DES HORS-CHAMPS
Ah, petit fripon, s'écrie-t-il, il faut que ie me venge de l'illusion que tu me fais. SADE.
J. Yrai, faux
S'il existe une idéologie de la représentation, a laquelle souscrirait en quelque sorte mécaniquement le cinéma, on pourrait en pointer le ~ymptóme le plus radical et en meme temps le plus inaper~u dans la disposition premiere qui fait de tout individu un spectateur, et qui consiste, au cinéma, d'~bord a investir la surface de l'écran d'une fictive profondeur. L'effet cinéma, c'est l'ouverture, le déploiement et le balayage de la profondeur de champ. Cette profondeur de champ est le milieu homogene (l'éther) qui, de toute fiction cinématographique, garantit l'effet de réalité. Le cinéma n'est pas le seul systeme a se soutenir d'un tel effet, mais son emprise y scmble plus radicale, plus acbevée, plus profonde qu'en tout autre dispositif de représen-
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tation (peínture, photographie, théatre, etc.). Profondeur vivante, animée, en mouvement : ~a impres~ sionne, voir la légende des projections Lumiere. Cette impression de réalité, il fallait bien qu'on finisse par en faire la théorie; savoir si l'approche phénoménologique, qui a dominé jusqu'a présent, est la plus éclairantc, est une autre question qu'on ne développera pas ici. On s'intéressc seulement a cette division originairc de l'espace cinématographique : surface, profondeur, réalité, fiction, l'étrangeté, a y songer, du dispositif. « La fiction est la profondeur de ·ce qui ne se produit que sur un plan », écrit Jean-Louis Schefer («Sur le Déluge Universel », Cahiers du Cinéma, n° 236237). Comment cela tient-il? Et qu'est-ce que c'est que cette profondeur? C'est celle ou se perd, se divise, le regard, le spectateur, le sujet. Cette profondeur se soutient du désaveu de la surface : on sait qu'on est la, dans la salle, devant un écran; on ne reve pas. Et cependant, on reve quand meme. C'est la scission, la petite schize que marque ce quan~ meme qui ouvre la dimension toujours un peu entique de la position du spectateur. On a sa petite idée de la vérité, et du réel; impression de réalité, d'accord! mais d'une réalité en soi problématique. C'est ainsa que, tout en se laissant prendre, tout en acceptant de vivre la fiction que propose un film, on se prcnd fréquemment a questionner la technique d'un truquage, a contester l' authenticité d'un costume, la vraisemblance d'une situation, a admirer ou critiqu~r l'acteur sous le personnage, a s'ínquiéter de savo.tt si l'arriere-plan est une transparence, une déco~ verte, un travelling-matte, a s'interroger sur le c?ut de la production (film fauché ou non), cte. C cst . en ce sens qu'au cinéma, on ne reve pas. L'attitude critique, le recul comme on dit, ex•ste
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us spectateur, de fa~on f/1 ¡e Plus ou moins chez tout · e~fin.' tol!JOUrs.. · La re'~~11es ou moins sauvage, mal~ ~e qu'offre l'écran ne satlsfatt Jama¡s vra1ment; peut sidérer ou effrayer, cf. les spectateurs ~1ftt premieres projcctions Lumiere, mais elle ne se s ¿jes pas· passé la surprise, on se met en quete Á ce ca~es. Or, on sait qu'il n'y a de cause que dér de qui cloche. Qu'est-s;e qui cloche? La réalité l'impression de réalité? Non, mais, si l'on peut la réalité de cette réalité : quelque part, d'une taine fa~on, ~a manque; ce manque, ríen n met mieux en évidence que les films qui préten r ~o tout montrer, les fitms historiques et les films po> ~, et graphiques, les demiers surtout: on voit tou,.f lque justement, c'est la que ~a manque le plus, ~a ma~ c'est d'un tas de choses, ce n'est jamais assez... , _,;;, <;a· trop..., ce n'cst pas comme ~a, ce n'est jamai#'~e de On aurait tort de mettre seulement sur le comp~ent~ l'hypocrisie ct de la honte la déclaration si fréq~;:trralt q~e l'on s'cnnuie aux films pomos. n se potJIY ·-vélablen qu~, sur ce point, ils aient un pouvoir ré. /_.#r ce te~r : 1'1~agc cinématographique est hantée p~me:nt 1 ne s Y trouve pas. L'écran n'est pas seule.--- ' e t de .support blanc et rectangulaire qui nous perm .- ¿¡que Wlr Oe film), mais aussi, comme son nom l'ind ..,..-::m lflle et de l.a fa~on dont Ja projection en inverse, co;:v notlS ,..¿eran, un do•gt de gant, la structure, le cadre ui ca~he (de 1~ réalité). Cet effet de cache di l'é ¿/ cons: q_ua est capital et dont le cinéma a tOuJ'ours "' Andre etemment · , est ce qui fascinait ' ~ r .B . .ou. non, JOUe, ind UI't (d~~· Maas ll n'y voulait voir que ce qui s'en ¡ ) t-trelle,.:,)~ur~ pas ~utornatiquement, et pas natu .¡j écranfene · a sav~ar, au-dela des bords de l'é-Z de la tre, la cominuité, l'homogénéité du re'el a réanature· la r be , · lité. ' o sans couture, disait-il, de la 't'
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tation (peinture, photographie, théatre, etc.). Profondeur vivante, animée, en mouvement : ~a impressionne, voir la légende des projections Lumiere. Cette impression de réalité, i1 fallait bien qu'on finisse par en faire la théorie; savoir si l'approche phénoménologique, qui a dominé jusqu'a présent, est la plus éclairantc, cst une autrc question qu' on ne développcra pas ici. On s'intércssc seulement a cctte division originaire de l'espace cinématographique : surface, profondeur, réalité, fiction, l'étrangeté, a y songer, du dispositif. «La fiction est la profondeur de ·ce qui ne se produit que sur un plan », écrit Jean-Louis Schefer («Sur le Délugc Universel », Cahiers du Cinéma, no 236237). Comment cela tient-il? Et qu'est-ce que c'est que cette profondeur? C'est celle ou se perd, se divise, le regard, le spectateur, le sujet. Cette profondeur se soutient du désaveu de la surface : on sait qu'on est la, dans la salle, devant un écran; on ne reve pas. Et cependant, on reve quand meme. C'est la scission, la petite schize que marque ce quand meme qui ouvre la dimension toujours un peu critique de la position du spectateur. On a sa petite idée de la vérité, et du réel; impression de réalité, d'accord, mais d'une réalité en soi problématique. C'est ainsi que, tout en se laissant prendre, tout en acceptant de vivre la fiction que propose un film, on se prend fréquemment a questionner la technique d'un truquage, a contester l'authenticité d'un costume, la vraisemblance d'une situation, a admirer ou critiquer l'acteur sous le personnage, a s'inquiéter de savoir si l'arriere-plan est une transparence, une découverte, un travelling-matte, a s'interroger sur le cout de la production (film fauché ou non), etc. C'est en ce sens qu'au cinéma, on ne reve pas. L'attitude critique, le recul comme on dit, existe
plus ou moins chez tout spectateu:, de fa~on, p~u~ ou moins sauvage, mais enfin, tOUJOurs. -L a reahte qu'offre l'écran ne satisfait jamais vraiment; elle peut sidérer .ou. effrayer," cf. le~ spectateurs des premieres proJectiOns Lum1ere, mms elle ne se suffit pas· passé la surprise, on se met en quete des cau;es. Or, on sait qu'il n'y a de cause q~e. d,e ce qui cloche. Qu'est-¡::e qui cloche? La reahte de l'impression de réalité? Non, mais, si l'on peut dire, la réalité de cette réalité : quelque part, d'une certaine fa~on, ~a manque; ce manque, rien ne le met mieux en évidence que les films qui prétendent tout montrer, les films historiques et les films pornographiques, les derniers surtout : on voit tout, et justement, c'est la que ~a manque le plus, ~a manque d'un tas de choses, ce n'est jamais assez... , e'est trop... , ce n'est pas comme ~a, ce n'est jamais ~a. On aurait tort de mettre seulement sur le compte de l'hypocrisie et de la honte la déclaration si fréquente que l'on s'ennuie aux films pomos. Il se pourrait bien que, sur ce point, ils aient un pouvoir révélateur : l'image cinématographique est hantée par ce qui ne s'y trouve pas. L'écran n'est pas seulement le support blanc et rectangulaire qui nous permet de voir (le film), mais aussi, comme son nom !'indique et de la fa~on dont la projection en inverse comme un doigt de gant, la structure, le cadre qui nous cache (de la réalité). Cet effet de cache de I'écran q.ui est capital et dont le cinéma a toujours, cons~ cJemment ou non, joué, est ce qui fascinait André Bazin. Mais il n'y voulait voir que ce qui s'en induit (
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Or, c'est cette continuité, cctte homogénéité, qui sont en cause et en question.
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•- et de netteté du changement p..:ur . intervenu a; t : le auton~'!ue suJJ,~an e, surtout lorsque les grosseurs sont w!zsmes. fl!ats on P,~ur
nouveau plan n'a pas une
2. Conlinu, discon!inu Si pour Bazin I'espacc hors-champ, J'cspace off, n'est ríen d'autre que la continuité clu réel que l'éeran dévoile a la maniere d'une fenetre (c'est-a-dirc en coupant cette continuité, cette totalité du réeJ, mais par la m eme en la saisissant et en la rendan t sensible comme te1Ie), Noel Burch est ma connaissance le premier (si l'on excepte Eisenstein) a avoir analysé en termes de dynamique (structures ou dialectiques selon la termino!ogie burchienne), daos le montagc et les mouvements de caméra, le role de l'espace hors-champ. D ans Praxis du cinéma (Gallimard, coll. Le Chemin), et spécialement dans l'un des tout premiers articlcs qui composent le r ecueil, «Nana ou les deux cspaces », Burch s'attache a ect aspect méconnu de l'espacc cinématographique : sa 'division, son incomplétude, son etre-en-défaut, rcssource de l'art et de l'cxpérimentation formelle. Burch part de ce que Bazin ne veut pas voir, et ele ce que le cinéma classique a rcfoulé : la eoupure, la d iscon tinuité. De ce q u'il a rcfoulé dans, par e.xcmplc, la « regle des 30° » :
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(( /{ s'agit d'une regle qui s'est affimzée empirique11/ent penda11t l<'s années vingt, et qui veut que tout lzom•ef axe sur wz nzhne sujet differe de l'axe précédent par tuz angfe d'aull1oins 30°. On s'élait aperr;u en e/Jet que des changements d'ang/e de moins de Joo (á liloins qu'il ne s'agisse d'un "raccord dans /'ene ") provoquen! ce que l'on est convenu cl'appeler 1111 "saut ", une sorte ele gene due au manque d'am-
Nit aussi affirmer que cette gene proVtent de l mutüilé p/astique d'un tel "raccord ", et surtout d'une frustration de l'wil, qui demande des déplacements sensibles des contours d'un sujet, lorsque déplacement ;¡ y a, et que les tensions qui résultent de ces dép/acements soiellt /ronches et nettes. » (N. Burcb, op. cit., p. 60.) Bon, mais qu'cst-ce que c'est que cette « frustration de l'reil ~. - sinon ce1Ie du sujet dont l'reil est le support, cct reil par lequel le sujet en question (le spectateur) s'assure une prise, et une illusoire maitrise, sur l'objet qui, de la profondeur de champ, le regarde? Il faut que 1'rei1 par le truchement de la caméra et du montage, tranche net, car ce qui est en jeu n'cst pas l'autonomie du plan (lequel doit étre, au contrairc, bien enchaíné), mais cel!e illusoire, du rcgard qui balaie, sur l'écran, la succ~ssion des images. A moins 30°, l'reil n'est pas libre il est comme encbainé a l'objet, intimidé par 1ui empoissé. dont Burch _!l'a pas la liberté, ]a forcé e est un trébuehement, queld oubli du que chose qu1 est de 1 ordre de I'acte manqué, du Japs~.. Faux raccord, cela ,sonne comme faux pas. JI S agJt, de p~sscr, sans trcbucher, d'un plan un autre. C est tres sensible dans les vieux manuels de I'IDHEC:
~ sa~
par!~ sa~t, p~utot
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11 arrive que/quefois qu'un raccord en mouve•nt ou un raccord de position soit si imparfait qu'il n'est pas momable. Dans ce cas, le chef monteur rec/zerche dans son matériau un plan de coupe, 'U au besoin en demande le tournage. Servant de
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cheville entre les deux plans a assembler, le plan de coupe permet d'éliminer le raccord défectueux. Ce procédé un peu barbare ne doit bien entendu étre utilisé qu'apres avoir tout tenté pour rendre possible le passage du raccord. » (R. Louveau, le Montage du Film, IDHEC.) Et pourquoi tout ~a? Pour « assurer la continuité, l'intelligibilité et l'homogénéité du film >> (id.). S'il faut couper net - et déja, done, au moment du tournage - c'est pour sauvegarder la continuité et l'homogénéité de !'ensemble l'intelligibilité, il faudrait s'entendre...). (quant C'est done de la que part Burch, de ce que, dans le cinéma, de plusieurs fa~ons on coupe, et de ce que, de ces coupes, il y a des regles, done aussi des transgressions (il note que les raccords de moins de 30• commencent a apparaítre dans le cinéma moderne). Or, a mettre I'accent sur ce point, on change radicalement la perspective du cinéma. Jusque-Ia, disons jusqu'a Bazin, et si l'on excepte les recherches soviétiques des années 20 (qui restent, c'est manifeste; tout a fait excentriques aujourd'hui encore), le cinéma se concevait en fonction de la profondeur sur laquelle, si I'on peut dire, il ouvrait l'ceil (et l'écran); profondeur référable a la réalité con~ue comme homogene, continue et centrée. IJ s'agissait d'aligner tout natureUement la technique sur cette réalité toute naturelle. Cela paraissait naturel paree que l'attention était dirigée vers Ja profondeur de la fiction; a la porter, comme le fait Burch, sur la surface de travail, la pellicule, l'écra~, la perspective s'inverse, la réalité (plus tout a falt la mcme) apparaí't pleine de trous.
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3. In, off Ainsi André Bazin écrit par exemple : << Quand un pers~nnage sort du champ de la caméra, nous admettons qu'il échappe au champ visuel, mais ii continue d'exister identique a lui-meme en un autre point du décor, qui nous est caché. » C'est a cela en effet que sert la supposition de la continuité du réel, au-dela du champ, des bords de l'écran : a ce que le personnage (et, plus secretement, le spectateur?) « continue d'exister identiqu_e a luimeme » ailleurs, en son absence au champ. (On a mentionné a ce propos le << stade du miroir » par ou, entre six et díx-huít mois, I'enfant se rassemble comme corps propre et maitrise l'angoísse de son morcellement, de sa disparition, de sa mort.) Or, le pouvoir du cinéma, c'est aussi de faire vaciller cette identité a soi du personnage et du décor; rien ne garantit en effet, sinon le réalisme de la fiction, qu'au-dela des bords du cadre, hors champ, cette identité se maintient (cf. Hellzappopin); simplement, on y croit. Mais cela fait du horschamp un lieu d'incertitude, voire d'angoisse, qui le dote d'un pouvoir dramatique considérable. La scene théatrale classique comporte bien un ~pa:e ?!f : les coulisses, dehors simple de la scene ~~' a ~ epoque classique, le drame essentiellement •sc~rs¡f s'alímentait en actes (e.g. le meurtre de Cam~llc dans Horace). Mais si le cinéma, d'une c~rt, l'espace in et 1 espace off. Le montage, la diversité des plans,
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la caméra mobile, cet éclatement du cube scénographique, liberent un espace fluide, plastique, animé. Au théatre l'espace off l'e$1, off, sans recours. Au cinéma au contraire, il entre dans la dimension du temps et du mouvement, le hors-champ (un certain hors-champ, voir plus loin) devient champ, et inversement, par le jeu du champ-contrechamp ou du panoramique, voire de la bande sonore. Ce jcu, ce devenir-champ du hors-charnp et vice versa légitimerait le terme de dialectique proposé par Burch. Celui-ci, en outre, remarque justement qu'il s'agit la d'une modification qualitative de l'appréhension du hors-champ : « L'espace-lzors-champ se divise en espace concret... et imaginaire. Lorsque dans Nana la main de l'imprésario entre dans le champ pour prendre la coquetiere, l'espace ou celui-ci se trouve et qu'il définit est imaginaire, puisqu'on ne l'a pas encore vu, qu'on ne sait pas, par exemple, a qui appartient ce bras. Mais au moment du raccord dans l'axe qui nous révele la scene dans son ensemble (Mu/]at et l'imprésario debout cote a cote), cet espace del'ient, rétrospectivement, concret. Le processus est le méme dans un champ-contre-champ, le "contre-champ " rendmu concret un espace " off " qui était imaginaire dans le " champ " . Parfois, cet espace horschamp peut demeurer imaginaire, dans la mesure 011 aucun plan plus vaste ou dans un autre axe (ou aucun mouvement d'appareil) ne vient nous montrer /'origine du bras » (Praxis du cinéma, pp. 36-37).
« Concrct » et « imaginaire », la distinction nous sernble un peu vague, un pcu boiteuse (c'cst la fa!blesse de l'approche empirique de Burch). 11 s'ag1t de rendrc compte de ce que, a proprement parler,
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.1 , pas de « devenir-champ ,.. du hors-champ 1 ny a ' . t ( · e est tOUJOUrs qu1 es le hors-champ pu1sque Vue) ' · d" ceifi' d h de mais une ex1stence, 1vers ee, u ors ' ' . 1 1' . • hors-champ au champ, dont s artlcu e espace cmematographique, par déplacement d~ regard (mouvement d'appareil, c~angement ~ axe, re~adrage). e Imaginaire :. veut d1re que, en 1.~bse~ce d ~n plan pour le situer, on ne peut qu zmagmer, 1 ~space hors-champ. Cependant, Jorsque Burc~ ecnt 9ue par exemple un contrechamp rend retrospechvement cet espace « concret », il ne rend pas compte du fait qu'il s'agit d'une sorte de truquage, car pour devenir « concret » par l'effet d'~n ra~cor~, etc., cet espace n'en demeure pas moms « unaginaire », ou plus exactement, fictif. Simplement, d'un plan a l'autre, d'un champ a 1'autre, un « gain de réalité :., selon l'expression de Bazin, a été effectué. L'angoisse latente de quelque béance a été suturée. Mais que!que chose (de la réalité) est resté, radicalement, hors-champ. Hors scene. Le « gain de réalité :., de cette réalité continue et homogene qui constitue le milieu ambiant de la fiction, ne s'effectue que d'un rejet fondamental, rejet d'une << autre scen~ :. : ~elle de la réalité . matérielle, hétérogene et d1scontmue, de la productzon de la fiction. Scene aussi, mais aveuglée, retranchée de la scénographie classique, ou s'agite l'équipe de tournage et fonctionne l'appareil plus ou moins lourd de l'outillage technique. Le plateau. La machinerie, la scene du travail. A faire retour dans l'espace scénograpbique et dramatique dont elle avait été retrancbée, forclose elle fait sauter de la réalité la prétendue « robe san; couture :., .elle r~introduit un certain confiit interne ~e la repres:e~t~tion; un malaise dans la représentalton, une dJVIsJon, une boiterie.
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4. lnstrument, travail Ce qui jusqu'a Bureh n'avait pas été nenemCii aper~u, c'est done que le cinéma joue autant de qu'il ne montre pas que de ce qu'iJ montee, l'espace cinématographique s'articule d'un champ et d'un espace-hors-champ, d'un vu et non-vu (par le speetateur), et que la << résultant de cette division implique le dans son jeu. Ce qu'il rate cependant, e'est que jeu, tel du moins que le regle le cinéma ou plus généralement le cinéma qu'on appeler << romanesque :t>, doit aussi aveugler la chinerie, le travail qui le produit. D'une certaine fa~on, bien sur, cela a tou été su. Autre chose cependant est de savoir le cinéma, « c'est du cinéma », c'est-a-dire du blant, que Ies effets dont on y jouit sont par une machinerie Iourde, autre chose est entrer en scene, d'une fa~on ou d'une autre, machinerie en question. D'une fa~on ou d'une autre, car il y a fa~ons; deux, au moins, et qui relevent démarches opposées 1• L'une est ceiJe de de Godard, et consiste a faire entrer en J'appareiJ, ou les appareils (il n'y a pas, en que Ia caméra) en tant qu'appareils pour démystifier, déshypnotiser, dessiiler les des spectateurs « intoxiqués :t>, selon le mot de tov, de cinéma-semblant (identifié par Vertov cinéma de fiction: le « cinéma joué :t>, le « théatral :t> ); montrer que ces effets ravissants, sifs, ce semblant, cette impression de réa/ité, en quelque sorte la plus-value détachée d'un que désignent les appareils. JI s'agit la
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spec~atcurs
d ns une réflexion sur la nature .a, a sur le type de production pr~_ductnct~t du d~~se% 'complexe social. C'est l'exi1 u'o ere entre autres films de qu Il -la parlait de gente rcductw? q P . '· G d d Numero Deux . JUsque ' 011 devenait Machin, etc., eh il n'y a plus o ce qM h' 1·¡ n'y a plus que des maehmes; ou ' 1 de ac m, · 1 e encore.. on s'1'ntéressait auparavant . ·¡ a 'ta t VIO sene de du fteuve débordant de ses n_ves, I s_erai emp nser a la violence des nves qm enserrent le K:uve. Opération de retournement, plus que. de détournement, mais qui i~po~e ~n autre f_?nchon~ nement, ou fictionnement, mtnnsequemen.t etran~e . J'impression de réalité se retourne en Impression d'étrangeté, les figures s'affolent, se déc.?mposent (de ce que ra montre de quoi elles sont fa1te9. 11 existe une autre fa9on de mettre en scene .les mystérieux appareils du cinéma, et qui n'a nen a voir avec Vcrtov ni Godard. L'autre fa9on: celle qui n'est pas étrange. Car elle consiste justemen~ a jouer de l'étrangeté, du mystere et pour tout diie du prestige de ces appareils. Il est arrivé en effet, a force d'impression de réalité et de star-system, que les professions cinématographiques deviennent prestigieuses, et cbargécs des mysteres de la création. C'est ce qui fait qu'on a fini par voir des films qui traitaient justement de ces mysteres, pour en exploiter les prestiges aupres du public : ce sont les films hollywoodiens du type Quinze jours ailleurs, semés de sphinx, et qui chantent les affres sentimentales et la névrose de l'artiste. On voit done des caméras, des ·grues, cet appareil lourd et ce cérémonial du toumage ou chacun joue son role : le cinéaste de maitre et les acteurs d'hystériques. C'est ce que la Nuit américaine Truffaut a systématisé en outre qu'il chantait la, de fa9on un tant les
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soit peu funebre, un cinéma appeié a disparaitriO S'il existe ainsi au moins deux fa~ons de intervenir sur I'écran Ie piateau, scene retranchée de Ia dramaturgie, de la classiques, c'est que ce plateau et ce qui s'y aeronr.. sont I'objet d'un clivage, d'une bipartition qui répercute daos l'agencement du film: c'est Ie vage entre travail et survaleur, production et accu. . mulation. Ou Godard et Vertov ne montrent machines du cinéma en action que pour creuscz,• ruiner la survaleur fantastique et 1' « impression réaiité » cinématographique qui substitue a la tiplicité déchirée du réel l'i1Iusion de sa piénhuuc,• de son homogénéité, de sa continuité (Bazin : « cinéma étant par essence une dramaturgie de nature, il ne peut y avoir cinéma sans constructiou, d'un espace ouvert, se substituant a l'univers Jieu de s'y inclure »), Minelli et Truffaut (par pie) ne les utilisent au contraire que pour ce animent et remplissent la vie du plateau d'un tere de totaiité ou brille, daos ces instruments matiques et lustrés, la jouissance du maitre, metteur en scene. CeJa pourrait se dire autrement : ce que Godard ou Vertov ouvrent dans le délire de Ieur montage exorbité, c'est Ie pas-tout de la jouissance filmique. On connait la formule publicitaire des producteurs : « Quand on aime la vie, on va au cinéma. » Elle sembJe en appeler a l'évidence, pourtant, a la retourner, elle ne va pas de soi. Elle semble dire que le cinéma « c'est la vie », sous-entendant peutetre que la télévision e'est la mort, ce qui pennet aux amateurs de cinéma de se croire a bon compte vivants : on a vu ainsi daos une revue de cinéma, qui s'enorgueillit de son dynamisme en deuxieme page de couverture, je ne sais plus queJ imbécile
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s'autofélicitcr d'etre « ci.néphile » ~lutót que « téléphage :» ajoutant, ce qm est en plem cceur de notre sujet, q~e de l'a~eu de s.a parten~ire, les premiers _ c'est-a-dire Iu1 - ava1ent au ht sur les seconds un avantage décisif. Cette vantardise dit la vérité de la formule : « Quand on aime la vie, on va au cinéma. » (Entendons le cinéma des producteurs.) Elle dit que la jouissance du cinéma s'aborde sur le versant de cette jouissance phallique dont Lacan dit, dans une formule géniale, inépuisable, que c'est la jouissance de l'idiot. Si le cinéma « se substitue a I'univers au lieu de s'y inclure >>, c'est qu'il redouble avec le pouvoir de l'ceil cette illusion de l'univers comme Un et Tout, c'est-a-dire soumis au discours du Maltre, articulé du signifiant phallique. 5. Voir, entendre
Cettc question de la caméra, montrée ou pas montrée, a donné 1ieu a polémique. Je n'insisterai pas sur la position d'un Jean-Patrick Lebel (Cinéma et idéologie, Editions sociales) pour qui tout cela n'existe pas, les appareils n'ayant en eux-memes aucune conséquence, aucun effet. J'ai discuté en mon temps la these de Jean-Louis Baudry (Effets id~ologiques produits par l'appareil de base, Cinéth¡que 7/8), ou du moins un point de cette these, ~?ncernant justement le seos de I'apparition de lmstrument, de l'appareil, dans le film 2 : c'est a l:occultation, au refoulement de I'instrument que he.nt : au cinéma l'idéalisme, la fantasmatisation du SUjet
« D'oi't les effets perturbateurs, - semblables iustement a ceux annonfant le retour du refoulé - que
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ne manque pas de provoquer l'arrivée del' "en chair et en os", comme dans l'Homme a caméra de Vertov. C'est a la fois la tranquillité culaire et l'assurance en sa propre identité qui le dévoilement du mécanisme, e'est-a-dire avec cription du travail, s'efjondre. » Ou encare : « dissimulation de la base technique entraínera aussi un efjet idéologique certain. Son sa manifestation en tant que telle devrait au produire un e!Jet de connaissance, a la fois actualisation du proces du travail, dénonciation l'idéologie et critique de l'idéalisme » (op. cit.). J'ai dit (Cahiers n • 234-35) la méfiance que pirait cette foi en un « effet de connaissance » ( ce qu'un effet de connaissance?) produit par manifestation << en chair et en os » de l'a dans le film. Tout dépend, en effet, comme j'ai de le montrer plus haut, de la fa9on dont le film jouer cette prétendue manifestation. Ce qui ce n'est pas que l'appareil soit vu ou pas vu (je dis pas pour autant que c'est indifférent), mais fa9on dont le film joue avec son hors-champ. qui importe, c'est cette articulation cJu champ et hors-champ, de I'espace in et de I'espace off : l'espace off n'est utilisé que pour donner un s ment de réalité a ce que l'écran offre a la vue que ce qu'on appe11e l'espace << in», c'est la d'espace offerte a l'a:il du spectateur, cadrée l'objectif, projetée sur l'écran); ou, au l'accent est porté sur lui pour souligner plétude, la béance, la division de l'espace tographique. Dans ce dernier cas, on ouvre le a un jeu tres différent de celui du cinéma dit clas du cinéma de la continuité. C'est cet autre jeu que pratique le cinéma ·
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d'aujourd'hui : je pense non seulement a Godard, Bresson, Antonioni, qui plus ou moins mettent en avant la division de l'espace cinématographique, non seulement a Straub, Duras, mais aussi a certains films dits, selon !'esprit de classification en vigueur, politiques : par exemple a !'admirable Nationalité immigré de Sidney Sokhona. Porter l'accent sur le bors-champ comme autre de l'espace-champ, c'est en effet déplacer l'accent du regard vers la voix, Iibérer la voix de son asservissement a la scene réaliste de l'reil. Et la voix, on le sait, est souvent revendicatrice. Car hors-champ, il n'y a pas seulement ce que la caméra ne montre pas, l'espace imaginaire de Burch, l'instrument en chair et en os de Baudry : il y a aussi ce qu'on entend, la piste sonare : A oublier celle-ci, ( ~ le mon?e son ore est plus vaste que le monde VIsuel », d1t Straub), on risque de confiner le cinéma au petit dispositif platonicien (le mythe de la caverne ... ) qu'il est si facile d'y voir. Ou plutót, de s'y confiner. ~ar ouvrir le champ de la pratique cinématographique, ce n'est pas en faire l'anamnese.
NOTES l. Cette dualité de l'appareil est sensible dans les p~otos de plateau : d'un coté la scene filmée est comme degonfl~e, .désaffcctée, amoi~drie (y compris spatialement): «ce ~ étrut c;¡uc ~a ». De l'autre, la présence encombrante de 1appa.re!llage (caméra, perche, cte.) dans ~e champ phot~ graphique est. eUe-meme l'objet d'un investissement, ath: r~nce et mala1se : elle devient un fétiche, en un sens ausst b1~n ~exuel que ~eligieux; embleme mystér!eux. d'~n , pouVoir, I!lst~ument ment equivoque. d un travail, c'est une machme mtnnseque-
LES SILENCES DE LA VOIX
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2. Voir aussi Bernard Edelman, le Droit saw photographie (Maspero), Jean-Louis Comolli, Techntou• et idéologie (Champ libre, a paraítre), et áussi de Jean-Franyois Lyotard, « L'acinéma », in Des tif:¡ pulsionnels (10/18). Les positions de Comolli sur question, étayées d'une recherche historique, recoupent miennes (son travail provient du meme creuset : les du cinéma, ou la plupart des textes du volume sont Celles de Bernard Ede1man rejoignent largement Lebel, du moins en ce qui conceme la réfutation de effet idéologique de la technique; cela dit, l'intéret l'ouvrage, centré sur Ja « forme sujet de droit » le cadre de ce probleme. Quant a l'article de recoupe, malgré quelques variantes phÍ'losophiques tiques, celui de Jean-Louis Baudry O'analyse de la ture du dispositif cinématographique, par exemple, a fait semblable, qui le rapporte, ce dispositif, lacanien; la pauvreté et la stéréotypie des pratiques que L. en tire est non moins désolante B., mais il ne s'agit pas pour le premier de << le travail >> (ou, a défaut, l'appareil), mais d'opacifier de brouiller la « bonne forme » de l'image : pour geste décisivement « apolitique » en un sens positif de ce mot...). Dans Economie reprend cette analyse et luí donne valeur de un article intitulé « le Dispositíf », in (Cinéma et psychanalyse), Baudry nuance ses quant a la fonction de méconnaissance de l'inconSCI~. qu'institue le cinéma, mais ne modifie pas pour l'essentÍCIJ' ses analyses. Je dis plus loin ce qu'elles me manquer.
