception du droit et du pouvoir, on distingue plusieurs « systèmes juridiques » : - d’une part les droits romanistes et ceux qui leur sont apparentés : ainsi la common law et les droits socialistes des pays à tendance communistes. 1 Cf. Fernand BRAUDEL, L’identité de la France, Paris, 3 vol., 1986, introduction.
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- d’autre part les nombreux systèmes juridiques qui existent ou ont existé ailleurs dans le monde : ainsi les droits non occidentaux, surtout les droits musulman, hindou, chinois et africains. [cf. encadré p. 6-7]
• De manière plus générale, les sources de l’Histoire (et donc de l’histoire du droit), ce sont les documents qui permettent de la connaître : outre les objets, qui relèvent plutôt de l’archéologie ou de la muséographie (par exemple une urne à voter), il y a essentiellement des textes, conservés en archives/bibliothèques ou chez des particuliers : ce sont des originaux ou des copies, des textes inédits ou publiés. Sans oublier les nouveaux médias (enregistrements audio-visuels, informatique, internet…). À côté de sources directes que sont les sources narratives, qui “racontent” l’histoire (annales, chroniques, biographies…), il y a des sources plus juridiques, qui témoignent de l’activité d’une époque en matière de droit public ou de droit privé, émanant du pouvoir ou des particuliers : lois, chartes, contrats)… On parle de sources instrumentaires ou diplomatiques2. Enfin, les sources dites « annexes » ou auxiliaires de l’histoire intéressent aussi l’historien du droit : l’archéologie déjà citée, la chronologie (étude de la manière de noter le temps, de dater), la toponymie (science des noms de lieu), l’anthroponymie (noms de personnes), la géographie historique (évolution des circonscriptions politiques et administratives) et l’histoire économique, la linguistique historique, la généalogie, l’héraldique, la sigillographie, la numismatique, l’épigraphie… etc. * Pour illustrer le propos, prenons un seul exemple : une monnaie romaine de la fin du Ier siècle avant notre ère. Elle est à la fois objet et texte. C’est un original, connu ; son étude relève de plusieurs des sciences auxiliaires énumérées : numismatique, archéologie, épigraphie…
L’avers représente Octave Auguste couronné, avec la mention CÆSAR IMP ; au revers est figuré un aigle aux ailes déployées, symbole de la Rome impériale, avec la mention AVGVSTVS. Son iconographie illustre la prise du pouvoir impérial par Octave, neveu de César, lorsqu’il s’est proclamé Auguste en s’arrogeant l’auctoritas en 27 av. J.-C. : on sait qu’il a aussi obtenu le pontificat suprême et la potestas tribunicienne. La monnaie est un aureus, monnaie d’or valant 25 deniers, frappée à partir de Jules César et pesant environ 7 grammes… Elle est datable d’entre -27 et +14, dates du “règne” d’Auguste. La monnaie est un insigne majeur du pouvoir, le droit de la “battre” est un droit régalien, au même titre que l’administration de la justice, la levée de l’armée ou celle de l’impôt (payé en monnaie : « rendez à César… »). La monnaie renseigne ainsi l’histoire du droit à Rome.
b) Le cadre chronologique L’histoire du droit est divisée en périodes, en tranches de temps. Cette division, faite pour faciliter l’exposé, est arbitraire, les institutions ne se transformant que progressivement dans une évolution parfois assez lente ; il n’y a pas à une date donnée de changement d’ensemble. Le cours sera divisé en 2 parties, selon la traditionnelle partition des études juridiques : 1° Une première partie scrutera les Origines du droit français (jusqu’en l’an Mil) : - On rappellera dans un premier chapitre le “legs” de l’Antiquité, son héritage : venu de l’Antiquité proche-orientale et grecque, puis de Rome et du droit romain (jusqu’au 5e siècle de notre ère). - Le second chapitre étudiera le “premier” Moyen Âge (du 5e au 10e siècle) : cette période d’un demimillénaire voit les principes politiques et juridiques légués par Rome (État et droit) se diluent progressivement, mêlés aux usages germaniques et aux préceptes chrétiens. C’est la période d’incubation de l’identité juridique de la France, et par-delà de l’Europe occidentale. 2° Une seconde partie du cours sera consacrée à l’époque qui va du Moyen Âge à l’Ancien Régime (des lendemains de l’an Mil à la fin du 18e siècle). 2 Du latin diploma, du gr. diploma, m. s., de diplomos, double, parce que les actes étaient généralement pliés en deux
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Avant d’entamer l’étude historique du droit français, il convient de préciser les ouvrages auxquels l’étudiant pourra utilement se reporter pour compléter ce cours.
Bibliographie Manuels d’histoire généralistes : • Georges DUBY (dir.), Histoire de la France, Paris, Larousse, 1987. • É.BOURNAZEL, G .VIVIEN, M.GOUNELLE, P.FLANDIN-BLETY, Les grandes dates de l’Histoire de France, Paris, Larousse, 1986. • Fernand BRAUDEL, L’identité de la France, Paris, Arthaud, 1986. • Jean SELLIER, « Genèse d’un peuple », dans Atlas historique des provinces et régions de France. Genèse d’un peuple, Paris, La Découverte & Syros, 1997. • La revue mensuelle L’Histoire, la meilleure revue de vulgarisation, faite par des universitaires. • Histoire de France sur le site internet Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/France#Histoire Manuels d’introduction historique au droit : • Brigitte BASDEVANT-GAUDEMET et Jean GAUDEMET, Introduction historique au droit, Paris, LGDJ, 2e éd. 2003. • Christian BEAUDET, Introduction générale et historique à l’étude du droit, Paris, Centre de publications univ., 1997. • Jean-Marie CARBASSE, Introduction historique au droit, paris, PUF, coll. Droit fondamental, 3e éd. 2001. • ID., Histoire du droit, paris, PUF, coll. Que sais-je ? (n° 3828), 2008. • André CASTALDO, Introduction historique au droit, Paris, Dalloz, Précis Dalloz, 1999. • Éric GASPARINI et Éric GOJOSSO, Introduction historique au Droit et aux Institutions, Paris, Gualino, 2005. • Jean GAUDEMET, Les naissances du droit. Le temps, le pouvoir et la science au service du droit, Paris, Montchrestien, Domat droit public, 3e éd. 2001. • Jean GILISSEN, Introduction historique au droit, Bruxelles, Bruylant, 1979. • Jean HILAIRE, Introduction historique au droit et Histoire des institutions publiques, Paris, Dalloz, Mémentos, 10e éd., 2005. • André LECA, La genèse du droit, Aix-Marseille (Presses universitaires), 1998. • Claire LOVISI, Histoire du droit. Introduction historique au droit, Paris, Dalloz, Cours Dalloz Série Droit public, 2001. • Albert RIGAUDIERE, Introduction historique à l’étude du droit et des institutions, Paris, Économica, 3e éd. 2006. • Norbert ROULAND, Introduction historique au droit, Paris, PUF, Droit fondamental, 1998. • Sylvain SOLEIL, Introduction historique aux institutions, IVe-XVIIIe siècle, Paris, Flamarion, Champs-Université, 2002. • Jean-Louis THIREAU, Introduction historique au droit, Paris, Flammarion, Champs-Université , 2001. • Raoul-C. VAN CAENEGEM, Introduction historique au droit privé, Bruxelles, E. Story-Scientia, 1998. • Pierre ALLORANT et Philippe TANCHOUX, Introduction hist. au droit, Paris, Gualino/Lextenso éditions, Mémentos LMD, 2009.
2 Manuels d’histoire du droit généraux ou spécialisés : Outre les manuels classiques du siècle dernier (Alfred ESMEIN, Jean DECLAREUIL, Émile CHENON, Auguste DUMAS, François OLIVIER-MARTIN, Pierre PETOT, Gabriel LEPOINTE, Jacques ELLUL), on peut se reporter aux ouvrages suivants : • Jean BART, Histoire du droit privé de la chute de l’Empire romain au XIXe siècle, Paris, Domat-Montchrestien, 1998. • Denis BERTHIAU, Histoire du droit et des institutions, Paris, Hachette, Hachette Supérieur Les Fondamentaux, 2004. • Jean-Marie CARBASSE, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris, PUF, Droit fondamental, 2000. • Benoît GARNOT, La justice en France de l’an Mil à 1914, Paris, Nathan, Université Histoire 128, 1993. • François GARRISSON, Histoire du droit et des institutions, Paris, Montchrestien, 1977. • Jean-Louis HAROUEL, Jean BARBEY, Éric BOURNAZEL, Jacqueline THIBAUT-PAYEN, Histoire des institutions de l’époque franque à la Révolution, PUF, 6e éd. 1997. • Olivier GUILLOT, Yves SASSIER et Albert RIGAUDIERE, Pouvoirs et institutions dans la France médiévale. 1. Des origines à l’époque féodale [OG / YS] ; 2. Des temps féodaux aux temps de l’État [AR], Paris, A. Colin, collection U, 1994. • Jean HILAIRE, Histoire des institutions judiciaires Paris, Les Cours de droit, 1994. • Jean IMBERT, Histoire du droit privé, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1ère éd. 1950. • Philipe JESTAZ, Le droit français, Paris, Dalloz, 1996. • Anne LEFEBVRE-TEILLARD, Introduction hist. au droit des personnes et de la famille, Paris, PUF, Droit fondamental, 1996. • Henri LEGOHEREL, Histoire du droit public français, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1ère éd. 1986. • Paul OURLIAC et Jean-Louis GAZZANIGA, Histoire du droit privé français de l’An mil au Code civil, Paris, Albin Michel, 1985. • Anne-Marie PATAULT, Introduction historique au droit des biens, Paris, PUF, Droit fondamental, 1989. • Jean-Pierre ROYER, Histoire de la justice en France, Paris, PUF, Droit fondamental, 1996. • Philippe SUEUR, Histoire du droit public français, XVe-XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1993. • Michel VILLEY, Philosophie du droit, Paris, Dalloz, 1978-1979. Pour le vocabulaire, il est conseillé de se munir d’un ouvrage correspondant, afin de retrouver commodément les définitions indispensables. Citons l’indispensable Lexique des termes juridiques, sous la dir. de Serge GUINCHARD et Gabriel MONTAGNIER (Paris, Dalloz, 12e éd. 1999). Signalons aussi l’utile Petit vocabulaire d ’histoire du droit français, publié jadis par Gabriel L EPOINTE , et surtout le Dictionnaire d’Histoire du Droit et des institutions publiques de mes collègues lyonnais Agnès B ABOT (†), Agnès B OUCAUD -M AITRE et Philippe D ELAIGUE , Paris, Ellipses, 1 ère éd. 2002.
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Les grands systèmes juridiques. a) Les droits romanistes (ou romano-germaniques). Le droit français appartient à un ensemble, une famille de systèmes juridiques qu’on appelle généralement les droits romanistes, en raison de l’influence exercée par le droit romain sur leur formation. Ils sont issus pour une large part de la science romaniste du droit qui s’est développée dans les universités des pays latins et aussi des pays germaniques. En raison de l’importance de ces derniers pays dans le développement de la science juridique à la fin du Moyen Age, aux temps modernes et au 19e siècle, on appelle souvent cette famille de droits, la famille romano-germanique. Les Anglais l’appellent le civil law system (droit civil ou continental) par opposition à leur common law. La quasi-totalité des droits des pays européens (le continent dirons-nous pour simplifier) appartient à la famille romaniste, sauf le droit de l’Angleterre (le common law) et de l’Irlande et sauf aussi le droit des pays à tendance communiste de l’Europe orientale où s’est formé, depuis quelques dizaines d’années, un système de droit socialiste. Appartiennent donc à la famille romaniste de droit, outre les droits français et belges, les droits italiens, espagnols, portugais et grecs dans le sud de l’Europe, et les droits allemands, autrichiens, suisses, néerlandais, danois, suédois, finlandais, norvégiens et écossais dans le centre et le nord de l’Europe. Cf. CARTE & documents annexes … Le système de droit romaniste s’est imposé hors d’Europe aux pays qui ont été colonisés par des pays d’Europe continentale : pays d’Amérique latine, Louisiane (aux U.S.A.), Canada français (Québec), pays africains colonisés par la France, la Belgique ou le Portugal, Afrique du Sud, etc. b) Le Common Law. (cf documents annexes) Le système du common law est né en Angleterre, surtout par l’action des tribunaux royaux au bas Moyen Âge (13e-l5e siècles). C’est un judge-made law, c’est-à-dire un droit formé par les juges ; la source principale du droit y est la jurisprudence, le précédent judiciaire. Le common law a échappé dans une large mesure à l’influence du droit romain et de la science juridique des universités médiévales et modernes. Les concepts juridiques et la terminologie du common law sont très différents de ceux des systèmes juridiques de la famille romano-germanique . Le common law est devenu le droit de tous les pays qui ont été dominés ou colonisés par l’Angleterre, notamment le Pays de Galles, l’Irlande, les États-Unis (sauf la Louisiane), le Canada (sauf le Canada français), l’Australie, la Nouvelle-Zélande, de nombreux pays africains. (CARTE). c) Les droits des pays socialistes à tendance communiste Un système juridique nouveau est né en Russie après la Révolution de 1917. Basé sur une nouvelle doctrine philosophique et politique, le marxisme-léninisme, le droit de l’U.R.S.S. est un système révolutionnaire de droit, tendant à bouleverser les fondements de la société par la collectivisation des moyens de production ; il tend à instaurer une société communiste, dans laquelle il n’y aura ni État, ni droit, par la disparition des contraintes dans les relations sociales. Pour passer de la société capitaliste à la société communiste, une phase intermédiaire est toutefois nécessaire, déjà reconnue par Marx et surtout analysée par Lénine. Durant cette phase, l’État doit réaliser, par la dictature du prolétariat, les réformes nécessaires par voie législative en élaborant un « droit socialiste ». L’influence du système romaniste de droit reste cependant considérable sur les droits socialistes, notamment dans les concepts et la terminologie juridiques. La plupart des Républiques populaires (ou pays de l’Est) qui sont nées à partir de 1945 ont adopté un système juridique inspiré de celui de l’U.R.S.S. : Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, etc. Les systèmes juridiques des deux derniers bastions du communisme, la Chine et Cuba présentent des particularités en raison de l’influence de la conception traditionnelle du droit dans ces pays ; il en est de même, pour d’autres raisons, de la Serbie, dernier vestige de l’ExYougoslavie, ou de la Corée du Nord. Il va sans dire que la chute du mur de Berlin, en 1989, puis l’écroulement de tous les régimes communistes de l’Europe de l’est, a entraîné depuis de considérables changements dans les droits des pays concernés. L’entrée de la plupart d’entre eux dans la communauté européenne les a évidemment accentués. d) Le droit musulman. Le droit musulman est, comme le droit hindou et le droit chinois, un système dans lequel la distinction entre droit et religion est quasi nulle ; on les appelle généralement des « droits religieux ». Le droit musulman est le « droit des Musulmans », c’est-à-dire de la communauté des fidèles professant la religion islamique. Les Musulmans observent un ensemble de règles de vie dérivant du Coran, la Loi divine ; ces règles sont des règles morales, religieuses et sociales, juridiques.
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Né au 7e siècle, d’abord en Arabie, ensuite (8e s.) dans les territoires d’Afrique et d’Asie conquis par l’Islam, le droit musulman s’est surtout développé par l’idjmâ, l’accord unanime de la communauté musulmane, en fait celui des docteurs de la loi ; des variantes dans l’interprétation des textes ont cependant fait naître quatre « rites » orthodoxes et plusieurs rites plus ou moins hérétiques : sunite, hanéfite, malékite, cheférite, hanbalite, et chiite (ce dernier considéré comme hérétique par les précédents). Malgré ces diversités, le droit musulman a théoriquement conservé une grande unité, nonobstant l’étendue des territoires dans lesquels il a été et est encore appliqué : Afrique du Nord, Turquie, Sud-ouest de l’Asie, Turkestan, Iran, Pakistan, Bangladesh, une partie de l’Indonésie. Depuis le 10e siècle, le droit musulman est resté statique, figé, donc trop souvent inadapté aux problèmes de la vie économique moderne, ce qui a entraîné un recours aux droits européens, à titre de droit subsidiaire, au cours des 19 e et 20e siècles. Cf. document annexe. e) Le droit hindou (ou indien). Le droit hindou est le droit de la communauté religieuse brahmanique, appelée aussi hindouïste. Il est appliqué surtout en Inde et dans quelques parties du Sud-est asiatique. La religion hindoue impose à ses fidèles une certaine conception du monde et des rapports sociaux, basée notamment sur l’existence de castes. Les règles de comportement y apparaissent sous forme de principes religieux qui remplacent les normes juridiques. Ces préceptes sont tirés de textes sacrés très anciens (srutis), comprenant notamment les Vedas, écrits entre –1500 et -500. L’interprétation de ces textes a donné naissance à une abondante littérature dans laquelle on trouve des livres de caractère plus strictement juridique, les Dharmasastra, le Maaharaba bodisedva. Le droit hindou est resté appliqué en Inde sous la colonisation britannique. Le développement politique et économique de la République de l’Inde, constituée en 1947, pose des problèmes d’adaptation complexes. f) Le droit chinois. Dans la Chine traditionnelle, le droit ne jouait qu’un rôle secondaire dans la vie sociale ; l’essentiel y était le li, à savoir les règles morales de convenance et de bienséance, qui imposent un comportement en harmonie avec l’ « ordre naturel des choses ». Cette conception, née surtout de la pensée de Confucius (6e s. avant J.-C.), s’est maintenue jusqu’au 20e siècle. À cette conception s’est opposée, à partir du 3 e siècle avant J.-C. celle des légistes, défenseurs de la prépondérance des lois, le fa ; ce sont presque uniquement des lois pénales, prévoyant des peines très lourdes et souvent cruelles contre ceux qui troublent l’ordre social. Dans la suite, les Confucianistes parvinrent à imposer leur conception aux Empereurs, à « confucianiser les lois » ; les 20 siècles d’histoire du droit chinois sont constitués par la prépondérance alternative du li et du fa, aussi par des efforts pour fusionner le li et le fa. L’européanisation du droit chinois, à savoir tout d’abord l’influence des droits occidentaux, ensuite depuis 1949 celle des droits socialistes, semble être restée superficielle ; depuis 1958 on assiste au développement d’une nouvelle conception du li, ce qui explique en partie la différence entre le communisme de l’U.R.S.S. et celui de la Chine. D’autres régions d’Asie ont connu une évolution du droit similaire à celle des droits chinois et hindou, surtout le Japon et l’Asie du Sud-est (Birmanie, Siam, Cambodge, Vietnam, etc.), les influences chinoises et hindoues s’y sont croisées avec des éléments propres à des systèmes juridiques plus archaïques et avec les caractères spécifiques du Bouddhisme. L’européanisation du droit y a été généralement plus considérable qu’en Chine, surtout au Japon. g) Les droits africains. Les droits des peuples de l’Afrique Noire et de Madagascar sont des systèmes juridiques généralement plus archaïques que les droits religieux de l’Asie et de l’Islam. Droits archaïques, mais non primitifs [c’est en fait le problème des origines du droit, et plus généralement celui de l’étude des peuples sans écriture…], car ils ont connu, eux aussi, une longue évolution interne, avec des évolutions ascendantes et descendantes souvent très complexes. Il est d’ailleurs difficile d’étudier ces évolutions, car les droits africains sont des droits non écrits. La base essentielle de ces systèmes juridiques est la cohésion du groupe — la famille, le clan, la tribu, l’ethnie, — dont la solidarité interne dicte la plupart des rapports sociaux. La coutume y est la source presque unique du droit ; il y a en Afrique un nombre très élevé de droits coutumiers différents, arrivés d’ailleurs à des stades différents d’évolution. Colonisés tantôt par les Musulmans, tantôt par les Européens, les peuples africains ont subi l’influence des systèmes juridiques de leurs colonisateurs. Depuis l’accession à l’indépendance, au cours des années 1955-1965, les États africains cherchent des solutions nouvelles, les uns dans la rupture avec leurs droits traditionnels, d’autres dans la conciliation de systèmes juridiques souvent très différents les uns des autres, d’autres enfin dans la recherche d’une authenticité africaine.
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André Castaldo, Introduction historique au droit, Paris, Dalloz, 1998. Avant-propos. Une nouvelle matière L’introduction historique à l’étude du droit, tout récemment introduite dans les programmes, ne remplace pas le cours classique d ’histoire du droit et des institutions. Mais − hasard ou fait intentionnel ? − cette nouvelle matière apparaît à un moment où, devant les perspectives qui s’offrent en particulier aux populations d ’Europe, il est tentant de faire le bilan des expériences passées et, peut-être, de chercher à refonder la société moderne. Plus précisément, la mise en cause, plus ou moins profonde et plus ou moins ressentie, d ’une part, des cadres nationaux, en particulier pour ce qui est des sources du droit et, d ’autre part, l’abandon très général de l’individualisme juridique au profit d ’une socialisation du droit, conduisent à s’interroger sur les principes qui, depuis deux siècles, ont guidé la société française. Cette interrogation, pour être fructueuse, doit remonter assez loin, car la conception de l ’État, des rapports juridiques entre citoyens et État, et entre citoyens eux-mêmes, est fondée depuis la Révolution française sur une opposition complète par rapport aux principes de l’Ancien régime. Les institutions démo-libérales reposent en effet sur l’homme, considéré comme un individu, ceci aussi bien au point de vue du droit public que du droit privé : or, la société d ’avant 1789 était bâtie sur une conviction inverse, puisque le groupe y primait. De plus, poursuivant certes une évolution ancienne, la société française s’est laïcisée, non sans difficultés d ’ailleurs. Il convient donc, afin d ’apprécier les valeurs qui sous-tendent les institutions actuelles, de remonter assez haut dans le temps : l’introduction historique au droit, dont l ’objet est large, permet d ’aborder cette ambition.
Le rôle de l ’enseignement supérieur La présence d ’enseignements à caractère historique dans le cursus des études juridiques ne peut étonner. La vocation des études supérieures, quel qu’en soit l’objet, est en effet double : d’une part, ces études tendent à l ’acquisition de connaissances d ’ordre scientifique ou technique, en vue d ’un exercice professionnel et, d ’autre part elles entendent doter l’esprit d ’une culture, certes en rapport avec cet objet, mais qui, au premier abord, paraît toujours quelque peu éloignée des strictes préoccupations utilitaires. a) La légitimité du maintien de cette exigence de culture se justifie traditionnellement par la nécessité d ’élever le niveau intellectuel à partir d ’une réflexion d ’ordre purement spéculative ; cet effort porte sur des données abstraites qui, en quelque sorte, encadrent l’objet spécifique des études entreprises. En ce sens, toute culture présente un intérêt en soi, puisqu’elle vise à développer les aptitudes intellectuelles qui permettront de faciliter une spécialisation professionnelle. b) Cet objectif se discute d’autant moins que la société moderne exige, soit que cette spécialisation soit entretenue tout au long de son exercice, soit même qu ’elle n ’empêche pas une évolution professionnelle plus au moins importante par rapport à la formation initiale. Or, seule la maîtrise d ’une culture permet l’une et l’autre de ces nécessités. c) Enfin, une troisième raison, moins souvent avancée, justifie cette exigence de culture. Elle est le seul moyen, en milieu universitaire, de tenter de compenser la distorsion qui existe entre, d ’une part, le recrutement des étudiant(e)s en milieu universitaire, auxquels aucun examen d ’entrée n’est imposé, et, d ’autre part, l’accession par voie de concours aux Grandes écoles, concours dont les programmes reposent précisément sur la maîtrise de cultures plus ou moins spécifiques à de grandes orientations. La raison de l ’exigence d ’une maîtrise de connaissances générales tient donc à plusieurs préoccupations, dont le dénominateur commun est la conviction que, sans elles, le niveau professionnel obtenu par les étudiant(e)s à l’issue de leur cursus universitaire et les responsabilités qu ’ils seront appelés à exercer dans leur vie professionnelle seraient moindres si l’enseignement supérieur n’avait pour objet que l’acquisition de connaissances pratiques.
Les études juridiques : droit et histoire Les établissements d’enseignement supérieur à dominante juridique dispensent, conformément à l ’exigence qui vient d’être indiquée, une culture juridique, et ce de deux façons. a) L’exposé des matières vouées à l’étude du droit tel qu’il se présente à l’époque contemporaine ne peut se dispenser, afin précisément d ’en faire ressortir l’intérêt, d ’apporter un éclairage qui, nécessairement, déborde le seul cadre juridique. Afin de faire comprendre une institution juridique, et éventuellement de la critiquer, on ne peut se dispenser de recourir aux sciences auxiliaires du droit. Ces dernières incluent sans cesse de nouveaux champs, mais, plus ou moins, le droit positif est constamment éclairé pa r l’histoire. La présentation d’une sorte de "photographie" exclusive du droit positif aurait une valeur intellectuelle très pauvre et même un très faible intérêt pratique, faute d’en saisir la rationalité ; pour cette raison, aucun enseignement n’a recours à cette méthode, qui tournerait le dos à l’un des grands principes des institutions humaines : leur relativité. b) Cette nécessité explique aussi la présence, dans l’organisation générale des études juridiques, de matières qui n’ont pas essentiellement pour vocation de décrire et expliquer le droit positif. Pour s’en tenir à l’histoire, voici plus d ’un siècle qu’elle fait l’objet d’enseignements spécifiques qui, bien entendu, ont pour ambition et légitimité d’être autant d ’introductions à l’étude des grandes matières, tant du droit public que du droit privé. Ces enseignements historiques visent, non à l ’accumulation pour elle-même de connaissances, mais à permettre, à partir de cellesci, dont l’acquisition d’un minimum est indispensable, une réflexion sur l’évolution du droit, en replaçant un système juridique déterminé dans son contexte historique. c) La matière historique, appliquée à l’étude du droit ou, plus généralement, des institutions, repose sur deux principes : 1) Pour une époque donnée, on estime que le droit forme un système, plus ou moins achevé, plus ou moins cohérent, qui englobe tous les aspects juridiques de la société. Il existe nécessairement, pour toute période historique, une correspondance entre le droit public et le droit privé, quoique le lien puisse être relativement lâche : ce que montre par exemple le rapport entre l’esprit du droit public et celui du droit privé dans le Haut empire romain. Quelquefois, au contraire, le rapport est étroit : c’est le cas de la législation de droit privé de la Révolution française. 2) Le recours à l’histoire suppose également que celle-ci est rationnelle ; que son développement, tel qu’on le constate a posteriori, est logique. Cette conviction n’est à vrai dire que le résultat d ’un postulat : l’expérience vécue des sociétés humaines est sans doute beaucoup trop courte pour permettre une vérification. Cette réserve n’est cependant qu’intellectuelle, car les nécessités de l’action humaine font qu’en fait, la rationalité de l’histoire est acceptée comme un véritable principe. On peut donc raisonner sur l’histoire.
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Première Partie
LES ORIGINES ES De l’Antiquité au Moyen Âge. e. Chapitre Premier Le legs de l’Antiquité. é. Le droit français, comme tous les droits “occidentaux”, trouve ses origines dans l’Antiquité, période qui s’étend du 4 e millénaire avant notre ère (vers -3500) jusqu’au milieu du 5 e siècle après1. À cet égard, le Bassin Méditerranéen a été un véritable “creuset” juridique, l’Empire romain ayant “récupéré” l’héritage de tous les droits de son pourtour : égyptien, babylonien, hébraïque, grec, africain… En ce sens, les expériences de l’Orient ancien et de la Grèce puis de Rome 2 ont fourni un substrat encore bien vivant, dont le rapide rappel s’impose : c’est le legs de l’Antiquité. Il n’est pas question d’étudier en détail cet héritage : nous l’évoquerons simplement, pour mieux terminer par la Gaule romaine…
Traditionnellement (cf. plus loin), « le droit français trouve ses origines dans la Gaule romaine, l ’apport du christianisme et les conséquences des migrations barbares. Il faut replacer ces origines dans un cadre plus large : l ’Europe, la civilisation occidentale, plus largement, et même l’esprit moderne tel qu’il préside désormais aux destinées du monde, sont les produits d’une histoire particulière. Ne parle-t-on pas de civilisation judéo-chrétienne ? L’expression, quoique juste, est trop réductrice, car il faut immédiatement compléter la liste des facteurs qui ont permis l’apparition et le développement de cet “esprit” : il est en effet lié à la constitution de sociétés politiquement organisées ». A. C ASTALDO, Introduction historique au droit, Paris, Dalloz, 1999, introduction. 2 J. GAUDEMET, Institutions de l’Antiquité ; M. HUMBERT, Institutions politiques et sociales de l ’Antiquité (Précis Dalloz) ; J. IMBERT, Le droit antique. 1
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Section 1. Avant Rome : l’Antiquité méditerranéenne orientale § 1. L’Orient ancien : Égypte, Mésopotamie, Israël Au 4e millénaire avant J.-C., dans la partie orientale du Bassin méditerranéen, en Égypte et en Mésopotamie ― ce qu’on appelle “Proche Orient” ou “Moyen Orient” ―, apparaissent les premières structures étatiques du monde, sous forme de cités-états (à Sumer et en Mésopotamie du sud) puis d’empires (à Babylone, en Égypte). Ce sont des “monarchies sacrées”, qui reposent sur l’obéissance à un monarque, dont le pouvoir redoutable car absolu a un double fondement, militaire et religieux : la législation est réputée avoir une origine divine (cf. ↓ la stèle du code d’Hammurabi). Ces premières sociétés politiques ont un caractère agraire prédominant, et les empires sont le produit de la nécessité de domestiquer l’eau par un effort collectif, incessant et harassant. C et effort justifie une situation généralisée de contrainte, et aucun lien politique n’unit véritablement les sujets aux mo narques. Les sociétés de l’Orient ancien ont aussi “inventé” l’écriture3. De ce fait, les droits privés de l’Orient ancien ont été les premiers dans l’histoire de l’humanité, à être mis par écrit, sous forme de codes, à Sumer (UrNammu vers 2100 av. J.-C.) et à Babylone (← Hammurabi vers -1750). Ces textes révèlent un droit privé archaïque, en ce qui concerne l’autorité paternelle, l’infériorité de la femme (sauf en Egypte) ou les rigueurs du droit pénal (peines corporelles fréquentes, de mort ou mutilation, même si le talion est de plus en plus remplacé par des peines “pécuniaires”). En revanche, on observe des aspects beaucoup plus évolués, d’ordinaire liés à des sociétés plus libérales : ainsi la propriété individuelle est connue et le droit des obligations est perfectionné : le code d’Hammurabi est un code de marchands, où la théorie des obligations est extrêmement bien construite. Le droit commercial babylonien est à l’origine de la plupart des droits commerciaux postérieurs. C’est aussi dans ces sociétés qu’est apparue pour la première fois une justice publique, qui évince l’antique vengeance privée (le “talion” : « œil pour œil, dent pour dent ») et met en avant le 3 "La majorité des spécialistes placent l'apparition de l'écriture au moment où les hommes éprouvent le besoin de comptabiliser les denrées stockées dans le but de les vendre. Ils se sédentarisent et organisent une vie urbaine nécessitant une comptabilité pour l'entretien des digues et la construction des palais et des temples". Pascal VERNUS (dir.), Les premières cités et la naissance de l'écriture. Actes du colloque du 26 septembre 2009, Musée archéologique de Nice-Cemenelum, 2011. Cf. aussi Michel RENOUARD, Naissance des écritures, Paris, 2011.
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principe de l’individualisation de la faute, donc de la sanction. Il existe enfin une certaine volonté sociale des monarques législateurs, en Mésopotamie comme en Egypte : ainsi, pour la première fois est pratiquée la tarification des salaires et des prix ou la remise des dettes des personnes pauvres. Les empires orientaux nous ont aussi laissé l’idée d’empire universel, avec des états fédérant plusieurs civilisations et leurs différents apports : ainsi l’empire perse, celui d’Alexandre le Grand, puis l’empire romain ou celui de Charlemagne (infra). Bien que composante de ces empires orientaux, sinon très peu indépendante, la royauté hébraïque (Israël) a une place à part dans l’histoire du droit, autour du Ier millénaire avant J.-C. : par la diffusion de la Bible, cette monarchie va beaucoup plus tard, au haut Moyen âge, donner des références à l’Occident chrétien : d’une part le caractère émenemment religieux du pouvoir royal, qui fournira à la monarchie française son modèle et son fondement politique : la théocratie ; d’autre part, comme le montre la royauté de David, l ’idée qu’un pacte-contrat lie le roi et le peuple. En droit privé, la règle de la pluralité de témoins (testis unus, testis nullus), la prohibition de l’usure, les empêchements à mariage pour parenté…
§ 2. La Grèce4 « Ce bref aperçu du monde proche-oriental montre qu’une civilisation peut atteindre un très haut degré sans ériger son droit en science autonome. Une observation identique peut être faite à propos de la Grèce antique, alors même que l’on y rencontre, pour la première fois, une réflexion théorique sur le droit. Les Grecs se sont interrogés, notamment, sur la définition du droit et sur sa finalité. Cette réflexion a été l’œuvre des philosophes. Mais aucun d’entre eux ne s’y est consacré exclusivement. Aucun n’en a fait l’objet principal de son effort de connaissance. Le droit n’est que l’une des ma tières abordées par la science “universelle” qu’est la philosophie. Celle-ci traite aussi bien de morale ou de sciences naturelles. À tout elle applique les mêmes méthodes »5.
Contrairement aux monarchies sacrées et empires proche-orientaux, les cités grecques, au premier rang desquelles Athènes, ont su, pour la première fois dans l’histoire, intégrer l’individu au pouvoir, l’y associer au lieu de l’y assujettir (sauf exception spartiate). C’est l’invention de la démocratie, qui a eu lieu entre le 7e et le 5e siècle avant notre ère (Dracon, Solon, Clisthène, Périclès). Cette invention, qui 4 A. CASTALDO, loc. cit. 5 Claire LOVISI, Introduction historique au droit, Paris, Dalloz, 2001, introduction.