(A propos de Mai 68, de Gudie Lawaetz)
Ah! qu'il me répugne d'imposer atlfre mes propres pensées!
a un
NJETZCHI!.
1. Le « peu de commentaire »
Nous savons que politiquement, idéologiquement, la qucstion du point de vue que reflete un film est une question cruciale, qu'elle est souvent l'enjeu de controverses violentes. Récemment, par exemple, Lacombe Lucien et Portier de nuit ont donné Iieu a des interprétations contradictoires de leur contenu idéologique : fasciste, progressiste, réactionnaire? Ou bien la Chine, d' Antonioni : certains << amis de la Cbine :. en ont analysé le point de vue comme progressiste et prochinois, d'autres (sans parler des Chinois eux-memes) comme antichinois et réactionnaire. Ce qui fait ici question tient done a trois points: l. Un film produit un discours. 2. Ce discours est, pcu ou prou, implicite, voilé.
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3. Et ce sont les spectateurs qui, « en instance », en proferent (contradictoirement) vérité. . Passe encore qu'un film de fiction suscite interprétations diverses. L'ambiguité n'est-elle l'élément daos lequel baigne toute fiction? Mais documentaire, ou un montage de documents : l'inverse, son objet n'est-il pas de faire la sur le réel q_u'il traite? de dégager une done un point de vue? Le documentaire n'a-t-il en tant qu'il traite du réel, affaire a la vérité? de vues, montage : le réel est saisi et travaillé un certain angle pour rendre quelque chose l'écran - aux spectateurs. 11 faut done envisager le travail par lequel un organise son point de vue, articule son Qu'en est-il dans le cas d'un film de montage comme Mai 68, confronte justement sur un objet différents points de vue, des points de politiques de divers bords? Cela implique-t-i! le film, dans son ensemble, lui, n'en produit Mais pourquoi cette question doit-elle se poser? Le type de film et de montage auquel se Mai 68 a sa tradition et ses codes, ceux essentiellement par la télévision, mais dont le par exemple du Chagrín et la Pitié a montré cinéma pouvait les reprendre) de la «libre cnntrnntation » : libre confrontation d'images et de gnages CQfitradictoires, mise en scene des mnl+i~IA~ « facettes » de I'événement par l'interview document d'archives (dont la différence de est signe de richesse d'investigation et tion, et doit done etre marquée : ici, par le en couleurs des interviews, qui souligne en I'écart temporel 68-73, le << recul » des témoi.!5ua5 ... 1 et prises de position) : leurre, pour le public, v
maitriser un dossier -
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de le maitriser en le feuil-
letant. Une formule, dont Gudie Lawaetz ere'd'1te Sartre, résume assez bien le príncipe de ce genre de digest historique dont en général le succes atteste la ' séduction ': « laisser parler l''evenement ». F ormule intéressante non seulement paree que s'y laisse lire I'élision du' point de vue (de l'auteur) sur l'événement en question, mais aussi paree qu'elle déplace cette « question du point de vue » - qui importe tant aux « politiques » - en un probleme de parole; paree que s'y inscrit que « ~a parle», que la juste vision de l'événement dépend de ce que dit celui-ci, que l'reil est emporté par la voix et en l'occurrence une voix, sinon silencieuse, du moins sans sujet. Sans sujet, c'est la le nreud de la question. L'événement (Mai 68 moins que tout autre), i1 est vrai, n'appartient a personne. Le film de Gudie Lawaetz le montre bien : s'il témoigne de quelque cbose, c'est un écbec de quiconque a s'approprier le mouvement (cf. les points de vue, tous perplexes ou !atigués, que le film confronte). Alors, ce qui parle a travers le film est-il bien 1' « événement luimeme ~? Non, bien sur: ce qui parle ici, c'est sa <:hute daos le , p~ssé.' dans l'information journalistique et daos 1H1st01re, au sens vieux du mot Histoire Iinéaire, plate chronologie, fadaises du · « naguere ~ et dérision de la sénescence : bien sur ils ont. vieilli, les acteurs de Mai - tous. Bien 'sur les lffiages de ~.ai. ont vieilli. Mais quoi? C'est cel~ le, sens: ce VIeilhssement, ce tassement? C'est la s':ene ,finale de la Rentrée des usines W onder, deportee de son contexte militant et collée ainsi en «fin ouve~e »: Mai 68 répete la fin de Mai. Ce film a le pa~e ,daos ~'reil,. et. c'~st bien un « point de vue ~ qu1 s orgamse ams1, e est un discours qui se
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tisse en silence. Sans sujet? Mais ce vieillissement dont le film offre, en diagonale de sa pauvre chro~ nologie informative, l'image, c'est bien celui d'un « sujet >> : qui? sinon noils, les spectateurs, en qui silencieusement « parle l'événement >>. << Laisser par~ lcr l'événement » : c'est le laisser parler par les spectateurs, selon les voies tracées en silence par le film, jalonnées par les pointillés du montage. 11 importe done d'analyser selon quelle structure, par que! montage, 1' << événement >> est emporté, sur quelle portée historique il est distribué - ici, celle de Miroir de l'Histoire, a peu pres. Il importe de reconnaitre que ce qui parle en un film, ce n'est jamais 1' << événement » (et qu'est~ce qu'un événe~ ment, sinon un nceud d'intensités historiques a redistribuer), mais le sujet supposé le savoir. L'enjeu de ce type de film, c'est le. savoir. Ce qui y est désiré, c'est un savoir sur l'objet (l'histoire, Mai 68, etc.), un savoir en quelque sorte spécifi~ quement cinématographique, obtenu par l'ceil et l'oreille, l'enregistrement optique et l'enregistrement sonorc, la scene que compose leur montage. Ce savoir, ii importe d'en laisser jouir le spec~ tatcur, c'est~a-dire de ne pas le proférer a la place de celui-ci : c'est cela aussi que signifie le príncipe << laisser parler l'événement » : laisser jo uir ( savoir) le spectateur. On peut protester, bien sur, qu'il s'agit la d'un faux savoir, d'une impression de savoir (a u sens de 1' << impression de réalité »), obtenue par le leurre spéculaire produit par l'appareil cinématographique; que, en vérité, le savoir exige autre chose que cette impression spéculaire, qu'il ne saurait etre que l'effet d'un travail, travail d'enquete et d'élaboration théorique, mise en perspective et mise en forme de l'objet. Saos doute. Mais la jouissance du spectateur? On pointe ici
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une difficulté, nodale pour u~ ciném~ 9ui, plus que ce cmema t dont les tout au tre• Profere son ,savorr; d a rinci s sont a l'oppose e c.eux que .~e en pr ~ peGudt'e Lawaetz : le << cméma mthtant ~. On ttque 1 · · lui reproche souvent de ne pas penser a JOUtssan~e (des spectateurs), et dans une ~arge mesure on ~ a as tort. La difficulté toumer~tt done. autour d un ~rtain nombre de notions, mtses en Jeu de fa~on spécifique par le document~ire. ou. le film de montage : discours, sujet, s~ozr, )t¡uzssance. ~a place des spectateurs dans le dtsposittf - leur role - y est impliquée, et jouée. , , . Dans le systeme Law~etz (e est-a-drr~ d.ans un systeme classique), on vott comment .la JOUt~sance, sous la forme si 1'on veut de 1' « nnpresston de savoir », est mise en jeu: c'est d'une absence dans le corps du film qu'elle s'offre aux spectateurs. Cette absence n'est ni celle d'un discours ni celle d'un sujet (dont, on a vu qu'ils peuvent etre implicites, voilés, mais qu'ils ne manquent jamais) : c'est celle du commentaire, c'est~a-dire celle d'une voix et plus précisément de cette voix du savoir qu'est par excellence, daos tout film, la voix off, puisque celleci retentit hors-champ, autrement dit au champ de I'Autre. D s'agit ici de réduire autant que possible, non la portée informative du commentaire mais son caractere assertif et si l'on veut autoritafre cet ~itrage et cet arbitr.a!re de la voix off que 'rien DI personne ne peut cntrquer, dans la mesure ou nul ne peut la localiser. C'est le systeme du « pas de commen.taire » ou du « peu de commentaire :. . C'est, disons-nous, un systeme classique, en ce qui COD<:eme le documentaire, le film d'archives le film de montage. C'est, en apparence, un system~ démocratique :· il met en veilleuse l'arbitraire de la voix off, du commentaire, qui fait violence au réel, aux
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spectateurs (ne les laisse pas penser 1 Qu'en est-il en réalité?
2. La voix qui garde le silence Lorsque, dans Mai 68, Séguy parle de Mai, mouvement étudiant, du mouvement ouvrier, qu'il dit l'est par ce visage bouffi, doit compter ce visage, avec cet air a la fois gené et rusé, regard fuyant, etc., cet ensemble de traits le léger accent de terroir, connote pour le ' et la télévision la « personnalité » du leader Avoir l'image de Séguy (ou de n'importe homme politique), c'est, pour les spectateurs, relatif pouvoir de critique : critique fort limitée doute, et tres équivoque (on ne saurait, ment, juger d'une politique d'apres l'image de ceux qui la reftetent: ou alors, Minute n loin, et le racisme ... ), mais critique cependant, tout spectateur ne manque jamais de faire plus moins usage. S'il parle face a la caméra, on rire de celui qui parle, on peut l'insulter d'ailleurs ce qui se passait dans les salles du tier latín ou Mai 68 était projeté) : enfermé le cadre de l'écran (grand ou petit), et faisant quelque sorte visi_blement appel a notre complic il nous est d'une certaine fa9on livré. d'une apparence sensible, doublement l'objectif de la caméra et par l'ceil des spectate& l'autorité de la voix se trouve ainsi soumise critique, du moins a une critique, la plus celle du regard. L'image joue le róle d'un fixateur pour la voix, elle en restreint le (la résonance, l'ampleur, l'errance, la d'inquiétude).
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11 en va tout autrement lorsque la voix s'absente de l'irnage, s'en déracine, et revient la han~er du dehors, de l'espace of!, du hors-champ. Elle s a~sure alors une prise sur 1 unage, et a travers celle-c1 sur le réel qu'elle reftete, que ne peut plus contrer la facile critique du regard : alors, il faut penser rnais justernent : en a-t-on le temps? Merleau-Ponty écrivait-il a tort « un film ne se pense pas, il se per~oit »? La voix off. 11 y a au moins deux types de voix o1f, qui renvoient a deux types, au moin~, d'espace o1f. Lorsque, généralement dans une fictton narrative, par exemple dans un film policier, retentit hors chanip la voix d'un personnage, meme si un contrechanip ne vient pas suturer la béance ouverte par cette voix, nous savons qu'elle vient d'un lieu hornogene a celui dont I'image filmique offre le leurre scénographique : c'est l'homogénéité convenue de l'espace physique réaliste. Cette voix peut etre inquiétante, comme l'est toujours plus ou moins l'o1f; mais elle ne l'est que dans le cadre dramatique de la fiction, c'est-a-dire de fa9on restreinte. Ainsi, dans Kiss me deadly, si le crimine!, dont Mike Hanimer cherche l'identité avec le terrifiant secret, reste hors ,cha~.p jusqu'aux dernieres séquences, C:est sa~ necess1te du point de vue de l'énigme poli~ere, pu1sq~e, .comme ii le dit lui-meme, son visage n BJ?prendrait ne~ au. détective (ni aux spectateurs). Ma.s de le ma~ntemr hors-champ (on n'en voit ::: le bas des Jambes, on ne sait de lui que ses t ~ures, de suédine bleue) donne a sa :voix sen:aerse, enftée d7 comparaisons mythologiques, d' e Pts grande pUissance d'inquiétude une portée enoC: ~ : sombre prophete de la fin d~ monde. Et, des Pit de cela, cette voix est soumise au destin COrps : la Seule institution du récit, a Ja Joi
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duquel elle est soumise, la rend caduque, 11 suffi.t que le sujet de cette voix apparaisse l'image (il suffit done qu'il y puisse apparaitre), ce n'est plus que la voix d'un homme,. autrement d'un quelconque imbécile : la preuve? un feu, il tombe - et avec lui, mais dans le ridicule. son discours aux accents prophétiques. Lorsque, au contraire, la voix s'inscrit dans espace sans communication convenue (sans généité) avec celui qu'ouvre l'image, elle ~ .... ""~..~ une division du champ fi.lmique dont le beaucoup plus énigmatique. Autant cette est rare, et produit un effet d'étrangeté, rlans films de fiction (c'est pour cet effet d'étr-'~-fto.J qu'elle est utilisée dans, par exemple, Chaznes gafes, de Mankiewicz), autant elle est semble naturelle dans les documentaires. Ce pas pour autant qu'elle n'y fait pas probleme. Dans Kashinuz Paradise, la voix off avec une certaine brutalité, elle force l'image de discours de lutte de classe, elle en contre la ralité, l'évidence sensible. Mais qui parle? Et et quand? Autre pratique du commentaire : dans la le commentaire est raréfié, et peu assertif; nioni n'informe l'image d'aucune théorie (et pas la théorie marxiste), mais, principalement, cerne d'inforQlations sur ce qu'elle ne montre a savoir les conditions du tournage, ce hors-cb spécifique. Par exemple, il décrit, off, non ce refiete I'image fi.lmique - des paysans chinois mement crispés, visiblement incommodés caméra, presque au supplice - mais, en ce que sont censés voir ces paysans traqués l'appareil (et que justement ils évitent de r ""'"rlerl Antonioni lui-meme et son équipe, dans 4
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tante étrangeté de !eur, débraillé occ~dent~l (barbus! cbevelus, jeans delaves, etc.). ~a1s, st, cela . l~1 rmet, un tant soit peu, de se ~1tuer (a. la diff~ ience des auteurs de Kashinuz), ou prend-11 le dr01t de parler a leur place le regard de ces paysans? Et quel effet y cherche-t-il? . De telles questions (et d'autres semblables), c'est la le secret pouvoir du commentaire et de la voix off ne se posent pratiquement jamais aux spectateurs 'aans le temps de la projection. A l'inverse de l'espace narratif, dont l'homogénéité réaliste conventionnelle appelle l'identification par nmage et ou, done, tout ce qui intervient hors-champ fait aussitot question (a moins d'une identification antérieure par le jeu du champ-contrechamp, des recadrages, etc.), dans l'espace hétérogene, divisé, du documentaire, la voix off interdit les questions de son énonciateur, de son lieu et de son temps. Le commentaire, en informant l'image, l'image, en se laissant investir par le commentaire, censurent de telles questions. Ce n'est, on s'en doute, pas sans implications idéologiques. La premiere de ces implications, c'est done. que la v~~x off représente un pouvoir, celui de ~poser de l1mage et de ce qu'elle refiete, depuis un beu absolument autre (de celui qu'inscrit la bande-image). Absolument autre et absolument indéterminé. Et en ce sens, transcendant : d'ou cet incontestable, incontesté, supposé-savoir. En tant qu'elle surgit ~u champ de l'Autre, la voix off est supposée. sav01r: tel est 1:essence de son pouvoir. Pouvotr en effet. Car, s1 la voix sait, c'est forcément pour quelqu'un, qui ne parlera pas. Pour quelqu'un, c'est-l-dire a la fois a son adresse et a • place: Ce quelqu'un, sans doute, est le spectateur, mats pas seulement lui : ainsi, dans la séquence
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citée de la Chine, Antonioni (la voix) parle a place des paysans chinois et a l'adresse des tateurs occidentaux, et inversement (car d'une taine fa~on le film s'adresse aussi bien aux Chinum. voir comment ceux-ci l'ont pris, et parle de la a la place des spectateurs, voir la position d' nioni, de spectateur justement - privilégié). a la place de l'Autre que parle la voix, et cela est a entendre doublement: puisque I'Autre, n'est pas chargée de le manifester dans son généité radicale, mais au contraire de le maitriseJ de l'enregistrer (c'est-a-dire de le supprimer en conservant), de le fixer par le savoir. Le de la voix est un pouvoir volé, volé a I'Autre, usurpation. Serge Daney, dans un texte intitulé « Qui quoi, mais ou et quand? (Cahiers n• 250), donné un exemple frappant de l'usage que le voir peut faire de ce pouvoir dépropriateur de voix off. C'est l'usage quotidien qu'en fait la vision: « ll n'y a pas longtemps, I'O.R.T.F. un court film sur les prisons. Pendant que la glissait avec tluidité le long des murs blancs prison modele, le commentaire off reprenait a compte et dans son langage un certain nombre revendications et de problemes posés par (par ailleurs : partout, sauf a la télévision, dans C.A.P., par exemple) par les prisonniers. Une tique " contenuiste " peut s'en contenter et y a juste titre, l'effet - a lire en creux - de la réelle des prisonniers san.s laque/le la n'aurait jamais été obligée de /aire ce film. qui ne voit qu'entre un film comme celui-ci Attica, il y a une différence de nature? ,
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Car Attica parle avec, pour et par la voix des prisonniers. II faut noter que le fiJm décrit par Daney est représentatif de bon nombre de reportages d'actualités ou de magazines produits par la télévision. Or, que s'y opere-t-il, ainsi, en douceur, avec fluidité? D'abord l'image, cette image qui ne montre a proprement parler ríen (les murs blancs d'une prison modele), métonymie (la partie pour le tout) du monde carcéral dont le petit écran fait ainsi miroiter la pure présence abstraite. Cet usage métonymique de l'image est tres fréquent dans les actualités de télévision : ii remplit le trou d'information réelle, le manque d'enquete sérieuse, et fonctionne en quelque sorte comme signe de l'information (il faut remplir la boite a images, il faut .bien montrer quelque chose). Mais, surtout, cettc métonymie radicale, ce presque ríen de I'image, fait miroiter le réel (ce peu de chose, ces prises de vues désertes, c'est ce que la caméra a touché du réel, et a votre tour vous pouvez le toucher d.es yeux) dont peut alors s'emparer le commenta1re off; c'est le .support visuel et sensible du ,commentaire, si l'on veut, sa chair. Ce qui est a 1 reuvre dans ce type de film c'est done une d,oub~e _réduction, une double t'naitrise du réel, ~ est-a-d1re d,e ce q~i brille (ici : non seulement 1~spacc caree~~!, ma1s toute la crise sociale qu'il revele) : par 1~mage, . qui le manifeste en le niant, e~ par la VOJx, qm le parle en lui imposant sllence. Quelle est, en effct, cette voix qui « reprend a son compte et dans son langage ~ etc ? A · ' ·· « son compte '? ,, . au com.pte de qui? dans le langa e de :w.éeMa1s ce s~nt JUStc~ent ces questions quf sont ~· aveuglees par 1espace off. Ce ui arl est 1 anonymat du « service public ,, d~ laptél:~
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vision, de l'information en général, et, en les cercles des connotations, peut-etre compatissante et désolée, la Démocratie ses maux, l'Homme... C'est un peu de tout qui, sourdement, parle dans l'anonymat de la off, y dessine vaguement le grand sujet voilé abstrait au nom de qui ~a parle. Et ~a, c'est généité de l'ordre social s'effor~ant de rés~rber, le reprenant
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ué _ Iorsque s'y per~oit la passion partisane. t•est l'aventure qu'illustre plaisamment un courtmétrage documentaire de Chris Marker, Lettre de Sibérie. . on y v~1t, une .meme se9uence repetee tr01s, fo1s, en continmte, ma1s successiVement accompagnee de trois commentaires différents. Que montre cette séquence? Des ouvriers d'une quelconque ville de Sibérie (Iakoutsk), occupés a des travaux de terrassement, tandis qu'au premier plan passe un Asiatique dont le regard bigle croise celui, monoculaire, de l'objectif. Ce que veut montrer Chris Marker, c'est qu'une telle image qui, en soi, n'est pas neutre mais au moins ambigue, est susceptible, en fonction de son référent (la Sibérie, l'Union soviétique), de lectures contradictoires, antagonistes, et que le role du commentaire peut etre justement de lui arracher un sens fort, univoque O'image ouvre un champ de connotations multiples que le commentaire ferme en la dénotant, en mettant des noms sur les choses). Le premier commentaire de cette séquence est, ainsi, un discours de type stalinien béat : le sens que le discours extorque a l'image, c'est celui de la construction du. socialisme dans la joie ( << Dans la joyeuse émukltlon du travail socialiste, les heureux ouvriers s~viétiques, parmi lesquels nous voyons passer un Plttoresque représentant des contrées boréales, s'~ppliquent a faire de la Yakoutie un pays ou il fa¡~ bon vivre! »). La bande-image repasse, la meme r ne .de plans, et le commentaire change : ce que a vo1x en tire maintenant c'est au contraire une express10n · el. , oquente de l'enfer ' 'soviétique, tel' que r~ le VOir Un anticommuniste professionnel c ~ns la posture des esclaves, les malheureux Ouvners ·, · SOVIetzques, parmi lesquels nous voyons A
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passer un inquiétant asiate, s'appliquent a un vail bien symbolique : le nivellement par le bas! Retour, une troisieme et derniere fois, des plans, et fin de la prosopopée : Chris Marker de parodier le discours des autres, celui de la lité officielle ou de l'antisoviétisme primaire a certain égard, sont done le meme), et énonce le bien-dire en la matiere : commentaire ni ni noir, objectif, nuancé ( << Avec courage et
cité, et dans des conditions tres dures, les ou soviétiques, parmi lesquels nous voyons passer Yakoute afjligé de strabisme, s'appliquent a lir leur vil/e, qui en a besoin 1 ••• ») A la lecture (les Commentaires de Chris sont parus sous ce titre aux Editions du Seuil), ne peut évidemment manquer d'éprouver, a ce sieme volet de la séquence répétée, une déception. S'agit-il done de ne ríen dire? Pas a fait. D'abord, la séquence entiere dit q chose, sous une forme négative; ce qu'elle dit, que le commentaire ne doit pas faire violence l'image. Faire violence a l'image, solliciter a elle son référent réel, c'est luí extorquer un de-sens, interdire son ambiguité, la figer en en symbole, en métaphore (travaux de terra~l)~ ment = joyeuse émulation socialiste; passant tique = péril jaune, etc.). C'est ce que fait la pagande. L'éthique suggérée ici est proche de que professait André Bazin quand ii vio! de l'image (de son « réalisme par le montage, ce pouvoir du montage dans n'importe que! sens (dans le sens priorl) le hasard des événements pris au la pellicule. Ce que dénonce Marker, comme c'est la réduction du champ signifiant l'image filmique, réduction terroriste au
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d'intérets ext~rieurs, transcendants a l'expérience cinématograph1que. En un sens il n'a pas tort. Mais en un sens seulement. C'est que, dans sa brillante caricature, la critique portée par Marker englobe, sans les distinguer, l'énonciation et l'énoncé, la voix et le sens· et qu'on ne peut se défendre de l'impression que 'quelqu~ c_hose ~d~ la fonction du commentaire) se trouve amst esqu1ve. Dans la passion partisane, il y a deux choses : la passion, et la prise de partí. La passion, on le sait, est aveugle, c'est ce qui permet de jeter un doute sur la vérité, le bien-fondé de son partí pris (c'est l'équivoque entre partial et partiel). De plus, elle est violente, ce qui n'arrange rien. (Et quand elle occupe le lieu du pouvoir, !'off, c'est intolérable.) C'est contre cette violence et cet aveuglement que s'éleve Marker, il ne juge pas, comme on dit, sur le fond. Mais faut-il préférer en toute occasion la raison détachée, le regard « scientifique », ou ironique? Si Chris Marker se pose bien la question ( « Mais l'objectivité non plus n'est pas
iuste. Elle ne déforme pas la réalité sibérienne, mais elle l'arrete, le temps d'un jugement, et par la la dé/01me quand meme »), il répond vite, et vaguement : << Ce qui compte, e'est l' élan, et la diversité. » Une autre réponse, plus proche de ce qu'il en est du pouvoir de la voix, se trouve esquissée dan_s . un autre court métrage documentaire, tres anteneur a Lettre de Sibérie: dans Las Hurdes, de Bunuel. On va y revenir. ( <;e qui est sur, c'est que la voix froide en impose vo~ plus haut) la les accents de la passion suscitent la méfiance. Est-ce que ce n'est pas au ~onct cela que dit Chris Marker dans cette séquence e Lettre de Sibérie? Est-ce que ce qu'il dénonce
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au fond n'est pas, non le caractere rnensonger commentaire passionnel, rnais son caractere rant? On retrouve ici la technique du « peu cornmentaire ». Ce que Chris Marker énonce, le savoir moderne, occidental, bourgeois si veut, de ce que c'est la réserve du qui définit le régime de sa rnaitrise, de terroriste. Il n'énonce pas seulernent l'éthique rale, dérnocratique, du commentaire d'informatil politique, mais aussi et peut-etre surtout le d'une science, d'une maitrise du cornrnentau dire pas trop, ne pas dévorer le sens muet, de l'image, ne pas contrer son « obtusité », ambigulté ou sa puissance d'assertion muette; per l'image filmique, la huiler, non la forcer. La contre-épreuve de cette « science » du mentaire nous est donnée aussi bien par les touristiques que par certains films militants, encore par les actualités d'avant-guerre du Pathé-Journal. Ce qu'on y expérimente, chute de la voix off dans le faux, dans le On rit, on crie, on n'en croit pas ses oreilles; comique a force de niaiserie, ou d'odieux, ou deux a la fois. Ce qui est ici sensible, c'est sément un accent : ce nasillement surprenant, note forcée, cette rapidité comique des voix off actualités Pathé, ou cette sentimentalité des commentaires touristiques, ou bien épique, l'obligatoire haine de classe et hnsuv~JU' table optimisme du commentaire dans certains militants. Ce qu'on entend alors, c'est quelque comme le corps de la voix- son corps, c'est-a-dll sa mort au sens. La voix n'a plus, pour nous, sur l'image (a supposer que celle-ci ne soit pas meme per~tue comme grotesque et abusive, ~a mais dans ce cas le probleme ne se pose pas),
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fortiori sur le réel qui Y miroite, elle se détache,
ene devient
une partie d'un ensemble qui ne tient ce ~ui permet a~x esthetes d'aimer le film c:ontre lu~-meme, de lut trouver un vieux charme, 1lll caté kitsch, rétro.
pas;
A
J. Les voix qui s' entendent La voix vieillit. Son signifiant (ce qui, en elle, •entend) « travaille ». S'y per~oit un accent, qui 1 a'est pas celui d'une région géographique, mais plutót d'une région de sens, l'accent d'une époque, t'accent d'une classe, l'accent d'un régime - et cet accent neutralise le sens, désamorce le savoir qa'impose cette voix. C'est pourquoi, aussi, il faut ca dire le moins possible. Pas de commentaire : c'est la sagesse on la prudence du maitre, du pouwir. La voix expose. Elle expose plus que l'image, c:ar de l'image on peut jouer, le ridicule qu'on y risque n'est pas le ridicule dernier, le ridicule mortel, celui du sens. Celui qui a « droit a la parole » (au sens ou il e~ a le pouvoir) doit en user le moins possible. ~euse regle, quand meme. Vaut-elle pour tout dans le registre du réel, du document, du tumentaire? Et y échappe-t-on lorsque, la te. (comme c'est le cas dans Mai 68) le comlllentaue s'abolit, suppléé par les scansions du llontage? , A cette deuxieme question on peut répondre que ~cent - puisque c'est cette aspérité de la voix qu accroche l'audition critique (comme la lumiere :ante accroche le grain. d'une surface, la « mae ~ d'u~e toile peinte) - , l'accent se per~oit qu01que moins directement, au-dela de la
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voix, dans les heurts du montage et la des coupes, dans ce qui du montage fait aux accrocs du discours, a la vérité, on n' pas (fUt-ce dans la platitude). Mais qui a peur- ainsi de décevoir, de d'etre mort? tout le monde? Tout le monde etre dans la mesure ou -comme on dit il aspire maí:trise, ou il défend son pouvoir, son savoir, mémoire. C'est-a-dire dans la mesure ou il est La voix off : la voix de son maí:tre. Et de il n'y en a qu'un. C'est pourquoi de voix. du mentaire, en général dans ce systeme, il n'y qu'une sur la bande-son (et c'est la plupart temps une voix d'homme). Parfois, plus r~,....... deux voix se relayant, alternant (homme, font ressortir de leur discrete harmonie c""'""11 l'unité supérieure du discours. Mais, si la trouve démultipliée, et avec elle cassée cette du discours, le systeme change, et ses effets. pace off y cesse d'etre ce Iieu de la réserve et l'intériorité de la voix (ce lieu ou elle << s parler »), il est lui-meme divisé et, de cette sion, prend dimension de scene, se dramatise, peuple. Quelque chose s'y passe, parallelement l'image ou s'entrela~ant a elle, mais décollé La voix ne se plante plus simplement dans s'il y en a plusieurs et qu'elles se battent (comme chez Godard, notamment dans la du « groupe Dziga-Vertov »), ou s'entre-ac~u s'entraiment (comme chez Duras). Mais principe meme du documentaire, son príncipe réalité (non moins unique qu'objective), qui trouve alors subverti. Rencontrer le << corps » de la voix (son dit Barthes), ce déchet du sens, c'est renw.... avec sa division le sujet de cette voix, le sujet
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u rang d'objet, démasqué: dans l'exercice de Oris Marker, c'était « l'anticommuniste paranoiaque », « le stalinien jovial», figures de carnaval. D'un coté le, sens nu, neutralisé, risible ( « le roi est nu »), de 1autre. son « corps ~· son cadavre : son bruit, sa cacophome... Pourquot est-ce que cet éclatement de l'unité du commentaire et de la voix, cette scission du son et du sens dans la voix, s'ac-compagne-t-elle dans les salles, a devenir sensible, de manifestations de révolte, de rires ou de cris? Contre quoi se révolte-t-on? Contre la connerie. Mais cette connerie ne susciterait pas de réaction spéciale si elle ne prétendait (c'est a son príncipe) régenter de son discours le réel, a travers l'image. Reconnaitre, en riant, dans !'imperturbable voix off, la connerie, c'est lever l'oppression du commentaire. Le rire éclate, il fend : il fend la voix du commentateur. Si done l'unité de la voix et du sens dans le commentaire off définit un régime de maitrise ou d'oppression, c'est peut-etre a partir de sa scissíon qu'une autre politique (ou érotique) de la voix off pourrait commencer a se définir. C'est quelque chose de cet ordre qu'avait calculé Bunuel daós ~ Hurdes: le commentaire y est froid, mais l'~age hurle. Sur l'image, ~a creve, ~a pourrit, ~a gnmace atrocement, et a force, la retenue, la ~éser~e du commentaire devient étrange, l'atonie de a vo1x inquiétante, comme si l'abime entre le cri !DUet de l'image et le discours de la voix off était ::perce~tiblement traversé d'un rire silencieux qui me,ntatt le dit de cette voix. Cette voix, on finit par 1entendre. A partir du moment ou on l'entend ~iscours - qui n'est jamais que celui de 1~ altn~e - se trouve menacé, la fonction du com111 entaJre est en défaut, celle du documentaire est
:n.