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s’explique déjà par la configuration géographique du pays et le caractère de ses habitants, est liée avant tout à la découverte de la force du logos, la parole au sens d’échange, de contradiction. La pensée grecque, qui a exercé une influence indéniable sur les doctrines philosophiques et politiques occidentales, à commencer par celles de Rome, a ainsi conditionné les doctrines proprement juridiques. Les Grecs ont ainsi été les premiers à dissocier religion et morale, droit divin et droit humain, grâce à l’action des philosophes. C’était d’une certaine manière l’invention de la “laïcité” : les dieux furent relégués dans l’Olympe, laissant les hommes se gouverner eux-mêmes ; la religion, d’archaïque, devint spiritualiste et humaniste, orientée tout à la fois vers l’immortalité de l’âme et la recherche du bien sur terre. On ne se soumit plus aveuglément aux institutions et aux règles morales. Les Grecs ont toujours eu plus de goût pour le monde des idées que pour celui des réalisations pratiques et notamment des institutions (au contraire des Romains, plus terriens, “paysans”, qui, ayant moins de goût pour l’abstrait, ont su construire une société puis un Empire). Cette tendance des Grecs à l’abstraction donne à leurs institutions un caractère assez flou. Ce n’est pas le moindre paradoxe que la richesse de leurs théories politiques (Platon, Aristote, Xénophon…) contraste avec l’imperfection de leurs structures. Au terme de leur histoire, les empires orientaux, Israël et la Grèce se retrouvent “fondus” dans l’Empire romain, qui englobe tous les pourtours du Bassin méditerranéen :
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Section 2. Rome et le droit romain1 Rome et l’Empire romain ont ainsi fait la synthèse de tout ce que les autres droits antiques nous ont apporté. Après avoir conquis tout le Bassin méditerranéen, Les Romains ont réalisé, aux premiers siècles de notre ère, un système juridique qui atteint un niveau inégalé jusqu’alors. Bien plus que les Mésopotamiens, ils ont su formuler les règles de leur droit et ont rédigé de vastes codifications à la fin de leur histoire. Sous la République, Rome a continué le droit public des Grecs. Mais surtout, les Romains ont créé la science du droit (juris prudentia) ; ce que les jurisconsultes romains des 2e et 3e siècles de notre ère ont écrit, les notions, définitions, classifications, principes et théories juridiques qu’ils ont élaborés, tout cela est encore aujourd’hui la base d’une importante partie de notre système juridique (cf. la classification des choses, des biens, les notions de propriété et possession, etc.). L’évolution du droit romain est plus tardive que celle du droit grec ou du droit égyptien ; Rome est encore au stade clanique à l’époque où, en Égypte et en Grèce, le droit a déjà atteint une forme individualiste (6e et 5e siècles) ; elle n’atteindra celle-ci qu’au cours des 2è et 1er siècles avant notre ère, précisément lorsqu’elle devient maîtresse de la Méditerranée. Nous étudierons le droit romain de manière chronologique selon un découpage qui traduit l’évolution même de la société romaine, alors qu’il ne correspond pas aux différents régimes (royauté -753/-509, république -509/-27, empire -27/+476).
1 D’après A. CASTALDO, loc. cit. Nous renvoyons aux ouvrages suivants : H.-Cl. FREDOUILLE, Dictionnaire de la civilisation romaine, Paris, Larousse, 1992 ; M. BORDET, Précis d’histoire romaine, Paris, Colin, 1969 ; J. GAUDEMET, Institutions de l’Antiquité, Paris, 1962 ; J. GAUDEMET, Institutions de l’Antiquité, Paris, Sirey, 1967 ; M. VILLEY, Le droit romain, Paris, PUF Que sais-je ?, 1945 ; M. DUCOS, Rome et le droit, Paris, Le Livre de Poche, références, 1996 ; B. LANÇON, L’État romain, Paris, Nathan, 995.
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§ 1. L’ancien droit romain (du 8e s. au milieu du 2e s. av. J-C.) A l’origine, vers les 7e-6e siècles avant J.-C., Rome est dominée par une organisation sociale et politique clanique reposant sur les grandes familles, les gentes2. L’autorité du père de famille (paterfamilias) y est aussi illimitée, une solidarité active (et passive) liant entre eux tous les membres de la gens. La terre, pour autant qu’elle soit l’objet d’une appropriation, est inaliénable. Dès le début de la République (5e siècle avant notre ère), l’évolution est précipitée par le rôle grandissant des plébéiens, probablement les étrangers, marchands et agriculteurs, vivant en marge de l’organisation des gentes. Les conflits sociaux qui opposent les gentes et la plèbe aboutissent à l’égalité politique, religieuse et sociale. Les plébéiens obtiennent peu à peu la faculté d’utiliser le même droit privé que les patriciens, devenant comme eux des citoyens (quirites/cives) : en même temps, ce droit privé tend à rompre avec la solidarité clanique. L’ancien droit romain, comme tout droit primitif, est un droit très formaliste, et essentiellement coutumier (mos majorum, consuetudo). Il est le privilège des pontifes (prêtres3). Toutefois, des lois ont pu être promulguées ; celles que la légende attribue à l’époque royale (leges regiae) semblent être avant tout des décisions à caractère religieux prises par le roi en qualité de chef religieux, de pontife. L’activité législative des assemblées (comices) reste très réduite. Parmi les lois, celle qui est connue sous le nom de “Loi des XII Tables” mérite une attention particulière. Selon la tradition, elle aurait été rédigée (à la demande des plébéiens qui, ignorant les coutumes en vigueur dans la cité, se plaignaient de l’arbitraire des magistrats4 patriciens) par dix commissaires (decemviri) en 451 avant J.-C. Le texte original, gravé sur douze tablettes, aurait été affiché au forum, mais détruit lors du sac de Rome par les Celtes, vers 390. L’existence même de la Loi des XII Tables a été mise en doute. Les textes qui portent ce nom dans des documents tardifs, pourraient appartenir à diverses époques, d’entre 450 et 300. Ils forment un ensemble de préceptes juridiques, probablement d’origine coutumière ; certains ont pu être influencés par le droit grec. Dans l’ensemble, la Loi des XII Tables révèle un stade de l’évolution du droit public et privé comparable à celui qui est connu à Athènes par les lois de Dracon et de Solon. La solidarité familiale est abolie, sauf l’autorité du chef de famille ; l’égalité juridique est théoriquement reconnue ; les guerres privées sont interdites et une procédure pénale instaurée ; la terre, même celle des gentes, est devenue aliénable ; le droit de tester est admis. Malgré tout, beaucoup de prescriptions touchent au droit rural et nous montrent une société encore bien archaïque.
2 La gens romaine est assez semblable au genos grec / s. C’est l’ensemble des branches d’une même famille se rattachant à un ancêtre commun et prenant son nom : ainsi la gens Iulia à laquelle appartenait Jules César, prétendait descendre d’après la tradition de Iule, fils d’Énée. Les gentes déclinèrent sous la République et disparurent sous l’Empire, laissant place au groupe plus restreint de la familia ». D’après Henri ROLAND, Lexique juridique. Expressions latines, Paris, LexisNexis Litec, 2010 (5e éd.). 3 Le pontifex est faiseur de ponts : outre le fait qu’il préside à la construction des ponts, qui avec les murailles et les portes des villes font partie des choses divines, “sacrées” (res sacræ), il « fait le pont » entre les hommes et les dieux : n’estce pas d’ailleurs le rôle de la “religion” de « relier » (religere) le divin et l’humain ? Avant d’être un jour le pape, le “Souverain Pontife” est dans la Rome antique le roi puis l’empereur (cf. ce qui a été dit de la monnaie d’Auguste, supra). 4 Attention au sens du mot magistrat. Contrairement à nos jours, même si on parle parfois de “magistrature” dans un sens politique, il ne désigne pas exclusivement un homme « de justice », mais tout individu ayant une fonction publique (magister ≈ celui qui commande, dirige, conduit, ← de magnus ≈ grand ; cf. à Athènes l’archonte, avec le même sens). L’équivalent du magistrat “moderne” est à Rome le “préteur”, celui qui officie au prétoire, c’est-à-dire au tribunal.
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__________________________________________________________________________________________ La Loi des XII Tables (extrait) Fontes Iuris Romani anteiustiniani. I. Leges. Éd. S. Riggobono, Florence, 1941, p. 26-75.
(Trad.)
Tabula I 1. Si quis ius vocat [ito]. Ni it, antestamino : igitur em capito.
1. Si quelqu’un est cité en justice, qu’il y aille. S’il n’y va pas, que l’on appelle des témoins. Ensuit qu’on s’en saisisse. 2. Si le défendeur tente de ruser ou de fuir, mets la main sur lui. 2. Si calvitur pedemue struit, anum dendo iacito. … … 6. S’ils s’accordent, proclame-le. 6. Rem ubi pacunt, orato. 7. Ni pacunt, in comitio aut in foro ante meridiem causam coicunto. 7. S’ils ne s’accordent pas, qu’ils exposent leur cause au comice ou au forum avant midi. Pendant l’exposé, que tous deux soient Cum peroranto ambo praesentes. présents. 8. Après midi, adjuge l’objet du litige à celui qui est présent. 8. Post meridiem prasenti litem addicito. 9. Si tous deux sont là, que le coucher du soleil soit le dernier acte 9. Si ambo praesentes, solis occasus suprema tempestas esto. (de procédure). …
__________________________________________________________________________________________
§ 2. Le droit classique (milieu du 2e s. av. J-C.- fin du 3e s. ap.) On considère comme époque classique du droit romain, celle qui s’étend du milieu du 2 e siècle avant J.-C. jusqu’à la fin du 3e après. Pendant cette période, tout le monde méditerranéen est progressivement soumis à Rome, la fin des Guerres puniques (-146) marquant la victoire de Rome sur Carthage. En même temps, Rome s’ouvre aux influences du dehors, surtout à celles des droits grec et égyptien. Sous l’Empire, du 1er au 4e siècle, le droit privé romain apparaît comme un système individualiste, vraiment élaboré, alors que du point de vue politique, la liberté des citoyens (cives) ira en diminuant sans cesse. Il y a donc un divorce grandissant entre le droit privé et le droit public : la soumission absolue à l’empereur s’oppose à la grande liberté des citoyens de disposer de leurs biens à titre privé. Les Romains construiront alors dans le domaine du droit des biens et des obligations, un système juridique complet et cohérent. Alors que les autres droits de l’antiquité n’ont laissé que peu de traces écrites et échappent par conséquent, en grande partie, à notre connaissance, les textes de droit romain de l’époque classique sont très nombreux. Les Romains ont été, semble-t-il, les premiers à sentir le besoin d’une mise par écrit des règles juridiques ; de plus, ils ont été les premiers à consacrer des œuvres importantes à l’étude du droit. Les sources du droit romain classique restent la coutume et la loi, cette dernière jouant un rôle de plus en plus important et tendant à supplanter la coutume. a) La loi. À la fin de la République, les leges sont encore peu nombreuses5. Sous l’Empire, le pouvoir législatif passe au Sénat (sénatus-consultes) et bientôt à l’Empereur seul (2e siècle). Parmi les lois de l’Empereur, appelées constitutions (constitutiones), on distingue édits, rescrits, décrets et mandats :
5 On distingue 2 sortes de lois : 1°) la lex data, qui émane d’un magistrat, en général un consul, agissant par délégation du peuple ou du Sénat (notamment pour l’organisation des territoires conquis) ; 2°) la lex rogata, celle proposée au peuple par un magistrat supérieur (qui a l’imperium) et votée par lui en comices. — La loi se compose de 3 parties : praescriptio (préambule), rogatio (dispositif), sanctio. Bien que source importante du droit, la Lex reste une exception (environ 2 lois par an), à côté de la coutume, des décisions des sénateurs (senatus-consultes), ou de l’édit du magistrat, texte d’entrée en charge par lequel, au début de son mandat annuel, le préteur urbain indique dans quel esprit il interprètera le droit. : c’est ainsi que naît le droit prétorien ou “édictal”, qui même s’il est d’une application brève (1 an) devient source autonome de droit, complétant et corrigeant le droit ancien, en fonction des transformations sociales, économiques, intellectuelles.
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— les édits (edicta) sont des dispositions d’ordre général — les rescrits (rescripta) des réponses écrites données par l’Empereur à un particulier ou à un magistrat qui avait demandé une consultation sur un point de droit — les décrets (decreta) des jugements rendus par l’Empereur dans les affaires judiciaires — les instructions ou mandats (mandata) sont adressés par l’Empereur aux gouverneurs de provinces pour la bonne administration de celles-ci. b) La coutume continue cependant à jouer un rôle capital dans l’évolution du droit romain. Avec le droit en général (le ius, opposé au droit religieux, le fas) elle sera de mieux en mieux connue, et aussi de plus en plus fixée, par deux procédés : les édits des magistrats et les ouvrages de jurisconsultes. Mais ces deux types de textes sont en réalité deux sources nouvelles, essentielles, du droit de Rome : la jurisprudence et la doctrine (ci-après). c) La jurisprudence [au sens actuel] ou “droit prétorien” : les magistrats (surtout les préteurs) avaient pris l’habitude de proclamer, à leur entrée en charge, la manière dont ils comptaient exercer leurs fonctions. Primitivement orales (edicta), ces proclamations devinrent écrites ; elles se répétèrent d’une magistrature à l’autre et devinrent ainsi des règles permanentes de droit que les juges étaient tenus de respecter. Elles furent finalement codifiées sur ordre de l’Empereur Hadrien, vers 125-138, sous le nom d’Édit perpétuel, par le jurisconsulte Salvius Julianus. L’importance des décisions des préteurs est considérable dans la formation du droit romain : c’est pourquoi on parle de droit “prétorien”. d) La doctrine (ou juris prudentia, d’où l’ambigüité…) : d’autre part, les jurisconsultes ont joué un rôle capital dans la fixation des règles juridiques romaines. C’étaient des hommes versés dans la pratique du droit, qui étaient appelés à donner des consultations juridiques (responsa), à rédiger des actes juridiques et à agir en justice (tout en ne plaidant pas). Leurs écrits furent souvent réunis en recueils de consultation ou en formulaires d’actes juridiques. Ainsi naquit une véritable science du droit (juris prudentia, au sens moderne de doctrine); celle-ci apparaît dès le 1er siècle avant J.-C., dans les œuvres de Quintus Mucius Scaevola et de Servius Sulpicius Rufus. L’apogée de la science juridique romaine se situe aux 2e et 3e siècles de notre ère ; les travaux de quelques centaines de jurisconsultes de cette époque constituent le plus ancien ensemble d’études doctrinales de droit. Ces jurisconsultes étaient souvent en désaccord ; pendant plus d’un siècle (1er siècle et début 2e siècle), ils furent divisés en deux écoles rivales, les Sabiniens et les Proculiens Les jurisconsultes les plus célèbres sont Gaius (Institutes, écrits en 143), Papinien, Paul, Ulpien, Modestin. LES SOURCES DU DROIT ROMAIN, d’après GAIUS, Institutes, I, 1-7. Traduction. 1. Tous les peuples qui sont régis par des lois ou par des coutumes font usage d 'un droit qui en partie leur est propre et qui en partie est commun à tous les hommes ; car le droit que chaque peuple s'est donné lui-même lui est propre et s'appelle droit civil, c'est-à-dire droit propre de la cité ; mais à la vérité celui que la raison naturelle a établi entre tous les hommes, celui-là est également gardé chez tous les peuples et s'appelle droit des gens, c'est-à-dire droit dont usent toutes les nations. Le peuple romain suit donc un droit dont une partie lui est propre et une partie lui est commune avec tous les hommes. Nous signalons cette distinction en lieu utile. 2. Les droits du peuple romain se fondent sur les lois, les plébiscites, les sénatus-consultes, les constitutions des princes, les édits de ceux qui ont le droit d'en publier, et les réponses des prudents. 3. La loi est ce que le peuple ordonne et établit. Le plébiscite est ce que la plèbe ordonne et établit... 4. Le sénatus-consulte est ce que le Sénat prescrit et établit ; il tient la place d 'une loi (= il a force de loi), bien que la question ait été discutée. 5. La constitution du prince est ce que l 'empereur a décidé par décret, par édit ou par lettre. Et l 'on n'a jamais douté qu 'elle n'ait force de loi puisque l'empereur lui-même reçoit l'imperium par une loi. 6. Le droit d'édicter appartient aux magistrats du peuple romain, mais la partie la plus importante de ce droit réside dans les édits des deux préteurs, urbain et pérégrin... 7. Les réponses des prudents sont les sentences et les consultations de ceux à qui il a été permis de créer du droit. Lorsque les opinions de tous sont conformes entre elles, ce sentiment unanime a force de loi ; mais en cas de dissentiment, il est permis au juge de suivre l'avis qu'il veut ; c'est ce que prévoit un rescrit du divin Adrien.
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§ 3. Le droit tardif du Bas Empire (fin du 3e s. – fin du 6e) Le droit romain du Bas Empire se développe du 4e au 6e siècle, de Dioclétien (284) à Justinien (mort en 565). Ce “Bas”-Empire est souvent conçu comme une période de “décadence” politique et intellectuelle, de régression économique, du fait des fameuses “Grandes Invasions” (infra), alors que c’est une époque de mutation, très riche institutionnellement et juridiquement. L’avènement de Dioclétien est en ce sens symbolique, qui instaure pour mieux administrer un immense empire, la tétrarchie (infra) : elle entraîne l’orientalisation de l’Empire, dont la capitale devient Constantinople (début 4e s.), puis la scission définitive entre Orient et Occident (395).
Le droit en subit les conséquences par l’influence grandissante des philosophies orientales, au nombre desquelles le christianisme, religion tolérée (édit de Milan pris par Constantin en 312), puis officielle (édit de Thessalonique, promulgué par Théodose Ier en 380), qui va transformer les principes même du droit privé romain. Rajoutons qu’au droit romain classique, qui survit dans les écrits des jurisconsultes et les recueils de constitutions impériales et qui apparaît comme un droit savant, s’oppose de plus en plus un droit vivant, le “droit vulgaire” (Vulgar Recht), né de coutumes provinciales et parfois fixé par les législateurs : des institutions nouvelles apparaissent ainsi, qui vont conditionner celles du haut Moyen Âge. La législation, œuvre des Empereurs, reste néanmoins la principale source de droit. On assiste aussi et surtout, à cette époque, aux premiers efforts de codification. Les plus importants recueils de lois sont à l’origine des œuvres privées, probablement rédigées à Beyrouth : le Code grégorien (Codex gregorianus), composé vers 291, contient des constitutions des 2e et 3e siècles (196 à 291) ; le Code hermogénien (Codex hermogenianus) a été élaboré peu après, en 295.
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Le premier recueil officiel est le Code théodosien, rédigé sur ordre de l’Empereur d’Orient Théodose II en 438. Destiné à contenir le texte intégral de toutes les constitutions impériales, sa publication fut finalement plus modeste : il comprend surtout les constitutions promulguées depuis Constantin (312). Promulgué en séance du Sénat de Rome, le 25 décembre 438, à peu près simultanément par Théodose à Constantinople et par Valentinien III en Occident, son influence fut durable, par les compilations qui en seront faites (infra)6. Le CTh. sera suivi des constitutions impériales promulguées de 438 à 468, et qui seront appelées “novelles post-théodosiennes”. NB Les manuscrits les plus anciens du Code théodosien conservés en Occident sont lyonnais. Un siècle plus tard, à Constantinople toujours, Justinien (527-565) fit entreprendre par une commission de dix membres (decemvirs, notamment Tribonien et Théophile), une vaste compilation de toutes les sources anciennes du droit romain, tout en les mettant en harmonie avec le droit de son temps. Cette énorme publication ― le plus grand livre de l’Europe après la Bible ― recevra plus tard le titre de Corpus iuris Civilis. Elle comprend quatre parties7 : a) le Code (Codex Justinianus), recueil de lois impériales tendant à remplacer le Code Théodosien ; au premier code de Justinien, publié en 529 (texte perdu), succéda un second code, en 534 ; b) le Digeste (Digesta ou “Pandectes”), vaste compilation d’extraits de plus de 1500 livres écrits par des jurisconsultes de l’époque classique. Le tout forme un texte de plus de 150.000 lignes. Le Digeste est resté la principale source pour l’étude approfondie du droit romain. Un tiers du Digeste est tiré des œuvres d’Ulpien, un sixième de celles de Paul8 ; c) les Institutes (Institutiones Justiniani) forment un manuel élémentaire destiné à l’enseignement du droit. Œuvre beaucoup plus claire et systématique que le Digeste, elle fut rédigée par deux professeurs, Dorothée et Théophile, sous la direction de Tribonien. Justinien approuva le texte et lui donna force de loi, en 533 ; d) les Novelles (novellae ou nouvelles lois) : Justinien continue à promulguer de nombreuses constitutions — plus de 150 —, après la publication de son Codex9. « Justinien gouvernait à cette époque l’empire romain Il corrigea en une remarquable synthèse les lois des Romains qui étaient beaucoup trop bavardes et inutilement confuses : il condensa en effet en douze livres l’ensemble des constitutions des princes qui se trouvaient dans de nombreux volumes, et ordonna d’appeler l’ouvrage Code Justinien. De même, il ramena à cinquante livres les quelque deux mille volumes où s’étalaient les lois de chaque magistrat et de chaque juge – ce qu’il désigna du nom de Code des Digestes ou des Pandectes. Il composa aussi une œuvre nouvelle, les quatre livres des Institutions où sont présentées toutes les lois sous forme résumée. Quant aux lois récentes, celles qu’il avait lui-même émises, elles furent rassemblées en un seul volume et il fit appeler l’ouvrage Novelles ». Paul Diacre, Histoire des Lombards (éd. Fr. BOUGARD, Paris, Brepols, 1994), I. 25 (p. 27-28).
6 Th. MOMMSEN et P. M. MEYER Codex Theodosianus..., 2e éd., 1954 ; G. G. ARCHI, Teodosio II e la sua codificazione, Naples 1976. 7 L’édition usuelle reste celle de Th. MOMMSEN (Institutiones et Digesta), P. KRÜGER (Codex), R. SCHÖLL et N. KROLL (Novellae), 109e éd., Berlin 1954 8 Déjà en 426, une “Loi des citations” avait donné force de loi aux écrits de cinq jurisconsultes de l’époque classique : Gaius, Papinien, Paul, Ulpien et Modestin. 9 S’il n’en existe pas de recueils officiels, on en possède trois collections réunies par des particuliers : l’Epitome Juliani (du professeur Julien), l’Authenticum, et un recueil du temps de Tibère II.
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Une page du Digeste de Justinien. Manuscrit du 8e siècle (Florence, Bibliothèque Laurentienne). Livre 43, titre 26. Extraits des jurisconsultes Ulpien, Gaius, Pomponius et Celse. En cartouche, Justinien (mosaïque de Ravenne).
Le droit byzantin10 Dans l’Empire byzantin — qui a subsisté jusqu’au 15e siècle — le Corpus juris civilis est resté la base du droit. Il y a fait l’objet de plusieurs révisions tendant en général à le simplifier et à en réduire la masse ; par exemple, e ≈ choix de lois) promulgué en 740 sous l’empereur Léon l’Isaurien. A la fin du 9 l’Éclogue ( ≈ siècle, sous Léon le Philosophe, on procéda à une refonte du Corpus sous le titre de Basiliques ( [lois] royales) ; le contenu des quatre recueils de Justinien y est classé d’une manière systématique et en même temps adapté à l’évolution du droit byzantin. Les Basiliques supplantèrent le Corpus dans l’Empire byzantin à partir du 12e siècle.
10 J. DE MALAFOSSE, « Byzance », in J. GILISSEN (éd.), Introd. bibliogr., B/4, Bruxelles 1955. Le manuel par excellence reste : C. E. ZACHARIAE VON LINGENTHAL, Geschichte des Griechisch-Römischen Rechts, 3e éd., 1892 ; réimpr. anast. par M. SAN NlCOLO, Aalen 1955 ; exposé schématique en francais : N. J. PANTAZOPOULOS, « Aspect général de l’évolution historique du droit grec », dans Revue internationale des droits de l’Antiquité, t. 5, 1950, p. 245-280.
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Procédure et justice à Rome. La“ sanction” du droit Pour être valablement appliqué, tout système juridique doit être sanctionné, en cas de violation, par un système judiciaire efficace. Pour que naisse l’institution judiciaire, il a fallu du temps : les sociétés de l’Orient antique (Mésopotamie) sont passées très progressivement du système de la vengeance privée collective/solidaire (la loi du talion) à celui de l’arbitrage public, avec sanction pécuniaire (ou autre) personnalisée/privée. À Rome, pendant longtemps, le système judiciaire est resté archaïque et embryonnaire. Comme le droit, la pratique du droit s’est longtemps confondue avec la magie. La procédure était, du même coup, très “formaliste”, enrobée de formes, de rites, de formules (“magiques”) à utiliser et respecter scrupuleusement : une partie obtenait gain de cause non pas si la loi lui donnait raison, mais si elle avait observé fidèlement le rituel magique (sacramentum, supplicatio…). Cette procédure ancienne est dite procédure des actions de la loi (per legis actiones), l’action créant et précédant le droit, un droit ne pouvant exister que si un moyen judiciaire assurait sa sanction11. Dès le 2e siècle av. J.-C., parallèlement à l’apparition du droit prétorien, apparaît la procédure formulaire : le préteur exprime les termes du procès dans une formule que le juge suivra au pied de la lettre : dans l’action en revendication de propriété (rei vindicatio) les parties prononcent successivement (vindicatio/contra vindic.) « je dis que cette chose est à moi », avant que le juge décide. C’était à un magistrat, le préteur, d’autoriser l’action en justice et de renvoyer devant un autre “magistrat” (sénateur, chevalier…), le juge : c’est ainsi qu’apparaissent les fonctions d’avoué/avocat (advocatus) et de juge (judex). Notons qu’à Rome la fonction judiciaire et la fonction administrative restent confondues, ce que souligne bien le mot magistrat, qui a un sens plus politique que judiciaire. La procédure romaine distinguait ainsi 2 phases : 1°) devant le magistrat, qui interprète le droit (in jure jusqu’à la litis contestatio, ouverture du débat par l’appel des témoins, littéralement “prise à témoin” du litige) ; 2°) puis devant le juge (in judicio ou apud judicem) : on distingue donc déjà la phase d’instruction et celle de jugement. On distingue aussi justice civile (judicia privata) et justice criminelle (judicia publica). La justice civile/privée, est d’abord monopole des consuls ; puis (à partir de 367 av. J.-C.) elle revient aux préteurs en charge, qui, après avoir étudié l’affaire, se bornent à la renvoyer devant un juge unique. La justice criminelle/publique rendue à l’origine par le Sénat ou par les comices, est ensuite confiée (3e s. av. J.-C.) à des tribunaux permanents (quaestiones perpetuae) spécialisés (dans les affaires de concussion, les assassinats, les faux, etc.). C’est un citoyen quelconque qui accuse (delator) [on parle de procédure accusatoire]. L’usage d’un avocat est permis, mais c’est une profession gratuite : le plus connu des avocats romains est Cicéron (106-43). Par la hiérarchie administrative des magistrats, les Romains connaissaient l’institution de l’appel : le juge ordinaire de la province est le gouverneur, qui a juridiction de droit commun et plénitude de compétence. Il juge en première instance toutes les causes qui ne sont pas de la compétence des magistrats municipaux, auxquels reviennent les petites affaires. On peut faire appel de ses sentences au vicaire ou, à défaut, au préfet du prétoire (sorte de vice-empereur, par ex. pour les Gaules). Dans certains cas, existe enfin la possibilité d’user d’une voie tout à fait extraordinaire : la supplicatio, adressée à l’empereur pour lui demander de réformer une sentence injuste : sa recevabilité dépendait de la bienveillance impériale (recours “gracieux”). Les peines sont capitales (c’est-à-dire touchant la tête/caput) ou non. Les principales peines capitales sont la mort par décapitation, la pendaison, la strangulation, la précipitation du haut de la roche Tarpéienne (pour les crimes de trahison), ou la consécration aux dieux infernaux (mise hors-la-loi autorisant quiconque à tuer impunément le condamné). Si tous les citoyens jouissent de l’égalité pénale, les esclaves sont traités de façon plus dégradante (croix, fouet, etc.).
11 De nos jours toute action en justice est la sanction nécessaire d’un droit, et toute violation d’un droit confère à celui qui en est victime la possibilité d’agir en justice. À Rome au contraire, pour être titulaire d’un droit, il faut d’abord que celui-ci soit reconnu en justice, c’est-à-dire que le préteur accorde une “action”. C’est donc un système bien différent du nôtre, où tel droit découle de la loi.
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Section 3. De la Gaule à la France… Lorsque disparaît la domination romaine en Gaule, à la fin du 5 e siècle, le territoire qui va devenir la France1, comme d’ailleurs la plupart des pays d’Occident, se trouve influencé par 3 grands événements : la romanisation (à partir du 2e s. av. J.-C.), la christianisation (4e s. ap.), les (Grandes) invasions (5e).
§ 1. La romanisation : la Gaule romaine Un nécessaire flash back s’impose : Les Gaulois2, devenus des Gallo-Romains par la conquête de leur pays par Jules César au milieu du er I siècle avant notre ère3, ont joui ensuite de la Pax romana, ce qui signifie : - un nouvel ordre économique, avec la cadastration des campagnes, l’urbanisation des cités, l’aménagement d’un dense réseau routier, des ports et des échanges avec tout le monde romain ; - une nouvelle culture intellectuelle, d’essence gréco-romaine, avec une écriture et une nouvelle langue, le latin, avec des valeurs morales et religieuses différentes. - de nouvelles conceptions politiques, avec un pouvoir et une administration fondés sur l’intérêt public (res publica), et de nouveaux usages juridiques, avec un droit élaboré et des lois écrites (infra). À partir du 3e siècle, l’Empire Romain traverse une crise grave et prolongée. Cette crise est à la fois politique, économique, sociale et surtout morale. Elle est accentuée par les fameuses “invasions” germaniques dites “barbares”. • La crise politique : l’Empire, trop vaste pour être bien géré, connaît une lente désorganisation, alors que l’empereur (princeps/dominus), ayant soumis le Sénat et les comices, concentre entre ses mains tous les attributs de la puissance républicaine (imperium, auctoritas, potestas). En 292, pour pallier la dégradation des structures publiques et les adapter aux changements, l’empereur Dioclétien procède à une grande réforme administrative : il divise l’empire territoire en 4 préfectures : Italie, Gaule, Illyrie, Orient. La “préfecture de Gaule” est elle-même divisée en 2 diocèses (Lyon et Vienne) et 15 provinces, au lieu des 4 anciennes provinces augustéennes (Narbonnaise, Aquitaine, Lyonnaise, Belgique).
L’EMPIRE ROMAIN AU 4e SIÈCLE Cl. GAUVARD, La France au Moyen Âge du Ve au XVe siècle, Paris, PUF, 1996
La Gaule deviendra la France (Francia, c’est-à-dire le pays des Francs), mais jusqu’au 10e siècle, on utilisera le terme “Gaule” pour désigner ce territoire : en soi, la pérennité du mot traduit la lenteur du processus de fusion des identités romaine, chrétienne et germanique… 2 Ce sont des Celtes, installés sur le territoire qui deviendra la Gaule vers le 6 e s. av. J.-C. 3 Vers -120, Rome avait déjà conquis la Gaule méridionale (Narbonnaise ou Provincia), avec Lyon comme pointe extrême. En -51, Jules César acheva la conquête du reste de la Gaule, dite Gaule “chevelue”. 1
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Et surtout, l’Empire est désormais gouverné par 4 individus au lieu d’un seul : 2 Augustes coempereurs et leurs 2 Césars : c’est la tétrarchie, forme de gouvernement partagé mais avec un État restant unitaire dans son principe, les empereurs se considérant comme frères et l’unanimitas présidant à leurs décisions. En 330 toutefois, Constantinople devient la véritable capitale d’un Empire désormais orientalisé, avec un centre de gravité déporté à l’Est, Rome étant en quelque sorte “laissé” au pape par les empereurs désormais chrétiens (infra), qui choisiront Milan ou Ravenne comme résidences occidentales. À la mort de Théodose Ier (395) a lieu un partage définitif entre Empire d’Orient et d’Occident. « Le legs politique de Rome à l’Occident, en particulier à la Gaule, est en tout cas considérable. L’idée d’une monarchie universelle dominera toute l’histoire du Moyen Âge et la notion de pouvoir souverain deviendra une référence constante dans la politique des rois de France à partir de la fin du 12 e siècle. Ce pouvoir doit permettre à celui qui l’exerce d’obtenir de ses sujets une obéissance entière pour qu’il agisse au nom d’une notion abstraite : la Res publica, l’État dont les structures administratives sont imaginées pour servir sa politique » (A. Rigaudière).
• La crise économique et sociale : elle est liée au contexte politique évoqué de désorganisation. L’arrivée de barbares sur le sol de l’Empire n’arrange pas les choses, alors que pauvres et précaires tombent en servitude, sans oublier émeutes et révoltes serviles… • La crise morale : ces évènements des 3e-4e siècles coïncident en effet avec le recul des “valeurs” romaines traditionnelles et la concurrence de nouvelles religions, dont le christianisme : On sait aujourd’hui que la société gauloise était hautement civilisée. En revanche on ne sait que peu de choses d’un hypothétique droit celtique : Avant la conquête romaine, vers 50 avant J.-C., les régions qui constituent actuellement la Belgique étaient habitées par des peuplades belges : les Nerviens (en Hainaut et Brabant), les Ménapiens (provinces de Flandre et d’Anvers), les Morins, le long de la côte. Les territoires belges s’étendaient au sud jusqu’à la Seine et la Marne y étaient fixés les Atrébates (Artois), les Rêmes (Reims, Champagne), les Viromanduins (Vermandois, au sud du Hainaut), les Ambiens (Amiénois), etc. Ces Belges étaient des Celtes comme les Gaulois : la linguistique l’a établi de manière décisive, même si César affirme que la plupart d’entre eux étaient d’origine germanique 4. Ils étaient probablement arrivés entre Seine et Meuse vers le 5 e siècle avant J.-C. Ils avaient dans la suite colonisé le sud de l’Angleterre. Les Belges ne connaissaient pas l’écriture ; ils étaient donc un peuple sans écriture, comme ceux que nous avons étudiés au début de ce livre. Ils ne formaient pas un État, mais ils possédaient un territoire qu’ils défendaient dès qu’ils étaient attaqués. Chaque peuplade semble avoir eu un chef, par exemple Boduognat chez les Nerviens, Golba chez les Suessions ; la classe supérieure de la population formait une aristocratie, participant à des délibérations avec les chefs sur les mesures à prendre 5. Ces quelques éléments d’organisation politique nous sont fournis par César, dans son De Bello Gallico (≈ “La Guerre des Gaules”). En réalité, nous ne savons à peu près rien du droit des anciens Belges. Mais, d’autres Celtes ont pu échapper à la romanisation ou à la germanisation et ont laissé des documents juridiques qu’on peut, avec toute la prudence qui s’impose, utiliser pour reconstituer le vieux droit celtique. Tel est le cas des Bretons, dans l’ouest de la France, des Gallois dans l’ouest de l’Angleterre et surtout des Irlandais, où malgré les efforts d’absorption des Anglais durant huit siècles, le particularisme celtique a subsisté jusqu’à nos jours. La langue celtique est devenue la langue officielle de l’Irlande indépendante. Le droit celtique irlandais fut abrogé par l’Angleterre au 17 e siècle au profit du Common law ; mais il a laissé des documents datant de l’ “âge d’or” irlandais, les 6e et 7e siècles. De cette époque date notamment le Senchus Mor, la “grande Tradition”, vaste recueil de droit qui fut utilisé et complété jusqu’au 14 e siècle6. J. GILISSEN, Introduction historique au droit
4 À l’est de la Belgique actuelle, César situe des Germani ; il est probable que les Éburons et les Trévires (Trèves) ne furent pas des Celtes. 5 S. J. DE LAET, Prehistorische Kulturen in het Zuiden der Lage Landen, Wetteren 1974 ; V. TOURNEUR, Les Belges avant César, Bruxelles 1944, coll. Notre Passé ; H. HUBERT, Les Celtes depuis l’époque de la Tène et la civilisation celtique, Paris 1932 ; N. CHADWICK, The Celts, Londres 1978. 6 Autre coutumier irlandais : le Livre d’Aicill (7e siècle). Recueils juridiques celtiques du Pays de Galles : Lois de Howel le Bon (943), Statute de Rudalan (1284). Editions : Ancient Laws of Ireland, 4 vol., Dublin-Londres, 1865-1879 ; A. OWEN, Ancient Laws and Institutions of Wales, 1841 ; c£ R. THURNEYSON, « Das keltische Recht », Zeits. Sav. Stft., Germ. Abt., t. 55, 1936, p. 81-104.