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mise en cause. Ce qui est calculé dans Las c'est une mise a l'épreuve radicale de la du commentaire, de l'impérialisme, du colomüu:.-n fonciers du documentaire. Tout le cinéma moderne, depuis disons d'un coté, Bresson de l'autre, s'inaugure remise en cause, en meme temps que du classique de l'image filmique comme image centrée, en profondeur, de l'usage de la voix h_omogene, harmonique a l'image. Ce que met jeu la modernité cinématographique, quels soient les titres sous lesquels elle s'avance, c'est, l'a souvent dit, les effets de rupture, les chements, les << bruits » de la chaine filmique; opere une déchirure de l'effet de réel de 1' filmique, de l'effet de maitrise de la voix. Le port de la voix, du son et du silence s'y se musicalise. Cela donne lieu a des expéríence limites, par exemple celles, en marge du militant, du << groupe Dziga-Vertov »; ou de ou de Duras. Straub est certainement le qui a joué le plus richement, le plus le plus dramatiquement du pluriel, de la voix dans l'espace filmique; ~a ne se pas beaucoup, mais <;a finira par s'entendre. (qui déclarait récemment ne plus pouvoir niser, << visser »1 disait-elle, les voix dans les ches), c'est, entre autres, une expérience du et de la subversion de la voix par le silence : Détruire dit-elle et Nathalie Granger (Nathalie ger que le silence habite, non pour renforcer, efTet d~ réserve, le pouvoir de la parole qui l'homme, mais pour paralyser, envouter rendre la voix· au lapsus, au trouble, a la rendre la voix aux femmesJ l'inconscicnt la Femme du Gange et India Song (ct
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Yero Baxter) ou le silence de l'image provoque le uplement sonore de l'espac~ off, y met le feu du ~ésir et en renvoie aux spectateurs la question. Mais <;a, ce sont des fictions, c'est-a-dire des o:uvres souverainement insoucieuses de ce « reftet du réel » a quoi se mesure la vérité d'un documentaire et qui impose a la voix de celui-ci cette discréti~n spécifique qui nous a fait probleme. Il faudrait parler du cinéma rnilitant, ou la voix se trouve investie d'une fonction précise, d'ailleurs variable. Dans Oser lutter (film tourné a Flins en rnai-juin 68, par des militants établis) par exemple, il y a ce mélange confus de voix sur des plans noirs, d'ou émerge par bribes la << vérité » de la Iutte : « ... et surtout, pas de négociations ... >>; c'est a ce mélange, Acette confusion brUiante sur la bande sonore, que a'opposent, comme la clarté du savoir révolutionnaire, les cartons ou ce savoir s'inscrit en toutes lettres, blanc sur noir. Ou bien dans Shangha'i au jour le jour, ce sont deux voix de femmes qui dialoguent off, mais elles ne commentent pas directement le réel que reflete l'image (comme le fait par exemple Antoaioni, voir plus haut), elles commentent la bandehage : sensiblernent, ce sont deux femmes qui parlent dans une salle de montage; quelque chose ici :. trouve mis en échec de l'indétermination terro!t: ~e la voix off - deux femmes qui se parlent, 4l1li ~mloguent devant des irnages ... D une maniere générale, si les problemes évoqués sont rarement résolus de fa<;on intéressante (et rarement envisagés) par le cinéma militant, cepcndant en son lieu, a partir des problernes se posent aux cinéastes militants, que peut comc(r de se penser et de se réaliser une subversion d' ocumentaire et de ce qui y opere en sourdine : ISCours du pouvo1r, · 1a forme-dzscours . . du pouvozr.
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Le cinéma militant, en effet, nc pcut chose comme du documentaire rage et des grands mots bien soit tout a fait autre chose, qu'il le rapport du réel, du regard ct de plus ou moins, cela se fait, car ce titre de cinéma militant ne com ou finit le documentaire classiquc, ci étouffe et gomme : le sujet parlant mise en jeu du sujet, qui est risquée, la refoule le plus souvent dans le voix off sans sujet. La difficulté la l'ordre du document et du réel bien de ne pas effacer le sujet, le peut-etre d'une nouvelle fa<;:on souple, plus hasardeuse aussi, Le hasard, la rencontre, c'est D'ici que le cinéma militnnt aime N.B. l. Le commentaire, on !'aura pas le point de vue. Comment taire c'est justement sa fonction. Non qu'il point de vue organisé, qui se pourrait le commentaire n'est pas pour le dire de légiférer sur des imagcs du réel, savoir. La question du point de vue a la vérité, c'est la fa9on dont un un processus, et ce qui en quant au commentaire, du _ n'ai guere insisté sur ce qu'il en est dans un film on appelle les « cartons a singulierement raréfié le procédé, guere aujourd'hui que dans le. depuis Mai 68, dans une partte un du cinéma militant : le Peuple el
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Oser /utter ... On voit tout de suite le commentaire parlé off et le com~~:artons: outre le caractere nécessairediscontinu, ramassé du discours le savoir s'y désigne comme tel, c'estdidactisme. A l'intériorité de la voix off llf6olnriM du texte donné ·a lire, qui sollia la « conscience » (au sens des spcctateurs. Les cartons implia la voix off, une sorte d'effet de comme on (Philippe Ivemel) a le V erfremdungsefjekt brechtien ~tion :.. C'est pourquoi c'est essenle cinéma militant que les cartons sont
qu'ils font rarement plaisir. lls prode l'agacement, voire de la ha~ne: disent chaqués que l'on mette ams1 les images, les points sur les i. ns ces images, on les laisse parler sous les images, le réel. cartons, en effet, <;:a s'interpose entre :t ce qui filtre du réel dans l'image. Le semblant ne gene pas, quand par-derriere, avec la voix off. Quand revanche, il frustre l'a:il et on lui en en veut aux auteurs du film 2).
le. cinéma classique et modeme (a lains films underground), mais spédocumentaire, l'espace filmique, du dispositif cinématographique, deux ordres concurrents, le regard et la voix, ce n'est pas l'image les deux ordres complémentaires ',.~Cilaels se trouve soumis le travail
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Le cinéma miiitant, en effet, ne peut pas ctre chose comme du documentaire classique plus ragc et des grands mots bien sonores. Il soit tout a fait autre chose, qu'il organise le rapport du réel, du regard et de la voix. plus ou moins, cela se fait, car ce qui se titre de cinéma militant ne commence jamais ou finit le documentaire classique, dans ce que ci étoufte et gomme : le sujet parlant. Il mise en jeu du sujet, qui est risquée, ce la refoule le plus souvent dans le dogmau~me voix off sans sujet. La di.fficulté la plus l'ordre du document et du réel qui y fait bien de ne pas effacer le sujet, le je et le tu. peut-etre d'une nouvelle fac;on d'aborder le souple, plus hasardeuse aussi, plus ouverte au Le hasard, la rencontre, c'est la chance du D'ici que le cinéma militant aime le N.B. l. Le commentaire, on l'aura compris, pas le point de vue. Comment taire ce point c'est justement sa fonction. Non qu'il existe point de vue organisé, qui se pourrait dire le commentaire n'est pas pour le dire : son de légiférer sur des images du réel, d'y · savoir. La question du point de vue a plutot a la vérité, c'est la fac;on dont un sujet s'imPliQUCl un processus, et ce qui en émerge. J'ai quant au commentaire, du signifiant de la. n'ai guere insisté sur ce qu'il en est de l'écnt, dans un film on appelle les << cartons ». Le a singulierement raréfié le procédé, qu'on guere aujourd'huí que dans le cinéma de depuis Mai 68, dans une partie un peu du cinéma militant : le Peuple et ses
Oser lutter... On voit tout de suite ...:fF,(rence entre le commentaire parlé off et le comsur cartons : outre le caractere nécessaire{ragmentaire, discontinu, ramassé du discours e cartons »,le savoir s'y désigne comme tel, c'estcomme didactisme. A l'intériorité de la voix off rextériorité du texte donné ·a lire, qui sollien appelle a la « conscience » (au sens _,:.;,..,,., 'du mot) des spectateurs. Les cartons implirapport a la voix off, une sorte d'effet de lstanciation ou - comme on (Philippe Ivemel) a de traduire le Verfremdungseffekt brechtien « désaliénation ». C'est pourquoi c'est essen~ement dans le cinéma militant que les cartons sont
illisés.
D faut ajouter qu'ils font rarement plaisir. lls pro-
~UQUeraient plutot de l'agacement, voire de la haine.
spectateurs se disent choqués que l'on mette ainsi eux, entre les images, les points sur les i. ns :eraient que ces images, on les laisse parler reUe!-memes : sous les irnages, le réel. Les mots, les cartons, en effet, c;a s'interpose entre spectateurs et ce qui filtre du réel dans l'image. du semblant. Le semblant ne gene pas, quand , l'injecte par-derriere, avec la voix off. Quand ecran, en revanche, il frustre l'ceil et on lui en (ou plutot, on en veut aux auteurs du film 2 ). N. B: 2. Dans le cinéma classique et moderne (a
~pt1on de certains films underground), mais spé-
""''uement daos le documentaire l'espace filmique l'.ensemble du dispositü cinématographique, ' ' la pol.ansés par deux ordres concurrents, le regard le VOJX. Le regard et la voix, ce n'est pas l'image son. Ce sont les deux ordres complémentaires auxquels se trouve soumis le travail
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de la bande-image et de la bande-son montage, mixage, étalonnage, etc.). Cette du regard et de la voix est a rapporter au e en éclipse • du sujet qui regle la chaine (l'altcrnance et l'étagement des plans : regle champ-contrechamp, etc.) et dont le spcctatew suppot (cf. Jean-Pierre Oudart, «la Cahiers n° 210 et 212). Elle désigne ce qui le spectateur comme tel : spectateur de (désirs en tant que constitués par 1'Autre). plique done aussi la division, l'aliénation toire du spectateur dans la chaine récemment posé la question de savoir si nation • était irréductible, ou s'il était levcr, par quelque perversion du dispositi exemple en inscrivant dans le film les production de celui-ci, ou bien en opacifiant en multipliant les traces iconiques ou sonores l'indifférenciation et l'illisibilité, sccne du fantasme et remettant, spcctateur a sa place. On peut épiloguer rct d'une telle opération, dans ce qu'elle a de tique. Il est certain qu'elle mobilise différem rcgard, lui fait parcourir la surface, l'envers lui ouvrc d'autres aventures. Il n'est cellcs-ci soient d'une essence fond que les dérives de la « représentation • qu'il y aille socialemcnt - dans les chemlDI du désir et du social - d'une subvcrsion tale. Au-dela des confiits facilcs de la imaginaire et de la surface réclle, subsiste de l'objet : que faire - que se fait-il et de la voix?
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NOTES de ll prosopopée •• ce n'est pas tout a fait on me l'a fait observer. Le discours que opposc ainsi (tbese-antithese-synthese) aux il n'cn a pas l'outrance caricaturale, n'est tout a fait celui de Marker, dont la dialecsubtile. 11 n'en reste pas moins que si plus n'est pas juste • (comme le sait gauche un peu teinté de marxisme), pourquoi, ou répond a cOté de b plaque, ce qu'il en est de l'arbitraire du discours qu'il en est un des tenants les plus brillant5, Voir plus loin. ici ~urtout au cinéma militant el au groupe les films antérieurs de Godard, et Numéro cartons et des lettres un usage qui ne :>e didactisme, mais fait intervenir les fantaisies pcrmutations, mots d'esprit, etc.
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LES FAUVES DU REEL
M ais la jouissance dont le ainsi privé est transférée a ginaire qui /'a.ssume d'un spectacle ; a savoir le sujet dans la cage oii, avec la cipation de quelques fauves du obtenue le plus souvent a leurs il poursuit la prouesse des de haute école par ou il fait ses d' étre vivant.
l. L'écran Dévorer ou etre dévoré. C'est une question paremment le cinéma exclut: c'est en effet le sitif ou le sujet, le spectateur du moins, se plus séparé de l'autre, de l'autre mena~ant. 11 écran : écran veut dire protection. Dans le classique, la rampe est également une mais moins sfue, un metteur en scene d'avao'... peut toujours faire descendre les acteurs dans pour faire sortir les spectatems de leur róle, dire les empecher d'en jouir, culpabiliser leut
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de spcctateur (je pense ici par exemple a l'Antidc Brccht montée par le Living). Au cinéma, .uteurs de La Hora de los Hornos peuvent bien un carton avec ces mots : TOUT SPECTATEUR UN LAcHE OU UN TRAITRE, cela ne saurait pro' dans la salle, que des titillations intimes risquent pas de sortir les gens de leur faupuisque ces mots sont sur I'écran, puisque répartition des roles n'est pas bouleversée, on en droit de prendre la phrase pour un défi un niais. Ecran implique protection. C'est au moins ce que cette phrase, ces mots blancs sur l'écran opacifié. Mais c'est justement que l'écran ne pas, généralement, comme surface opaque, noir derriere Jeque!, sortant de son fauteuil, uaudrait aller voir et toucher la violence du réel, comme transparence. Ce n'est pas un mur, tableau, mais une membrane diaphane et lumiou le rée! affiue, sollicite l'reil.
Si dans l'écran de cinéma, quelque chose subsiste de la notion de protection, c'est paree que le a affaire au réel. Le cinéma a affaire au veut dire que par la bouche de la caméra, incorpore quelque chose, quelque chose pas fait de reve. La pellicule est ce long transparent, ce ruban fécal d'un réel digéré. garde la trace, l'inscription d'une expérience, rencontre, d'un choc, d'une sorte de lutte a ~o~t la projection déroule .Ja mémoire. cmema inscrit done, en ce sens, deux types ement~ l'un visible et l'autre pas : le pre-
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mier, qu'on pourrait dire « horizontal ~. c'est série des événements que représente le film, voit le spectateur. Le second, «vertical,, l'expérience cinématographique elle-meme, la contre du cinéma et du réel (il faudrait mettre mots des guillemets).
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sens plus encore, qu' une fiction. Dans le docule savoir que l'on a que « c'est du cinéma » :nd a s'effacer, a s'abolir dans un « c'est du réel » .pté par l'appareil.
~~mentaire,
a
3. Le travail 11 y a en effet tout un travail, différencié, plexe, couteux, du scénario au dernier montage, constítue autant d'épreuves de réalité, mais que spectateurs ne verront pas. Et qu'ils ne verront non seulement, comme on l'a dit un peu simplem paree que ce travail est « effacé}} a l'arrivée, paree qu'il n'est pas fait pour s'inscrire, il qu'inscription, production d'effets. D'effets de vail, pourquoi pas? Tout film en garde trace, l maniere (et trace de sa maniere de travail). Mais d'effets de réel aussi. Cela devrait etre la meme chose : quoi de réel que le travail? Or, i1 suffit de se reporter approches de << l'impression de réalité », ce pas la meme chose. On voit bien pourquoi les films de fiction : nous pouvons apprécier performance d'acteur, ou un mouvement de tout en partageant les émotions du persoiJ en « entrant » avec le travelling dans le y a la deux réa'lités, distinctes, l'une « réelle l'autre fantastique. Une vraie et une fausse. du moins ce qu'il semble: or, ce qui pose dans << l'impression de réalité », c'est qu autre chose, une sorte d'anastomose du du fantastique. C'est ce qui fait qu'un docum"... pcut etre aussi trompeur, aussi mystifiant,
Qu'est-ce qui est trompeur la-dedans? C'est que réel se présente en bloc, sur l'écran. Ce que ran offre aux spectateurs, c'est un bloc de réel, plein, un tout. C'est de ce coté que pourrait se ,ínter la différence entre << effets de travail » et effets de réel » : les effets de travail ne sont jamais te les accrocs, les défaillances, les traces disconues, éparses, d'autre chose que cette pseudoalité du réel don t l'écran offre le leurre. Le 1vail est multiple, éparpillé (parcel1aire, dit le lllrxisme), ne se ressaisit pas dans un tout. Ne ressaisit pas, mais est organisé, hiérarchisé, ~onné, pour produire la maltrise de quelque IOSC.
Qui dit maí'trise dit approprlation, jouissance, aussi : qui dit maltrise dit maltre. S'il y a jouisde quelque chose, il y a aussi quelqu'un pour ?e ce quelque .chose. Ce quelque chose, c'est qu¡ notamment au cinéma fait effet du réel. · Et . qu'un, c'est sans doute le spectateur en tant 1 ?gere ce réel offert, sinon sur un plateau. llloms sur un écran; mais sur un « plateau » en .~s que ce quelqu'un est également le metteur ene. Si l'on vcut, le maitre du récl, celui qui
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« met dans la boite
qui incorpore du personnage violent, carnassier, c'est le en tant que metteur en scene, ou le metteur en tant que spectateur. Les positions de de l'autre sont topologiquement semblables: l'écran ou derriere la caméra, c'est la meme en un certain seos. (Le metteur en scene effets en fonction de la place du spectateur jouit de ces effets en tant inscrit dans sa propre mise en scene). :t,
6. La décision Metteur en scene, on l'est de plusieurs et, au cinéma, de deux fa~ons au moins, toire du cinéma périodiquement oppose « histoire du cinéma > pour aller vite). On teur en scene daos le tournage, et metteur en dans le montage. 11 serait temps de se question de savoir pourquoi ces deux sont, d'une part, considérées comme les forts du travail cinématographique, et d'autre considérées (que! que soit le privilege accorde a l'une ou a l'autre) comme anthu.... Est-ce que ~a ne serait pas que, dans les cas, il y a un « coupez! >, qui n'est pas le Le metteur en scene, c'est celui qui pouvoir de couper. S'il est le maitre, c'est qu'il impose l'arbitraire de ce « coupez >, décision, a quelqu'un qui se trouve a son c'est-a-dire directement a l'opérateur ou au teur. Mais également, en tant qu'il effets de cette coupure le spe<:tateur : retour celui-ci est aussi metteur en maniere, c'est daos la mesure ou lui aussi,
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a le pouvoir de coupcr, sous la forme par du critiqucr: séparer le grain de I'ivraie, sur le corps comestible du film de la nourpour l'reil, crachcr l'inconsommable.
par cxemple le Gide d'Allégret (Marc), vu André Bazin : « Le temps ne coule pas. 11 dans l'ímage jusqu'a la charge d'un potentíel dont nous attendons presque la décharge. Allégret l'a bien compris, gardé de couper au montage la derniere de la prise ou Gide regarde fixement la laisse échapper une plainte excédée : « CouAlors la salle entiere respire, chacun s'agite son fauteuil, l'orage cst passé. » (Qu' est-ce k cinéma?, I, p. 74 1.) orage? Que s'cst-il passé? Un affrontemcnt qui allait, sinon a « crcver l'écran », du a briscr la regle a laquelle tout acteur cst llement assujetti : ne pas regarder la Ne pas regarder la caméra, c'est-a-dire : manifester par un coup d'reil la présence qui, dans l'axe de cette caméra, occupe la place impossíble, la place du mort, du regard, ce point aveugle, insituable, a duque! le regard étend ses rcts sur l'objet. de Gide évoque le coup de griffe d'un prisonnier d'un invisible filet; ce coup de e est le coup d'reil a la caméra non le « couqu'il laisse échapper : car ceiui-ci est pour tcrmc, déposer les armes. Si Gide en effet ce « coupez! » qui l'apparenterait au en scl:nc, c'est qu'étant Gide, il est en
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un sens le maitre. Mais ce qui le fait en passe vaincu, ce qui sauve en quelque sorte cinéma (la maitrise qu'il représente) et fait Ja salle, c'est que le véritable « coupez! :. apres, qui conserve celui de Gide; le canseN l'état de plainte, demande, faiblesse.
57 ~no1og1ques de 1' « imprcssion de réalité :. ....tographique ont toujours ratée, mais qui Bazin, et dont celui-ci a remarquablement compre.
8. La mort Mais de ce deuxieme « coupez! ,, le vrai, qui tranche, on ne saura ríen; il sera oublifl n'est pas de celui-Ut qu'on jouit (il est ce qui la jouissance), mais de l'autre : de la r.nnn la griffe, de la petite secousse, de la que l'objectif enregistre et que retient (la petite peau), l'écran (la membrane). la mort de l'autre qu'on jouit : « La mort, André Bazin, est un des rares événemem. justifie le terme de spécificité cinématographiiJII L'effet de réel, au cinéma, c'est cet mort: le cru de l'événement qui fait saillie, l'objectif saisit au sens culinaire du mot 1, le gril le fait de la viande. Cette métaphore pas gratuite : elle regle toute la pensée de la parence cinématographique, certes, et tout Iement celle d'André Bazin, mais aussi tout port de jouissance au cinéma. Le cinéma, c'est le mouvement : mais le mouvement, que ~a serve - que ~a serve a conduire des sités, produire des décharges, des coups, . pures, que l'objectif saisit et que l'reil avdí brutalité et la pornographie, dont on parle d'hui beaucoup, sont les formes grossierell rapport essentiel du cinéma a la violence maitrise, par l'reil, de la vioJence) que les
l'est pourquoi I'inscription des fauves, des vrais
a J'écran,
l'intéressait particulierement (des et en général des situations dangereuses). fpourrait résumcr son esthétique et son éthique •ces dcux phrases : « Chaplin, dans le Cirque, electivcment dans la cage du lion et tous les sont enfermés ensemble dans le cadre de 1, (Montage interdit); et: « Montrer en pren, un sauvage coupeur de tetes surveíllant des Blancs, implique forcément que J'india'est pas un sa•Jvage puisqu'ii n'a pas coupé • de l'opérateur. , (Le Monde du Silence.) ou ctre dévoré, couper ou étre coupé : la caméra qui a dévoré le fauve, mais a la du risque que le fauve ait pu dévorer, : la caméra, du moins l'opérateur ou le meten scene. Esthétique de la réalité : le plan la continuité, l'absence de champ-contrcIa réduction du montage. Ethique de la réala maitrise, la captation du réel dans le se paie d'un risque ou d'une cruauté tllarquc la pcllicule au fer de la vérité. « On sinon hiérarcbiser les styles cinémato~ues en fonction du gain de réalité qu'Hs tent » (l'Eco/e italienne, t. IV), et: « " Réalle doit naturellement pas etre entendue quan~Dlent , (id.). (Car le quantitatif ment.) Y a « gain de réalité , (et done gain de jouis-
_,~asser,
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sanee), c'est ainsi un gain sur le montage, retard cruel apporté a u· « coupez! ». Le « a chaud du tournage gagne a la main la dont le montage ne fait que travailler a l'empreinte, les chutes. 1 O. Le montage
Car le montage cst con9u par Bazin de négative, comme opération froide, analytique, traite, artificie11e, ou la pellicule est traitée en morte, non en support diaphane d'une l'reil, ressour.ce de surprise et marque d A l'accident, a l'accent du réel, les opérations laboratoire substituent une ponctuation qui le rogne. Il est arrivé, avant (Vertov), et depuis que le montage soit con9u autrement : le reprenant ses droits sur la maitrise, qu'il une production positive, bouleversante, cassant la perspective, et traversant d'un nouveau le trou quadrangulaire de l'écran. Il aujourd'hui que les intervalles, les lettres, les tons, les blancs, les noirs, les bords, dans le mouvement filmique pour en su maitrise, désasservir le travail (identifié au tage), et ouvrir ainsi le cinéma au jeu. Saturé d'un coté de cruautés et de dernier en date des << fauves · du réel », requin blanc des Dents de la mer), le cinéma se ainsi de I'autre attaqué dans son corps propre, racine de ses effets, de ses e.ffets de réel. dissolution active, liée a l'apparitíon de nouvelles qui ne vont plus dans le sens d'un de réalité » (l'électroniq ue, la vidéo), est sans
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la chance de son renouveau. Il fut en effet une cene de Ja cinéphilie _ ou Í'on crut avoir affaire a quelque chose de tel qu~ le cinéma, a la spécificité du cinéma, au « ~a c'est du cinéma », a l'essence du cinéma. Cette essence, c'était la transparence : la jouissance du réel. Cette époque est révolue, on sait aujourd'hui qu'il n'y a plus « le cinéma », référable a un modele (par exemple le modele hollywoodien), mais toutes sortes de cinémas, toufes sortes de conditions cinématographiques. C'est a l'inconnu ouvert par cette décomposition, cette multiplicté, qu'au-dela de toute nostalgie rétro il faut maintenant se vouer. ~poque peut-etre heureuse, -
NOTES
l. Ce texte, non plus que d'autres non moins importants, n'est pas recueilli dans ce que les éditeurs présentent en accrochage comme 1' « édition définitive » de Qu'est-ce que 1~ cinéma? (Le Cerf), et dont le prix est 45, 20 F. L'averllssement qu'il s'agit d'une édition condensée est pudiquement a l'intérieur, sans doute afin que le lecteur ne le s~cbe qu'apres avoir acheté ~e volume. « Edition définitive_», certes, n'est pas équivalent a « édition complete», quo1que dans !'esprit de tout ·un chacun la premiere impli~ue la seconde; on appréciera la subtilité commerciale de !>pération. Souhaitons done, malgré cette « édition défi:lhve ~· une réédition vraiment complete des quatre volumes e Qu est-ce que le cinéma? 2. Cf. Serge Daney et P. Bonitzer, « l'Ecran du fan::me Cahiers du Cinéma, no• 236-7. (Le présent texte lcri~nendéveloppement de cet article travaillé en commun et P~rallele.) 3 1 Ii arnve que l'oreille supplée a l'ail, lorsque montrer lera\ f1c¡¡ o; obscene, ou atroce, ou impossible, ou au contraire llloine, , ade,. faible; par exemple dans Andrei Roub/ev, le e a qu¡ l'on verse de l'huile bouillante dans la gorge
~.
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est caché au spectateur par le bourreau, dont le dos pose entre l'objectif et le supplicié. On ne voit l'opération, seulement, fugitivement, la cass< d'huile bouillante. Le supplice est rendu par gouillement dans lequel meurent les cris et les du moine. (Nombre de spectateurs, alors, portent geste réflexe Jeur main a leur gorge.) Ii s'agit ici de que chos" que l'reil ne peut pas voir, sans l'oreille supplée a l'reil; mais en outre, le son sensible, si l'on peut dire, la région du corps la gorge, l'appareil vocal. On ne saurait done rence simplement parler de « pudeur ». On trer a partir d'un tel exemple que l'reil tandis que l'oreille est plus ouverte a 1 (Musil, cité par Benolt Jacquot dans I'Ass,,.,.,,, la musique, « une épouvante qui se change volupté »). L'oreille, qui jamais ne se ferme, au terrible. Bazin, a ma connaissance, ne s'est sur cette << autre scene » du cinéma qu'est la piste
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J.-L. G. et J.-M. S.
Straub et Óodard (ces noms pour ce qu'ils marquent : en vérité, il faudrait au moins les doubler, ou les fendre chacun d'un autre) se situent aux deux CJ:tremes de la modernité cinématographique. Du ánéma, ils tiennent chacun un bout; ils forment les deux foyers de l'eHipse en laquelle s'est ouvert, krasé, décentré, le monde du cinéma : ce qui fait qu'on ne peut plus parler du cinéma. Décentrement de Dreyer a Straub. De Rossellini a Godard, décen~ent. Straub remonte le courant du cinéma, y lai! remonter ce qu'il a refoulé, théatre, musique, Clpéra, fait sauter le cercle culture! des ciné-clubs d'~n effet de sur.culture ou les spécialistes s'efforcent 9ain_em~nt de s'y retrouver, se démasquent de leurs (cf. Raffael!i dans Cinéma 75). Godard, lDVerse, laisse fuir le cinéma le long des canaux :merts par ses avatars infra-cuiturels, du cinéma .tant. a la télévision, a la vidéo. Au point de :~ac_tJon ou chacun arrive, .Hs délimitent le spectre cmerna : Straub ultra-violet, Godard infra-rouge, deux hantent l'espace dont ils débordent les 0 ..,.. l'on •vlazs quoi?croit s'y reconnaitre, ou on se croit
~~~gat10ns
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Une chose frappante, chez Straub, c'est a point luí importe l'inscription vraie. On voit leurs tout ce qu'une critique maline et pourrait déceler de << métaphysique » dans de vérité. Mais il est plus intéressant de comment cette vérité est produite, comment pensée, -et ce qu'elle subvertit du champ spectre cinématographique. Straub, comme Godard, part de ce (lequel, comme Godard, le voue au rejet, a tion, a une sorte de sainteté) : Tout le mensonge_ Tout ce qui se fait dans actuellement est mensonger, pervers, nographique. L 'intéret de cette position d'ordre éthique, est qu'elle est intérieure au meme; elle n'est pas surplombante, située d'un poste ou d'un discours reconnw droite ou de gauche (on sait comme il est sans conséquence aujourd'hui de parler a voire révolutionnaire, de faire l'antistrophe chanson du pouvoir). Straub et Godard etres de cinéma, entierement cousus de la tunique de Nessus des images et des sons : se déchirer avec le cinéma qu'une telle les engage. Tel est le risque, et l'a surdité qui y répondent 1• Tout ou presque ce qui se fait actuellement le cinéma - et peut-etre plus l'information, dans les spectacles violence et du mensonge, du fascisme, de nographie. (C'est pourquoi Godard a pu Cannes, l'année derniere, que les films pornos plus honnetes que les autres.) Cela peut se autrement : la pornographie est la vérité, mesure du cinéma, de la télévision, de la du théatre actuels, dominants. Qu'est-ce que
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C'est écrire l'acte sexuel? C'est au bénéfice de la jouissance C'est, par le programme d' un scénario évoquer ce fantome phaHique dans et la décharge des organes, avec le acteurs pour support et le regard pour le semblant donné pour du réel. : « ... Le Film doublé trompe. Non seuzevres qui remuent sur l'écran ne sont qui prononcent les paroles qu'on enl' espace lui-méme devient illusoire. » Huillet; entretien sur le son, Cahiers du n•• 260-61.) Mais de cette illusion on jouit du réel; a cette jouissance - de type phal- c'est le réel qui est sacrifié. Le réel? La le hasard, l'amour. l'encontre : « Quand on tourne en son direct, peut pas se permettre de s' amuser avec les : on a des blocs qui ont une certaine lonet dans lesquels on ne peut pas mettre les comme ~a, par plaisir, pour /aire des ejfets. On ne peut pas monter du son direct comme on des films qu' on va doubler : chaque image son et on est obligé de le respecter. Méme le cadre se vide, quand le personnage sort on ne peut pas couper, paree qu'on d'entendre, hors-champ, le bruit de ses s' éloignent. Dans un film doublé, on attend que la derniere partie du pied soit sortie pour pouvoir couper. » (Id.) .ras mettre les ciseaux par plaisir, pour faire e ets : voila ce qui sépare de la pornographie. le réel » : voila ce qui a la fois unit et S(traub et Godard, Mo'ise et Aaron, et Numéro ou lci et ailleurs). qu'est-ce que c'est que ce respect, qu'est-
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ce que c'est que ce réel? Est-ce qu'on ne ici en pleine métaphysique? Ne s'est-on aux Cahiers, a répandre que « respect du c'était le pire bateau idéaliste? Tout dépencf qu'on entend par la, « respect » et « réel dépend de la fac;on dont on aborde le Le réel n'est pas d'abord pour etre ainsi que l'appréhendent Godard et rebours de ce qu'en font les d'abord pour étre vu, et retiré dans une tie1Ie discrétion que manque toujours Ie Comme dans Numéro Deux quand e1Ie se seule, dans sa chambre, et que lui caresse? » et elle Iui dit va-t'en. Scene qui dit tout. A!lors, le noír, dans Numéro Deux, et ailleurs, ce n'est pas du tout les ténebres mort, le néant; pas du tout. C'est la conditiQ surgissement d'autre chose, d'autre chose jouissance bete et oppressive de l'ceil male, se caresse? » - et cette autre chose, on le une voix, une voix de femme : « Tu vois, dit-e1Ie - tu vois, mais tu ne m'entends On devrait savoir, quand meme, aux Je noir de l'écran, chez Godard, c'est le de la mort et de la désolation : on devrait ce genre d'interprétation a Positij, qui s'y entre Altman et Makavejev, le petit malin et patapouf de la jouíssance viri.Je. Le noir, jouissance íntégrale. C'est ce qu'on peut plus jouissif au cinéma, avec le cinéma. Ce veut pas dire (précísion a l'usage des malins) fin du fin cinématographique, c'est l'écran une bande sonore bien riche. Non : mais défilé de l'image de cette nuit d'encre et de neiie ou se fait et se défait Iettre a Iettre Jo
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c'est le joui du sens qui apparaí't, mais alors : a gober, ríen a re~enír, le cinéma enfin. lache mémoire. La mort, st vous vo~lez, la puls10n de tant que vous voulez, mats pas- comme ce paquet noir qui. attend Ja vi~ au. bout de. sa tout le contratre : comme mfime successton morts ultra-rapides, comme ces centaines dont les femmes sont capables, et que chaque Iettre de l'égrénement électroou se décompose le corps total du mot. Le jouir.de Godard, c'est le seul· ou era n'arn~te pas Et Straub, c'est pareil, sauf que c'est le contraire. passion de l'authentique aboutit a des effets f&.IDverses, a des inscriptions pétrifiées et médusantes. chose du genre « Et in Arcadia ego», que la aussi, c'est la jouissance qui parle, en d'énigme. On a affaire a des blocs, disent-ils et Hui11et, i1 n'y a pas de raison de ne citer Daniele Huillet), dans lesquels on ne peut mettre les ciseaux comme c;a. Ils sont meme justement pour c;a, ces blocs : pour défier et F ..Jser le jeu des ciseaux. Par exemple la dédicace Uf .Ho!ger Meins » graffitée sur un bloc de plans ep1grapl1e de Moi'se et Aaron, c'est ce qui a Par prendre pour les Straub le plus d'importance le film, justement paree que des gens choqués, pensaient que ce cheveu n'avait rien a faire la soupe de la culture, prétendaient le couper. pouvons tout voir, nous avons appris a supde tout voir, a jouir de tout voir, et pourquoi ca~avre squeiettique des prisons de Helmudt evocateur d'un autre temps et d'un autre q~e celui scandé par l'opéra de Schoenberg moms, a moins que justement ce ne soit de que ga y parle diagonalement... Nous avons
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appris a jouir de tout voir (la pornographie jours), pourquoi pas ~a, mais en son Iieu, et' les regles, la circonstance, le discours de tance. Mais la breve invocation du nom de Meins, de la grande écriture straubienne jetée travers de l'écran, cette invocation laconique pavé dans la mare. N'y melez pas Se Et pourquoi pas, puisqu'iJ y fut melé? « sanglants! Sacrifices sanglants! Sacrifices Sacrifices sanglants! » Car c'est bien de cela qu'il s'agit, dans comme dans Straub : fascisme et Pas la représentation comme « systeme », « métaphysique », mais cette nourriture l'reil pour du réel, la représentation qui, dans les sens du mot, cuisine le réel, le sacrifie produisant pour l'reil. C'est a ce veau d'or que sacrifie. Pour le plaisir. Contre la jouissance. La ou ~a jouit, c'est dans le trou de la représenl tion, dans le hors-champ, dans le champ noir, le champ Mane, dans le champ vide. Ce trou la condition du surgissement, enfin, du cinéma Iant, du cinéma invocant. C'est l'ouverture au de Mo'ise et Aaron, qui dissout l'or avec le « image de !'incapacité a saisir l'i11imité en image » - trou blanc que le cinéma classique toujours effon:é de combler, en rajoutant sur rée1, la profondeur et les figurants, et ce n'est doute pas un hasard si les Dix Commandements le pire film de Cecil B. de Mrlle, car c'est I'Aleph, évide.mment, que ce cinéma échoue. C'est I'écran noir de Numéro lci et ail/eurs, qui succede a la beauté du de la femme- trou noir ou s'entend la voix tique du metteur en scene, et ceJie, féminine, calisée, qui en déshabiHe le pouvoir : « .. .De
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est be/le, et la-dessus, tu te tais. Mais de ce de secret au fascisme, fa va vite! » done une autre sorte de mouvement que dont on s'est satisfait jusqu'alors, une contesinterne, une déchirure, une instabilité, une fondamentale introduite dans le corps du cinéma, le long de la 1igne de faHle entre bandes, son et image. 11 ne s'agit pas de ldclLiser cet écran noir ou blanc, ce non-plan, sans fond pour l'reil, ni la voix off devrait dire la voix off-off - qu'il laisse surgir ouvrant l'espace cinématographique a l'infini. serait vite fait, c'est déja fait, presque. Il convient contraire de montrer la mobilité, la puissance re9oit l'espace cinématographique, de se ·d6chainer ainsi. Le déchainement, c'est le mot-clé, le mot-pro·aramme du cinéma de Godard. C'est aussi le profJI=e du temps : le temps des chalnes, comme le lemarque lci et ailleurs: chaines de prisonniers, ~es de plans, chaines de signifiants, chaines de Clllémas, chaines hótelieres, toutes ces chaines r~enchaine bizarrement, paradoxalement, le signi~t « chaine » (le signifiant du signifiant) et le Dlo~tage du film (séquence << comment c'est, une cluupe? »). Mais si le montage est cette opération, eJtremement contraignante (et c'est, dans le dnéma, la plus astreignante, la plus exploitée l), , d'enchainement, d'ajustement, de soudure 0 - • Peration qui évoque a la fois le travail a la : ame, le ciselage artisanal et le paquet-cadeau lernqu'en fait Godard est tout autre chose. Non seuent paree qu'il introduit le montage dans la ::rr~ce_-Image grace a J'apport électronique (ce qui, lar cmema, n'a jamais été fait avant luí), mais plus gement et plus décisivement paree que le mon-
~!ofession
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tage chez Godard n'est plus cette opération sairement seconde, contrainte et servHe, prement l'opératíon souveraine du film. prement le montage de la pulsion, au sens ou dit que s'il y a quelque chose a quoj pulsíon, c'est a un montage, et a un montage présente comme n'ayant ni queue ni tete, niere d'un collage surréaliste, un montage se réfere pas a la finaiité, et qui se caracté « le saut, sans transition, des images les plus genes les unes aux autres » (les Quatre fondamentaux de la psychanalyse, p. 154). Un tel montage a nécessairement quelque de souverain, par rapport a toute sy: de type narratif, soumise aux effets de de continuité. Mais en meme temps quelque de laché, de béant, de psychotique (le trou, qui rebute, ennuie ou peut-etre effraye. On retrouve pas. On s'y retrouverait si ce ment non-narratif de la doubie bande répondait a un a-vau-I'eau du príncipe de genre underground, au pur et de l'image et du son qui enchante M. qu'on ne peut plus y jouir de la mimesis. Ce pas ~a. L'opération godardíenne sur les · les sons n'a ríen a voir avec ce sensu
a
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ce qui est ailleurs : l'objet de la représentation) ravalée a l'ordre de 1' « ici », le cinéma godarest une recherche cruelle, mortifiante, de la sation en meme temps qu'une inépuisable ~xultante, de la multiplicité, de l'éparIUlemem Ie gai savoir que tout est la, a portée de ed fragments innombrables. II faut savoir n'est pas Ja-bas, ailleurs, dans un quekonque sur le théatre palestinien, mais ici, a la devant la télé : et c'est la, dans cette situapiégée, qu'il faudrait fuir a tout prix dans le dans la profondeur illusoire du poste, ou ce11e de a'écran, .c 'est Ia que réside la chance changer quelque chose, a commencer par la réglée et répétitive dont on nous administre reve. A commencer par la fiction de cette profondeur. Non que le travail de Godard soit celui d'une a plat, d'un aplatissement (aplatissement, par ~emple scénographique, qui revient a une certaine avant-garde : voir Syherberg). A tordre et ~ucler la double hande filmique en bande de Moe~~us monoface (ce qu'on dit et ce qu'on montre, ~~ et. ailleurs jamais ne se rencontrent, sauf a courtCU'c~Iter théatra/ement le CÍnéma) c'est pJutót U ouvr~r le cinéma au sans-fond et au sans-fin que P~Ocede Godard; au sans-fin du discours contestafaite, de la voix féminine inlocalisée {la seule qui échappe a la localisation, de localiser les autres), au s.ans-fond de l'écran noir, du non-plan qui fait surgu· tous les plans et les absorbe sans cesse. d Etrange proximité, étrange différence a cet égard te. Straub et de Godard. De Straub qui, deux ou ro¡s ans avant Moi'se et Aaron, se rend en Egypte :cur se~Ilement tourner deux plans de moins de eux mmutes chacun, a insérer dans le film ulté-
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rieur et pré-pensé de longue date. A va au Liban tourner des milliers de pellicule pour un film palestinien nommé qu'il Iaisse en soutfrance et dont il analyse, ans plus tard, sous le titre lci et ailleurs, les Etrange proximité dans l'inquiétude historiqu~;;, noue au judal.sme et a la << question palestiniem: une interrogation brulante, brulant la Etrange ditférence, étrange ressemblance rapport de I'un et de l'autre a 1'image: le blanc de Moise et Aaron qui la soufile d'une ture au blan¡;, le feu noir de Numéro deux, et ailleurs, qui l'anéantit pour que surgisse la chose: la Voix qui la cause et qu'elle Pour démasquer cette voix despotique buisson ardent de l'image, la dessaisir de ia trise par laquelle elle opprime : sacrifices Moise et Aaron: c'est l'un et l'autre, l'un l'autre, l'un ruiné dans Ia ruine de l'autre l'opération Straub ou Godard manifeste. Aaron, meme combat : du Regard et de la qui l'un l'autrc s'occultent, l'un l'autre dans la maitrise. Meme combat pour assurer permanence de la 'loi. Et Straub, Godard, meme combat : meme pour ouvrir le trou qui rit de cette vieiHe pere mort, divisant le regard et la voix et d'un jeu du plan vide (blanc ou noir) et déplacé (direct ou off) la vieille complicité du regard et de ~a voix, de r caché. NOTES l. Sans parler de la haine. C'est ainsi que dans Posjlif on ne sera pas surpris qu'un certain Garsault, apees
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Numéro Deux a Papa maman la bomze et moi Galettes de Pont-Aven, Godard a Anouilh, « autre en Suisse » (on situe le niveau), accuse Godard « 11ne vision de l'individu au niveau du lavabo, la tinette ou du trou de serrure ». Cette accupas nouvelle. On la trouve déja, a propos souf!le, sous la plume de M. Bardeche, autre dans son Histoire du cinéma (collaborateur : « Bouvard et Pécuchet dans wne chambre de taissant couler entre deux bruits de lavabo un dialnsipide interminable. » (Op. cit., Livre de poche, Mais' l'accusation n'est pas nouvelle non plus en qu'elle est une constante et en quelque sorte le symptome le p1us classique de la critique de droite modemité : c'est sale. Le plus drole est que ne l'ignore pas, mais que par un effet typique 1 et de conjuration, il en impute le discours 11 renvoie a Drumont parlant de Zola. Etrange se soit pas posé la question : si Godard c'est qui done est Zola? bien un déchainement des représentations domiDécbaí'nement n'est pas déconstruction, et ce n'est plus un détournement. Le détournement, mis a la par les situationnistes (pour lesquels, paralt-il, Godard faible, mais qui en échange, et pas par hasard, le et le méprisent : le plus con des Suisses proe~t l'opération la plus convenue et la plus rasqu! soit, puisque c'est la technique meme du disPU.bhcitaire. Le détournement de représentations ne . ne~ d'autre qu'a ceci : a ce que le récepteur se lDtelhge_nt. C'est le régime du « second degré », cette pecers10n des classes intellectuelles, et leur connerie :est par la qu'elles aiment, qu'elles aiment d'amour _lólpllah.sme. Ce qui est 1e cas des situationnistes. On ne :ra!Iquement plus faire, ou voir un film sans qu'il u second degré. La force de Godard (et pareillement est non seulement de mépriser souverainernent de second degré, tout métalangage (la voix . lne ne fonctionne pas comme un métalan01815 de n'y pas offrir de prise. D'ou la haine.
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.SYSTEME DE LA GREVE
(Les citations de S.M.E. sont extraites de « question d 'une approche matériaJiste forme», Cahiers du cinéma, n•• 220-21, dela des étoiles, 10/18). l. lmperfections « ... La Greve s'avere étre l'exact Kinoglaz. Dire avant tout que La Greve ne pas sortir de l'art, et que la est sa force. » est cette force? Quelle est cette force de « de .J'artefact narratif et forme!, opposée ainsi lemment au cinéma << impressionniste », e théiste », on a envíe de dire: naturiste, de (violemment : S.M.E. n'hésite pas a contenu du travail de celui-ci d' << opnnrtn et de « menchévik »' a d écréter que la 1' « Octobre » du cinéma, I_a Kinopravda que le « Février », autrement dit : si Lénine du cinéma, Vertov en est le Ce n'est pas l'opposition Eisenstein-Vertov, en décisive année 1925 (décisive, en tout cas,
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soviétique), qui m'intéresse ici. C'est la le systeme, du cinéma eisensteinien, !'inaugure la Greve, et tel qu'il le révele « imperfections » que consent a Jui reconl'auteur de cet « Octobre du cinéma ». Jmoerfections : la Greve se caractérise en effet par un soénario .compliqué, baroque : en film de propagande, H est tres Ioin de la démonstrative qui serait de rigueur et ~m'illustrent chacun a leur maniere des films comme Vie est a nous et Kuhle Wampe, mais aussi bien Jea films ultérieures de S.M.E., au moins le Potem1/ne et la Ligne générale. L'auteur le reconnait Yolontiers : sa technique a été reconnue (par un cridque communiste de la Pravda) comme matérialste « en dépit de 1'absence du matériel illustrant le maniere exhaustive la technique de l'action clandestine des Bolchéviks et les prémisses économiques le la greve, ce qui, assurément, constitue un grave dl/aut sur le plan du sujet et de l'idéologie... ». La peve en question est traitée en dehors de toute msertion historique précise, c'est une condensation eremplaire des grandes luttes du prolétariat dans ~ Russie prérévolutionnaire, des massacres de 1905. tance flou historique (le carton final du film, incit .le peuple au souvenir, a peu de chose pres une JOscription de monument aux morts, offre aux IJ!ectateurs que!ques noms pouvant servir de réfé:;::e), s'ajoute que les motifs économiques du 10 brayage qui, si l'on peut dire, embraye le récit, rt comme l'admet S.M.E. d'une rare minceur: le es o~vrie.rs sont mécontents », énonce, je crois, Premier tntertitre.
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2. Cadavres Et si ce « grave défaut sur le plan de logie » et de l'analyse scientifique, c'était jus la force du film? Cette force n'est pas celle raison scientifique, de la patiente explication sale, et l'événement qui déclenche, avec la le récit, échappe a la logique dialectique de nomie politique. C'est un événement tout a fait tionnel du point -de vue du matérialisme dialectilj un événement purement contingent : un accusé d'avoir volé des pieces par les con (et par malignité pure) se pend au milieu des chines. C'est souvent comme ~a que S.M.E., suite, embrayera ses fictions; en mettant en sorte d'entrée de jeu le cadavre sur la table. dit bien : il faut que le produit artistique soit tracteur qui laboure le psychisme du selon une orientation de c!asse donnée ». Et le Iabourer, ce psychisme, il n'y a ríen de que le cadavre : la viande avariée du les betes mourantes de la Ligne générale, pliciés de Que Viva Mexico, etc. Attrait tein pour le cadavre? Peut-étre; mais sourtout la logique gu'il entraíne, car il y a une cadavre.
Done, ~a commence par une pendaison. Il débrayage paree qu'un frere de classe s'est Ce n'est pas toujours comme 9a qu'une greve menee, heureusement, et dans la Vie est a par exemple, le souci des réalisateurs était, de il faut le dire, beaucoup plus marxiste tein (qui, marxiste, ne l'a jamais été que quement), de montrer, a partir d'un motif ~ nel » de débrayage (le renvoi du vieux
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fogique des rapports de production capitalistes, • découvrir 1'abus dans la regle, l'abus comme ~e de la regle. Eisenstein, au contraire, se fout de la regle, ce qui I'intéresse, c'est le déréglement épique, le choc tyfhique des contraires, Ja mise a feu du champ des possibles, la déflagration du montage. L'ouvrier pendu, c'est un début traumatique, qui se soutient 'dios l'ordre 'du mythe, si le mythe est, comme Ie dit lacan, la tentative de donner forme épique a la llructure. Que1Ie structure? cene de la Jutte a mort .atre Jes maltres et les esclaves, la bourgeoisie et prolétariat?
Elle impose ici ce que Eisenstein appelle « un de masse » s'opposant au «matéfictionnel individue! propre au cinéma bour.,, autrement dit, les protagonistes de la ficsont des coiiectifs et non des individus : pas des bourgeois, des ouvriers, des poli~ etc., mais La classe ouvriere, La bourgoisie, police, Le lumpen-prolétariat, etc. La fiction _enne se déroule toujours simultanément deux plans : le plan de la narration, ce qui dans l'ordre du réel et que le film enregistre ; et le plan de la stru<:ture ou du mythe ~:vénements de la narration illustrent a la en quelque sorte, de leur déroulement Chez Eisenstein, la métonymie du réei 1 ·- -rs doublée d'un versant métaphorique e montage « vertica'l » souligne. L'exemple farndonne généralement de ce systeme est celui eux lorgnon du Potemkine, métonymie (et
~411tériel fictionnel
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meme synecdoque) de son dessus bord, et métaphore de la oour~YP.nio;.. Mais des la Greve, ce procédé est tout ce que s'y inscrit s'inscrit douoJemenL nimiquement et métaphoriquement, << ment » et << verticalement », diachrom\Juemc synchroniquement. Autretnent dit encore : << action » fait en meme temps tableau. On a souvent souligné (et Eisenstein I'a fait, par exemple dans ce texte intitulé cadre », cf. Cahiers du cinéma no 215) cette d'encadrement découpant des plans dans de S.M.E., qui semble vouloir faire échec a l'écran fonctionne comme un cache sur une continue, et non comme un cadre. Les corps, les décors, sont systématiquement bordés, morcelés, par la prise de vues et le tage: c'est qu'il ne s'agit pas que l'image que le support charnel d'un récit provoquer I'
Que voit-on dans la Greve? Non violences, celles que le patronat fait subir ouvriers, jusqu'a I'abattoir final, mais une sation assez étonnante, une étagement topologique qui donne toute sa sion mythique au récit, et Ieur role de tableaUI plans. Le film met en effet en scene trois protagonistes : les ouvriers de l'usine, les
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bommes de main de ces derniers, c'est-a-dire part la police, d'autre part la p~gre (et ce, q~i le joint, les mouchards, les esptons). 11 s a~t et cela suppose un typage, des tratts et spécifiques de chacune des trois sociales en présence. Si cbez Eisenstein le montage releve du choc, la déflagration, c'est du choc mortel des diffé: le role du typage est de marquer physi-·..mpnt, sur le corps des protagonistes, ces difféCe marquage est dans la Greve sans surtraditionnel et meme standard, .en ce qui eoncerne au moins les patrons et les ouvriers : les premiers obeses, suants, la chaíne de montre en travers du gilet, etc.; les seconds athlétiques en ce qui concerne les hommes, les femmes bien en chair, IUX formes pleines, car le prolétariat est sexué, et JJeme nettement situé en famille(s). Le typage de la pegre, des mouchards, est plus intéressant; c'est 111 typage « anima1ier » : les mouchards et les truands n'ont pas de nom, mais seulement un surDoro, un << blaze », voire un totem : la Chouette, la Guenon, le Renard... Le montage souligne, dans l~ur physionomie, J'analogie qui leur vaut ce blaze : tics, grimaces et morphologie du visage, montés sur un gros plan de !'animal correspondant. Cette dimension de J'animalité ainsi introduite, :assivement, brutalement, par le montage d'attracons, fait surgir la notion d' « humanité », a ::uelle négativement elle renvoie : les représents de l'humain, dans cette histoire de greve qui to~~e mal, c'est bien évidemment les ouvriers, les 81'e'YJstes (voir le chant communard : l'Insurgé, son b'at nom c'est l'Homme...). lls sont humains, et ~rants de la mesure humaine, en tant qu'ils sont, lll, « normalement constitués ,, c'est-a-dire nor-
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malemcnt sexués ou sexuellement normaq¡ ces gentilles scenes de famille que le fibn ce n'est pas par hasard); au-dessus (le et en dessous (la Pegre), c'est le regne de sion, de I'inhumain. Pris entre les machoirea cables de cette tenaille, les ouvriers (la scene finale, montée sur abattoir, tetes égorgés: la bourgeoisie ravale l'homme a traite les hommes comme des betes, les des betes). Ce discours, ces métapl10res, sont qui l'est moins, c'est de Ieur donner point : ou Eisenstein excede dans sa mise le discours idéologique qu'exprime mieux tude narrative du cinéma qui lui justement daos cette obsession de figurer ment, de donner corps aux concepts. oposition de l'humain-normal et des de l'ínhumain-anormal (le 1 riche-obese) • Mais aussi bien 1 -·- ....~... Iogiquc qu'il représcnte : le haut, le 6 has.
5. Niveaux Car il ne suffit pas, pour Eisenstein, rcncier les types antagonistes par des siques, morphologiques, gestuels, faut les situer daos leurs lieux, il faut ftgurer graphiquement l'étagement topo/ogique qu'ils sentent. C'est ainsi que chacun des trois protagonistes est référé, daos la Greve, a un spécitique : la hauteur, la surface et la iHustré par Je décor et J'angle de la prise A la surface, ce sont les ouvriers, cadrés a
CINÉASTES
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~ comme on dit si bien, de plainJa terre, l'eau (séquences de baignades), la famHle, le travail. Dans la hauteur, patrons, les actionnaires de l'usine, réunis décor d'escalier immense et de hautes grecques, Olympe glacé du calcul La pegre occupe la profondeur, et c'est la procédé scénographique d'Eisenstein est le paree que le plus étrange : le royaume (le chef est en. effet surnommé « le Roi ~. et proprement carnavalesque du est littéralement situé sous la surterre, bidonville chtonien compasé de foudres enfoncés daos Ie sol, sortes infernales.
done bien une organisation mythique que film : les puissances célestes et glacées du les mortels babitants de la surface que sont (mortels, et mis a mort), et les monstres aux masques animaux que figurent les et la pegrc. Et le conflit mortel dont le film récit a une forte connotation mythique. mythe? C'est ici qu'il convient d'insister caractere éminemment familial des ouvricrs leurs bonnes intentions, leur feuille de ~cation, leurs traits essentiellements humains. une différence pres, rappelle daos la Gre~·e du mytbe d'
est lzerculéen, paree que fui aussi, paci' veut se constituer un royaume a sa tail/e,
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royaume des surfaces et de la te"e. 1/ G rer les monstres de la profondeur ~ puissances d'en haut (...). Mais tourne-t-i/ si mal? (...) On dirait que surfaces (la bonne intention, le royazone ne rencontre pas seulement un venu des profondeurs infernales, qu'il vaincre, mais aussi un ennemi inattendu, la hauteur, qui rendait pourtant /'entrep,.;,. et ne peut plus la cautionner. »
Evidenunent, Eisenstein ne raconte fait l'histoire (on devrait écrire 1 grande H) de cette fa9on : la Greve est 1 cinéma, e1Ie n'en est pas le Février; c'est qu'il réalise son film, a cette date la c1asse - dont on conunence a ériger les léennes et pacificatrices - est censée s'en tenir sur la puissance des peut-Ctre, mais pas réformiste. n séquence explicite, ce11e ou dans des actionnaires, l'un de ceux-ci essuie a l'aide de Ja feuiUe de revendications (ici encore, « tableau », dédoublement métonymique de la scene). La révoJution sait a quoi s'en tenir: ce n'est pas des que vient le mal, mais de la hauteur. Cela n'empeche pas le pro1étariat d'etre léen et pacificateur, ni le nettoyage des chtoniennes ou gite la pegre d'etre, dans révolution, a I'ordre du jour (cf. le vie de Nikola! Ekk, et voir ce qu'en dit la Psychologie de masse du /ascisme). l'apres-révolution : la suppression du bas, le passage a la conquéte post-rév~ de la surface (voir la Ligne Rénérali
CII'.'ÉASTES
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pri." peut-ctre d'une perversion du léni.
Ja planifica/ion stalinienne...
n'était-ce pas la, par un autre tour de rou. de J'Histoire, encore la bonne ¡nten. qui tourne mal - et dont l'enfer se p:IYe?
NOTE
triple répartition des types correspond a ~~~ morphologique chere aux psychologues .n. r~ et qui implicitement donne un critere d'équ1h~e DOrmalité : le type athlétique (somatotone, cofl1 ie crois). Mais elle correspond aussi a une typolOf. mais tres significative, des tendances ~~~~¡ :s par Eisenstein a ses éleves : Selon ' 'fezpressionnisme, e Les os 0111 absorbé les muscles (;..>¡ de la manijestation multiforme de la rie s.ts en une construction abstraite du non-jigurnttl·~ 'ci que le squelelle commence fébrilemenl .a Je chair. Apres avoir brillé dans la saine plémtud vivan!/ c'est moi qui souligne- P.B./, nel/rJ11f111 lié en méme temps par son tmité organiql{• commencent a se gonfler, a se boursoufler... 11 s articulations a disparu, les traits gonf/és tra!IS· le COII/our caractéristique du visage en une tnc/lt Une masse spongieuse. On ne sait quel/e hydr~ - rien qu'un estomac qui digere ma · c'est ... un étre humain, mais ses jomrrs IIISatsissables ~~mprécisio¡¡ du surréalisme tend la main a l'injorlll( 'Osé.:. n• 225.)(e L'Art de la mise en scene :., Cahirrs Pas inditférent que cette étrange métamorpbo>C destinée a illustrer les dérives aberrantes d'¡lfl ...'<&SSicisme, concerne les diverses fat;ons de mettre ell un theme traditionnel (e et meme, dit S.l\f.E., •): e Un soldat revient du front. Découvre qu'tll sa femme a eu un enfant d'un nutre. JI la
obs~nce
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quitte. ~ Bref, que ce soit l'intégrité de soit en jeu. La ditférence ici de S.M.E. a, disons, que S.M.E. s'intéresse positivemenJ a ces e rantes ~. et qu'il ne joue du classicisme que pour le carnavaliser : classicisme postiche, pastiche du
III RÉTRO
HISTOIRE DE SPARADRAP
(Lacombe Lucien)
Exclus-en si tu commences Le réel paree que vil Le sens trap précis raturc Ta vague littérature. MALLARMÉ
Théorie de la connotation De quoi vit la critique? De connotations. Criticonsiste a ex-pliquer, a dé-plier un sens caché, « contenu latent », a dé-celer des surdéterminaetc. : a énoncer - pour le juger : l'annuler, ' . - ce qu'esquive, dénie, dit a demi, produit ~e~c1eusement, l'objet tombé sous le coup de la hque. En quoi celle-ci est affaire de vérité toudeurs, de police souvent (il y a un aspect policier ,. 1~ critique, manifeste quand elle procede de ristttution, du pouvoir: Jean-Jacques Gautier, anov), de révolte parfois. la_connotation veut dire que le sens n'est jamais ~n~, que le message n'est jamais simple, qu'il y 0 liJOurs un plus ou un reste qui fait écho, effet
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de trouble dans la transparence, la sens fonctionnel et qui surcharge d'évocatioz I'auditeur, le 1ecteur, le spectateur, I'appal'NI dence de ce message. EIJe suppose done y ait une apparente évidence de ce message, dit de dénotation. Le plan, le niveau de tation, privilégié par toute une sémioJogie, niveau de sens ou tout le monde est censé d'accord, Ie niveau qui « permet de s le niveau de Iisibilité premiere, autrement niveau du maientendu. QueJ que soit le e de dénotation ( « anaJogie iconique :. ou gage:. ), la dénotation, c'est du malentendu, l'a marqué avec plus d'éciat ou de mate que Magritte : quand par exemple ii peint cet ~uf tout ce qu'ii y a d'ana1ogique et tous ceux qui ont des yeux pour voir le sent; mais au-dessous, i1 est écrít en Iaire : /'acacia. Court-circuit de deux tation, Ja dénotation saute, libérant entre J'~uf et le mot acacia un flux de connotatiODI vages. C'est la qu'intervient la critique, pour de l'ordre, du sens, pour dénoter en termes tique, d'éthique ou de politique le délire connotation. Elle n'aime ni I'ambivaJence, non-sens (elle n'aime pas l'inconscient). Si comme je I'ai dit elle vit de connotations, ré-assurer, restaurer l'empire de la dénotation par l'art : Ia dénotation, le sens avant le subversif de I'art. « La dénotation n'est pas le premier des mais elle feint de l'etre; sous cette illusion, elle !inalement que la derniere des connotations 1/UÍ semb/e a la fois fonder et c/ore fa
RÉTRO 111périeur
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grace auquel le texte feint de
ala nature du langage, au langage comme une phrase, que/que sens qu'el!e libere, ', semble-t-il, a son énonc~. n'a-t-e/le
de nous dire que/que chose de simple, de de primitif : de vrai, par rapport aqu0 ¡ tout (qui vient apres, au-dessus) est litt~rature? , · Barthes, S/Z, Le SeuiJ.) de la dénotation dénotation impliquerait ainsi une idéologie : du sens vrai, du sens plein, qui se SUflirait a et par rapport auquel Ia connotation ne que « parasitage , , pour paraphraser ChrisMetz ( « La connotation, de nouveau ,, in sur la signification au cinéma ll, KlinckAu cinéma, certains critiques ont cru, i1 y a ans, découvrir cette santé, cette assurance, plénitude, dans les films américains : un sans bavures et sans reste. Ce que glorifiait poJitique des auteurs , (et de fa9on caricatula revue Présence du cinéma) c'était la rectide la dénotation. Ja dénotation i1 arrive ceci : qu'elle vieillit, se fane, qu'eiie change. Si pur, simple et que paraisse un film (si transparent, si e clas, ), ii finit par se charger, comme de ridcs, lens, de traits de sens plus ou moins accusé~, ou moins lourds, que l'histoire, le temps f~tt : les connotations. C'est ce qu'on veut d,tre on dit qu'un film, une ~uvre, a e b1e~ , ou e mal vieilli ». Que voit-on aujourd'bu• les films hoUywoodiens de l'époque e clas, (le classique, c'est l'époque de la transpa-
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rence, de Ia dénotation)? Ies Wayne ne « dénote » plus, iJ « connote:. : quoi. Autrement dit, il est peut-etre risqué, de I'histoire, de jouer I'évidence et la sens. Si c'est risqué esthétiquement (il y a du naturei, qui apparaissent comme tels, comme pas naturels, apres quelque plus encore politiquement : car rien vite, ni plus mal, qu'une évidence pourquoi le cinéma politique n'a pas muJer trap lisiblement, trop évidemment son discours (quand i1 se veut d'une le~on, d'une moraie; ce qui est Ie cas part du temps, mais pas toujours, pas plement : ainsi Brecht et Eisenstein point tres rusés). La difiicuité fonc1amenwe ~s'étrangle I'art de combat, c'est celle · - tion : i1 Iui faut le moins possibie Iui faut bannir le fiou, I'aura des co.... v.wuvune dénotation agressive, une paradigma · Iemment accusée (prolétairesjbourgeoís, héros, etc.), corréiativement une ignorance raine de Ia puíssance 1atéra1e et souterraine connotation, et ce quí en résulte : un global, atterrant, d 'énormité, de tromperie, (je pense aussi bien a certains McCarey cinéma stalinien ou aux films chinois). Ces considérations impliquent, sembJe-t:il le9on : dans une fiction politique, au moins, il préférabie, pour imposer un sens, de ne pas Ie piter (dans tous les sens du mot), de le rir, de miser sur la 1atéra1ité de la cor... v.-.. c'est-a-dire sur la Iogique du signifiant.