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§ 2. La christianisation : la Gaule chrétienne En Gaule comme ailleurs, la religion romaine, qui avait supplanté la religion des druides au profit d’un polythéisme complexe et confus (syncrétisme), se voit à son tour contaminée par les religions orientales : parmi celles-ci, le christianisme, qui est implanté dans une quinzaine de villes, dont Lyon et Vienne, et qui commence à s’organiser, à se structurer, avec un clergé fait d’évêques, de prêtres, de diacres (cf. vocabulaire grec). Cette “Église” (en grec /ecclesia ≈ assemblée [des chrétiens]), qui refuse de rendre le culte impérial et prône l’égalité des hommes et la charité, est d’abord persécutée (177, premiers martyrs de Lyon) avant de devenir au 4e siècle la religion de l’Empire (édits de Constantin et Théodose supra) : s’instaure, et pour des siècles, un régime d’étroite collaboration entre Église et État (les deux “cités”, dira saint Augustin). L’empereur, “vicaire” de Dieu, soutient le développement de l’Église, convoque les conciles (cf. Nicée, 325, 1er concile “œcuménique”, proclamant de dogme de la Trinité, face à l’hérésie arienne) ; l’Église, de son côté emprunte beaucoup à Rome : sa culture (cf. les Pères de l’Église : saints Jérôme, Ambroise et Augustin), son droit (qu’elle va transmettre via le droit canonique), son organisation administrative (paroisses, diocèses). Rome même devient la capitale religieuse de l’Empire, avec le “pape”, face à Constantinople et aux autres patriarcats d’Orient.
§ 3. Les “grandes invasions” : la Gaule “barbare” Se pose alors le problème des fameuses “Grandes Invasions” : les Barbares Germains ont longtemps été contenus aux frontières de l’Empire (le limes) ou refoulés ; ils sont plus ou moins acceptés au 4e siècle, par le système de l’hospitalité, avec un contrat, le foedus (→ ils deviennent des “fédérés”) qui leur octroie des terres et leur confie même la défense des zones frontalières. Poussés par les Huns, peuple asiatique qui les presse à l’Est, les Germains sont de plus en plus nombreux à franchir la frontière : en 376 le Danube par les Goths, en 406 le Rhin par les Alains, les Suèves et les Vandales). En Gaule vont s’installer durablement les Wisigoths (en Aquitaine, au sud de la Loire et à l’ouest du Rhône), les Burgondes (dans la vallée du Rhône de la Provence à la Bourgogne) ; les Francs (en Belgique, puis jusqu’à la Loire).
LES INVASIONS DES 4e ET 5e SIÈCLES (Cl. GAUVARD, La France au Moyen Âge du Ve au XVe siècle ; Paris, PUF, 1996).
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Ces Germains s’intègrent relativement vite et bien7, comme le montre par exemple l’aide qu’ils apportent en 451 au général gallo-romain Aetius, pour vaincre les Huns d’Attila aux “Champs Catalauniques” (près de Châlons-en-Champagne). Arrive la chute de l’Empire d’Occident, qui ne connaît que des empereurs fantoches ou éphémères (tel l’auvergnat Avitus, beau-père du poète lyonnais Sidoine Apollinaire, empereur de juillet 455 à avril 456). En 476, le dernier empereur, Romulus “Augustule”, est déposé, tandis que survit l’Empire d’Orient ou Empire byzantin, et ce jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453. C’est d’ailleurs en Orient, au 6e siècle, qu’ont lieu les dernières grandes compilations du droit romain (supra).
REPÈRES CHRONOLOGIQUES POUR LA GAULE (du 5e siècle av. J.-C. au 5e siècle ap.) - 500 Les Celtes en Occident - 146 * Fin des Guerres Puniques : Rome maîtresse du Bassin méditerranéen (Mare nostrum) - 120 La Gaule Narbonnaise Provincia romaine - 52 Gergovie. Alésia. Conquête des Gaules e 2 s. Pax romana ______ [ ère chrétienne ] ___________ 212 Édit de Caracalla : tous les libres de l’Empire deviennent citoyens. 4e s. Débuts de la christianisation. Premières “infiltrations” germaniques e 5 s. Grandes Invasions : Francs, Wisigoths, Burgondes 455/6 L’auvergnat Avitus empereur romain / Sidoine-Apollinaire son gendre 476 Fin de l’Empire romain d’Occident 486 Clovis roi des Francs, vainqueur de Syagrius
7 Bien qu’ils conservent leurs propres institutions, les Wisigoths et les Burgondes, assez peu nombreux, n’ont pas d’hostilité a priori contre la civilisation romaine et ne cherchent pas à la détruire. De leur côté, les (Gallo)-Romains entretient de bonnes relations avec eux. Bientôt d’ailleurs, les anciens barbares se convertissent en masse au christianisme.
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Chapitre Deuxième Le premier Moyen Âge (5e-10e siècles). L’incubation de l’identité juridique occidentale On appelle premier Moyen Âge ou haut Moyen Âge ― faute de mieux ― l’époque qui va du 5e au 10e siècle [ou, si on veut prendre comme points de repères des dates plus précises, bien que factices, de 476, date de la chute de l’Empire Romain d’Occident, à 987, date de l’avènement d’Hugues Capet (soit l’an Mil). Ce problème de découpage chronologique n’est pas sans importance : La vision d’une chute brutale et sans retour de l’Empire romain, après la “décadence” du Bas-Empire, ne se justifie pas forcément... Se pose le plus vaste problème de la fin de l’Antiquité : 5e, 6e, 7e s., an Mil ?) et du début du Moyen Âge. Le terme Moyen Âge lui-même est mal choisi (invention des lettrés de la Renaissance qui croyaient sortir d’une longue nuit culturelle les séparant de leur chère Antiquité).
Cette période d’un demi-millénaire qui s’ouvre à partir de la fin du 5e siècle voit les principes politiques et juridiques légués par Rome (État et droit) se diluer progressivement, mêlés qu’ils sont aux usages germaniques et aux préceptes chrétiens. C’est l’époque d’incubation de l’identité juridique de la France, et par delà de l’Europe occidentale : Le premier Moyen Âge, avec la fusion qui s’y opère des 3 éléments fondateurs, constitue en effet vraiment la base, le fondement de la société occidentale. Durant ces siècles réputés obscurs, se forge l’identité européenne, une identité originale (et variable suivant les régions du continent), due au mélange des ethnies et des cultures romaine et germanique, un mélange lié par la philosophie chrétienne elle-même imprégnée des philosophies antiques (grecque, romaine et juive). On pourrait parler longtemps de la formation des terroirs (naissance de la paroisse, du village, à l’époque carolingienne essentiellement), de l’onomastique (la majorité des toponymes et des anthroponymes français date des siècles entourant l’An Mil), ou même du folklore et des traditions qui ont imprégné l’ancienne France jusqu’à la fin des terroirs (cf. l’ouvrage ainsi intitulé du sociologue américain Max Weber)… Tout est en germe. Ce sur quoi il faut aussi bien insister, c’est sur l’énorme différence qui oppose cette période du haut Moyen Âge − qu’on pourrait appeler “Antiquité plus que tardive” − de celle qui va suivre, le Moyen Âge classique ou bas Moyen Âge1. Les récentes recherches de l’historiographie ont prouvé ce décalage, encore plus important pour les pays du Midi (Sud de la Loire et de la Bourgogne), plus imprégnés de romanité et où la réticence à l’adoption des usages féodaux sera plus grande. L’an Mil est un pivot, un tournant, avec une mutation que beaucoup n’hésitent pas à appeler révolution : la “mutation féodale”. Entre le 10e et le 12e siècle se mettra en place un nouveau type d’organisation politique et sociale, centré sur la seigneurie. En même temps s’estomperont les mentalités encore "antiques". L’an Mil, plus que l’âge des fameuses Peurs, a été celui du véritable passage de la société antique à la société médiévale.
1 Les Allemands qualifient le bas Moyen âge de “haut” – HochMittelalter − au sens de plus important, alors qu’ils parlent de Moyen Âge “précoce” − FrühMittelalter − pour le premier.
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REPÈRES CHRONOLOGIQUES ÉPOQUE MÉROVINGIENNE (5e - 8e s.)
481
Clovis roi des Francs † 511 Wisigoths et Burgondes soumis aux Francs 6e/7e s. Partages et rivalités politiques 632 Dagobert refait l’unité du royaume. Saint Éloi Règne des maires du palais 732 Victoire de Charles Martel sur les Arabes à Poitiers ÉPOQUE CAROLINGIENNE (8e – 10e s.)
751 800 814 843
888 987
Pépin le Bref sacré roi Charlemagne couronné Empereur Restauration de l’Empire d’Occident Louis le Pieux Partage de Verdun entre les 3 fils de Louis. La Francie occidentale à Charles le Chauve († 877) Faillite progressive du pouvoir royal Début de l’alternance Carolingiens-Robertiens Hugues Capet élu roi La mutation féodale (10e - 12e s.)
De manière institutionnelle, et en France, le haut Moyen Âge comprend les deux premières dynasties de nos rois : les Mérovingiens (5e-8e s.) et les Carolingiens (8e-10e). C’est pourquoi on parle aussi, en relation avec les origines de ces dynasties, d’époque "franque" : à la fin du 5e siècle, les Francs, restés jusque-là dans l’actuelle Belgique et dans le nord de la Gaule, envahissent progressivement les régions enre Seine et Loire. Ils s’y heurtent à Syagrius qui les a sous son autorité et qui porte le titre de “roi des Romains” depuis la chute de l’Empire. Clovis, roi des Francs depuis 481, le bat à Soissons en 486. Ainsi disparaît la dernière trace de domination politique romaine en Gaule. Il ne faudra pas oublier que dans le Midi (au sud de la Loire), deux autres royaumes sont nés des invasions : le royaume des Wisigoths qui s’étend de l’Aquitaine jusqu’au sud de l’Espagne, et le royaume des Burgondes, dans les actuelles régions Rhône-Alpes et Bourgogne, Franche-Comté. Ils seront vite absorbés par le royaume des Francs2, mais laisseront une empreinte durable sur notre histoire, et notamment notre droit. Rajoutons que les régions rhônalpines dépendront longtemps non pas du royaume de France, mais de l’Empire (Lyon jusqu’au début du 14e siècle). Section 1 — Les nouvelles sources du droit Section 2 — Pouvoir et royauté : des royaumes barbares à l’Empire carolingien
2
En 507 les Wisigoths sont battis à Vouillé et se replient en Gothie (actuel Languedoc) et en Espagne où ils fondent le royaume de Tolède, lequel subsistera jusqu’à l’arrivée des Arabes (711). En 534, ce sont les Burgondes qui, après avoir vaincu les Francs à Vézeronce près de Grenoble (424) sont à leur tour battus. En 537 enfin, c’est la Provence, jusqu’alors sous domination ostrogothique, qui est intégrée au regnum Francorum.
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Section 1 Les nouvelles sources du droit Pour les juristes bien-pensants, le haut Moyen Âge apparaît comme une époque de confusion, alors que c’est — paradoxalement — une époque d’intense créativité, et avant tout la première époque de l’histoire du droit français ; lors de la fusion des “races” se forma la nationalité française et commença à s’élaborer un droit français, à partir des trois éléments qui ont contribué à la formation de l’identité occidentale : l’élément romain, l’élément chrétien et l’élément germanique. Quelle est la part respective de ces 3 éléments ? Entre la thèse qui privilégie l’influence du droit romain (l’école romaniste de l’historien du 19e siècle Fustel de Coulanges) et celle qui souligne la part des coutumes germaniques, il n’est pas nécessaire de prendre parti : les traditions romaines, comme les coutumes germaniques, ont exercé sur notre droit une grande influence, qu’il convient de déterminer pour chaque institution. Il y a aussi des institutions qui se sont créées pour répondre à des besoins nouveaux ; la société franque avait des caractères propres qu’on ne retrouve pas dans les sociétés qui l’avaient précédée, ni chez les Romains, ni chez les Barbares.
Ce qui caractérise le paysage juridique du haut Moyen âge, c’est d’une part la coexistence de droits privés nationaux (§ 1), d’autre part le progressif passage du système de la personnalité des lois à celui de la territorialité des lois (§ 2).
§ 1. Des droits privés nationaux Les Burgondes et les Wisigoths, lors de leur installation en Gaule, avaient gardé leurs règles juridiques, tout en laissant les Gallo-Romains conserver les leurs. Les Francs, devenus maîtres du territoire, ne cherchent pas non plus à imposer leur propre droit aux habitants. Il existe donc 2 groupes de lois : 1° les lois germaniques applicables aux immigrants de race wisigothique, burgonde et franque (A) ; 2° les lois romaines valables pour les autochtones (B). A. Les lois germaniques Ce sont en fait des recueils d’usages, des coutumes mises par écrit. • La loi des Burgondes (Lex Burgundionum), est souvent appelée “Loi Gombette” du nom du roi Gondebaud/Gombaud qui la fit rédiger vers 502. Elle est faite de constitutions de ses prédécesseurs et de lui-même. • La loi des Wisigoths (lex Visigothorum), est plus ancienne, rédigée en 476/7 à l’initiative du roi Euric. On n’en possède pas de texte d’ensemble satisfaisant, mais seulement des fragments. Cette loi n’a de toute façon pas marqué nos traditions juridiques car, vaincu par les Francs en 507 à Vouillé (près de Poitiers), le peuple wisigoth se réfugie en Espagne où, en revanche, il régnera jusqu’à l’arrivée des Arabes, au 7e siècle. • Quant aux Francs, ils se divisent alors en Francs Saliens (≈ saliques), les plus nombreux, arrivés par le nord de la Gaule, et Francs Ripuaires restés fixés sur la rive (ripa) du Rhin. La loi salique (lex Salica) est sans doute antérieure à 506 (date probable du baptême de Clovis, infra), car elle ne comporte pas de traces du christianisme, mais fait au contraire une large place aux traditions païennes. Elle fut abondamment glosée (≈ commentée) : Charlemagne en fit faire une version “amendée”, épurée, ne contenant plus les fameuses gloses : la lex emendata. Elle reflète réellement le droit des Francs. On y trouve la célèbre disposition selon laquelle les femmes ne succèdent pas à la terre, patrimoine familial : au 14e siècle, les légistes français en tireront argument pour établir le principe de masculinité pour la succession au trône. La loi des Francs Ripuaires (lex Ribuaria) n’est qu’un complément peu original de la loi des Saliens, dont elle reprend beaucoup de dispositions. Élaborée sans doute sur ordre de Dagobert entre 637 et 639, elle donne l’image d’un droit composite, fait d’emprunts divers. Elle est connue par des manuscrits du milieu du 8e siècle. Rajoutons aussi un certain nombre de lois un peu plus tardives : celles des Lombards, des Anglo-Saxons, des Germains…
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Les lois germaniques présentent un caractère archaïque prononcé, avec une procédure rigide et formaliste. Le droit pénal repose principalement sur des tarifs de compositions pécuniaires, le wergeld (ou wehrgelt, littéralement, en vieux germanique, le “prix de l’homme”) : si la victime a perdu une main, elle recevra en dédommagement 100 sous ; un pied, un œil, le pouce, 50 sous ; l’index, 35 sous ; une dent de noble brisée, 15 sous ; une dent d’homme modeste, 10 sous, etc. Les modes de preuves sont irrationnels, faisant appel au “jugement de Dieu” par l’ordalie, unilatérale (“serment purgatoire”) ou bilatérale (duel judiciaire). ___________________________________________________________________________________ Tableau récapitulatif des lois barbares et romano-barbares ___________________________________________________________________________________ :
LOIS ROMAINES
LOIS GERMANIQUES __________________________________________________________________________ ________
Loi rom. des Burgondes
Loi des Burgondes
Lex romana Burgundionum
Lex Burgundionum “Loi Gombette” (Gondebaud)
__________________________________________________________________________ ________
vers 502
__________________________________________________________________________ ________
vers 502-516
“Papien”
__________________________________________________________________________ ________
Édit de Théodoric II
Loi des Wisigoths
v. 455
Lex Visigothorum “Code d’Euric”
476 /7
__________________________________________________________________________ ________
“Bréviaire d’Alaric” (II)
Loi des Francs saliens Lex salica “Loi salique”
Loi rom. des Wisigoths Lex romana Visigothorum
506 Aire-sur-Adour
496/506
L. S. emendata (Charlemagne)
Ses abrégés : Epitome Parisiensis, Epitome Ægidii etc.
Alaric II KunstMuseum, Vienne (Autriche)
Sans oublier : Loi des Francs ripuaires / Loi des Alamans / Loi des Bavarois Loi des Lombards / Lois anglo-saxonnes, etc.
___________________________________________________________________________________ B. Les lois romaines Ce sont des compilations abrégées et simplifiées, d’une part d’après le droit doctrinal, et, d’autre part, d’après les textes d’origine impériale. • La loi romaine des Burgondes (lex romana Burgundionum), modeste recueil encore appelé improprement Papien (confusion avec le jurisconsulte Papinien auquel on l’avait un temps attribué) qui altère sensiblement le droit romain, est chronologiquement la première, promulguée entre 502 et 516.
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• L’édit de Théodoric, promulgué par le roi des Wisigoths Théodoric II vers 455, prévoyait que les mêmes lois s’appliqueraient aux Barbares et aux Romains. Il nous importe peu ici. • La loi romaine des Wisigoths (lex romana Visigothorum, à ne pas confondre avec la lex Visigothorum, supra). Promulguée à Toulouse en 506 par le roi Alaric II, elle est plus couramment connue sous le nom de Bréviaire d’Alaric (breviarium ≈ abrégé). C’est une compilation assez complète et fidèle de droit romain3, composée de textes choisis par une commission de notables, dont beaucoup d’évêques, et remaniés par des juristes. Une grande partie du Bréviaire reprend des constitutions du Code Théodosien, mais aussi quelques Novelles ; le jus est présent par des extraits des Institutes de Gaïus (qualifiées de Liber Gai), des Sentences de Paul (autre grand jurisconsulte) et d’autres œuvres. Le Bréviaire d’Alaric survivra à la disparition du royaume des Wisigoths. Il sera même le principal document par lequel le droit romain restera connu en Gaule jusqu’à la renaissance du droit romain, dans le Midi comme dans le nord de la Gaule. Il nous en reste de nombreux manuscrits, notamment à Lyon et à Clermont :
__________________________________________________________________________
Pages des Bréviaires d’Alaric conservés à Clermont-Ferrand (Ms. 141 de la BMIU) et à Lyon (Ms. 375, f° 30 v°, Bibl. Part-Dieu)
__________________________________________________________________________ § 2. De la personnalité à la territorialité des lois Pour le droit public, dès le début des temps mérovingiens, le roi franc édicte des textes applicables dans l’ensemble du pays à tous les habitants sans distinction de peuple. On appelle ces lois des capitulaires, du fait que leurs articles sont ordonnés en chapitres (capitula) successifs. Les institutions et les décisions de droit public seront valables d’emblée sur tout le territoire et pour tous. Il y a donc “territorialité” du droit public. 3 Le Bréviaire d’Alaric, reprend 162 constitutions du Code théodosien (sur 406, soit un peu plus d’1/3, les 2/5e) et quelques constitutions postérieures en y joignant des extraits des jurisconsultes du 3 e siècle encore connus en Gaule : l’Epitome Gaii, les Sentences de Paul, un fragment des Responsa de Papinien. Ces textes sont accompagnés d’une interpretatio (interprétaion/analyse/commentaire) qui représente l’expression du droit vulgaire tel qu’il était connu au 5e siècle dans le royaume visigoth. Le Bréviaire a fait l’objet d’un certain nombre d’abrégés (ex : Epitome Parisiensis ; Epitome d’Ægidius). D’autre part, dans les manuscrits gaulois du Brévaire, on trouve des constitutions du Code Théodosien qui ne figuraient pas à l’origine dans le Bréviaire, mais qui ont pu être rajoutées par la suite. ― NB Epitome est le mot grec équivalent à résumé, abrégé, breviarium.
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En revanche, en droit privé, s’impose le principe de la personnalité des lois : c’est l’appartenance ethnique qui fixe le droit applicable, chaque individu suivant la loi de son peuple ; un peu comme on oppose de nos jours le droit du sol et le droit du sang… Le système de la personnalité des lois soulève, dans la pratique, de très nombreuses difficultés, qui surgissent des “conflits de droit” (litiges entre particuliers de nationalités différentes, ou simplement actes passés entre eux) : c’est le cas pour la détermination du statut des enfants naturels, des affranchis, des veuves dans les mariages mixtes (loi du mari défunt ou reprise de la loi d’origine). Au fil des décennies, le système s’estompe du fait de la fusion des peuples (plus ou moins rapide selon les régions, avec les unions mixtes), et de l’interpénétration des différents systèmes juridiques, par emprunts réciproques. Dans les derniers temps de l’époque franque, la personnalité des lois cesse de fonctionner et fait place à la territorialité du droit. C’est la coutume du lieu qui s’applique désormais. Quand a donc cessé la personnalité des lois ? La question est encore débattue entre historiens du droit. La plupart pensent que la chose est faite relativement tôt, à la fin de l’époque mérovingienne, mais pourtant des témoignages de l’application des droits personnels sont encore relevés au 10e siècle, par exemple dans les procédures des tribunaux du Midi. Et au début du 9e siècle, on note les plaintes de l’archevêque de Lyon Agobard (816-840), lequel critique violemment la co-existence des statuts juridiques dans son diocèse.
Ajoutons pour terminer que la conception unitaire du droit sera renforcée par le développement d’un droit original, propre à l’Église devenue institution et favorisée par le pouvoir : le droit canonique, ainsi nommé du nom des règles (“canons”) édictées par les conciles (généraux ou œcuméniques, et particuliers avec des synodes provinciaux, très nombreux à l’époque mérovingienne). Notons aussi l’importance de la patristique, c’est-à-dire les écrits des Pères de l’Église (saints Jérôme, Ambroise, Augustin), qui, jusqu’au 5e siècle, vont aussi profondément imprégner la morale des clercs (≈ gens d’Église). Durant le haut Moyen Âge, on assiste à l’essor du droit canonique : les canons, ainsi que les textes des papes (“décrétales”) sont conservés dans des recueils appelés “collections canoniques”. Les clercs se réfèrent constamment au droit romain, ainsi “récupéré” et transmis par l’Église. Très vite, au Moyen Âge classique (infra), le droit de l’Église sera le droit civil commun dans tous les domaines touchant le religieux, le droit de la famille (mariage) et des successions notamment. Il faut faire à cet égard une place particulière à l’Église de Lyon qui sera un foyer culturel intense de la renaissance culturelle carolingienne (infra).
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Section 2 Pouvoir et royauté : des royaumes barbares à l’Empire carolingien La royauté franque va être envisagée de manière tout simplement chronologique, des Mérovingiens (fin 5e s.) aux derniers Carolingiens (fin 10e s.) La conception du pouvoir évolue d’une dynastie à l’autre (§ 1), comme évolue la pratique du pouvoir (§ 2).
§ 1. La conception du pouvoir à l’époque franque. Distinguons de manière simplement chronologique l’époque mérovingienne et la carolingienne : A. Le temps des rois chevelus1 ou la conception du pouvoir chez les Mérovingiens. Les Romains avaient nettement développé la notion de “chose publique”‘ (res publica), pour ne pas dire d’État, entité supérieure et permanente qui demeure, alors que changent les empereurs. Il faut cependant relativiser cette primauté de la “chose publique” : de l’époque classique au Bas-Empire, la conception du pouvoir s’est largement altérée, de sorte que l’écart n’est pas si grand qu’il n’y paraît entre les derniers empereurs soldats et souvent étrangers à Rome, et les chefs barbares chevelus mais vite “civilisés”.
1 La chevelure a une importance “capitale” pour les Francs, comme pour beaucoup de peuples antiques (cf. Samson dans la Bible). Au contraire des Grecs et des Romains qui ont pris l’habitude de se raser, les Germains accordent au cheveu et au poil une valeur hautement symbolique, car ils sont signes de force et de virilité. La “Gaule chevelue” désigne la partie de la Gaule non romanisée, avant Jules César. Perdre sa chevelure (se faire “scalper” dirait-on) était une honte suprême : les rois détrônés étaient tondus avant d’être enfermés ou trucidés.
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En tout cas, avec les Francs, disparaît la notion d’État : comme tout chef barbare, le roi exerce son pouvoir uniquement parce qu’il est le plus puissant, le plus “brave”, hissé solennellement sur le pavois (rite germanique en fait emprunté à Rome qui inaugurait ainsi la carrière des empereurs). Ses sujets lui doivent obéissance et fidélité personnelles ; ce sont ses “leudes”. À sa mort, ils retrouvent leur liberté et les décisions prises durant son règne deviennent caduques. Le royaume est considéré comme la propriété privée du roi qui en dispose à son gré. À son décès, ses fils se le partagent comme tout autre bien. Cet usage aboutit naturellement au morcellement du regnum Francorum (≈ royaume des Francs), durant deux siècles, avec les royaumes d’Austrasie (Metz), de Neustrie (Orléans), d’Aquitaine (Toulouse) et de Bourgogne (Lyon). Pour gouverner, le roi est assisté des grands (laïques et ecclésiastiques), à la tête desquels le “maire” du Palais (major domus) [d’Austrasie, de Neustrie…] (ci-après **). Signalons enfin l’importance politique du baptême de Clovis par saint Rémi à Reims (vers 506/8 plutôt que 496). Auparavant païen, Clovis se convertit au catholicisme plutôt qu’à l’arianisme, hérésie dominante (le prêtre Arius niait la divinité du Christ) : il le fait par tactique politique, devenant le premier souverain barbare catholique, et jouissant dès lors, ainsi que ses successeurs, d’un appui sans faille du clergé, fort influent sur les populations, et des élites. L’Église franque devient la “fille aînée de l’Église”. ← LE BAPTÊME DE CLOVIS. PLAQUE D’IVOIRE CAROLINGIENNE
En 632, le roi Dagobert, moins débonnaire et falot que dans la chanson, refait une dernière fois l’unité du royaume. Après sa disparition (639), ses successeurs, véritables fantoches politiques, ne sont plus que des “rois fainéants”. La royauté mérovingienne est ainsi très affaiblie : certaines régions lui échappent totalement, telle l’Aquitaine sous la conduite des ducs nationaux (Eudes, Waïfre, Hunaud). Dans les regna du Nord, les véritables maîtres du pouvoir sont les ** maires du palais : l’un d’eux, Charles Martel, seul maître réel du pouvoir à partir des années 720, arrête les envahisseurs arabes près de Poitiers en 732, ce qui lui confère un immense prestige. Son fils Pépin “le Bref” enferme dans un couvent le dernier souverain mérovingien et se fait sacrer roi des Francs en 751. Ainsi est fondée la dynastie carolingienne qui verra peu après renaître l’Empire. B. Théocratie et renaissance de l’Empire aux temps carolingiens Afin d’assurer sa légitimité et de lui donner un caractère religieux plus prononcé, Pépin le Bref se fait sacrer roi en 751 par saint Boniface, lors de sa prise du pouvoir, puis de nouveau en 754 par le pape Étienne II. C’est le début d’une nouvelle forme de régime, la théocratie, qui sera la base de la monarchie française jusqu’à la Révolution (et même après : Charles X en 1824) : durant 1.000 ans, tous les rois de France, sans aucune exception, seront désormais sacrés, en général à Reims, ville officielle du sacre choisie en souvenir du baptême de Clovis. Le sacre, onction religieuse, est le fondement mystique de la royauté française (cf. infra). Le fils de Pépin, Charlemagne (magnus ≈ grand), roi à partir de 768, va plus loin : dans un grand dessein de renaissance de la culture romaine qui hantait les lettrés, il est couronné empereur par le pape Léon III à Rome, le jour de Noël de l’an 800. C’est la restauration de l’Empire romain d’Occident, dont les causes sont à la fois culturelles (supra) et politiques (extension considérable du regnum Francorum du fait des conquêtes de Charles en Italie du Nord, en Saxe, en Gothie et en marche d’Espagne ; déclin de Byzance dû aux conquêtes arabes et aux problèmes internes ; négociation avec le pape que Charles aide contre les Lombards).
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Pendant tout le règne de Charlemagne et de son fils Louis le Pieux, les lettrés cultivent le “retour à l’antique”, mettant en valeur les grands principes du droit romain : la notion de res publica, celle d’auctoritas et de potestas, de Majestas de l’empereur ostensiblement nommé Cæsar, Augustus et princeps. Autant de références au prestigieux passé juridique romain qui anticipent la redécouverte du droit de Justinien, au 11e siècle. Des foyers culturels majeurs œuvrent en ce sens durant tous les 9e et 10e siècles (par ex. Lyon), préparant le terrain à la renovatio des lendemains de l’an Mil (infra). La conception primitive du pouvoir, celle des Mérovingiens, finira par l’emporter, à la fin des temps carolingiens. Si Pépin le Bref, Charlemagne et Louis le Pieux, ont réussi à préserver l’unité du regnum, leurs successeurs non : la fin du règne de Louis est marquée par la lutte de ses trois fils pour le pouvoir ; l’empereur disparu (840), ils se partagent son empire au traité de Verdun en 843 (carte ci-dessous). De ce partage naît le royaume de “Francie occidentale”, dont les limites orientales (Meuse, Saône, Rhône) resteront intangibles jusqu’au 14e siècle. Lyon et l’est de la France sont alors dans l’Empire…
CHARLEMAGNE
LE PARTAGE DE VERDUN (843)
STATUE ÉQUESTRE EN BRONZE, AIX-LA-CHAPELLE
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§ 2. Le gouvernement et l’administration du regnum Francorum A. Le gouvernement central : Palais, maires et conseils • Pour gouverner, nous l’avons dit, le roi mérovingien appelle librement auprès de lui les personnes qu’il veut, le plus souvent des ecclésiastiques (cf. saint Éloi) et des grands (supra). Outre ces conseillers privés, le roi réunit annuellement au printemps (sur le champ de Mars), les notables laïques et ecclésiastiques du royaume. Cette assemblée aristocratique annuelle et publique (c’est un mallum) est appelée placitum : le terme donnera en français « plaid », puisqu’on y décrète « ce qui plaît au roi »2 ; le roi reste en effet maître des travaux de l’assemblée et lui soumet seulement les problèmes qu’il désire voir étudier : décisions politiques, affaires militaires, rédaction des capitulaires. Corrélativement à l’affaiblissement du roi, les plaids prendront davantage d’importance. Il n’y a pas de capitale, même si Clovis a une prédilection pour Paris3, Soissons ou Reims. La cour est ambulante, se déplaçant de palais en palais. Il y a un embryon de gouvernement, avec des officiers « domestiques » (futurs officiers de la couronne) dont le principal (major) est le maire du Palais (major domus), intendant de la maison royale, assisté de secrétaires, notaires ou « référendaires ». Au niveau du royaume, il dirige l’administration et a autorité sur les agents locaux, les « comtes » (infra). • L’empereur carolingien concentre tous les pouvoirs : militaire, civil, judiciaire et même législatif : alors que les rois mérovingiens ne touchaient pas ou peu au droit privé défini par les lois germaniques et les lois romaines (supra), il intervient pour compléter ou modifier les lois (salique ou le Bréviaire d’Alaric), réduisant la disparité des droits coexistants et faisant disparaître la personnalité des lois au profit d’un droit unique et territorial. Ces actes impériaux d’application générale, appelés capitulaires, doivent être approuvés avant leur promulgation lors du plaid général annuel qui a lieu désormais en mai4. Cet embryon de parlement, qui représente en principe le peuple entier, ne regroupe plus en réalité que les grands, laïques et ecclésiastiques : hauts fonctionnaires du palais, comtes, évêques et abbés. − Après Charlemagne, le rôle des plaids généraux change ; il ne s’agit plus de décisions impériales acceptées par les grands : les avis de l’assemblée vont devenir obligatoires pour les successeurs du grand empereur, qui n’auront pas sa stature et son autorité : c’est le signe patent de l’affaiblissement irrémédiable de la royauté. À côté du plaid général de printemps, qui se prononce sur les grands problèmes et les textes de portée générale, existe une seconde assemblée d’automne (en octobre) plus restreinte et travaillant à huis clos, qui fait office de conseil de gouvernement. Pendant l’année, l’empereur gouverne avec l’aide du Palais, fixé à Aix-la-Chapelle, qui joue désormais le rôle de capitale, et où siègent les « palatins »5 : on désigne ainsi les grands officiers laïques et ecclésiastiques de tous rangs formant la “chapelle impériale”. La fonction dangereuse de maire du Palais a été supprimée, remplacée par celle plus modeste de comte du palais, qui préside notamment le tribunal suprême en l’absence du roi. La chancellerie, recrutée au sein de la chapelle impériale, groupe les clercs chargés de rédiger les actes royaux sous l’autorité du chancelier6 : 2
Le verbe « plaider » désignera le fait d’agir en justice au plaid, qui désigne avant tout le tribunal public. Derrière le Panthéon, Clotilde fait construire l’église des Saints Apôtres, abritant le tombeau de sainte Geneviève (qui avait évité la prise de Paris par les Huns). Plus tard, Dagobert édifie la basilique de Saint-Denis qui devient nécropole des rois de France : la rue Saint-Denis, menant du centre de Paris à la basilique, sera longtemps la principale artère de la capitale. C’est aussi par elle qu’arrivaient les rois, après leur sacre à Reims. 4 À cause du fourrage pour les chevaux, plus abondant alors, la cavalerie devenant aux temps carolingiens la composante noble de l’armée. 5 Le land allemand de Rhénanie-Palatinat, tirant son nom de son prince qui était palatin, c’est-à-dire l’un des grands électeurs de l’Empire romain germanique. Au 17e siècle, la duchesse Charlotte-Elisabeth d’Orléans, belle-sœur de Louis XIV, était dite la « Princesse palatine », parce qu’originaire de Bavière, autre principauté électrice. 6 Le chancelier (cancellarius) a pour fonction originelle de tenir le chancel ou barrière liturgique, séparant le chœur et la nef (autrement dit les clercs et les laïcs), dans une église, en l’occurrence la chapelle impériale. En latin, cancellus ≈ barreau, d’où le verbe anglais to cancel, barrer. 3
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La nature exclusivement ecclésiastique de la chancellerie traduit bien la nature du régime théocratique carolingien, dans une osmose complète de l’Église et de l’État ; elle sera renforcée sous le règne du fils de Charlemagne, Louis le Pieux, qui, avec Benoît d’Aniane, entreprend la réforme des monastères. D’autres officiers domestiques apparaissent, prototypes des futurs grands officiers de la couronne : le chancelier, le monétaire/trésorier (tel saint Éloi), les échansons/bouteillers, le sénéchal (senex chalk, vieux serviteur, d’où « sénéchal »), les palefreniers (le comte de l’étable/ comes stabuli, et le serviteur des chevaux/mares-chalk, d’où « connétable » et « maréchal »). B. L’administration : comtes, vicomtes, vicaires et missi dominici • Aux temps mérovingiens, au niveau local, l’administration est dirigée par des agents directement liés au pouvoir central, les comtes, librement nommés et révoqués par le roi. Le comte (comes ≈ compagnon) est le fonctionnaire territorial le plus important, dans le cadre de son ressort, le comté (comitatus ou pagus), hérité de l’ancienne civitas (≈ cité) romaine. Il possède des attributions étendues : il est responsable de l’ordre (il fait prêter le serment de fidélité, publie les décisions royales), de la justice (il préside le tribunal et prononce les peines capitales), des finances (il perçoit les impôts), et de l’armée (il prend la tête des guerriers de sa circonscription le cas échéant). Il est assisté par des centeniers (Nord) ou vicaires (Sud). Dans le Sud-est, en Bourgogne- Provence, du 6e au 8e siècle, il y a encore un gouverneur à la romaine, le « patrice ». • À l’époque carolingienne, c’est toujours le comte qui administre le pagus ou comté. Dans sa circonscription, il représente le monarque, qui l’a nommé, peut le révoquer, et dont il dépend étroitement. Ses attributions sont très étendues : administratives, judiciaires, financières. Le comte est aidé par un ou plusieurs vicomtes, qui l’assistent pour l’ensemble du pagus, et par des vicaires, qui administrent les subdivisions du pagus, ou vigueries/vicairies (vicariæ). Vicomtes et vicaires sont nommés par le comte qui peut également les révoquer. Ces agents rendent la justice dans le cadre du tribunal comtal et des tribunaux vicariaux, le premier jugeant les affaires majeures, les seconds les affaires courantes. Comtes et vicaires sont assistés de spécialistes du droit, des juges d’origine populaire, les boni homines (« bonshommes »/prud’hommes, alias scabins ou rachimbourgs). La procédure reste archaïque et formaliste et les modes de preuve souvent irrationnels (serment purgatoire, ordalie) : on dénote cependant aux temps carolingiens un effort important de rappel du droit romain. Les comtes sont inspectés par des missi dominici (envoyés du maître) au statut organisé et fixé par un capitulaire de 802. Ils vont toujours deux par deux : un missus laïque (qui a aussi le titre de comte) et un missus ecclésiastique (évêque) de façon à surveiller les deux catégories de sujets. Dans leur zone d’inspection (la mission ou missaticum) qui peut varier chaque année, les deux missi, étroitement associés, ont 2 rôles : 1°) l’écoute du pays. Ils font connaître aux hommes libres les capitulaires, reçoivent les plaintes contre les fonctionnaires, se font soumettre les affaires judiciaires les plus importantes, accueillent les requêtes, entendent même d’éventuelles dénonciations. 2°) le contrôle hiérarchique. Ils inspectent l’organisation militaire, contrôlent l’entretien des routes, la perception des impôts, surveillent les activités du clergé en vérifiant la gestion des églises et l’ordre dans les monastères. Sur place, les missi dominici ont pleins pouvoirs pour donner des ordres, redresser des situations. À leur retour au palais, ils font un rapport sur ce qu’ils ont vu et entendu, tant sur le plan temporel que spirituel. À partir de la fin du règne de Charles le Chauve (877), certains comtes cumulent plusieurs comtés, devenant des « ducs » et « marquis » (chargés de surveiller les marches/marges du royaume) : cf. l’exemple de Guillaume le Pieux, comte d’Auvergne, puis de Lyon, duc d’Aquitaine et marquis de Gothie, fondateur de l’abbaye de Cluny en 909. Cet accroissement de leurs charges (honores) met ces “super-comtes” à la tête de « principautés territoriales » qui menacent gravement l’autorité royale (ainsi en Anjou, Poitou, Auvergne, Gothie, Bourgogne). Ils accaparent les pouvoirs qui leur ont été confiés, les transmettent héréditairement, et vont parfois jusqu’à usurper le titre royal : c’est ainsi qu’en 879, le comte Boson de Vienne se fait proclamer roi de Bourgogne-Provence, bon exemple de ce qu’un chroniqueur de l’époque a appelé « l’insolence des marquis » et des peuples de l’empire qui osent ainsi « se choisir des rois ».