Un film troublant C'est par une ruse de cette sorte que l'on peut expliquer et le succes d'un film tel que Luden et une espece d'hésitation, voire de la critique envers le sens du film notamment de la critique politique, que trouve souvent exprimée par le mot « ambi, : ce terme, appliqué au film en particulier la critique communiste, refiete toujours en réala position du critique Iui-meme, qui ne sait faut ou non porter un jugement négatif : il sert suspendre la dédsion critique). Lacombe Luden un film troublant. 11 est remarquable que l'un rares critiques a avoir ha'i le film ouvertement, avoir vu, non seulement une justification a posd'une certaine forme et d'un certain esprit de collaboration, mais un contenu fasciste (Delfeil de Ton, dans Charlie Hebdo), ait du pour le COndamner forcer le sens des événements, situations comportements inscrits par la :fiction, leur faire t e ce qu'ils taisaient, autrement dit les dénoter o~ement ( « cette Juive se conduit comme une :ve », etc.). Ce procédé critique se justifie para~alement de ce que le film est fait pour le ~J?uer. Il s'agit prédsément, dans Lacombe Luden .qu1•. quant au fond, mais c'est une autre question, 1 ! rien sur la collaboration, sinon qu'on pouvait re aire par hasard et sans rien en savoir), de barter, de troubler la dénotation politique du comporf:()ment de Luden (ce jeune nazi se comporte ternmme un jeune nazi), de dérouter dans le comporPol'~~lt de Luden les paradigmes simples de la 1 tque, d'y introduire, comme un chien dans un
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jeu de quilles, la fantaisie de l'inconscient, mystere de l'ame. De toute fa9on, de la tion. 4. Le sens barré
II est a cet égard une séquence exemplaire ou un résistant prisonnier, et portant des de tortures, demande a Lucien de le Lucien ne répond ni oui ni non; il répond n'aime pas etre tutoyé; puis il baillonne le nier avec un rectangle de sparadrap sur peint une bouche a l'aide d'un batan de sens de la scene, - qui donne une impressíal lourdeur, de complication, de sophistication pas immédiatement saisissable, il ne se a l'infantilité de Lucien, celle-ci du reste simple non plus, comme on va tenter de le Quoi qu'il en soit, si 9a connote, c'est que scene porte justement sur le sens, la commWI tion, question-réponse. On peut dire que le prisonnier est ici le sentant de la demande supposée des s concernant l'insertion de Lucien daos c'est-a-dire dans le jeu paradigmatique et tique « normal » résistancejcollaboration, tance/Gestapo, etc. Ce que demande le a Lucien, c'est de tomber dans un camp autre, de marquer sa position. Or le _ . Lucien n'a d'autre fonction que de décevotr demande. La scene en question représente cas limite : comment esquiver le paradigme se présente une alternative simple? Si Lucien le prisonnier, il passe du coté de la Résistao""•· ne le délivre pas, il se marque du coté de la
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C'est du moins ce que peut croire le prison-
et avec luí le spectateur.
saos doute que le spectateur, le prisonnier, naifs, et Louis Malle (ou son scénariste) Lucien ne répondra pas au niveau de de la demande ( « délivre-moi »), mais au de l'énonciation: « pourquoi me tutoyezJ? Ainsi se trouve esquivée la transparence du la fonction communicative, la dénotation. 11 que, si Lucien baillonne le prisonnier, ce geste pas de sens politique, ou n'en ait pas princi; iJ ne vise pas le signifié (délivrer ou non) le signifiant (le tutoiement) : la meilleure c'est cette bouche dessinée sur le baillon, par perversion? en tout cas par jeu; n'est pas fonctionnel.
GeCOn
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cisme innocentés par le coté ludique, peu de portée, du geste.
creux, que lorsqu'il décline son identité en aommant « Lacombe Luden :.. Qu'est-ce que signiñe? c'est clair : au moins en ce qui Luden, ce qu'on appelle (de fa~on si bienen l'occurrence) 1' « étiquette politique :. : = fasdste, Luden = collabo, Lucien = est aussi artificielle et aussi vaine qu'une d'état civil. Lucien est autant et aussi peu » que « Lacombe Lucien ».
6. L'imaginaire
Cette gratuité, ce coté ludique, ce serait le sens? Oui, saos doute, ici ou la, ~a exemple quand le jeune nazi et la jeune traiment dans la salle de bains ou l'on scandale! Et d'autre part !(a insiste, dans film. Pourtant, si le comportement de dénotait rien d'autre que la gratuité du I'insouciance de la jeunesse, ce serait tres portable, on ne manquerait pas de protestei pourquoi ce comportement, destiné des acting-out répétés, avec les idées re!(ues historico-politique, n'est nullement hors cause, hors systeme. Les bizarreries de tres explicables. L'explication, le system"' c'est la famille. Cause a la fois tres n'est jamais énoncé, dénoté, que Lucien pere: si c'était énoncé, cela voudrait chose, conformément au príncipe selon dénotation, c'est du malentendu, la peau sens glissant) et tres sensible. En filígrane, lage, en marge de l'action dramatique (en tation), est inscrit le drame de Lucien, sa Lucien est un enfant qui cherche un pere, sence et un discours paternels. Il demande ll der a la Loi, au désir. Sur ce drame et cette l'Histoire, c'est-a-dire l'imaginaire tité politique de Lucien, la Gestapo, la bref la dénotation, ne sont que des accidents, des faux-semblants. Lorsque . « Police allemande », cela doit sonner ausst
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Le symbolique et le réel C'est paree que les résístants et les collaborateurs trop engagés dans l'Histoire, ses schématismes, sérieux, que ni les uns ni les autres ne sauraient pour Lucien le role du vrai pere. Ds constide mauvais peres, paree que, lui qui demande · un homme, ils l'infantilisent, soit qu'ils le comme le chef résistant, l'instituteur, soit l'utilisent comme les gestapistes. Ce qu'il . . c'est qu'ils lui donnent de la parole, de lo1, du symbolique, quelque chose qui remplisse creux des mots, qui retourne le creux de « LaCOmbe Lucien », qui donne du poids au nom. La ~~le, la Loi, c'est ce qu'il demande saos le savoir. lis n'ont pas le temps, ce sont des partisans, ils ~t e?glués daos le réel jusqu'au cou, daos la mestnerre du réel (l'instituteur), dans son ignorninie quin coUabos). Ils sont dans le réel, done ou mess ou ignobles. La subtilité du film est de ne pas : re.ster la, de faire intervenir une troisieme force, ele IU~tance véritablement patemelle. Si la vérité 111 . Ucren n'est pas dans la politique, qui la masque, enaJ~ ~ans la famille, comment le montrer sinon en a1sant l'épreuve? Et comment rnieux le mon-
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96 LE REGARD ET LA VOIX
trer qu'en donnant a cet étourneau l'imbécile complicité de l'imaginaire et un nazi (qui se croit nazi et que tous une famil/e juive? Tiens, justement, comme l'llistoire est simpliste, comme sont mensongeres, la vraie familJe de celle qu'iJ choisit et qui le choisit - est juive, et le vrai pere, le pere symbolique, juif. M. lloro, il s'appelle. Et conune on le vrai pere, le pere symbolique, celui la paroJe et la loi, le désir et la dette, mort, M. lloro, juif, mourra déporté, par de Lucien mais pas de son fait, et la bouclée. Apres quoi, entre Lucien la tille lloro, avec la bénédiction de la l'amour et ses tourments, ses délices, dans le décor idyllique d 'une Nature sordide de l'llistoire, enñn possibJes. Quant aux tourments d'une autre sorte... sonnier au sparadrap, évidemment, ne sait tout ~a, de cette ame palpitante. 11 fait figure en faisant appeJ a l'idéologie de Lucien, tutoyant il commet la faute majeure (M. voussoie Lucien), ceHe qui a valu a de se faire innocenunent dénoncer par Lu..,.,...,. ter, torturer et sans doute exécuter. Cette c'est, on l'a dit, de laisser Lucien dans « pourquoi me tutoyez-vous? ~ veut dire : quoj me parlez-vous conune a un tutoyant Lucien, en le traítant en enfant, sonnier répete ainsi le rejet dédaigneux de tuteur pour qui le maquis était chose plus que la chasse au lapin, et renouveUe 1 initiale de Lucien. Ainsi la réaction aooarem bizarre de celui-ci, le baiJJon de bouche peinte, si eUe est politiquement
RÉTRO
97 fait en un certain seos hors de cause), ne twchoJogiquement. choses : 1 • La dénonciation par Lucien devient par récurrence, (due a J'ignorance) qu'elle pouvait d'abord, symboliquement nécessaire : Lupas entré au hasard daos la Gestapo, bien par la faute - faute psychologique et carence symbolique - de Ja Résistance travers elle de J'Histoire). 2• D'autre part la futilité, voire 1'innocuité du geste de baillonnant le résistant et Jui peígnant au a Ievres un simuJacre de bouche, cette absurtamine a dístance le fait d'avoir Iivré J'ins' en efface, en maquille, en allege la gravité Lucien est un gentil pervers. Puisque la vérité n'est pas dans le réeJ, que I'Histoíre et que les étiquettes ne sont que tout ce qui s'y dérouJe, daos le réeJ, est frappé de contíngence, de futi: Lucien livre J'instítuteur, baiUonne , comme i1 tire un lapin a la mitraiUette d'une chasse au maquisard, ou comme un soJdat a11emand paree que ceJui-ci luí avait uneHorn. jolie montre-gousset (en réalité, de M.
il faut bien que ce rée1 sanglant, ces morts, pescnt pas au regard de ce qui vit en Lucien, . donner a l'épitaphe linaJe (Je texte en surim' par lequel on apprend que Lucien a été a la Libération) sa portée culpabilisante. Le t de I'Histoire, c'est l'ame.
RÉTRO
LE BOURREAU DERRIERE LA (A propos de Portier de nuit)
Sur un char dernier cri.
a banc l•ieillot, d11 w.
GOMBitO'I
Crise Nous sommes, para!t-il, une société en crise. nomiquement, socialement, culturellement, ment, sexuellement, il y a des choses qui et qui bougent. Ce n'est pas la premiere fois, cela ne s'est jamais autant su. Et pourquoi? que ~a n'a jamais été autant massmédiatisé. télévision, a la radio, au cinéma, on ne parle de ~a, sous diverses formes. L'un des aspects de cette crise, de cette historique, c'est, au cinéma, cette mode qu'on rétro. Le rétro a plusieurs visages, mais on fixé tout spécialement sur l'un d'eux : le rétro années 40, ces années sombres du siecle. diverses formes (vestimentaires et phiques notamment, et cela va souvent comme on sait) elles reviennent en effet a la
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·ont référence, elles habillent l'époque, les· · 74 75, s'en travestissent volontiers. rétr; est un phénomene équivoque, qui prendo a la fois d'un retrait des certitudes' - en ce qui concerne notamment le· fascisme dans notre siecle - et d'un retour une forme tiMe et sublimée - des séducde ces années sombres. Retrait historique des retour sexuel, fétichiste, des séductions fascisme ou de ses oripeaux, de ses défroques, ainsi apparemment que s'articule cette mode est bien une mode au sens ou une mode, c'es~ pour un temps, fait sens pour un désir fonde aussi, comme toute mode, des qui la diffusent, et des succes qui (ou qu'engendrent) ces bavardages. Au en France, ce fut d'abord Lacombe Lucien, surtout Portier de nuit. Pas mal de choses ' ces deux films, distril;més a peu de tlemps d1stance, mais ils ont au moins un point coml'insistance sur la séduction sexuelie du Pas seulement sur la perversion sexuelie le fascisme donnerait libre cours (sadisme' . , , , - et qui est un lieu commun cm~ma depuis Allemagne année zéro jusqu'aux· ·s de Visconti, en passant par des navets du le Vice et la Vertu, - mais sur la réelle -.Jurti"n exercée par le fascisme, en tant que justement 1•
;est le theme de Portier de mtit : une jeune tille d'un député socialiste autrichien,
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eretrouve 'ap~~ .. ~rre, dans les années ®#Juea"LQ \úi,::Pf;'érsturmbannführer du ~trafimi"Óu elle avait été déportée, portier de nuit d'un grand hotel de Vienne, partie d'un groupe d'anciens S.S. qui oublié mais qui, désireux qu'on les donnés pour tache de liquider tous les leur passé concentrationnaire, en meme se déculpabilisent par le moyen d'une rapie de groupe. Théoriquement, done, portier (Dirk Bogarde) devrait liquider jeune femme (Charlotte Rampling), ou dénoncer Max. Mais ni l'un ni l'autre n'en font car ils sont liés par la jouissance qu'ils ont l'un de l'autre dans le camp de concentration en faisant subir a Lucia des sévices variés selon les fl.ash-backs et dans le contexte trationnaire, assez insigni.fiants; elle en les et ils tentent d'en recréer les conditions; quoi, ils se mettent doublement hors-la-loi et tragiquement, abattus par le groupe S.S., mais dans la mort, dans le costume de leur elle, vetue en « petite filie », lui en officier Ainsi, le film n'énonce pas simplement: « i1 beau mon tortionnaire » ou « j'ai meme des déportées heureuses », et qui aurait atti.ré protestation. La << subtilité » du scénario est Max n'est pas taillé dans la meme étoffe camarades, ce n'est pas un simple nazi; d'une part, comme le souligne une (il est vrai, non moins que le reste du film) a l'inverse du groupe le salut hitlérien pour lui - s'il a jamais eu - ni sens ni d'autre part il transgresse la loi du groupe perdant dans une aventure individuelle et é . qui le condamne. Eux sont de simples naZJS,
RÉTRO
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vrais » nazis, c'est-a-dire conventionnellement: grotesques et répugnants. Lui, inquiétant, c'est le nazi-qui-pense, c'est-a-dire m-a-Iau-nazi (et, dans la mort, le plus-du11 s'agit la d'une bipartition tout a fait ,mnvenuurmelle, est-il utile de le préciser. Mais qui a Liliana Cavani de jouer sur deux tableaux, d'un coté n'avoir rien voulu faire d'autre histoire d'amour, une [ove story un peu de l'autre prétendre tirer un « signal d'alarme » historique (lettre au Monde, 25-4-74). Max n'est done pas un « vrai » nazi, en ce sens qu'il se fout des idéaux du nazisme (et plus profondément, de tous les idéaux - c'est la que son personnage accroche les spectateurs males du film : ce qui définit l'homme modeme, c'est de ne plus croire a rien). C'est plutót un pervers qui dans le nazisme, dans l'espace concentrationnaire, a trouvé l'occasion de réaliser ses fantasmes, son fantasme : sadiser une << petite filie». C'est du moins ainsi que le personnage nous est expliqué. Mais aussi bien. ce que le film montre, c'est l'inverse : c'est Lucia qui a trouvé dans le camp l'occasion de réaliser le sien, de fantasme : e1lre, en tant que filie de démocrate et (plus tard) épouse honnete, enchainée et battue par un bourreau fasciste. Bien que le film, assez niaisement, marque la relation érotique de Max et Lucia d'une réversibilité « sadolllasochiste » dont Gilles Deleuze a montré, dans un ~exte remarquable, qu'elle constituait un leurre (Pr~~entation de Sacher-Masoch, 10/18), c'est la P<>~1tton de Lucia, en tant que « femme normale », qu¡ semble déterminante, et la preuve en serait ~utr~ le fait que tous les critiques du film se sont 1 enti:fiés, en tant que démocrates, a elle, le personnage est bien fait pour ~a) que c'est a son
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contact que Max cesse d'etre un « vrai nazi en meurt, affamé, sadisé et sacrifié par les C'est d'ailleurs la que réside l'ambiguYté de la du film. Cette double mort est double double tranchant : d'un coté, on peut imagin~:J dans la personne de Max, rendu captif de fantasme (de Lucia), c'est le nazisme qui est liquement vaincu et mis a mort (meme si moyen de vulgaires nazis réels); i1 y aurait quelque chose, du coté de Lucia, qui excéderau cruauté meme du nazisme, quelque chose tibie cette simple et plate cruauté. Encore que tement Liliana Cavani ne la montre pas simple et plate : d'ou l'autre lecture du film, celle a dominé et que semble-t-il Liliana Cavani elle-me::. a finalement retenue : c'est Lucia, la femme e male », produit et reflet de l'ordre démocratique, est symboliquement vaincue par l'irruption des sions bestiales que luí révele, en une initiation semblable (toutes proportions, et elles ne sont petites, gardées) a celle que dépeignent les de la Villa des Mysteres de Pompei, cet moderne de l'Ange noir qu'est le maitre nazi. Cavani l'a déclaré partout: l'idée de sa fiction venue a la suite d'une enquete sur les Femmes la Résistance, pour une émission de la RAI, enquefe au cours de laquelle une ancienne déportée lui confil qu'elle avait
a
a
« Nous avons tous en nous un « piccolo » de 111.1zisme. Bien caché. Bien enfoui. Qu'un gouvernemenl ouvre les digues a cette part d'ombre, fui donne de cité, la /égalise, la monopolise, l'utilise... , tous
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deviennent possibles. Chacun assume son assassin ou victime. » (Cavani, entreticn avcc 6 avril 197 4.) troisieme lecture, ou le~on, est possible, ford'un compromis entre les deux premieres : le décrit et glorifie une alliance << contre-nature » en tant que telle désirable, entre libéralisme » et fascisme « pervers », afin de débou' entre la fadeur de l'ordre démocratiquc et l'ende l'ordre fasciste, sur une troisieme voie paraun paiadis artificiel et d'ailleurs mortel. qu'il en soit, toutes ces interprétations ont de commun qu'elles supposent une équation, curieusement peu de monde a tenté d'Lr1terroger du coté du réel : l'équation fascisme = per. C'est a faire miroiter sur les oripeaux du 118Zisme, sur ses dépouilles historiques, l'éclat ambigu ~la perversion, c'est a rappliquer sur le corps fon~~remcnt petit-bourgeois du fascisme les travestís >nllants d'un décadentisme aristocratique, que le mythe fonctionne. On n'a pas assez remarqué que dan~ ce cinéma dont Liliana Cavani est l'assez peu gloneuse héritiere, c'est le costume qui fait le nazi.
N11it Aborder sous cct angle le phénomene nazi est assez lourd de conséquences. Pas du tout paree que, comme le rabache un savoir marxiste fossilisé, c'est oublier « que le recours, ou la tentation de recourir fascisme est le lot commun de la bourgeoisie ;rsque ses privileges luí échappent el qu'elle tente e les préserver par tous les moyens » (l'Humanité, 10-4-74, a propos de Portier de nuit), critique dont
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la généralité et l'abstraction ne sont pas que les propos de Cavani. Mais d'abord l'espace concentrationnaire, selon l'approchC ci, cesse d'etre ce qu'il est: une in.rtitution avec ses fonctioniUlires, ses techniciens, ses son personnel d'encadrement et ses encadrH. devenir un théatre ou l'on se déguise et joue On comprend que, sous ce jour ou plutót nuit, il acquiere des couleurs séduisantes de l'attraction et de la répulsion qui fait hésitation de la névrose) et qu'on admette meme si cela parait a Baroncelli « dur a qu'un camp de concentration, ~a sert a entraves (ou avec, mais pas les memes). Telle est la « révélation » dont nombre de se sont émus comme si ce film ouvrait porte sur les tréfonds abyssaux de leur Et tel est le sens du titre du film. Cette cette porte donnant sur la nuit, on peut dire plupart s'est ruée dessus. De Rouge, « Max, portier de nuit, c'est le censeur de gardien d'antichambre qui aurait trahi : un inconscient trouble et brCt/ant, a une redoutables au lieu. de les refouler » (19 Nouvel Observateur, lyrique : « La porte s'esl mée. Pour la femme, prisonniere des ténebres, leil noir s'est confondu avec le soleil de 1', Attention, vertige mortel. Ne pas franchir cette sur le seuil de laque/le se tient le portier de (8/4/74); et (variante abyssale), d'Ecran 74 interprétatif: «Si l'on prend les personnagel des monstres remontés de l'inronscient, on menee il comprendre », a Télérama, introSJ « On peut, sans etre entamé, décrire les causd tiques ou sociales du nazisme. Mais vouloir en trer les pulsions sado-masochistes ( ...), c'est
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soi-meme, plonger dans ses propres abysses ala surjace des lambeaux éblouissants r._:•rPIIf) (6/4/74), saurait, si j'ose dire, etre plus clair. Cette inquiete et puritaine de l'inconscient nouvelle : c'est moins la conception jun(Liliana Cavani se réclame de Jung, ce qui une référence, surtout sur le chapitre et psychanalyse », pour le moins équivoque la conception américaine << anafreu», selon le mot de Lacan - , celle qui précorenforcement des défenses de l'ego contre les de l'id. C'est la naive histoire, on le sait, film de S-F Planete interdite, et de lfait c'est une qui a fondé toute une série de films de ceux particulierement ou la psychamene l'enquete: le Secret derriere la portetitre pas pour ríen harmonique de celui du film Cavani - de Lang, Spellbound, Mamie, etc., de !litehcock : la liste serait longue a établir de ces films une porte joue ce role a la fois symbolique et drade déboucher sur la cave horrible de l'in-
C'cst tout un cinéma, dans sa dimension aussi bien qu'idéologique, que définit l'emploi porte est un objet nodal du cinéma classique, et non seulement du film a susce cinéma dit (par Bazin) du « bouton de 2 :. • Objet praticable en ce qu'elle permet de d'un plan a un autre, point de suture de la syntagmatique, la porte est aussi un objet chargé d'ambivalence, en ce qu'on peut la
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passcr dans les deux sens, et d'angoisse sens cst intcrdit. « 11 faut qu'une ou fermée , : mais le resssort du drame qu'clle ne soit ni tout a fait ouverte, Df fermée; ainsi les mécanismes obsessi• tcrdit et de la transgression peuvent-ils Interdit de voir, transgression du tant qu'ellcs mobilisent et orientent le que ]es portes joucnt au cinéma un role dans l'ordre du drame, piegent les role spécifique : dans le théiitre, !a dramc bourgeois, les portes ont aussi, on role; mais la scene a I'italienne interdit tcurs la tentation d'aller voir de l'autre de cela, au cinéma, qu'il est surtout porte est un fétiche paree qu'elle barre, tcmps qu'clle y donne acces - la vérité, Pourquoi cette métaphore de la nuit? cst question, de la vérité, de la vérité organe l'ceil, de la vérité sombre qllil tace. 11 y a de la nuit paree que toute la pas sue, toutc !a Jumiere, comme dit la pas faite. Pas faite sur quoi? sur ce qui se dans cettc nuit derriere la porte, derriere la rcfoulement, dans la cave de l'inconscient : bestiales du désir primitif, le cauchemar de primitive. C'est paree que cette porte ferme mal que Redgrave dans Secret beyond the door, Grego,, dans Spel/bound, Tippi Hedren dans sont affectés de troubles du comportement et lcment (a !'instar de nos critiques) de la vision cinations, voile rouge, etc.). Pour guérir, pour ver la paix - c'est-a-dire la paix conjugale faut-il faire? Rouvrir la porte résolument, dans la nuit du passé, aller voir de l'autre
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en toute conscience l'horreur du Apres quoi, généralement, lwppy end. la structure de la fiction, sa structure dra111ais aussi bien sa structure idéologique dont le sexe et la famille y sont inscrits a cette porte, réelle ou métaphorique. 11 sur la-dedans quelque chose qui a profonvoir avec le cinéma : cette porte, c'est aussi et Michael Redgrave, Tippi Hedren, Grereprésentent d'une certaine fa~on le conduit dans le dédale du reve et de la une scene initiatique. C'est pourquoi la apparente de ces fictions - qui, a !'inPortier de nuit, suscitent généralement la mération méprisante de la critique - est plus d'arrieres-plans qu'il ne pourrait sembler, de que, par exemple, le Tigre du Bengale et le hindou ne se réduisent pas au grossier exotique que certains se contentent d'y .-.m~:m,
ces films-la sont modestes d'intentions dans l'exécution. Ce n'est pas le cas de de nuit. Portier de nuit, il ne s'agit pas tout betedc la famille, du couple, etre heureux et avoir d'enfants (selon la niaiserie conventionla lzappy end, reflet, il est vrai, de celle de psychanalytique traditionnelle) mais de l'Hisavec une grande H; l'inconscient de Liliana Jung oblige, est collectif, la scene primitive dimensions des camps de la mort, et le proest enfié a la mesure de la vastitude du promoins ... A moins que ce ne soit justement le : que la question historique et péniblement du fascisme ne soit réduite par le film aux
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dimensions d'une chambre a coucher et petít secret , derriere une porte d'hótel. Je remarquais plus haut que le film nazi au costume, et l'institution complexe, millionnaíre en morts, des camps de la mesure de la scene du Cabaret du la d'un probleme nodal de mise en scene, bleme a la foís esthétique er éthique de la cinéma.
Tliélltre
Le cinéma n'est pas le théatre. Mais iJ au théatre. Le théatre, c'est ce que Je refoulé, effacé : cette víeille scene close a avec ses décors stylisés et ses gestes que le cinéma a d'une certaine fa~on - c'est certain cinéma a d'une certaine fa~on d'un plus-de-réel, avec le montage, les de caméra, cet espace fluide, ouvert, infini, tique, a-t-on pu croire, de l'infinie divel'!rift nature (mythe du « cinéma total »). Or, supplémentaire des films du type le Secret la porte, c'est que cette porte de la nuit refoulé fait retour, donne aussi sur le « scene primitive » dont i1 s'agit de faíre 1 et quí consiste presque toujours en un connotations incestueuses, redípíennes, ment cette vieille scene close a l'italienne, outrée, que le cinéma avait cru refouler et quelle, au fil de la fiction, de porte en plan en plan, il finit par rctomber. Cette primitive » outranciere, a la Marnie (dans filméc au grand anglc, qui accuse la oersoectn,
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de l'espace, la cloture étouffante de la un condensé caricatura! du drame thélou romantique, un petit concentré en boite. (,;a aussi, c'est un retour du que le cinéma du « secret derriere la porte » tous ses effets, i1 faut que la scene de son soit close, con:finée, petite-bourgeoise, famil'horreur est daos la maison, a la cave ou au ou dans le placard; mais en tout cas dans du coté de papa ou de maman (par Marnie : maman était une putain; ou de Huston : papa est mort au borde!). ivement : l'horreur, pour ce cinéma, c'est vérité refoulée au grenier, dans la cave ou dans : cette vérité qu'il existe autre cbose que Un pas de plus, la maison est cemée, et les Oiseaux. pas encore, a peine, et la maison éventrée, le débouche sur l'histoire 3 • mouvement de Portier de nuit est inverse, et ce qui fait ce film profondément régressif, esthéet idéologiquement. Poser que le secret des de concentration, de la e solution finale ·», meurtre planifié a grande échelle, réside dans chambre a coucher, n'est pas seulement idiot; a la quelque chose qui résonne en harmonie l'esthétique et la pratique manipulatoire faset c'est pourquoi il est d'autant plus affligeant critique de gauche ait a ce point e marché » ce film affligeant (dont i1 n'est question ici, on compris, qu'a titre de symptome et d'exemple to~t un e cinéma de crise », dont l'Exorciste et "?ire d'O constituent d'autres variantes a succes). huier avait sur les masses une théorie : elles sont nature e féminine ,, ce qui veut dire, sans doute,
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qu'on pcut en faire ce qu'on veut si un homme, un vrai. (On dirait aujoUll-sont hystériques et qu'elles veulent un affaire de théatre, et le fascisme, on le procédés de théatre. Seulement, ce n'est étroit d'une chambre d'amants; c'est masse. Est-il bcsoin de rappelcr les semblcments dont les archives gardent trace? Théatre de masse : trueuses rassemblées dans l'amour du haine du bouc émissaire, érection coll~ des tambours et des drapeaux claquant marée de mort, océan de corps sacrifiant fiés - a }a hideur de dieLa ObSCUTS \'Oit que c'est du rcfoulement, de la pire que procedent ces ivresses historiques de tarisées, cette exigence de massacres et de Comment faire le lien, alors, entre la tique dont Liliana Cavani agite dans son a la suite de la pire littérature de gare, chen en uniforme - le !curre séduisant, et d'hygiene socialc, raciale et done homosexualité sublimée des casernes et cette défense glapissante de la famillc, qui jours caractérisé les mouvemcnts fascistes·t On répondra: dans le fascisme, il n'y que refoulement, sublimation; le nazisme n duit que des Hitler, des Goebbels, des il y a eu aussi des Rohm, des Goering; les la mort n'ont pas produit que des fonctionmun tiques, des techniciens de la mort lente ou ont eu aussi leurs jouisseurs, tortionnaires amateurs de sang ou de peaux humaines. En effet. Seulement, il est tres différent de montrer comment !;a se machine, a tous vcaux, comment les deux typcs oetits-bour
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tascisées - le type fonctionnaire ascétype boucher jouisseur - operent en coexisDleme en rivalité (cf. la nuit des Longs Cousein du m8me appareil, - et de valoriser e expressionniste :. et théatrale un aspect du systeme, pour ce qu'il comporte fantastique et délérere, pour ce que peut y investir. De ce point de vue, les concentrationnaires de Portier de nuit ilrticulierement poisseux. L'épisode e Salomé :. ~ Lucia l'ironique offrande d'une tete ; Lucia portant au bras comme un joyau que Max vient panser d'un baiser (c'est lui qui la lui a inftigée), observée par un de déportées vieilles et laides, peureusement au fond du champ; un nazi costaud sodomisilence un homme, sans doute un déporté, meme temps se branle, tous deux regardés par voyeurs (c'est la scene la plus parlante . n est clair que si ces saynetes fuligineuses n'ont rien a voir avec la mort industrielle (il n'est que de se reporter aux archives, tout Ia-dessus il existe des films), avec la sordide du sadisme policier, elles ont en. tout a voir avec le voile esthétique, le ftou que les nazis ont jeté Ia-dessus : e Nuit et ,, c'est beau, n'est-ce pas, c'est une belle : c'est la formule meme du mensonge et du ~ment. Que, sous la grandiloquence théatrale, percer de cette nuit et de ce brouillard le essentiellement fonctionnel - nul ne devait - la séduction tombe avec le voile et autre apparait, une autre scene. ment, pour cela, il faut briser le charme du 11 faut entendre le cri de Vertov: a bas le théatral! 11 faut entendre ce que cela veut
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dire. Le cinéma théatral, ce cinéma de la brouillard, que la mode rétro accuse ct inscrit en son lieu. La nuit, le le cinéma a su, par le jeu des éclairages, genes, des filtres, des mouvements de catl_lf!l raccords, en raffiner les effets au-del~ dol était capable le t,héatre (le théatre dont U théatre romantique, l'opéra), le théatre y théatre effacé d'un supplément de réel, et vibre, il s'y croit. Le cinéma « qui encare un cinéma de nuit et de b~ cinéma de théatre. Et la question la Ja plus brillante du cinéma est : traverser De ce point de vue, la mode rétro limite, une butée, une fin. Au-dela de « nuit Jard ~. en effet, l'hlstoire nous a appria, apprend chaque jour, ce qu'il y a, et qui rayon des farces et attrapes la scénographie et la pacotille de sex-shop de Liliana deJa commence la difficulté, le travail daos du cinéma, ce travail seul a la mesure des ments du temps, et des longtemps la Godard (le seul cinéaste peut-etre, et plus grand, a entendre Vertov et Jc proiOQII a indiqué les cisques :
a
« Le seul vrai film a /aire sur (les camps) n'a jamais été tourné et ne le sera jamais serait intolérable - ce serait de filmer un poim de vue des tortionnaires, avec leurs quotidiens. Comment faire entrer un corps deux metres dans un cercuei/ de citU[UIII,.,j metres? Comment évacuer dix tonnes de bnlfl iambes dans un wagon de trois tomres? brúler cent femmes avec de l'essence pour /audrait aussi montrer les dactylos
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lturs machines a écrire. Ce qui seraft insupporne serait pas l'horreur quise dégagerait de te/les mais bien au contraire leur aspect parfaitenormal et humain. :. (Calziers du cinéma, 146, aof1t 1963). qui serait insupportable ne serait pas l'honneur
se dégagerait de telles scenes, mais bien au leur aspect parjaitement normal et lzumain.
méditer cette phrase : elle renvoie a la niaitout ce qui s'est fait au cinéma sur le nazisme, fexception de Non Réconciliés de Jean-Marie e Tout ~ n'est presque pas trop dire.