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Les faiblesses des ressources de l’État carolingien ne permettaient pas de supporter longtemps les structures politiques et administratives voulues par Charlemagne. Les derniers Carolingiens (après Charles le Chauve † 877), qui n’ont eux-mêmes pas su écarter la conception patrimoniale du pouvoir, abandonnent progressivement leurs droits « régaliens » aux grands, maîtres de ce qu’on a appelé les « principautés territoriales », et qui ne sont que trop enclins à approprier leurs charges. C’est ainsi qu’arrive le temps des féodaux… __________________________________________________________________________________ La Francie occidentale, 10e siècle.
LE PROTORYPE DU PRINCE FÉODAL :
GUILLAUME LE PIEUX († 918) COMTE D’AUVERGNE, DE LYON ET DE MÂCON, DUC D’AQUITAINE, MARQUIS DE GOTHIE
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FONDATEUR DE L’ABBAYE DE CLUNY EN 909/910.
__________________________________________________________________________________ LES “GRANDS SERVICES PUBLICS” A L’EPOQUE FRANQUE
[ COMPLEMENT AU C OURS ]
Pendant toute la période franque, ces services n’ont de public que le nom, et ils restent embryonnaires et non-spécialisés, laissant progressivement paraître l’irrémédiable dégradation de l’autorité royale. a) La justice Elle a progressé, certes, aux dépens de la vengeance privée des Barbares ; mais malgré l’influence de la notion romaine de justice publique, l’organisation judiciaire et la procédure restent profondément marquées par les usages de ceux-ci. — L’organisation judiciaire Le roi a son tribunal et on en trouve également un dans chaque comté. Mais il ne s’agit pas de 2 degrés de juridiction, avec possibilité d’appel de l’un à l’autre, “à la romaine”. Il n’y a pas de hiérarchie, la distinction entre les deux tribunaux reposant avant tout sur une différence de compétence. • Les tribunaux de comté sont les juridictions de droit commun, dont l’organisation a évolué : à l’époque mérovingienne, la justice populaire, autrefois rendue par l’assemblée des hommes libres, a disparu ; c’est maintenant le comte qui préside le tribunal (mallus ) ou plaid (placitum) et prononce les sentences, assisté des libres et surtout des “bonshommes” (boni homines) ou prud’hommes — rachimbourgs ou échevins/scabini au Nord —, spécialistes (legis doctores ) chargés de dire le droit, d’indiquer au comte, qui n’est pas un juriste professionnel, le contenu de la loi applicable à chaque litige, notamment en vertu du système complexe de la personnalité des lois. Sous les Carolingiens, la multiplication des procès autant que la volonté de mieux contrôler la sociabilité populaire amène une dénaturation du système judiciaire primitif : le pouvoir va restreindre la participation des hommes (libres) à un nombre limité de plaids et n’oblige plus le comte qu’à présider les plaids publics (placita publica ), auxquels sont réservés les procès les plus importants (causæ majores ), causes criminelles et litiges civils concernant la liberté personnelle et la propriété foncière ; les causes mineures (causæ minores ), affaires de “simple police” et petits procès civils, sont portées aux plaids présidés par le vicarius. Insensiblement, le tribunal comtal devient le tribunal des grands, des potentes, les humbles (humiles ) étant jugés à un niveau inférieur :
• Le tribunal du vicarius n’a bientôt plus de boni homines, le peu d’importance des affaires jugées donnant un bon prétexte à leur non convocation. Les libres du comté ne sont plus tenus d’assister qu’à trois plaids annuels, appelés plaids généraux, où sont essentiellement réglées des questions fiscales. • Le tribunal du roi constitue une juridiction d’exception, où sont évoquées par le souverain les affaires le concernant personnellement ou intéressant quelques privilégiés. Le roi peut déléguer le pouvoir d’y rendre la justice en son nom au maire du palais et, à l’époque carolingienne, au comte du palais ou chancelier ; les missi dominici, dont la justice émane aussi directement du roi, sont le seul frein véritable aux éventuels abus de la justice des comtes, surtout à l’occasion d’amendes infligées par leur tribunal. Si les réformes carolingiennes consacrent la substitution de la justice administrative à la justice populaire, l’impossibilité de faire appel du vicarius au comte et de celui-ci au roi maintient un caractère primitif au système judiciaire franc ; isolées au lieu d’être hiérarchisées, ces justices seront plus facilement usurpées par les seigneurs, comme tous les autres droits régaliens. — La procédure Elle est archaïque du fait de la survie des usages germaniques : la citation et les débats sont soumis à des rites formalistes et surtout le système des preuves relève d’une conception des plus primitives. • Les modes de preuve sont irrationnels : les preuves “savantes” du droit romain, (écrit, témoignage), sont pratiquement inconnues ; le droit franc utilise des modes faisant appel à l’intervention de(s) dieu(x). — 1. Le serment purgatoire est un serment prêté par l’intéressé et confirmé par celui de 12 co-jureurs, de sa famille ou de sa “nation”. — 2. Les ordalies sont des épreuves physiques dans lesquelles Dieu est censée intervenir en faveur du plaideur dont la cause est juste. On distingue les ordalies unilatérales, lorsqu’un seul plaideur y est soumis (il est reconnu coupable s’il est rejeté par l’eau froide dans laquelle il est plongé, s’il est brûlé par l’eau chaude ou par le fer rouge) et les ordalies bilatérales, dont la plus connue est le duel judiciaire, combat singulier entre les plaideurs dont sort vainqueur celui qui a le bon droit pour lui ; une forme plus pacifique du duel existe, utilisée par les clercs et les personnes inaptes au maniement des armes : c’est l’épreuve de la croix, qui consiste à garder les bras en croix le plus longtemps possible. • La charge de la preuve est au défendeur, en accord avec la nature des modes de preuve employés, et à la différence également du droit romain qui mettait hors de cause l’accusé si l’accusateur n’établissait pas le bien-fondé de sa prétention. b. Les finances Il n’y a pratiquement plus de finances publiques à l’époque franque, comme il n’y a plus de res publica ; l’étude des “finances” se ramène à celle des ressources du roi, au caractère patrimonial fortement accusé. • La notion d’impôt s’estompe, bien qu’on se soit efforcé de maintenir le système fiscal. Les impôts directs, foncier ou personnel, disparaissent faute de cadastre et de recensement régulièrement tenus : là où les documents fiscaux se sont conservés, ils se figent, se transformant en cens fixes. Les impôts indirects, eux — péages et tonlieux (telonea plur. de teloneum) frappant la circulation des marchandises, sont sauvegardés, des agents assurant sa perception. Ils ont même tendance à se multiplier.
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De nouvelles ressources apparaissent, d’origine militaire (les réquisitions) ou judiciaire (les profits de justice (freda / amendes et confiscations). La régale permet au roi de s’approprier les revenus des évêchés vacants en échange de la protection qu’il leur accorde en l’absence de titulaire. Une mention particulière doit enfin être faite des prestations diverses que, sous forme de corvées, les sujets peuvent être amenés à fournir. • Les bénéfices de l’exploitation de ses domaines (villæ) constituent bien sûr l’essentiel des ressources du roi : les Mérovingiens ont mis la main, au moment de la conquête, sur de nombreuses propriétés impériales, les domaines du fisc (fiscus ) ; Charles Martel et ses successeurs sont les plus grands propriétaires de la Gaule franque, ajoutant à leurs domaines personnels le fruit de leurs conquêtes et les biens d’Église qu’ils ont usurpés. Le célèbre capitulaire de villis, dû à Charlemagne ou peut-être à Louis le Pieux, est un véritable code prescrivant aux intendants des villæ royales les règles d’une bonne gestion. Les rois francs se déplacent avec leur entourage de domaine en domaine, de palais en palais, consommant sur place jusqu’à épuisement les biens que les intendants y ont conservées à leur intention, et surveillant par là même l’administration du regnum.. Le roi affecte aussi une partie de ses biens à la rémunération de ses agents, en concédant parfois des portions aux sujets qu’il veut s’attacher : il attribue des terres à des fidèles ou à des établissements ecclésiastiques, leur concède des exemptions de redevances (et de justice publique : on parle d’immunité) ou de péages ; il va même parfois jusqu’à leur abandonner le droit de percevoir ces revenus à leur profit (comme le droit de rendre la justice). Le mouvement ira en s’amplifiant, d’autant que les conquêtes et confiscations se font plus rares : alors qu’il n’y a plus de guerre fructueuse permettant de renouveler les propriétés royales et qu’on n’ose plus toucher aux biens d’Église, les rois continuent d’aliéner terres et droits en pleine propriété, se ruinant progressivement, et faisant passer des pans entiers du “fisc” aux mains de particuliers qui récupèrent ainsi les prérogatives de la puissance publique, préparant le terrain au système féodal. c. L’armée L’armée romaine avait complètement changé de nature au Bas-Empire : la désaffection croissante des citoyens pour le métier des armes avait même obligé Rome à faire appel à des contingents auxiliaires de Barbares ; l’armée n’était plus une armée nationale. Pour les Francs au contraire, peuple jeune et guerrier, servir à l’armée est un honneur réservé aux hommes libres (ingenui, “francs”) ; il n’existe pas d’armée permanente, mais ces libres doivent être prêts à répondre à tout moment à la convocation royale à l’ost (le “ban”), transmise par les comtes ; s’équipant à leurs frais, mais logés et nourris chez l’habitant (droit de gîte et de réquisition), ils ne reçoivent pas de solde, ayant leur part de butin (cf. la fameuse affaire du vase de Soissons). Le roi peut ainsi réunir une armée nationale, nombreuse, qu’il commande avec l’aide des comtes. La conception militariste se renforce avec les Carolingiens, aux yeux de qui le service doit être le fait de l’élite. Au milieu du 8e siècle, l’armée est transformée par l’apparition de la cavalerie, qui en devient l’élément essentiel, et pour des siècles : les “chevaliers” (caballarii ) sont les véritables soldats (milites, pluriel de miles ) et les fantassins ne sont que leurs servants. D’autre part, le service à cheval étant onéreux (heaume, haubert, épée…), seuls ceux qui ont une certaine fortune — au moins 4 manses de terre — sont tenus de servir, les autres membres de la communauté devant participer financièrement à leur équipement. Ce recrutement s’avérant difficile, le roi va bientôt préférer appeler à l’ost tous ceux qui le peuvent et le veulent, devenant ses vassaux, entrant dans sa vassalité, et il va les rémunérer en leur concédant des bénéfices. Le système militaire rejoint ainsi le mouvement plus vaste des liens personnels déjà évoqué. ____________________________________________________________________________________________________________
2. LA SOCIETE ET L’ECONOMIE DU 5E AU 10E S. La société du Haut Moyen Âge est encore à maints égards une société antique : elle est fortement hiérarchisée (A). Quant à l’économie, c’est une économie rurale aux structures elles aussi encore fortement imprégnée d’antiquité (B.) A. Une société fortement hiérarchisée. Des sénateurs aux esclaves… Théoriquement, la seule distinction sociale véritable est, comme pour l’Antiquité, celle qui sépare les esclaves des libres. Parmi les libres, existe aussi une hiérarchie de fait, des plus humbles aux plus puissants. 1. Les humbles (humiles). En bas de l’échelle sociale, en marge même, les non-libres ou esclaves (sclavus, variante de slavus, de nombreux slaves ayant été réduits en esclavage) ; en droit romain, le terme employé était (et est toujours au Haut Moyen Âge) mancipium, qui désigne de façon générale toute “chose” de valeur, notamment le bétail ; on utilise aussi le bas-latin servus, qui donnera bientôt le mot “serf”. Mais avant l’an mil, il faut insister sur la permanence de l’esclavage antique, même si son sort est adouci grâce à l’Église. Tout enfant d’esclave naît esclave. Par ailleurs, la loi pénale condamne à l’esclavage pour certains crimes (trahison, fausse monnaie, rapt, adultère), le coupable devenant l’esclave de la victime. Certains hommes libres se rendent eux-mêmes esclaves parce qu’ils ne peuvent payer une dette, parce qu’ils sont trop misérables dans leur solitude, ou par mobile religieux (on devient esclave de). Enfin, sont esclaves les prisonniers de guerre. L’esclave est une chose qui se vend et s’achète et qui est récupérée si elle s’enfuit. Il ne peut avoir aucune propriété et ses enfants lui échappent. L’Église, tout en reconnaissant l’esclavage, essaie par divers moyens d’adoucir la condition des esclaves : elle pousse les maîtres à les affranchir, leur interdit de les tuer sous peine d’excommunication, leur demande de les laisser se reposer le dimanche.