Bien; mais que devient la-dcdans cette fameuse · de la jouissance, le sadisme, le masoces révélations cinématographiques de l'an1975, par laquelle Portier de nuit anticipe sur d'O? Faut-il done rayer de la question du celle du désir, et de la jouissance, sur lesil table et avec lesquels aussi il opere? Le du film de Liliana Cavani, malgré sa médion'est-il pas au moins latéralement d'avoir posé question? Li.liana Cavani n'est pourtant pas la premiere fatre l'assimilation entre sadisme et nazisme, ou entre monde sadien et monde concentrationComme l'écrit avec l'émotion voulue un cride Portier de nuit : « Piafes, cris, chalnes, huís
Sade, ignoblement fasciste, s'est régalé adécrire cela. , Peu importe que le monde de Sade soit rnonde fictif, un lieu d'écriture, et le monde nazi rnondc réel, peu importe que Sadc, sous la Ter-
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reur, ait été un modéré : un tel lieu commode pour ce qu'il permet d'inscrire un refoulé - historique et sexuel - et surtout erice sous le signe d'un double alibí : Ie accuse, compromet, le sadisme (et excuse auteurs, les décharge de l'accusation pornographie ou d'incitation a la violen...." ment le sadisme compromet, accuse, le excuse de meme les auteurs, les décharge sation possiblc de céder a la trouble fascioat }'uniforme SS). D'ou la prégnance de daos la littérature pornographique et senúpor phique, et dans les films d'un registre sembJat double alibí est évidemment une double Alibí, dénégation, cela dit que queique occulté. 11 faut ici citer Bataille : « Je me rappel/e avoir un jour fu un déporlé, qui me déprima. Mais i'imaginai un sens contraire, qu'aurait pu /aire le bourreau témoin vit frapper. J'imaginai le misérab/e et m'imaginai /isant : « Je me jetai sur lui riant, et comme les mains liées au dos, il ne répondre, a tome volée j'écrasai mes poings visage, il lomba, mes talons acheverent la éca!uré, je crachai sur une lace tuméfiée. m'empecher de rire aux éclats : je venais un mort! » ( ...) Mais il est improbable reau écrive jafrUJis de cette faron. «En regle générale, le bourreau n'empiOie langage d'une violence qu'il exerce au . pouvoir étab/i, mais celui du pouvoir, qUI apparemment, le justifie et lui donne d'etre élevée. (...) Ainsi l'attitude de Sade /-elle a celle du bourreau, dofl( elle est contraire. Sade, en écrivant, rejusant la
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ti des personnages qui, réellement, n'auraient que silencieux, mais il se servait d'eu.r. pour a d'autres homnzes Ult discours paradoxa[. ~ Batailie, l'Erotisme, 10/1 8). de la tricberie, ce qui est occulté - ct, par les auteurs des fictions de « sanazi » comme par les bourreaux cux-memes done bien la question du pouvoir. La question et celle de la jouissance sont étroitemcnt l'une dans J'autre, I'une pour l'autre. les implications de cette vérité refouléc du bourgeois (comme du socialisme qui ne ranimcr les origines jacobines) que joucnt IVerscmcnt- les « fiims de crise :t , qui ont ceci avec le fascisme de précipiter, d'un débile, grandiloqucnt ct traumatiquc, I'imadcs masses. La violence y est le rctour, positif fusil, Un Homme dans la vil/e) ou négatif ou par-dcla le bien et Ie mal (Portier Histoire d'O), du refoulé de la loi bourC'est toujours l'bistoire des Visiteurs: a la fasciste iJ n'y a ríen a Opposcr, sinon les ons comiqucs d'une fille frigide ou d'un boutonneux, puisque cette vioience fait jouir ceux qui en sont victimcs. Etl les fait jouir paree 9u'ils manquent de ce qu'ils sup1autre •maginaire, ici Ie fasciste, le nazi , comme le raciste moyen suppose au 1 Arab7 une virilité exorbitante) : le savoirperv~rsJon, en un mot le phallus. II s'agit nema de la n::!vrose, pour autant que Ja ~e la pervers~on ratée. Le tableau oi1 nt de Cavan, brode ouvcrtement sur exploite J'imaninaire du sujet libérale. o
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Et i1 est vrai que le cinérna semble illustrer, arnplifier, diffuser ce fantasme; d'une narration irnaginaire le trou de la symboll bourgeoise, lequel trou s'agrandit des m}'thea mente, dans le réel, « l'accroissement de lence .,, Dans ce jeu qui offre au fascisme de la télévision, la presse, la radio jouent role. Comment en sortir? Dans le champ du ne peut faire échec a ce qui se répctc ainsi de violence réactionnaire qu'a faire structure meme qui fait consister ce désir. certes pas un hasard si ce sont les cinéastes sensibles a ce qui fait aujourd'hui retour du Straub et Godard, qui attentcnt le Plus ment a la fermeture spéculaire du narration cinématographiquc. 11 n'cst pas étonnant qu'on ne le leur pardonne pas.
NOTES
l. Le film le plus explicite, et le premicr développer ce theme, est les Visiteurs d'Elia G.I. de retour du Viet-nam rendent visite a a dénoncés pour avoir violé et tué une jeune Ce dernier est un adolescent bleme et boutonu111111 a une militante de la Paix. Les G.l. finissen· -celle-ci et casser la figure au délateur démocra principal de la fiction est que, violée, la fcstement jouit. En plus des deux couples en film inscrit la présence d'un vieil écrivain réactionnaire (genre Steinbeck vieux) et c'est le pere de la militante, il méprise son de couilles ...), et se livre a quelques caresses mécs sur les deux séduisants et inquiétants . inscrit ainsi un clivage dont Jc spectateur do1t
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: on ne peut pas choisir « le mal ,., paree que c'est le mais a choisir « le bien ,., on se barre tout acccs a .ouissance. C'est sur l'aliénation en cet « ou bien/ ou bien,. nt les « films de crise ~ et notamment, quant au Portier de nuit. · découpage classique, découlant de Gri/]ilh, décomréalité en plans successifs qui n'étaient qu'une suite de vue, logiques ou subjectifs, sur l'événement. Un -·""'wve. enfermé dans une chambre, attend que son bourl'y trouver. ll fixe avec angoisse la porte. Au le bourreau va entrer, le metteur en scene ne pas de /aire un gros plan du bouton de porte lentement. • (André Bazin, « I'Ecole italienne • , in que le cinéma?, IV.) Cf. aussi « Théatre et cinéma • que le cinéma?, ll): « C'est aussi Cocteau qui a fe cinéma était 1111 hénemellt vu par un trou de serfa serrure il reste ici l'impression de violation de • la quasi-obscénité du " voir ". • maison éventrée, ii ne s'agit pas ici d'une simple .m~pnore, ni d'une possibilité narrative envisagée au hasard. nazisme, cinématographiquement, a su en faire usage : précisément dans le Juif Siiss, dont le premier attentat du corps de la race, de la nation, du peuple, couper en deux, ouvrir en son milieu, la demeure on pour faire passer en son endroit une route. du sacrilege sera bien entcndu ultérieurement mis
MEMOIRE DE L'
sa préface a la Poétique de Dosto"ievski .M11rnail Bakhtine, Julia Kristeva notait au paste caracterc carnavalesque de nombreux films dont (c'était d'ailleurs la seule citation) ""'"'ricon de Fellini; pour en dénoncer, rapide'inoffensivité et la complémentarité avcc leOlogie dominante (e le carnaval avait lieu sur de l'église :.). On pourrait argumentcr que passer un peu vite sur le caractere subversif th~mes et des pratiques carnavalesques, en avec le fait que cette rete était celle du N'importe. lbrulrcord comporte de nombreux traits carnade cette fete ou les valeurs dominantes bref temps, gaiement renversées, ou les en disent la vérité grotesque, en disent le ou l'on exhibe ce que le pouvoir réprime ~e sexe, les excréments, la pourriturc 1oyeuse, riante, du désir et de la mort). de dénombrer ces traits. Ce qu'il a;che, c:e~t que de plus en plus e Fellmt elle-meme - et non qu'elle développe - participe
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LE REGARD ET LA VOIX FILMS
de
cette
pratique
carnavalesque;
« forme>>, si l'on veut, de son film.
j'entends
Le sujet d'Amarcord, c'est la jouissance. inscrivant celle-ci dans la fiction d'une mémoll'O.. en historise le contenu, il la date. Ce Amarcord, c'est une certaine forme de ion¡.,.,_A en rapport avec un certain type de (par exemple, les mises en scene gieuse) : ou l'on jouit d'une vision, d'une révélatidl d'un spectac1e, d'un tableau. Comme de ce bot dans la nuit, de ce paon dép1oyant ses dans la neige ou de cette vache blanche dans la brume, ou s'immobi!ise dans le extatique, dans le ravissement de la vision la jouissance de l'reil - le mouvement du Ce que faisait le cinéma auparavant, c'était cette jouissance d'une valeur de vérité; films dont 1a progression dramatique culminait une révélation morale, métaphysique, religieu...... s'achevait sur une réconciliation (par exemple par exceJlence : les films de Rossellini, Voyage ltalie, Europe 51, etc.). Le type de récit qu'adopte Fellini étant, contraire, non linéaire, sans progression, drame - épique, diraient les brechtiens -, déroulant explicitement sous le signe du (par exemple ce labyrinthe de neige dans dernieres séquences), a la fois produit cette sanee, cette extase, et en inscrit I'i11usion, la comme hasard, contingence, fantaisie de la dont se dérobe le sens. Jouissance Jégere, dique : « M'adresser a Dieu avec un faux écrit que1que part Bataille. Le faux nez « Dieu >> ; Die u est le faux nez ('Lacan : la Tel ce paquebot de carton sur une mer de phane, dans une fausse nuit de cinéma, ce
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le Rex, « la plus belle réalisation du régime », le passage fantomatique émeut aux !armes la Cette séquence du paquebot ne serait pas émouvante s'il s'agissait d'un « vrai » paquede « vraies » vagues; réciproquement elle décesi ce carton et cette cellophane n'étaient pord'aucune << illusion de réalité » : c'est dans que nous jouissons. moins n'y a-t-il pas, ici, d'équivoque de : pas de glu. Au contraire, la mise en découpe les figures, fragmente, dénude. Ainsi paquebot et ces vagues posent, si l'on peut dire, l'reil des spectateurs, la question non seulement l'illusion religieuse ou fasciste, du fétichisme, encare celle de l'illusion cinématographique, la jouissance cinématographique 1 • Dans Amarl'reil est porté, en meme temps qu'a la jouisa la critique : critique précisément de la de la foi que l'on met dans la vue, de l'éviCar ces objets ravissants, ce paquebot, ce cette vache peut-etre hallucinatoire, qui pren- · par hasard, pour le désir errant, .la place de que .la psychanalyse identifie comme le phallus, . est !)len clair que c'est n'importe quoi. ti ~t mvers~m~nt : la le~on - pourquoi pas polifilq e - optt.m.tste que l'on peut tirer au passage du tum de Felhm, c'est qu'un déchet dérisoire le d yau cabossé d'un phonographe, tombé du haut .: clocher de l'église - peut mettre en échec un . °mdent au. moins, et en tout cas réduire au ridÍcule 0 r re fasctste.
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NOTE 1. Amarcord témoigne de ce que le cinéma crit une dissociation de plus en plus grande, une de l'etfet de récl, cette « impression de réaiité • graphique sur laquelle ont tant écrit les filrnoloJru les grands théoriciens idéalistes, Elie Faure, etc., ont voulu tirer des conséquences nature du cinéma (réalismc ontologique, non-monlul
L'ESPACE POLITIQUE
La prcmicre partic de Réjeanne Padovani, du cinéaste canadien - québecois - Denys Arcand, consiste en un montage alternant de séquences, qui nous entraine tour ~ tour au sous-sol et au rez-dechaussée de la demeure de l'industriel Padovani. Au rcz-de-chaussée, c'est la salle a manger et le li\'ing ou l'industriel r~oit a diner un certain nombre de personnalités gouvernementales, dont le maire de Montréal et le ministre de la Voirie. Au sous-sol, ce sont les gardes du corps chargés de la protcction des personnalités en question, et ~ux jeunes filies jouant, daos cette premiere partie, les roles de barmaids (avant de servir les . du maire, un peu plus tard); on les nomme ~""'"•"'cment Micheline et Manon. L'alternance ainsi a la fois I'opposition, la communicala complémentarité, la hiérarchie de deux l•paces. de deu~ séries, le « haut • et le « bas •, des m~utrcs et celui des serviteurs qui se IUrdét,.rmin,.nt l'un l'autre et qui co~posent ~o:~~lc sociale et topographique, del pi~~~~ dt;s classes s'inscrit d'une decoupage alternant nous
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promene de part et d'autre de cette division de cette faille, nous divise done avec elle et nous sant nous invite au jeu. L'ordre, on le sait, ne saurait durer; quelque chose nécessairement (selon Jea lois du romanesque) devra le transgresser. L'éton. nant est que d'abord, cette transgression sera lo fait, non d'un ou de plusieurs protagonistes, mais d'un plan. Le film nous ayant présenté les divers personnages de cette premiere partie du film, Padovani annonce, avant de coucher ses enfants (l'absence de la mere, de la femme, introduisant ici, silencieusement, l'un des ressorts du drame, mais ce n'est pas ce qui m'intéresse), que l'une des invitées fera a tous une surprise: ex-cantatrice d'opéra, ene donnera un petit récital. La fin du diner, le passap au living ou doit s'effectuer normalement ce récital privé, n'est pas filmée, une séquence du sous-sol permet d'en faire l'ellipse. Or, comme on va le voir, il ne s'agit pas la simplement d'une commo: dité narrative. C'est la, en effet, au sous-sol, pal'!lll les fiics et les barmaids - ou la barmaid, car l'uno des deux, disons Manon, manque a sa place c'est la que le chant retentit, off : une voix richo, puissante, un air d'opéra violent, prenant (dll Glück, je crois), qui dans l'atmosphere un ~o veule du sous-sol produit comme une effractlOII sonore. Toute cette domesticité un peu spécialO monte a!ors pour écouter: de cela, il n'est pas d'ellipse. Un plan les cadre serrés au fond d'uno sorte de corridor (entre-deux, trait d'union « haut » et du «.has », de l'espace des maítres de celui des domestiques), regardant vers le champ, le lieu invisible, indéterminé, ou se nl'nfiUJa, Ja cantatrice. Un contrechamp situe celle-ci, ragnée des musiciens (fl.Utes et violons). Puis
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e série de plans rapprochés sur les visages, plus 111 moins captivés selon le sexe et le role, des invités 111 daDS leurs fauteuils. Dans le désordre (ma mémoire a'est pas exacte) : le mari, le maire, la femme du JJÍI!Ístre de la Voirie (assez hideuse, visiblement flllgaire et névrosée), la femme du secrétaire du BÚllÍstre (assez jolie, mais visiblement prétentieuse), te secrétaire Goué par le cinéaste Jean-Pierre Lefebvre). Et puis, sans transition, en un plan a peine plus rapproché, le regard fixé dans l'axe de la caméra, pétrifié, comme vidé par le déferlement de la rousique et de la voix, Manon. Nous sommes a ce point habitués a ce que tout événement soit narratif, référé aux actes de personnages et aux nteuds du drame, inscrit dans la profondeur de la scene, du plan, que ce scandale reste subliminal et qu'il faut une analyse aussi laborieuse que celle-ci pour relever l'incongruité de ce plan. A peine avons-nous le temps de remarquer fanomalie de ce fragment de la série « sous-sol ~ inséré sans heurt ni discours dans une chaine de la série « rez-de-chaussée ». Et cependant quelque chose est lésé, déchiré, le bref temps de la remarqu~: rien d'autre que cet ordre topographique et soc1al mis en place par le film. La lésion est d'au~nt plus profonde qu'elle est silencieuse (de ce s~e?ce musical que refoule le dialogue théatral du etnema dit parlant, et qui fait ici retour avec le t?ant) et que touchant a la socialité de l'espace, e est dans sa roatérialité topographique qu'elle le blesse. Le scandale, - ou l'ironie? - est que Manon la barroaid, soit cadrée comme la femme du mitrlstre. Mais il est surtout (et c'est en quoi ce montage est P!-'ofondément politique) que la beauté du chant qw la. traverse - comme l'indifférence mcme de la séne du e haut :. - ne lui est
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pas du tout adrcssée. Le visage de n'cxprime rien, qu'une sorte de fixit6 musicale? Aussitot un recadrage, un mouvement refcrme l'interrogation ouverte par cette discrete confiagration de deux séries étanches ou communiquant légalement médiaire du garde du corps de phone, l'escalier de service, le corrido·\ travelling arri
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et en quelque sorte programmatique dans son ensemble (au nreud de sa syntaxe ses effets de sens) mais aussi paree qu'elle en son effet central, poser un certain de questions a la critique et a la théorie S'y avere en effet : - L'insuffisance d'une sémiologie de la dénode la syntagmative narrative pour en rendre : c'est en effet le róle premier de la connoqu'elle mct en évidence, puisque le sens aussi que 1' « écriture • de cette séquence dépendent connotation du facteur « espace ». La connon'est pas quelque chose de l'ordre du surplus de l'atmosphere, etc., c'est la structure ct l'ordre causal du film. 2. - L'insuffisance aussi de l'analyse purcmcnt !le de la structure syntaxique ou syntagmade la dialectique, en un sens formel, du film. plan de Manon ne prend sa valeur de rupture dails la mesure ou il court-circuite deux chaines dont l'alternance, l'entrelacement, fait l'espace comme espace social: il n'y a de rupture de ce plan que paree que le sens sous les plans; formellement, non plus que ivement, ríen ne le distingue de ceux dans la desquels il s'inscrit. Nul vertige, nulle tension, étrangeté de caractere forme! ici : c'est le sens vacille, et cristallise soudain en une discrete >n. - La nécessité d'envisager un film dans son ouvert et si l'on veut musical, non dans statique des tableaux, de quelque gestus social Iecture au second degré permettrait de r a partir de la réduction photogrammatique. un plan ne prend de valeur que dans ce qui aux autres plans, voire aux séquences ou
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il s'inscre, le fétichisme du plan photogramme, la recherche du « •auaeq queront toujours l'impact du cinéma et il opere, les régions de notre jouissance et met en branle. « Sortir du cinéma :. ae ce sens rien dire d'autre que le faire entrer versité. Son aplatissement y est la métalangage a tout faire. 4. - Le meme mouvement s'agit pas, fondamentalement, l'image, de ce qui releve de la nienne, de la perception objectale) que dere la représentation cinématographique relevant en derniere instance de l'espace et notamment de la peinture. 11 a pu etre de le faire dans la mesure ou cela a dégager la dimension de l'Autre qui, tout le registre scopique, est occultée par le sitif cinématographique (l'Autre commo champ, électivement l'espace off, que l'on tionner d'une fa9on particuliere, quoique quement suturée, dans cette meme rabattre cependant l'appareil cinémato3J'Iil!l sur le seul registre scopique, a le exemplc a la camera obscura ou au miroir Ge ne dis pas qu'il n'entretíent pas de r""" ces appareils : il ne s'y réduit pas), on rement conduit a le confronter a l'histoire peinture occidentale et a luí chercher lents « modernes :t du coté de la peinture rative comme remede a la fatalité spécul~ encore, c'est I'Université qui gagne a cette tion aplatissante, aucunement la pratique tographique ni les subversions dont elle est dans le champ social. . Car le cinéma met en jeu, de fa9on mult1ple
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directe (plus violente et plus lourde de límences) que ce qu'il en est du « réalisme :. provocation de l'artifice au réel, au réel, a l'impossible et a l'obscene. S'il prend de fa9on plus impérative que toute autre que tout autre appareil, c'est d'un mouqui excede aussi bien la littérature (Metz), (Burch), que le théatre (Barthes) et la (Lyotard). 11 faut se prendre a ce mou-
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lessurgit aujourd'hui sous diverses formes, entre tres a travers le cinéma. C'est cet espace idéoloo-culturel que Mikhall Bakhtine appelle e carvalesque :. , dont le rcflet artistique est un « réame grotesque :. (Cervantes, Rabelais, Dos~ievski, Joyce). , Il importe aujourd'hui, pour les artistes révolulionnaires, de retrouver les voies d'un tel réalisme, IOUS peine de stérilité, de figement dogmatique, et 'est ce que daos le domaine du théatre un Dario o, par exemple, a compris. L'un des aspects les us passionnants - et bien entendu les plus ménnus - de la Terre promise (du Chilien Miguel ttin) réside égalemcnt dans la structure carnava~lesque de sa fiction. f Cette structure se repere a trois niveaux au linoins : dans le sujet d'abord, puisqu'il s'agit de la fterre, de la terre promise, gagnée et perdue, de ~. terre a la fois tombe et ventre fécond, et que flc carnaval célebre précisément la terre sous ce ,.double aspect: tombe pour les puissances de l'an¡cien et ventre accouchant du nouveau. Par le theme ,'qui traverse le film aussi, des e deux vierges , , 'cene de la bourgeoisie, des propriétaires fonciers, ·et ceile du peuple, travestissement parodique de la ,Premiere (solennelle, officielle, sulpicienne, éthérée) .qu'elle rabaisse ct entraine au bordel. Par la struc~~r~ du récit enfin, qu'ordonne la voix off d'un ~~eillard, porte-parole des masses, et que l'image ,Pf~sente sous les traits d'un jeune homme (puisque ~~s~o~re est racontée trente ou quarante ans apres cvenements). 1 ' la voix off dans la Terre promise a une fonction ~mplexe, multiple. Elle met les événements a disrfce,_ historiquement parlant, offrant ainsi leur récit l a rcfiexion des spectatcurs (c'est le coté e épique )
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LA VOIX VEILLE (La Terre promise, de Miguel Littin)
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Formulaos un príncipe : nul film politiquo prit révolutionnaire ne saurait avoir d'impact~ profond, durable dans les masses s'il n'enracial formes et les contenus de sa fiction dans un elli culture! a la fois populaire et universel, e historique vivant d'une conception mat6d embrassant tous les aspects de la vie. ~ On pourrait a cet égard diviser les filma • tiques d'inspiration progressiste ou révolu1tl'IOIII•I en deux catégories : ceux, d'un réalisme é refietent de fa!ron univoque, dogmatique une abstraite, transcendante a la « forme de 1' sion , ; et ceux dont le réalisme plus prot: craint pas d'englober les formes fantastiq représentations rnultiples dont se tisse e le riche et vivant des masses :. et qui subve en les parodiant bassement, le langage et les •· sentations des classes dominantes, leurs a une culture populaire et profondéme~t sive, qui a une histoire (et qui, il est vraJ, s' réprimée férocement et ravalée daos tou manifestations par l'age classique, puis plUij¡1 calement encare par le capitalisme moderne) 'JI
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du film). Par la distance légerement moqueuse qu'elle marque a l'égard des actes des dirigeants ( « Costume-croisé » et José Duran) également, elle indique le point de vue critique des masses et reo. force ainsi la réflexion critique des spectateurs. Mais il y a en outre, de fa~on plus large, cet aspect << carnavalesque », le vieux accouchant du neuf, l'ancien associé contradictoirement au nouveau. La voix cassée du · vieillard énonce (dans le corps meme de son énonciation, si l'on peut dire, daos le « grain » de sa voix) a la fois la mort des héros anciens, l'échec des luttes anciennes, et leur ressur· gissement sous des formes nouvelles. Cette voix entre en résonance avec l'image finale, légerement parodique, du vieil officier tendant au jeune paysaa (le narrateur : qui est ainsi tout a la fois vieillard et jeune homme, communication de l'ancien et du nouveau) le sabre de la lutte armée contre l'opp~ seur, et de José Duran lui tendant le fusil. Elle est la mémoire populaire, d'ou renait la lutte. Bakhtine voit une production exemplaire do }'esprit carnavalesque (ou grotesque) dans des figu-. rines en terre cuite de Kertch représentant vieilles femmes enceintes « dont la vieillesse et grossesse hideuse sont grotesquement (... ). De plus, ces vieilles femmes ~-no:.-.tP• 11 s'agit la d'un grotesque tres expressif. 11 est ambivalent : c'est la mort la mort qui donne le jour. II n'y a rien de chevé, de stable et de paisible dans le corps vieilles femmes. Il associe le corps décompose déformé par la vieillesse et celui encore , naire de la vie nouvelle. La vie est révélee son processus ambivalent, intérieurement toire. » (L'reuvre de Franr;:ois Rabelais, pp. 34-35). On pense ici a la « vieille » du
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violée << en y prenant plaisir » par huit hommes dont le narrateur, et qui personnifie la révolte des femmes et meurt la fourche a la main. Elle oppose la mort populaire ambivalente aux figures décharnées, terrifiantes et purement négatives de la mort dans les représentations de la classe dominante, ces fantómes a tete de mort qui suivent a cheval José Duran et ses compagnons lors de leur fuite de Las Huiques. La mort des gens de Palmilla s'inscrit a l'encontre de l'esprit tragique, c'est-a-dire individualiste et tourné vers le passé, qui est l'attitude des classes dominantes envers la mort. La forme virulente qui s'oppose a la tragédie et la ruine, n'est pas la comédie (qui n'en est que le double bourgeois servile) mais la parodie au sens fort du mot; qui ne refuse pas la mort mais en affirme l'ambivalence, chute des puissances de l'ancien et naissance de celles du nouveau.
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LA TABLE DE DISSECTION
(Le Fantome de la liberté, de Luis Buñuel)
On ne man€Juera pas - on n'a pas manqué du Fantome de la liberté, de parler des origines surréalistes de Buñuel; c'est en effet le plus sur moyen de n'en rien dire, que des fadaises. Peutetre par esprit de contradiction, je trouve au contraire que ce qui est frappant, dans le cinéma de Buñuel, et dans ce film comme dans les précédents, c'est son réalisme. Pas n'importe quel réaIisme, bien sur, mais a coup sur un réalisme bien plus rigoureux que celui dont le tout-venant de la production cinématographique se sátisfait (le Pantome de la liberté est infiniment plus réaliste que, au hasard, les Valseuses, par exemple). Le réalisme de Buñuel ne porte pas sur l'enchal: nement dramatique des situations, mais sur ce. qUJ les code : sur les conventions sociales bourgemses. Par exemple, la visite de Jean Rochefort chez ~e médecin (Adolfo Celi); ii s'agit d'un raccourci sal· sissant, a la fois comique et macabre, sur le rapport médecin-malade et l'attitude envers la mort de .la société bourgeoise, cas particulier de l'irrational!: signifiante qui revient comme du dehors au suJ cartésien (lapsus, acting-out, etc.). N'importe
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aurait tenté d'exploiter dramatiquement ce qui est censé se passer dans l'ame de Rochefort lorsque son médecin et ami finit par luí avouer qu'il a le cancer (sur le sujet, les films ne manquent pas). Ce n'est pas ce qui intéresse Buñuel : ce qui l'intéresse, visiblement, c'est la fantaisie en quelque sorte objective, logique, qui vient alors bousculer le code des relations bourgeoises, le rituel apparemment neutre de l'amitié de bon ton et du rapport médecinmalade : le premier offre au second une cigarette, geste « normal » mais qui fait effet de lapsus (la cigarette du condamné), lapsus renvoyé a l'émetteur d'une gifle aussi soudaine que magistrale. Avec le rire qui en résulte, c'est un certain rapport de la bourgeoisie a la mort qui se trouve ainsi discretement radiographié, d'un réalisme - logique de l'inconscient. Les aberrations que Buñuel introduit dans un récit de plus en plus laché et dérivant ont ainsi pour effet, a travers le rire, le Witz, d'exposer le code (ou la soumission du sujet au signifiant) : de l'exposer comme cloisonnement, obturation, paranoia et peur. Le « fantóme de la liberté», c'est la hantise du décloisonnement aberrant et jouissif qui fait sauter le code. Une autruche traversant lentement une chambre a coucher a quatre heures du matin, c'est moins l'éternelle rencontre fortuite de la· machine a coudre et du parapluie que des Robert Be~ayoun se hateront aussitót d'invoquer, qu'un obJet dont la fantastique incongruité contamine d'un seul coup le cadre bourgeois typique (et les codes, les comportements qui s'y inscrivent) qu'il traverse avec une souveraine et mate indifférence. Si rencontre. fort~ite il y a, qu'en est-il en effet de la « table de d!ssectto~ », de l'espace ou s'effectue la rencontre? Pour le lynsme surréaliste, cet espace n'a
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jamais fait probleme. C'était simplement la page blanche, ou la toile, ou l'écran, plus vaguement le fameux point de !'esprit ou la vie et la mort, le haut et le bas, etc. Pure collision de signifiants, incandescence purement métaphorique dont Breton a donné la loi poétique élémentaire (deux mots, deux images aussi éloignées que possible l'une de l'autre produisent, ajointées, l'effet poétique le plus grand : la rosée a tete de chat). II faut au contraire remarquer la structure métonymique et narrative du cinéma de Buñuel (c'est déja ce que notait Bataille a propos du Chien andalou): la narration, meme si elle dérive, marque l'obturation du sujet a l'inconscient dans l'espace social, et en meme temps le retour comique, a la fois logique et subversif (subversif du sujet, du social) de cet inconscient. Il suffit que, dans la syntagmatique normale des rapports normaux que les protagonistes s'efforcent de maintenir entre eux {le charme discret de la bourgeoisie) l'incongruité du sexuel, de la jouissance, vienne a faire saillie (discretement comme le fétichisme des chaussures bien cirées dont le commissaire Piéplu est affecté, ou brutalement comme la f!agellation de Lonsdale devant témoins dans l'auberge), ou de fa9on plus abstraitement logique (plus formelle) que deux paradigmes soient intervertis dans la chaine syntagmatique (mangerjchier par exemple), ou encare que soit pervertie la causalité d'un drame (on organise des recherches pour retrouver la petite tille, qui n'a pas disparu : critique subtile du déni et de la répression des enfants par la famille et la société), pour que toute la machine, tout le system.e des rapports sociaux mis en scene par le film, s01t frappé d'une sorte d'invalidité ontologique, pou[ parler comme André Bazin. S'il faut chercher a Buñuel des références du coté du surréalisme, ce
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sont les marges de celui-ci qu'il faudrait invoquer, Magritte, Lichtenberg, les logiciens de l'inconscient. Les courts-circuits syntaxiques qu'ils produisent dévoilent le semblant du code et suscitent le fantóme d'une impossible liberté. De quoi rit-on, dans le Pantome? Du code et des agents du code, de ceux qui en incarnent la logique parano'iaque (médecins, policiers, pretres, figures diverses de la bourgeoisie). Tel est l'effet subversif du cinéma buñuélien; i1 procede du désir de la subversion, de la subversion joyeuse, et en somme indifférente, de la paranoia sociale dont nous sommes a la fois les reproducteurs et les victimes; du désir du fantóme qui la hante, qui la hante sous la forme, a la fois comique et macabre, d'une autruche dont la politique incertaine annonce une révolution ambigue (et pour Buñuel sans doute, impossible). « A bas la liberté » : oui, si celle-ci est la liberté bourgeoise, la liberté du .code, du semblant, et non de~ corps, de l'inconscient.