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En dessus des esclaves, parmi les libres les plus défavorisés, il y a les affranchis, sortes de demi-libres, et surtout les colons, dont le statut juridique, remontant lui aussi au Bas-Empire, s’est aggravé : ils ont un sort en fait très proche des esclaves, liés comme eux aux terres qu’ils cultivent (lat. colere) pour les grands. Les colons bénéficient malgré tout des prérogatives des hommes libres : ils peuvent être témoins en justice et effectuer le service militaire. Sont mieux lotis mais très mal connus les nombreux paysans libres, propriétaires de leurs terres, encore appelés alleutiers (du mot alleu qui désigne une terre libre), ou tenanciers menacés par la servitude et opposant souvent une résistance opiniâtre aux grands. Variable selon les région, trop longtemps sous-estimée, cette moyenne et petite propriété paysanne est désormais de mieux en mieux attestée par les textes. Certains paysans libres aisés (pagenses) se trouvant à la frange supérieure de la catégorie des humiles, franchiront la frontière ténue qui les sépare de l’aristocratie, par le biais du service armé (chevalerie), notamment lors des troubles qui vers l’an mil mettront en place la société féodale (infra). 2. Les puissants (potentes). Au sommet de la hiérarchie sociale se trouve l’aristocratie, de laquelle on peut difficilement alors distinguer l’Église, issue d’elle, tout au moins pour ses dignitaires (évêques, abbés). L’aristocratie est composée à la fois de la nouvelle chefferie militaire germanique (la Reichsaristokratie) et de l’ancienne noblesse sénatoriale du Bas-Empire (les potentes). Bien que faisant partie des “vaincus”, cette dernière a un poids social et économique non négligeable : elle possède un patrimoine foncier fabuleux, composé de vastes et innombrables domaines (villæ) ; ce poids augmente d’autant que les villes s’étiolent au profit des campagnes. Les rois mérovingiens en tiennent compte, qui les utilisent l’élite de la noblesse de souche gallo-romaine, notamment dans le Midi, pour assumer les grandes tâches administratives (épiscopales et comtales). Cette noblesse sénatoriale est consciente et fière de ses origines, voire “raciste” envers les nouveaux maîtres, revendiquant une titulature particulière signe de nobilitas (vir nobilis, vir inluster, vir praeexcellentissumus) et exaltant les valeurs antiques.. Elle se maintiendra bien au-delà de l’époque mérovingienne. Au Nord, elle sera plus vite absorbée par l’aristocratie franque. La “fusion” sera ainsi plus ou, moins lente selon les régions. Toute cette aristocratie de fait est privilégiée sur les plans juridictionnel et fiscal. Ainsi, les fonctionnaires “valent” trois fois plus cher que les hommes libres au regard de la justice (ci-après, wergeld ). Durant le Haut Moyen Âge, se développent les liens personnels entre libres, ce qu’on va appeler la “vassalité”, dans le prolongement d’usages aussi bien romains (clientèle et patronat) que germaniques. Beaucoup d’hommes libres se mettent volontairement au service des grands, se “commendent”. Ce contrat, le plus souvent appelé la commendatio, a des causes diverses : pauvre cherchant la protection d’un puissant, jeune aristocrate désirant servir un leude. Celui qui se soumet jure fidélité à son seigneur (senior), devient son homme (son “gars”/vassus) et ce dernier a désormais sur lui puissance et autorité (le mundium). Souvent a lieu également une commendatio militaire : un soldat s’engage auprès d’un chef. Les recommandés doivent escorte et garde à leur senior (˜ le plus ancien) qui les récompense par une concession de terre, le bénéfice, bientôt fief (infra ). C’est ainsi que le roi dilapidera une partie de son domaine et de son autorité. Dans le Midi de la Gaule, les traditions romaines sont plus fortes qu’au nord. Plus qu’au nord, l’aristocratie reste fidèle à ses origines sénatoriales gallo-romaines, à la culture antique et au droit romain. Le Sud résiste aux nouvelles pratiques qui donneront la société féodale, tels le vasselage ou le fief, ou bien elle les détournera, en les raccrochant à certains usages du droit romain du Bas-Empire (commenda, beneficium). L’Église, durant le haut Moyen Âge, se développe, avec les faveurs que lui prodigue le pouvoir et les aristocrates et l’influence qu’elle exerce sur eux. Les ecclésiastiques ont un rôle de premier plan dans la vie sociale, politique et culturelle : Grégoire de Tours, Rémi de Reims, Florus de Lyon, Éloi à l’époque mérovingienne ; Alcuin de Tours, Jonas d’Orléans, les archevêques Agobard de Lyon et Hincmar de Reims sous les Carolingiens. Le 6e siècle voit l’essor du monachisme occidental, avec les Bénédictins (Benoît de Nursie), le développement d’une législation autonome (conciles), l’enrichissement doctrinal issu des Pères de l’Église (Jérôme, Ambroise, Augustin). Sous les Carolingiens, une politique cohérente de réorganisation des structures est menée en commun par le pouvoir central et les clercs : institution des chanoines au 8e siècle (Chrodegang de Metz) ; réforme monastique au 9e, sous Louis le Pieux (Benoît d’Aniane). La christianisation des campagnes est parachevée avec la mise en place des paroisses, issues le plus souvent des anciennes chapelles privées des grands domaines et qui désormais quadrillent tout l’Occident. Les paroissiens sont de plus en plus étroitement soumis au contrôle du curé, notamment par l’administration des sacrements (baptême, eucharistie et pénitence) ou l’enquête qui va précéder tout mariage public. La culture est plus importante qu’on ne l’a dit, pour ces hautes époques réputées barbares : dans le scriptorium des cathédrales ou des monastères sont inlassablement recopiées les œuvres antiques profanes (écrits de Cicéron, Suétone ou Tite-Live, poèmes de Fortunat…) et les livres religieux (Bible, livres liturgiques, écrits des Pères de, collections canoniques, vies de saints et livres de miracles…) ; les échanges entre les bibliothèques de ces centres existent, témoignage d’une vie culturelle encore intense. À l’époque carolingienne, la culture est revivifiée par la politique de Charlemagne : sous la direction du Scot (˜ irlandais) Alcuin, les écoles du Palais prennent le relais des écoles antiques quasiment disparues. L’invention du codex (feuilles de parchemin mises à plat et reliées, et non plus roulées) et de la minuscule (caroline) favorisent cet essor. Enfin, le droit canonique se développe (supra) avec l’effort de réflexion de certains grands ecclésiastiques, tel Hincmar de Reims.
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B. Une économie rurale et encore antique Avec la dislocation de l’Empire romain, la vie économique s’est ralentie. En liaison avec l’évolution politique (insécurité et “germanisation” de l’Occident), les axes commerciaux s’orientent vers le Nord (le Rhin, la Manche et la Mer du Nord, en direction de l’Irlande, de l’Angleterre désormais chrétienne et des pays de la Baltique). La Méditerranée, infestée de “barbaresques”, n’est plus le lieu des échanges : on a un commerce maritime de cabotage sur des bateaux à faible tonnage, et surtout des échanges par voie terrestre ou fluviale, notamment par la vallée du Rhône qu’empruntent les marchands juifs ou syriens faisant trafic d’épices, étoffes et objets de luxe. La circulation des hommes et des marchandises étant ainsi réduite, l’économie est close, avec de moins en moins de monnaie : le numéraire est rare, souvent remplacé par le troc. L’époque mérovingienne est encore marquée par la prépondérance de l’or (la monnaie de base est le triens, ou tiers de sou), mais le pouvoir royal perd le monopole de la frappe, qui s’éparpille en une multitude d’ateliers (en Aquitaine notamment, ce qui témoigne de l’importance du négoce intérieur). Aux temps carolingiens règne la monnaie d’argent, mais le numéraire est rare. Charlemagne, dans le cadre de sa politique de renaissance romaine, tente une réforme monétaire, instituant le système duodécimal (la livre de 20 sous de chacun 12 deniers) encore en vigueur en France jusqu’à la Révolution, en Grande-Bretagne jusqu’en 1971. Efforts vains : l’or, thésaurisé et raréfié, disparaît pour près de deux siècles, et les pièces d’argent, dépréciées, sont boudées au profit du troc, et on paie le plus souvent en nature. C’est paradoxalement par les Arabes, installés en Espagne, qu’on va voir réapparaître l’or, à partir du 10e siècle. Les villes déclinent (surtout au Nord). Elles se sont entourées de rempart dès le 3e siècle pour résister aux Invasions, leur espace reste modeste, occupé par des commerçants et petits artisans. En dehors s’étendent les faubourgs, avec monastères et hôpitaux. Les chefs-lieux des anciennes cités romaines (Lyon, Vienne) ont encore une fonction politique, administrative ou stratégique (Metz, Toulouse). Les villes où réside un évêque, ou se trouve une abbaye, ont un rôle religieux et culturel, sortes de refuges de la culture antique. À côté des grandes villes, les vici, bourgs à rôle économique et administratif, servent de relais entre le pouvoir et la population des campagnes. C’est à la campagne que réside l’essentiel de la vie économique, avec la villa, ou grand domaine. La villa appartient à un grand propriétaire de qui dépendent les paysans (esclaves, colons, ou libres). Elle est divisée en deux parts : la réserve (du maître, dominus) exploitée par des esclaves en “faire-valoir direct” ; les tenures ou “manses”7, terres ”louées” à des tenanciers (libres, colons ou esclaves “chasés”/casés), les “manants” (qui manent, “qui demeurent”). Sur les lopins qu’ils cultivent, les tenanciers doivent : des redevances (cens8), en nature plus souvent qu’en numéraire et/ou des journées de travail, corvées ou charrois, à accomplir sur la réserve domaniale. Chaque unité domaniale se suffit à elle-même. Chacune a ses prés et son bétail ; ses champs, son grain et son moulin ; ses ateliers pour fabriquer les outils nécessaires à la culture. Les vêtements sont confectionnés avec la laine et le fil produits sur place, les parchemins des monastères avec les peaux des moutons élevés sur leurs domaines. Grands propriétaires, villæ, économie domaniale fermée, tenanciers, constituent déjà les éléments du régime socio-économique qui sera celui de l’époque féodale.
RECONSTITUTION D’UN INTERIEUR PAYSAN (PALADRU : http://www.museelacdepaladru.com/ )
7 du latin manere, demeurer (cf. l’anglais to remain), d’où le mas, la maison (du bas latin mansio). 8 du latin census, l’impôt.
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Une loi commune
[ DOSSIER DE LECTURES ANNEXES ]
Les hommes d’Église qui entourent le monarque carolingien sont pénétrés d’un idéal d’unité. Le peuple chrétien forme un peuple uni; les clivages ethniques s’effacent devant l’appartenance à la communauté chrétienne. Dès lors l’Église encourage la fusion des races et se prend à rêver à une unification du droit. Alors même que la rédaction des lois barbares se poursuit, des voix s’élèvent contre le système de la personnalité des lois. L’archevêque de Lyon Agobard, qui vit dans une région où la distinction des droits demeure très vivante, s’en indigne. Comment accepter, écrit-il à l’empereur Louis le Pieux (fils de Charlemagne) qu’unis dans le Christ, les sujets de l’empereur chrétien restent désunis par la diversité des lois ? « Plût au ciel qu’unis sous un seul roi très pieux, tous fussent régis par une seule loi » ! Et Agobard de prôner la soumission de tous à la loi sous laquelle vivent le roi et ses proches, la loi salique, tout en mesurant la difficulté de l’entreprise : « Mais c’est quelque chose de considérable et peutêtre d’impossible à l’homme ». Imposer la loi franque à tous les sujets de l’empire n’est certes pas réalisable. Aussi le prince carolingien a-t-il choisi une autre voie en renouant avec l’exercice du pouvoir législatif. La législation royale n’avait pas été inconnue des Mérovingiens, mais elle était restée très rare. Sur près de trois siècles, à peine connaissons-nous une dizaine de textes législatifs. Par comparaison, les Carolingiens font figure de grands législateurs. Près de 300 textes législatifs sont recensés de 751 à 884, provenant essentiellement de Charlemagne, Louis le Pieux et Charles le Chauve. Ces ordonnances portent des noms divers : edictum, decretum, constitutio, souvenirs de l’empire romain, mais plus souvent “capitulaire”. Ce terme vient de la division des textes en rubriques, petits chapitres appelés capitula. C’est cette présentation qui a donné son nom à l’ensemble. Les capitulaires contribuent à l’unification juridique de deux manières. La première concerne les anciennes lois personnelles. Certains capitulaires modifient ou complètent les lois barbares en y insérant des dispositions propres à niveler leurs divergences. La loi salique, notamment, est assez profondément remaniée. Ces “capitulaires additifs aux lois” (capitularia legibus addenda) ne s’appliquent qu’aux seuls sujets de la race concernée, à l’approbation desquels le Prince soumet d’ailleurs préalablement son projet de révision. Les autres capitulaires, la grande majorité, contribuent encore davantage à l’unification du droit en prescrivant des règles applicables cette fois à l’ensemble des sujets. Cette législation prend modèle sur celle de l’empereur romain. Par son caractère territorial d’abord : tous les habitants de l’empire y sont soumis sans distinction d’ethnies. Par son caractère autoritaire ensuite : l’autorité publique impose la loi. Aucune approbation du peuple n’est nécessaire. En pratique, cependant, le roi recueille l’avis, simplement consultatif, des grands dignitaires laïques et ecclésiastiques. Si ces capitulaires traitent parfois de droit privé, leur objet essentiel porte sur des matières de droit public et d’administration. Bon nombre d’entre eux sont adressés aux missi dominici (les “envoyés du maître”), représentants du pouvoir central chargés de contrôler l’administration locale. Ce type de capitulaires contient des instructions dont l’objet est extrêmement varié. A leur tour, les missi diffusent des instructions écrites et, d’un bout à l’autre de l’empire, de bas en haut, remontent des rapports et des inventaires. L’écrit retrouve le rôle qu’il jouait dans l’empire romain. Il redevient un moyen de gouvernement. C’est bel et bien l’image d’un État qui reprend corps. Et précisément la langue administrative y insiste en usant du terme romain de res publica pour désigner cette entité supérieure à la personne du Prince. Cette notion, toutefois, restera une notion d’intellectuels, étrangère à la mentalité germanique. Trop peu enracinée, elle sera impuissante à empêcher la désintégration de l’empire. Mais de l’éphémère et relative unité de l’empire carolingien, tout ne disparaîtra pas. Il restera un fonds culturel commun, une culture savante qu’un fossé sépare de la culture populaire. Il restera une communauté intellectuelle parlant et écrivant la même langue, qui travaillera à sauver de l’oubli l’héritage antique. Une poignée de lettrés qui engendreront, à terme, une véritable famille de droit. Dès l’époque carolingienne, les premiers contours d’une famille romano-germanique sont esquissés et ils s’opposent d’ores et déjà à d’autres sphères juridiques qui bordent l’empire.
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INTRODUCTION HISTORIQUE AU DROIT e
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HISTOIRE DES INSTITUTIONS ET DU DROIT FRANÇAIS 5 -18 SIÈCLES
La démarcation d’autres sphères juridiques (Claire LOVISI, Introduction historique au droit, Paris, Dalloz, 2001, p. 78-80). Cette démarcation est particulièrement visible au sud, où l’empire carolingien s’arrête au monde musulman (A) et à l’ouest, où se développe le droit anglo-saxon (B). Au nord et à l’est, l’empire carolingien est bordé par des peuples dont le système juridique est encore très rudimentaire. N’ayant pas été intégrés dans l’empire, ces droits, scandinaves et slaves, connaîtront une évolution propre et seront exposés à d’autres influences (C). A Le droit musulman. L’Islam est né en Arabie après une révélation faite au prophète Mahomet par l’archange Gabriel. A sa mort en 632, Mahomet était chef d’État de toute l’Arabie et ses successeurs, les califes, portent les armes contre les deux empires qui bordent l’Arabie au nord : l’empire romain d’Orient et l’empire perse. L’empire perse succombe et se désintègre. L’empire d’Orient survit, malgré l’amputation de ses provinces orientales et africaines. La rapidité et l’étendue des conquêtes musulmanes sont stupéfiantes. Dès la fin du 7e siècle, les Arabes ont conquis l’Afrique du nord, puis pénètrent en Espagne. Leur expansion est arrêtée à Poitiers en 732. C’est une date importante dans l’histoire du droit occidental, car pour les musulmans, la sphère juridique n’a pas d’autonomie par rapport à la sphère religieuse. La Châr’ia, la Loi révélée, indique ce qu’un croyant doit faire et ne pas faire. Elle comprend aussi bien du droit que les obligations rituelles auxquelles un croyant est tenu vis-à-vis de Dieu. La Châr’ia puise dans le Coran qui contient les révélations d’Allah à Mahomet, dans la Sunna (la “tradition”) qui recueille les actes, comportements et paroles de Mahomet et dans une interprétation du Coran et de la Sunna, appelée Idjmâ, qui est fixée au cours des 8e et 9e s. Cette doctrine connaît d’ailleurs des variantes locales. Le Maghreb et l’Espagne musulmane appliquent le rite malékite, fondé par l’imâm Malek (mort en 795). B Le droit anglo-saxon. Envahie par des barbares qui n’avaient pas été romanisés, l’Angleterre a vite vu son vernis de civilisation romaine s’écailler; la langue latine a dépéri, de même que le christianisme (jusqu’à la conversion à la fin du 6e siècle). Dès la fin du 6e siècle, les rois anglo-saxons ont fait rédiger des lois dans leurs royaumes respectifs. Ces lois présentaient déjà une particularité par rapport à celles du continent : elles étaient écrites en langue anglo-saxonne. De tous les peuples germaniques installés en terre romaine, les Anglo-Saxons seront les seuls à ne pas adopter le latin comme langue officielle de l’administration et du droit. Ils useront de la langue anglo-saxonne avant que ne s’impose, après 1066, celle des conquérants normands. Restée à l’écart de la conquête carolingienne, l’Angleterre poursuivra sa propre voie. C Les droits scandinaves et slaves. Au nord, l’empire carolingien est bordé par le monde scandinave, habité de Germains qui n’ont jamais été romanisés et sont toujours païens. Leur christianisation ne s’effectuera qu’au 10e siècle. Ces peuples usent de coutumes dont la rédaction n’aura pas lieu avant le 12e siècle. Le fonds germanique a ainsi été mieux préservé et l’influence romaniste s’y fera sentir d’une façon moins profonde que sur le reste du continent. À l’est, des peuples slaves forment écran entre l’empire carolingien et l’empire byzantin. Leur droit est encore rudimentaire. Dans ces pays, l’influence de Byzance se fera rapidement sentir. Ils seront évangélisés par des missionnaires byzantins et leur droit subira l’influence du droit romanobyzantin, avant de se ressentir d’une domination mongole qui commencera au 13e siècle.
L’EUROPE EN L’AN MIL (Cl. GAUVARD, La France au Moyen Âge, Paris, PUF, 1996)
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