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LA GLACE-SORCIERE
La Femme aux bottes rouges, de Juan Buñuel, plutot méprisé par Ja critique, et boudé par le public, est cependant l'un des quelques films intéressants qui s'offrent a nous daos le désert de la production dominante. Intéressant au moins dans la mesure ou Juan Buñuel s'intéresse quelque chose, voire quelques choses : la peinture évidemment, la figuration plus généralement, le tableau, le trompe-l'ceil, le regard, et ce qu'ii advient de tout cela dans l'espace cinématographique, et le rapport a tout cela du désir et de ses soutiens imaginaires, et spécialement, quant au désir, ce qu'ii en est de celui d'une femme. On avoucra que ce n'est pas mal, meme si, peut-etre, cela se limite au plaisir des effets d'un jeu, somme toute innocent et agréable. Ce jeu n'est pas tant la symbolique partie, sur triple échiquier de verre, que disputent Catherine Dcneuve et Fernando Rey, que la petite perversion dont Juan Buñuel affecte l'espace dnématographique. C'est un jeu avec le champ-contrechamp. Le champ-contrechamp, on le sait depuis l'article de Jean-Pierre Oudart sur la Suture (Cahiers du cinéma n•• 2 IO et 212), constitue le nreud de la mise
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en sdme dite classique, réaliste, lequel nceud boucle et rend continu, bomogene, le cbamp spatial de la ftction, implique << en éclipse » le spectateur dans le drame par le raccord des regards a l'oblique de l'axe de l'objectif. La scene occupée par deux protagonistes au moins est ainsi refendue en miroir et le spectateur, tiers exclu, devient le sujet de cette refente qui l'intéresse a suivre le trajet de la balle que se renvoient les protagonistes, comme dans le match de tennis de l'lnconnu du Nord-Express. Le raccord, principalement celui des regards croisés des protagonistes, efface le sentiment de la coupure, de la béance, de la discontinuité entre le cbamp et le contrecbamp. Tout est fait pour que le spectateur oublie cette discontinuité, pour qu'il ne se laisse aller a songer par exemple que le tournage du plan coté « cbamp ~ et celui du plan coté << contrecbamp » ont pu s'effectuer a des mois et des kilometres de distance l'un de l'autre (le cbamp-contrechamp implique nécessairement un resserrement spatio-temporel qui est celui du drame). C'est d'un jeu entre cette discontinuité réelle 1 et cette continuité imaginaire que Juan Buñuel tire, avec un certain bonheur, ses effets fantastiques. Dans la Femme aux bottes rouges, le cbampcontrechamp domine, mais les pouvoirs magiques accordés a Deneuve selon le postulat de la fiction (c'est le meme que dans Au Rendez-vous de la mort joyeuse et le procédé est également le meme) y produisent une discontinuité fantastique, une perturbation d'un champ a l'autre. L'agent de cette perturbation, c'est le regard de Deneuve. C'est ainsi que l'envoyé de Fernando Rey, rencontrant (contrecbamp) ce regard, se retrouve (contrechamp du contrechamp) coiffé d'une godasse boueuse; ou que Fernando Rey, offrant (contrechamp) a Deneuve un verre d'armagnac, se voit (contrechamp du contre-
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champ) tenir au lieu d'une bouteille une tete de porc etc. Ces effets hallucinatoires (irruption de l'illusio~ dans le réel) laissent dans leur disparition une trace ou consiste l'ambigulté de leur substance : l'homm~ qu'une godasse le temps d'un plan a coiffé, et qui ne semble pas s'en etre aper~u, se frotte ensuite machinalement le sommet du crane comme pour en gommer une trace de boue; Fernando Rey laisse tomber la tete, c'est-a-dire la bouteille, qui se brise; et ainsi de suite, jusqu'a des effets plus graves, voire mortels. Le réel ainsi halluciné se trouve modifié, perturbé, plus ou moins ravagé. L'intéret de ces ingénieuses quoique faciles fantasmagories, assez hoffmanniennes, c'est que le regard qui les produit est un regard de femme. Quelque chose se trouve par la interrogé (ou mis en relief d'énigme) de la jouissance de celle-ci. D'ou cela vicnt-il? C'était déja la question implicite de Au rendez-vous de la mort joyeuse. Qu'y a-t-ila la source du regard d'une femme? Quelque chose d'irrationnel, ou de rebclle a la rationalité calculatrice, obsessionnelle ct parano!aque du capital (que représente, sous le nom emblématique de Pérou, F. Rey), quelque chose de fondamentalement déviant, de subversif peut-etre ct certainement de désirable. Qu'y a-t-il ¿¡ la source du re¡;ard d'une femme? C'est une question d'homme, une inquiétude d'homme, et c'est un film d'homme : a la source, Y a-t-il autre chose que cet éclair d'ou nait l'amour pour cette femme, et qui dévorera le c~ur de l'amant (cf. Dante et Béatrice)? 11 était sans doute tentant, ou obsédant, de faire existcr sur l'écran cet objet du regard, cette incandcscence, ce déchet, sous la forme d'une fantaisie se déchainant dans le réel, dans le réel réaliste du petit drame bourgeois. Objets hétérogenes, répugnants
ouvent, apparaissant «la ou il ne faut pas », de a contester, a méduser le désir de l'bomme, son désir de maitrise, radical dans le désir de destruction (amasser les ~uvres d'art pour les détruire une a une, car elles le regardent de fa¡;on intolérable) qui anime Fernando Rey. C'est ainsi que le grand combat manicbéen entre la passion cérébrale, calculatrice, accumulatrice du capital et 1' « irrationalité » de l'art, de l'bystérie, de l'inconscient « qui ne pense, ne calcule, ni ne juge » mais n'en travaille pas moins, culmine dans cet orage et cette nuit romantique ou prend feu la tete de Fernando Rey; il disparait daos la nuit orageuse dont Deneuve a suscité l'hallucination, la tete transformée en torche. Comme l'échiquier de verre a trois étages qui symbolise le récit, celui-ci a lieu selon trois plans échelonnés : celui du réalisme narratif, qui dénote le plan du réel; celui des opérations fantastiques de Deneuve, qui incessamment refendent et modifient ce plan; et puis un troisieme plan purement symbolique, de type alchimique comme chez Hoffmann (cf. par exemple le Vase d'or, a la structure duquel fait penser le film), ou la lutte des protagonistes est celle d'esprits élémentaires (Terre et Feu). Car c'est aussi d'une traversée des plans, des niveaux, des tableaux, des écrans, des membranes, qu'il est question dans le film. Analogie entre la surface peinte (en trompe-l'~il ou non) du tableau, le poli du miroir, l'écran de cinéma, la membrane virginale. Crever l'écran. La métaphore commune est ici prise a la lcttre, de Fernando Rey lacérant une toile a coui?s de .rasoi~ (un nu féminin de Modigliani, c'est le sadlS~~ 1 ~pmssant du maitre, l'horreur de la jouissance fcmmme dont le tableau otire le leurre), a Deneuve ct son amant de peintre traversant in fine le tablcau en trompc-l'~il peint p;r celui-ci, pour
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y disparaitre - couloir et portes dont l'illusoire profondeur évoque les replis énigmatiques de l'appareil féminin; et qu'il y ait la une épreuve initiatique une aventure ou simplement un jeu du désir c'est a' quoi répond cette séquence extra-narrative ou Deneuve évoque sa naissance : caméra-bébé zoomant du fond obscur de la matrice (la salle obscure?) vers la lumiere du dehors, a travers un cache en forme de lentille dessinant les bords de la vulve (procédé repris dans un film pornographique d'ailleurs non sans intéret, pour des raisons analogues : Le Sexe quJ parle). Dans Au Rendez~vous de la mort joyeuse, l'hérolne perdait ses pouvoirs mortiferes avec sa virginité; et c'est par un caméraman que celle-ci lui était ravie. n y a done plusieurs fac;ons de se servir d'un miroir, d'une machine spéculaire. Meme conduite religie·use de celui qui s'y cherche (c'est l'étape ultime du parcours de l'initié chez Poe, Eureka, chez Novalis, Les Disciples a Sa"is ... ) et de celui qui le brise. Autrement, on peut en jouer, dans un dispositif plus vaste. Tout cela pour dire, non pas qu'on est loin d'en avoir fini avec le spéculaire, mais que le probleme n'est peut-etre justement pas d'en finir ou non avec le spéculaire. La représentation n'est pas seulement et peut-etre pas d'abord répétition du meme, mémoire, valeur, capital, etc.; elle est aussi et simultanément mise a feu du représenté, principe d'effusion et de révolte. La Femme aux bottes rouges n'eut-elle pennis que de le dire, qu'ellc eut déja valu qu'on s'y arretat.
KASHIMA PARADISE
La plupart des documentaircs ch~rchent a occulter ou a dénier la question de leur point de vue (les questions: qui regarde? qui parle?), c'est-a-dire celle de la violence, de l'arbitraire qui leur perrnet de forcer le réel qu'ils filment. Ce viol du réel qui passionnait tant André Bazin - qui y voyait le pouvoir ontologique du cinéma - n'est pas seulement une opération érotique, il retiete la violence d'un pouvoir, d'un pouvoir de classe, qui ne s'avoue pas. Dans l'idéologie dominante du documentaire, pour que c;a creve l'écran, il faut que 1'-reil soit vierge. Dans des films comme Calcutta, de Malle, la Chine, d'Antonioni, Idi Amin Dada, de Barbet Schroder, pour prendre des exemples plus ou moins récents, on voit fonctionner ce mythe de 1'-reil vierge et du réel exorbitant: les choses, les etres, parlent d'eux-memes; les auteurs, apparemment, ne disent rien. Dans Kashima Paradise, il y a d'abord ce seandale : une voix off qui parle son point de vue, rqui dit sa prise de partí, qui avoue ainsi la sélection, le montage des images du film. Le Japon ne livre pas son « mystere » a la na'iveté truquée de l'~il mécanique de la caméra, la voix est la qui s'interpose, qui
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détruit cette fausse immédiateté en nommant ce qui est montré, en énon<;ant le savoir qui en dispose (lé marxisme) et la lecture qui en est faite (l'économie politique). Certes, il y a la un danger, qu'atteste pa..· exemple la citation du Manifeste communiste inscrite en surimpression d'un plan du paysan Zenzaemon, a la fin du film ( « Les classes moyennes ... combattent tous la bourgeoisie pour sauvegarder Ieur existence de classe moyenne menacée. Elles ne sont done pas révolutionnaires, mais conservatrices. Bien plus, elles sont réactionnaires, puisqu' elles cherchent a faire rétrograder la roue de l'histoire. Mais elles sont révolutionnaires dans la mesure ou elles prévoient qu'elles iront se fondre dans le prolétariat', , etc.). Cette surimpression a quelque chose de choquant : de que! droit ce savoir d'intellectuel disposet-il ainsi de !'avenir, non pas de toute une classe ou couche sociale, mais de ce paysan-ci, dont la caméra a saisi - volé? - des fragments de vie? Le danger est ici, bien sur, celui du dogmatisme, c'est-a-dire de la paresse, de la facilité : plaquer un savoir sur mesure sur une réalité spécifique; et I'on .ne saurait répondre a cette critique que cette citation est la pour appeler a s'organiser politiquement, car elle n'interpelle personne. Cela dit, dans son ensemble Kashima Paradise échappe a la critique de dogmatisme, car, de meme qu'il ne feint pas de découvrir, dans la tradition de l'exotisme bourgeois, la réalité nue du Japon, ii ne se contente pas de recouvrir d'un savoir mort cette réalité, ne se contente pas de reconnaitre, dans le spécifique japonais, l'universel du capitalisme. C'est la que réside l'exemplarité du film de Bénie Deswarte et Yann Le Masson: d'avoir su dégager, au-dela de la prise de vue et du savoir off, par le montage et par l'enquete, une pratique idéologique spécifique.
Cette pratique est le Giri. Le Giri, cctte sorte de potlatch obsessionnel petit-bourgeois, faisant de tout le corps social japonais un cercle de cercles famil.iaulí, nous est a la fois étranger et familier. Etranger paree que les rites en sont codés par la culture japonaise, et notre intéret est alors celui de la découvcrte, si l'on veut scienlifiquc, d'un ensemble de lois sociales; familier paree que, a l'évidence, et de par l'universel (le capitalisme) qui unit la formatio!l sociale japonaise et la notre, nous avons aussi notre Giri, notre familialisme, nos cncastrements, et nous nous sentons ainsi interpellés intimement. Car le regard de Kashima Paradise n'est pas seulement un regard sociologique, objectif. Il ne se contente pas de montrcr un systeme d'aliénation, un processus objectif d'enchalnement des individus, cette grande dette circulaire, le Giri. Les auteurs savent, bien sur, que << partout ou il y a oppression, il y a résistance », mais ils n'ont pas commis l'erreur de seulement le dire : si c'est vrai, il fallait le montrer, et ils le montrcnt. Ce sont les luttes de Narita, la plus belle partie du film, pas paree que s'y voient des affrontements violents, mais par la beauté de la mise en scene que les paysans, les travaillcurs, les étndiants font eux-mémes de leur lutte. Ainsi, ni spontanéistc-exotique, ni dogmatique, ni sociologiste, Kashima Paradise cntralne les spectateurs dans un travail de l'reil et de la pensée : qu'estcc qui rend si prochc ce pays Jointain?
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D'UNE INDE L'AUTRE
Anne-Marie Stretter... Michael Richardson ... La mendiante de Savannakhet... Le vice-consul de France a Labore ... Les lépreux de Shalimar... Impossible de ne pas céder au charme, a la volupté, a la musique des mots et de l'espace imaginaire construit avec cette fantastique économie de moyens dont Marguerite Duras est coutumiere. La musique, le parfum, le reve dont ces noms sont chargés, et la date, 1937. Voyons, mais ce charme, quel est-il? L'Inde blanche, 1937. Ajoutez la musique, a la poésie des noms, l'image admirable de Brunp Nuytten, les costumes (Cerruti 1881) de Claude Mann, Mathieu Carriere, etc., ces maigres silhouettes blanches, ces fantomes en costumes de lin, en smoking d'été, en robe de soirée, dont l'immobilité ou les lentes évolutions fixent a peine un récit vaporeux comme I'encens, incertain comme le crépuscule sur le delta du Gange, tremblant comme l'air dans la chaleur tropicale. Mais oui, bien sur, cela creve les yeux : la mode rétro! La mode rétro. Rétro veut dire nostalgique. Le film de Marguerite Duras serait-il done un film de nostalgie, son effet principal serait-il de donner
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prise, de donner corps a ce type de nostalgie que l'on a pris l'habitude de désigner du terme de « rétro »? Mais, a u fait, nostalgie de quoi dans la mode rétro? D'une jouissance; de la jouissance des maitres, c'est-a-dire d'un plus-de-jouir absolu. Ils étaient beaux, ils étaient racistes, etc., - mais ils savaient vivre. Que veut dire ce discours, sinon: nous qui ne le sommes pas - racistes, beaux - , ou qui le sommes avec mattvaise conscience, done avec moins de jouir, nous avons la perdu une certaine innocence, une certaine volupté, un certain << art de vivre >> dont voici le déchet : << ce qu'il nous reste d'eux », cet ersatz dérisoire, Gold Tea. Dans sa couleur ambrée, son gout fumé, sa fraicheur, vous retrouverez quelque chose de ya, de cet objet perdu. India Song mime indéniablement ce discours, cette séduction d'un plus-de-jouir d'avant la décolonisation, dont Jean-Pierre Oudart indique ailleurs la référence historique : féodale. Ajout.ors-y pour notre part une connotation hégélienne : ·b eaux et racistes, ils (les sudistes, les SS, etc.) devaient disparaitre, historiquement parlant. La mode rétro désigne en ce sens son public comme servile (on dira plus simplement : petit-bourgeois) en ceci, qu'elle ne représente jamais le maitre-jouir, la jouissance du maitre sans en montrer en meme temps la mort : cf. Lacombe Lucien, Portier de nuit, ou (a quelques variantes pres) Chinatown. Ils sont morts, vous etes vivants, et entre eux et vous il reste, il ne reste plus, o séduction, déesse du marketing, que cette image de paradis terrestre, ces oripeaux souillés de sang, ou de fayon plus directement échangeable une petite bouteille emplie de boisson au thé : si les films rétros sont toujours tragiques, ils ont aussi toujours - le mérite de la pub Gold Tea
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est de le montrer - un ressort comique secret A certain égard, India Song obéit bien a ~ schéma, y obéit meme un peu trop bien, jusqu'a la caricature et la parodie. Ce coté forcé provient évidemment de la technique de mise en scene, c'est-adire ces longs plans, ce jeu hiératique et surtout la disjonction de l'image et du son, du champ et du hors-champ. J'ai souligné ailleurs l'effet d'étrangeté de la voix off dans le systeme d'une fiction. Il est, en l'occurrence, au moins double : d'une part, ces voix multiples qui peuplent l'espace off et l'animent (décrivant a petites touches efficaces : l'odeur de mort de l'encens, la brume violette du delta du Gange ...), ces voix que ne fixe jamais aucun visage sur l'écran, et qui tantót appartiennent aux figures que l'on y voit évoluer, tantót ·a des personnages invisibles et inidentifiables, tantót a personne ( « voix intemporelles »), ces voix melées composent un réseau tache et déchiré de mots et de phrases, une fuite de mots et de phrases, cemant comme de fumée ou de vapeur d'encens les lentes silhouettes que fixe le cadre. Le sentiment de ralenti, de torpeur tropicale, d'oisiveté coloniale s'en trouve accru. D'autre part, ou plutót complémentairement, cette image privée de voix, de son, ces sons, cette musique, ces voix errant dans l'indétermination du hors-champ, marquent le récit d'une sorte de felure, introduisent entre lui ct les spectateurs comme un écran supplémentairc : l'écran du passé, paree que ces corps, ces visages, jamais ne s'expriment de vive voix. (Au cinéma,.la voix vive est nécessairement «in~. jamais off.) Bten plus que dans Céline et Julie, on pense .a l'lnvention de Morel: ce sont des morts, des fantómes, des traces, san.;; autre consistance que des phosphencs, qui glissent ainsi devant nous.
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On aurait done bien la le dispositif d'un drai ~ rétro, jouisance et mort des maitres (en l'occurretJCC · d'une caste de grande bourgeoisie coloniale). 11 manque cependant une dimension essentielle : ~ sérieux historique, cet esprit de sérieux hégé!ietl q~l se reftete dans les films rétros a travers le réalisrne e la mise en scene. Il y a surtout dans le récit quelque chose de plus, qui modifie completement le tableau. Ce quelque chose est de l'ordre du déchet, mais pas le déchet d'un plus-de-jouir convertible en valeur d'échange et représcntable, du type << ce qu'il uous reste d'eux, Gold Tea ». C'est justement le décbet d~ la représentation, l'irreprésentable. C'est a <;a .ausr que sert l'espace off, dans India Song : a inscr1re. a hantise de quelque chose qui ne se laisse pas réduJre par la représentation, par le discours historique, par le tragique. 11 y a done dans India Song qoclque chose qui, semble-t-il, n'a rien a faire narrative}1'1e~t dans la quasi- ou pseudo-narration des amours et ~e 1 la mort d'Anne-Marie Stretter, mais vient trans~c. salement en hanter et secretement mcdifier le rec;t. Ce quelque chose, c'est par cxemple le chant de ,a mendiante de Savannakhet, ou l'évocation ¿es lepreux de Shalimar par le vice-consul de Labore, ~t c'est aussi peut-etre le cri, l'amour, la folie, e l'homme de Labore. La mendiante, les lépreux, ne sont pas du tout les serviteurs, les travailleurs qui attendent la mort des maitres. Sans doutc évoquent-ils 1' Autre, mais pas l'Autre dialectique, contradictoirement lié a rVn. e! destiné par l'Histoire a occuper la place de celul-Cl (le Maitre). Completement hors-champ, ils sont completement étrangers, completement étranges. f..,a rnend~ante, les lépreux ne travaillent pas. Parasites et dechets sociaux dans le réel, ils sont ici littéralernent parasites et déchets du récit.
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lls ne travaillent pas t, ils n'ont pas statut de dominés légaux; sinon on ne serait pas loin d'une classique fiction politique et d'une classique mise en scene des contradictions de classes. Mais que faire des lépreux de Shalimar et de la mendiante de Savannakhet? ~Bien sur, la grille marxiste-léniniste fonctionne aussi pour eux : lumpen - mais chacun sait que c'est l'une des catégories névralgiques du M-L.) Que faire du chant inintelligible de l'Autre? Dans Nathalie Granger, le livre, Marguerite Duras oppose dans une petite note en bas de page, a la classique notion de violence de classe celle, impensable, impossible, d'une classe de la violence. La violence de classe est du domaine du possible et du pensable en ce qu'elle est le moyen par lequel l'Histoire avance, elle est faite, historiquement, hégéliennement, pour etre encadrée, canalisé~, subordonnée et « dépassée » (par le Parti, par l'Etat « du peuple tout entier »). C'est une figure rusée de la raison. Mais une classe de la violence, de quelle sorte de classe peut-il s'agir et a quelle classification fait-elle appel? La violence en ce sens est préciséme~t ce qui fait sauter toute notion de classe et tout espnt de classification, toute patience du concept. Une « classe de la violence » n'est une classe que parodiquement, « classe » d'intensité pure ou communiquent transversalement, musicalement, sur les longueurs d'onde du chant et du cri, du cri chanté, du hors-chant, la mendiante et le vice-consul, et l~ lépreux sur lesquels il tire (et le silence d'Anne-~ane Stretter : il y a toujours une place pour le s!lcnce dans les fictions de Marguerite Duras). On ne manquera pas de rire de ces accouplements (on: .tes gens sérieux), et en effet, c'est une classe pour r.tre, la classe des lépreux, des mendiants et des vtce· consuls.
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Du point de vue du sérieux, du tragique, de la science de l'Histoire, on devrait s'arreter la et déno!l~ cer en Duras une Vicki Baum a la fois rétro et 11 moderniste. Je préfere voir un peu plus que d charme exotique dans l'évocation des lépreux de5 Shalimar. La question des lépreux et des léproserie est en effet la plus brillante et la plus refoulée de l'espace occidental depuis l'age classique (Micbel Foucault le rappelle au début de l'Histoire de la5 Folie: <
NOTES 1. Cf., dans ]arme le Soleil: « Balancez le ciment! "
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DESIR DESERT
Le cinémá est un phénomene dont on néglige depuis trap longtemps la ressemblance avec la mort. Norman MAILER
L'obsession, cbez un cinéaste, du désert, n'est pas un simple trait thématique. La récurrence, chez Antonioni, de la figure du désert, c'est tout a fait autre chose que, par exemple, le traitement des rapports de maítrise et de servitude chez Losey. On voit pourquoi : c'est que, dans le désert, il y a quelque chose qui met en jeu profondément le cinéma, et qui, pour ainsi dire, le provoque. Le désert, en effet, c'est le champ vide, c'est-a-dire quelque chose dont la mise en scene classique, et notamment hollywoodienne, n'a ríen voulu savoir. Cela ne veut pas dire, bien sur, que tous les films ou le désert joue un role sont int~ ressants, loin de la; mais inversement, c'est d'av01r fait jouer au désert autre chose que le role d'un simple décor, fiit-il grandiose, que Lawrence rf Arabie (d'un réalisateur par ailleurs médiocre) tire sa force et sa beauté.
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Done, le désert. Le désert n'est pas un décor, mais un objet. C'est dire qu'il y va du sujet: aller au désert, faire le vide, déchirer le voile, dénuder l'etre, dépouiller la chair, errer, mourir pour rien. Les récits d'Antonioni sont pris dans cette trame: leurre des identités, des croyances, et le suicide, la mort absurde, la disparition sans traces. Pour le dire, les mots sont lourds, et Antonioni, certes, n'éch appe pas a la lourdeur. Illui arrive meme, a vouloir dire ses obsessions, de ne pas éviter le ridicule. C'est le biais le plus facilc pour s'en débarrasser, et le dénigrer; ce qu'on n'a pas manqué de faire, justement, a propos de ses films les plus intéressants, Zabriskie Point, Profession : reporter. Le désert, le suicide, la mort pour rien, l'absence de fin(s) : comme métaphysique, évidemment, ce n'est pas tout neuf. Réduits aux mots, au papier, au scénario, les themes et préoccupation que refl.etent les films d' Antonioni ont quelque chose de passablement poussiéreux (Camus, les années 50) . .Seulement, ce n'est pas un écrivain, mais un cinéaste, et l'un des rares a mettre en jeu, dans ce qu'il met en scene, sa pratique. Dire l'absurde, l'absence de fins, c'est d'un effet ridiculement suranné; mais tenter de pratiquer l'absence de fin, dissoudre la fin, dans un film, et ainsi s'attaquer directement a la demande des spectateurs, a une certaine fonction euphorisante du cinéma (qui doit se ponctuer d'une end qui n'a pas besoin d'etre happy pour happer les spectateurs dans l'enclos du f~nt~sme), c'est beaucoup plus intéressant. 11 y a a~nst chez ,Antonioni une sorte de coalescence (je ne dts, ~as adequation) du sens et de la forme ou si l'on prefure &C'ce que <;a raconte et de la fa<;on ' racontd de le le réci:- d'u~~ que }~ récit antonionien est toujours « expérience » de la perle de soi de ~xperzence ' a mort - ou se réfléchit, en dernier
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ressort, l'expérience du cinéma, la mise a l'épreuve du cinéma. A l'épreuve de quoi? du réel, de la rencontre, du hasard, de ce qui << cesse de ne pas s'écrire » (ainsi que Lacan formule la contingence) sur l'objectif, la pellicule, l'écran. C'est dire qu'Antonioni n'est pas le moins du monde formaliste, et que le cinéma qu'il pratique est a l'opposé de celui d'un Jancso, ou, tout récemment, d'Angelopouios par exemple (O Thiassos): si l'on trouve ici et Ut un usage exorbitant du plan-séquence et des mouvements de caméra compliqués, le caractere systématique de cet usage chez les deux derniers releve d'un fantasme de maí'trise : les petits hommes, les pantins de l'histoire politique, dansent au gré des fils invisibles du tout-puissant appareil et du regard qu'il supporte. Or c'est justement cette maitrise du regard, cet arbitraire que masque la notion d'objectif, qu'Antonioni dans ses films met multiplement en cause. Pas d'effets de distanciation cbez A., le regard se risque et se perd dans son objet; pas de vitre invisible qui sépare les objets du regard d'un sujet réduit a l'~il. Pas de sadisme. Or c'est ainsi que fonctionnent la plupru:t des tilms : sadiquement, un peú a la maniere de la machine << sauvage » que décrivent Deleuze et Guattari, composée d'un corps souffrant sur lequel s'écrit la loi et d'un ~il jouissant de ceftle souffrance. C'est ce que Bazin appelait << complexe, Néron ». Ce rapport du corps souffrant ~ 1~ jouissant est si général, si constant dans le cméma, que les cinéastes du son et du hors-champ, ~ qui ne font pas allégeance a la cruauté du re:~ constituent une minorité intime et presque pat 0 gique au regard de la productio~ ~o~im La marginalité, l'écart d'Antomom a , -u sa scns1'b'J' 11te, a' 1'arb'1tra1re . d u regard et a l'etran.....
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au moins, de la: position de celut. qut. se t.t~ ~S> derriOre la caméra, ou devant l'écran,,.le ltle ", en scOne, le spectat.eur: qu'est-ce qu ~ fon 11'1, qu'est-ce qu'ils >eulent? Qu•est-ce qu •ls ve,1 1~ ma?tr/ser darts ce qu'ils veulent voir? De e~¡; divorce, de queUe division, de que1Ie scission profonde, la perturbation de l'espace int duite par l'appareij est-el!e le signe? Qu'est-ee 0 9a veut dire, ces gens qui s'agitent d'un cOté, e¡~· l'autre ceux qui les lixent? Coznment ne pas '•·' d'abord cette stupéfiante tranchée dans le récl, ,o comment est-ce justement cela qui a été occulté l t plus profondément? Ainsi voyons-nous, dans films d'Antonioni, des personnages qui regardent-_ qui, meme, font profession de regarder - . q,i regardent regarder, qui traquent l'objet d~ regar; jusqu•a sa disparition (encore¡ dans le gra>n de l, photo, par exemple. Ou bien U peinturlure son a.io A faire hurler l'o:ij (et il en meurt). Ou bien le 0 Africain la caméra sur celui qui se croya¡, investi, de par la lllaitrise de son róle professionnel du droit naturel de le filmer et de lui arracher, aU profit de qui? des réponses a des questions Venues Ou bien ce sont les paysans chinois traqués par l'objectif instement paree que 9a ne se fait vas, paree qu'd faut que I'objectif inscrive un teme_nt déviant par rapport a la demande officiel!e UCphcne de montrer ce qui doit étre vu (encore ce dern,.r cas est-il équivoque, et le plus precbe du classique). li faut tordre la voyure, dégager 1ob¡et du rcgard par une sorte de redoublement d'insistance oU le défi, la provocation: impliq . a .rno,rt (souvent la mort eiie-meme) sont ou 1 ainsi (of. Serge Daney, • lln ens¡00 p dur » m Cahiers 0° 258-259), la e PouVoir, aussi bien polítique (lllais
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pas simplement politique), ou se déploie le regard. Le pouvoir, c'est-a-dire le cóté du manche. Etre derriere J'objectif, c'est etre du cóté du manche : bien súr, sauf que c'est une position, a la mettre en évidence, intenable. L'appareil donne a celui qui, assis dans le fauteuil du director (et le fauteuil, dans le dispositif cinématographique, le taut-reil, ce n'est pas ríen), ou l'reil collé a l'reilleton, en dirige les mouvements, une position de maitrise bien connue. Au doigt et a l'(fil, 9a dit bien ce que ~a veut dire. Or, a y seulement penser, c'est injustífiable. Ce qui se formule ainsi a travers les fictions d' Antonioni, c'est quelque chose comme l'exigence d'une mise en jeu radicale, c'est-a-dire une mise a mort, de celui qui se trouve dans la position de regarder (autant dire que c'est exactement le contraire de ce qui pouvait se formuler dans le Nouveau Roman, « l'école du regard » de laquelle on a parfois voulu rapprocher Antonioni). C'est tres net dans Zabriskie et dans Profession. Regarder, c'est-a-dire ne pas etre engagé, il faut le payer (mais ne le payer a personne, qu'a soi, d'ou la mort stupide). Le héros de Zabriskie aurait pu tuer Ie flic, mais ce n'est pas 1ui, il était spectateur. Celui de Profession aurait pu etre trafiquant d'armes - et, ce qui importe.: un trafiquant qui croit a la cause qu'il arme - , il se contente d'occuper sa place, pour n'en ríen faire, pour mourir. La mort du trafiquant aurait eu ~n sens, un sens politique, celle-ci n'en doit pas av01r. Le sort de qui regarde, c'est d'errer. Héros odysséen (quoique sans retour): il voyage (Anglete~e, Amérique, Chine, Afrique, Espagne), il qUitte quelque chose, une part de lui-meme, pour se retrouver sans doute (d'ou, dans Profession, des échanges vcrbaux parfois pesants), mais il trouvc mort. Entre lui et la mort, au cours de son erra
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159 une jeune filie, une nausicaa, l'amour, dernier Ieurre, bientót contourné. Semblable trajet de Zabriskie et de Profession. Semblable révolte hautaine et fermée de dandy, qui cótoie sans y adhérer les mouvements de révoltes politiques (dans Profession, cet assez vague mais sympathique mouvement probablement progressiste africain). Semblable exotisme, a mi-chemin de la grande échappée sauvage (ce qui fascine) et de la paisible randonnée touristique (ce a quoi on est condamné). Dans tout ~a. faire surgir la contingence, la rencontre, le hasard - nourriture pour l'(fiJ. (On peut ainsi expliquer l'échec de la Chine : vaine tentative de transformer en errance, en parcours non programmé, un voyage offi.ciel; d'ou le refus de rendre compte de ce qui les intéressait au premier chef les Chinois transformations opérées par la révolution culturelle - et les grapillements, aux effets mesquins, de ce. qui pouvaít passer a travers les mailles du réseau).
Fascination du hasard, et, a l'écran, des effets de hasard : traces erratiques, trajets informes, gestes vagues qui viennent s'inscrire comme par un oubli, sommeil de la caméra, sur l'objectif, la pellicule, la rétine. Peu de cinéastes ont, me sembleI eté aussi sensibles a l'inertie de I'enregistrement CJ~ematographique et a son caractere funebre : au 0 dans Profession, de faire d'un travelling Ptique - celui de la fameuse pénultieme séquence Jon,ledemouvcment I'absence. meme de la mort' de la dispari-
~? :cr~n, t~d,_ POJ~t,
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eU~~~ination,
en retour, pour la machine optique lc.s professions plus ou moins aven1 reportcrsqu cHe. .ffiPlique : photographes de mode et rvent ' ma¡gmaux de la Jet Society, qui la ' en Profitcnt, la hai'ssent parfois : Ieurs
turierc~mc ,et
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appareils a capter les événements bouleversants du monde (un battement de cil, un cataclysme naturel ou social a l'autre bout de la terre), c~est pour cette Société, au regard protégé, qu'en définitive ils se risquent, c'est pour elle qu'ils monnaient ces événements, ces hasards vivants, en images appretées. Pessimisme d'Antonioni, la révolte est toujours vaincue, a la fois nécessaire et vaine, promise a la mort, !'avenir est aux promoteu.rs (Zabriskie) aux dictateurs fascistes (Profession), aux producteurs chatreurs de films (voir les difficultés d'A. pour monter les siens et les mener a bout). Mais c'est la, aussi, que notre intéret pour cette métaphysique un peu complaisante, un peu fermée, faiblit, et qu'il faut retourner la narration, passer au travers, pour saisir dans le regard perdu, opaque, sublime de Maria Schneider l'objet qui nous séduit, et la part d'expérience qui, décisivement, sépare le ciné¡na d'Antonioni de la pornographie dominante.
LES YEUX STERILES (A llonsanfan)
Allonsanfan cst, au sens strict, un film séduisant : vorrei e non vorrei, je voudrais et ne voudrais pas l'aimer, le suivre dans ses méandres, ses ambigui'tés, ses sournoises conclusions. Signe de cette séduction, la division des spectateurs, notamment ceux de gauche, d'extreme gauche, puisque comme tous les films des Taviani, Allonsanfan se présente comme une fable politique. Fable dont la moralité n'est pas évidente : c'est une discussion, amicale et apre, sur le sens a donner au film - sur le point de vue des Taviani - que le présent texte prend son départ. Fable politique : Comme San Michele aveva un 8_allo, le film présente, sous un déguisement histonque (ici, la secte des Freres Sublimes, société secrete a visée révolutionnaire comme -on en rencon:rait parait-il dans 1'Italie pré-garibaldienne, apres l'Empire), la peinture d'un certain gauchisme : volont?r!sme, spontanéisme, populisme, les traits sont a~sement reconnaissables. La question est celle du POIOt de vue des Taviani dans et a travers le film: pu_isqu'il y est question de politique, que! en cst le d1scours, ou est Ja 1ec;on? que représentent
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ces conjurés, les Freres Sublimes (ou l'on croit voir une allusion humoristique aux auteurs)? Au nom de quoi sont-ils critiqués? Et emportent-ils quelque positivité? Les Taviani ont bien déclaré que le personnage d'Allonsanfan, le jeune fanatique aux yeux bleus, était le héros positif du film, le représentant de !'avenir. On les sait communistes, on les dit fascinés par !'extreme gauche : on situe le débat. Héros positif, pourquoi pas? A quoi en effet les oppose-t-on, ces conjurés, ces Freres Sublimes? Non, comme dans San Michele, a une avant-garde supposée plus consciente, moins fantaisiste, plus << scientifique »; mais a un personnage de tra1tre, sybarite, velléitaire, ballotté par les événements, et qui finit comme doivent finir les traitres, pris a son propre piege, trahi par sa propre trahison. Rien (pas meme la fin tragique des révolutionnaires, cf. la Tragédie optimiste) qui ne semble la s'accorder a un scénario inspiré par la réalisme socialiste ou le romantisme révolutionnaire. Tous les éléments y sont: la bourgeoisie, le peuple, l' << avant-garde ,, et le traltre. Seulement voila : la figure principale, ou du moins centrale, du film, ce n'est pas le révolutionnaire, mais le traitre. Ce qui est contre toutes les regles de l'art de combat prolétarien. Et trouble singulierement la perspective film. L'équivoque, ou s'alimentent les discuss10~s, est la, dans la position centrale de Mastroiannt dans l'histoire, dans son opiniatreté a trahir une cause qui, visiblement, n'a pas besoin de ~a pou~ perdue, dans le regard qu'il porte sur ~es c~ma ~ La position centrale implique l'identificatJof, s'identifier a un traitre, ~a ne va pas d~ sans doute pourquoi on a dit du était « déchiré entre ses idéaux et son
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bourgeois » ou quelque chose de ce genre, alors que ríen n'est manifestement plus faux. Bien sur, UD traítre, UD traitre qui est le sujet du drame, ~a De peut etre qu'uD traltre déchiré, sinon, ou irait-on? Mais ici, rien a voir avec Senso. Jamais Mastroianni ne s'arrache les cheveux en criaDt: << Mais qu'est-ce que je :fais, ou suis-je tombé? » C'esti tout le contraire. Ce n'est pas d'etre arraché a Iui-meme par la passion amoureuse que Iui vient comme une catastrophe la trahison, ce n'est pas la chute de Mastroianni, reflet de la décadence de la classe a laquelle il appartient, que représente le film. Si Mastroianni trahit, c'est par une bouleversante, mais froide décision de l'ame; si chute ii y a, ce n'est pas de la sienne qu'il est question, mais de ceiie des conjurés : il s'agit de les laisser choir. Le film y insiste particulierement: c'est au milieu de ses camarades que Mastroianni est misérable (sale, blessé, fiévreux, hagard, désespéré), c'est loin d'eux qu'il renait. Qu'ii renait, litt,éralement; c'est par la que le film commcnce. Mastroianni épuisé, malade, quasi mourant, revient dans sa famille tel Ulysse a Ithaquc (la séquence est explicitement ca1quée Utdessus), s'y fait materner par sa sreur et sa gouvernante et s'y refait une enfance, une virginité («tu guéris, mon petit pinson », dit la gouvernante en le voyant, dans son lit, bander comme un enfant a qui la nubilité vient). f Et ce n'est pas comme représentants de l'avenir, qo\ces. neuves, encore maladroites et incomprises, auu arnvent co t · dans le film ses camarades' mais bien rl' n ra1re comme revenants poussiéreux, fantómes et un passé, d'une période morte de la vie de M., en q~ en tant que tels il se prendra a halr de plus P us mortcllement.
1-64 LE REGARD ET LA VOIX << Déchiré entre son gout du plaisir et son idéai révolutíonnaire », comme Je VouJait a peu pres Ja 1 fiche de Par.iscop , on voit que ce n'est pas· Son idéal, d'ailleurs, Mastroianni le fonnule netteobsédante : c'est d'aller en ment, et d'une Amérique. Ríen de révolutionnaire Ia-dedans. La question se pose done autrement : dans quelle mesure le film épouse-t-ii le point de vue de Mastroianni, voire le regard qu'il porte sur ses compagnons, dans quelle mesure s'en détacbe-t-íJ? Ainsi les camarades de M., les Preres, représentent-ils de son point de vue, du point de vue de son désir a lui, le vieux, le passé, le mort. Mais dans !'ensemble ils sont jeunes - et méme assez ínnocents- alors que luí est d'áge mur. Meme Lea Massari, sa femme, quoíque d'áge a peu pres égal au sien, a l'insoience et l'éclat qui connotent la jeunesse. Mais justement : cette insolence, cet éclat, cette liberté, associés a la beauté de la femme, qui pourraient etre séduisants, sont ici montrés sous un jour antipatbique; liberté (de comportement, liberté sexuelle) froide, agressive, méprisante envers la sreur de M., Laura Betti: insoience vaise envers la gouvernante, que Lea Ma.ssan provoque en se montrant nue a elle, malgré les injonctious de Mastroianni; quant A et la beauté, tout se passe comme s'il en av"!t epa la les cbarmes, percé a jour les artiñces : d ne désire plus, et refuse sous le prétexte de sa coovalescence de faire l'amour avec elle. Or, la tation de Lea Massari est importante, puisc¡ eiie qui réintroduit, si l'on peut dire, les Sublimes dans la vie de M. Elle annonce arrivée, mais eiie fait de cette arrivée une en force, de force, dans la vie d~ M. tit Les spectafuurs doivent tout de su1te sen
~a.
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l'éc~at,
J
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une tcl/e femme, il n'est pas question de discuter, pas pas question de transiger, c'est comme autrement. Ca ne la rend pas attrayante, ni, par contagion, la cause qu'elle embrasse : c'est I'occasion et l'excuse de la trabison de M. JI es( clair en el!et que le caractCre d'une piCce, non divisé, de Lea Massari empécbe toute identification de son CÓté: c'est au désir de M., et a Ses désinvestissec'est son lllents, que l'on est conduit ii regard qui structure la position du spectateur. n ne sert a rien de parler de < point de vue, idéologique en árt si l'on n'y implique le regard, c'est-A-dire le désir, la caresse oú pointe la vérité de cbair de ce « point de vue ' · Ce n'est pas pour rien que les Freces á la suite de Lea Massa¡;, en troupe, et sous le regard de M. lis arrivent, de loin, de tres loin, saisis au téléObjecrif, et leur avancée qui u'avance pas (on sait que les longues focales écrasent la perspective, détruisent la profondeur) subit le commentaire de M. .en voix off, en monologue intérieur. ll les voir 8 vencation á la mort ' !eraClcahon, que, d'ailleurs, ultérieurernent, M. n'hési.., Pas a tenter de mettre a profit pour se débardu trop sautilJant FrCre). Un tel savoir est, }ilortifere, glacé, annuiant. Savoir ce que le dit ¡_ "" va faire n'est pas une Preuve de l'amour, 'a1rc l'' M. ·dsait toujours. ce que ses camarades iusq ,,. ,:•• ence est qu•,¡ les conna.t par creur, "a 1 •eoourement. C'est pourquoi déjO, a ce
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moment-Ia, les a-t-il trahis, en les laissant dénoncer par sa sreur. . Et lorsque les hasards de son errance, au cours de ses tentatives d'échapper a la vivante prison, a la tunique de Nessus que représente pour lui la troupe des Freres, le mettront en présence de nouvelles figures, jeunes et un peu fascinantes (Allon.sanfan, Vanni-la-Peste, l'un le regard tres bleu, l'autre le regard tres noir) ou séduisantes (Mimsy Farmer), il aura tres vite tout tiré d'eux : car ce sont des niais, des puceaux, de jeunes sots. U est manifeste qu'a priori, il sait tout d'eux; il sait que Mimsy Farmer va l'aimer, et comment et pourquoi elle va l'aimer (cela suffit pour que lui, ne l'aime pas); il devine meme le sobriquet de Vanni-la-Peste (Vanni-la-Peste, jeune paysan crimine! du Sud, rejeté par les siens, brebis galeuse, déchet du peuple pris par sottise, par les Freres, pour un représentant exemplaire du peuple), alors que ce sobriquet infamant, les Freres l'ignorent. Bref, i1 voit tout, il voit la niaiserie. (C'est pourquoi la fin, H se laisse abuser par Allonsanfan et y perd la vie, paralt peu vraisemblable, artificielle et forcée.) Dans quelle mesure, nous étions-nous demandé, le film prend-il distance par rapport au point de vue de Mastroianni? II ne le pourrait qu'a s'appuyer sur l'objet du regard de celui-ci, pour, ce regard, le décevoir et le montrer, en quelque point, ave~gle. L'objet du regard de M., c'est-a-dire les Freres: Apres tout, eux aussi ont des yeux. Des yeux, qw fascinent (Mastroianni, le spectateur). Mais, helas, des yeux pour ne pas voir. Car si Iui, qui ne 1~ aime plus, sait toujours ce qu'ils vont faire et ~o~ en eux jusqu'au creur, eux sont aveugles au P 0~ non seulement de ne jamais deviner ce qu'il va faii'C' (en quoi saos doute l'aiment-ils), mais de ne
ou
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memc soup~onner ce qu'il ne cesse de faire tout au long du film, e~ q~i devrait leur crev~r les yet!x : a savoir les trah1r a tour de bras. D1sons qu au regard des spectateurs, ~a ne devrait pas les avantager. Tout se joue en effet, dans Allonsanfan, au niveau de l'ceil. Les roles sont nettement répartis : Les Freres ne voient ríen, Mastroianni voit trop; au point d'avoir des, hal!t~cinations (ce q~i l'apparente moins au fou qu'a l'artiste). La contre-epreuvc de ce trop de voir de Mastroianni, qui débouche sur l"horreur hallucinatoirc (par exemple l'immonde crapaud dont il a lui-meme suscité l'imagination pour terroriser son fils), c'est cette grimace les yeux fermés en laquelle se fige le fils pour rejeter son pere, splendide trouvaille. Signe que c'est l'horreur d'un regard dessillé qui se trouve rejetée ainsi. C'est ici que le film montre le bout du regard. Car enfin, si, comme le prétendent les Taviani, ce sont les Freres ou certains d'entre eux qui portent la Iec;on positive du film, il eut faiiu que dans le récit ils cxistassent un peu plus, de fac;on un peu plus vivantc, c'est-a-dire un peu moins prévisible. 11 cut fallu que le film nc les montre pas tels que les voit M. : une bande de puceaux imbéciles, en proic a un idéal inconsistant, sans chair. II eut fallu ~uc cct idéal populiste et révolutionnaire qui le~ an1me soit montré autrement que comme une nc~ro~e, un rcve d'enfant (la fausse danse paysanne qu, fa.t la joie d'Allonsanfan): car dans Allonsanfan, ce n'est pas l'écho de la Mameillaise qu'il faut c?tc~dre, mais le mot enfant. A llonsanfan est une h•stotre d'enfants, I'enfance est visiblement le res~ort le P!us. profo.nd, le theme Jc plus .c~cr des films d~s T~v1am; ma1s ils la partagent, ICJ, en dcux : un coté la betise, de l'autrc la jouissance.
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Comme dans San Michele, les révoltés sont A llonsanfan de doux paranoi'aques attirés par la (attirance que désigne le sombre Seulement, il ne leur est plus opposé par un trompeur de contradiction politique des naires a l'reil plus froid, plus désabusé mais coup plus lucide. Ce qu'Allonsanfan leur (et c'est un pas de franchi, dans quel rapport a San Michele), c'est quelqu'un qui vivre, jouir, profiter de son temps et qui pour est pret a payer le prix le plus Iourd, celui de la délation et du meurtre. 11 me semble meme qu'Allonsanfan est le premier film a susciter aussi perversement les spectateurs A partager la jouissance de se faire indicateur de police (~a va meme presque plus loin que Gen@t a ce niveau, car celui-ci n'a jamais prétendu entrainer le lecteur, seulement le défier). La perversité de la chose étant que la cause trabie est simplette mais sympathique. Pas odieuse, en tout cas, non, pire que ~a : ennuyeuse. Si dans le film pointe une revendication, eUe est bien a la mode : c'est ceDe du plaisir (le récit traverse le carnaval de Venise).
NOTE l. Exactement : « Ecartelé entre ses ambitions et son idéologie. >)
« OU EST L'ARGENT? »
,,,er Aucun oiseau n'a le cceur de cflt1 dan~ un blliSS0/1 de questi011S. (/tfl't' René 11¡~ La musique m'agace, elle. ne cP pas.
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On sait (of. la Poétique de DostoYév-skí,p ~~ M. Bakhtine, Seuil) que le drame dosto1évski~ pp¡ compose, polyphoniquement, de ce qu'on n'tJ o t ; le dernier mot, de ce qu'il n'y a pas le dernier ~~te de ce que, done, la pseudo-unité du mot est ~o5 ~- au supplice, lancée, tordue, comme anamorp ~50 ~usicalement par le jeu dialogique de voix in~ j.c-': ~! y1es. L'enfer dostoiévskien est cette turbtJ lil-rf pt rnfinie de voix ballucinées qui s'entendent f rl~ ~ ~ans l' Autre (cf. Le Sous-Sol), ces morts qui pt'-es '-~ J~squ'a ce que les mots de ces voix survivani: ~ et diSsolvent - d'une décomposition semblablc JC P.u~réfaction des corps daos cette comi9- pe ~e suustre parodie du
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titre). Bobok. .. bobok... bobok... Vous entende, bruit de métronome de la mort (la détinitive s'est tue. des tnorts), lorsque la musique des voix suppu""' Le suppJice de la voix. C'est Ja-dessus I'Assassfn musicien (d'apres Niétochka de D.). Du chanr d'abord magnifique daos le du générique (c'esr, renseignemenr pris, Ah perfido, air de concerr pour soprano et orchestre de Bee!ho. ven), l'irruptioo de l';mage - la soprano, en plau américa in - intmduit la dimeosioo suppliciante : voyez cette couleur rouge, cette torsioo de la bouehe et de tour le corps noué, creusé, durei pour produire ce splendide ruissel!emenr de la voix, ce travail saos filet de la voix sur les hauteurs vertigineuses du chant, Deux ehoses, deux instruments, au de ce ' supplice > : la musique, le chant lui-méme, que la soprano s'extrait de la gorge daos une tensino déchiranre, intolérable, son travail; et le regard qui la fixe, la eadre, la maitrise. Le regard, non l'oreille; ou plutüt, cette oreille qui recueiiJe la beauté du chanr, la puissance du chaor, esr essenriellemenr, daos le film, un regard. Non seulemeor paree que oous sommes au cinéma, non seulemenr Paree que la cantatrice est saisie, dans son exercice sans fller, par la caméra et pour l'reii du spectateur, non seulerneo¡ paree que l'oreiJJe, aveugle et béante, n; fixe (ne maitrise) rien (c'est toujours l'a:il qur maltrise), mais simplement paree que c'cst tour de suirc ce qui apparair, ce qui fair entrer le film fiction, emboite son mouvemenr dramarique. Ce qur emboí'te la fiction, ce qui la fait « prcndre '> et « prcndre » les exécutants en protagonistes (et, entre parcntheses, il est rare dans un film que. le rcsso:t d'emboitemenr de la machine d'"m•••que sou marque avec cette nettctc, que , , Jc spcctatcur so1t
moin~
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rendu témoin du passage d'un réel - qui eut pu donner matiere documentaire : l'exécution du morceau de Beethoven - au fictionnel), c'est que cette soprano ne chante pas la cantonade ou pour la caméra, le public, mais pour un autre, dans le film, doublement situé de deux plans : le premier, c'est, de pro.fil, Philippe March, le directeur de l'orchestre, le patron, le maitre, qui l'écoute solitaire au milieu d'une rangée de fauteuils rouges (c'est un spectateur), et qui sanctionnera le brusque couac, cette chute mortelle, ce dérapage pathétique de la voix sur une note haute, l'embrayage soudain de la fiction : « Tagliatti, je vous aurai prévenu, cette fille est nulle, incapable de hausser la voix, nulle ... » Le second, c'est celui ou la meme soprano, sur fond noir, pétrifiée, le visage inondé de Iarmes, entourée des musiciens et du chef d'orchestre (Tagliatti), subit les huées et les siillets d'un public invisible, hors-champ, longuement. Voici done le supplice, et les instruments du supplice: la voix (le chant, le son, la musique) et le regard; le déchirement musical et le couperet de l'reil. Et voici en meme temps ce qui fait marcher toute fiction, la vérité ou du moins son fantóme, la hantise du demier mot : cette filie est nulle est-elle nulle?
a
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La question, a peine affieurante dans les premieres scenes de cette séquence, se répercutera dans le film : Gilles, le personnage central, violoniste exclarinettiste, héritier de Tagliatti dont la déchéance et la mort s'originent justement de ce couac inaugural (le directeur avait dit : << si ce concert ne m~rche pas, nous nous passerons de vos services »), <~itlles est-il génial, est-il nul? Mais la vraie ques~ hon, c'est: comment le savoir? A quoi s'accrocher POur le savoir? Sans doute, a la parole ; au discours
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de l'Autre. Mais qui croire? Le film entra!ne un jeu de furet, que la débandade finale qu'apparemment. Le supplice, ce supplice du dernier-m défaut, n'est en effet pas seulement ceiui de c'est at~ssi, exquisément, le plaisir du spectateul Car la musique ne parle pas, la musique ne dit (elle vrille, elle coupe, eile ruisse1Ie, se inonde, mais ne dit ríen), et quand nous nous ne savons ríen. Quand Gilles joue de instrument, vraiment, nous ne savons ríen : une tance infinie, incomb1ab1e - ce11e de la fiction rée1 - nous sépare, nous, le public réel, de public invisible, hors-champ, qui pouvait se • mettre de siffier et de huer la soprano. Quand joue de son violon, par exemple pour le de I'orchestre (a la demande insistante de nous sommes obligés de nous fier a ce que dira celui-ci: non paree qu'un public de cinéma n'a pas Ia culture musicale d'un public de concert, mais paree que son oreiiie n'est pas requise de la meme fa9on : le violon que nous entendons n'est pas celui du violoniste réei qui incarne Gi11es, c'est ce1ui de Gilles. L'écran, ici, n'est pas un cache sur une << partie » de la réalité, mais un mur qui nous sépare de Ia iictive réaiité du drame. Le mur d'un manque-a-savoir du spectateur qui, en générai, est la conditíon du suspense et dont Beno!t Jacquot joue, doit-on dire en ma!tre? en tout cas avec radicalité. Le terme ici évoqué du suspense dit cependan,t que, si le film se réduisait a ce jeu, il n'y aurait la qu'un formaiisme maiin et assez irritant. Le for~a lisme, c'est ce qui réduit le travail au savoir-farre. Or, le vioion de l'Assassin musicien n'est pas seulement l'instrument truqué, J'objet a double fond
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d'un passez-muscade, c'est aussi et pleinement un instrument de travail. Il n'a pas seulement une valeur d'échange - estimée d'ailleurs par Gilles hors de prix - mais aussi une valeur d'usage. Cest cet autre aspect, qui voue son détenteur, sinon a la servilité, au moins a la commune servitude, dont Gilles ne veut rien savoir : ~a, c'était bon pour la clarinette, son gagne-pain de naguere. Et c'est de n'en rien vouloir savoir qu'il entraine Louise (Anna Karina), sa compagne de hasard et d'infortune, dans la mort : car elle, la prolétaire, le rappelle a l'ordre du travail. Le film est construit ainsi rigoureusement, selon trois « états » successifs, non de Gilles, mais du violon (qui, si l'on veut, le représente pour un autre violon) : d'abord la toute-puissance fantastique, le sans-prix de la valeur absolue qu'accréditent successivement, au regard de Gilles, le violoniste (Frédéric Mitterrand : « 11 ne veut rien entendre. ... j'ai monté mon prix jusqu'a la limite du possible ... »), le directeur de l'orchestre, et enfin, le grand-violoniste-étranger Anton Varga (Howard Vernon), avec ce petit coup de théatre ou culmine la premiere partie du film : Gilles serait done un grand violan. D~.ns la deuxieme partie, la rencontre avec Stefan Storm, le camarade de travail, c'est un état interm~diaire, ou le violon garde de son mystere, de sa br.tllance, mais se dialectise sérieusement de ce que Gille_s r~fuse .d'en jouer pour des publics, dit-il, de b?uhquiers tgno?les.: menaces d'empoussiérage, d ankylose, de defl~tlon. Enfin, troisieme partie, la rencontre avec Lomse, que redoublent celles fatales avec le__ chef d'or~.he~tr:e (Dionys Mascolo), 'présenté .. , par · Storm, ,.. 1 ct· 11tnVISible lrlS·k 1· 01 .mtz . T rotsteme · partle ou e vto on est ravalé · 1' la clarinette. et par la m ~~ on peut dire, a eme G!lles annulé, Louise h
'
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tuée, et sa petite filie, reste chu, abandonnée la témoin aupres du spectateur d'une sansnuit, origine. Témoin, c'est aussi ce qu'est, d'une certaine ce violon dont eUe se retrouve pour finir inutilcment chargée. Témoin, mais surtout nreud d'un rapport : social et de désir. Beno!t J acquot est cinéaste réaliste - beaucoup plus réaliste, ce qu'il faut bien appeler un partí pris forme! _. ::'i>'l'',mortification et d'abstraction de la mise en que nombre de cinéastes se récJamant du Réaiiste, en ce qu'il ne joue pas l'un contre J'autre (ne privilégie pas l'un au détriment de l'autre, n'oppose pas l'un a l'autre) le désir et le social, mais les inscrit dans Ieur coextension et leur coalescence. Opposer le désir et le social, c'est ce que tout le monde fait: c'est a quoi n'échappe pas, par exemple, Fassbinder, et qui limite la portée de ses films : dans les Larmes ameres, A li, le Droit du plus fort, une différence sociale est inscrite au départ, qui a la fois tient lieu de la différence sexuelle ~ symbolise l'impossibilité du rapport sexuei: maJS dédouane ceile-ci d'etre causée par celle-Ia, il ~ a aliénation amoureuse paree qu'il y a aliéna.tion socia!e. Evidemment, ~a marche, paree que 9a cx1ste, et surtout paree que ~a joue sur deux tableaux la différence sexuelle socialisée, c'est pour . : marxistes, et la différence sociale érotiséc,. e pour les frcudiens. Mais c'est une facilité, d'adleurs perceptible dans la construction schématique et abstraite du drame. pervers.
Plus difficile est la voie de Benoít Jacqu~t, se refuse a faire consister Je sens, Ja cau~al: son récit; en quoi il suit avec plus d'exactJtu lignes de forces du nexus érotico-social. Les
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rences sociale et sexuelle ne sont pas schétnatiquem.ent, rigidement, métaphysiquement, alignées l'une sur l'autre, mais glissent l'une sur l'autre dans le cbiasme du désir (de Gilles: etre le maitre, etre écouté, tant musicalement que verbalement, avoir le dernier mot) et de la demande (de Louise: donnem.oi de quoi vivre, c'est-a-dire littéralement de l'argent et métaphoriquement de l'amour). Le résultat, c'est que l'articulation du désir et de la demande, de la position masculine et de la position féminine au rapport social est a la fois plus riche, plus lisible et plus émouvante. L'argent, chez Benoit Jacquot, n'est pas seulement le signe figé d'un plus-de-jouir ou d'un manque-a-etre (cf. le Droit du plus fort), on le voit réellement circuler, et on voit a quelle jouissance il sert. A vrai dire, on ne trouve guere que chez Mizogushi cette attention réaliste a la circulation de l'argent, sous le double aspect de la quantité qu'en exige l'homme a le dépenser contre le tout de sa jouissance (comme on sait: la jouissance de l'idiot, et le niais de Watteau s'évoque du ~om de Gilles), et du rien qu'en dévoile la femme a Y opposer le sans-prix de son corps sacrifié (cf. Oharu, en particulier la séquence du faux-monnayeur, la Fete a Gion, la Rue de la honte, etc.). ~.faut admirer, a cet égard, dans l'Assassin musicien, economie du dialogue, son efficace, l'impact des ~N ases communes surtout dans le triple rapport de 1' 1 es, de Louise et d' Anne, la petite filie : « Ou est ~rgent? », « Quand me donneras-tu de l'argent? » ton: des phrases qui, pour autant qu'elles énoncent dé~¡ autr~ chose que la sordide cupidité qu'elles la gnera1ent banalement ailleurs, embrayent davanlege que « ou as-tu passé la nuit? » (qui est plutót rev;e~re de phrase dont un Fassbinder, pour y n¡r encore, fait usage, cf. les Larmes ameres).
1
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l'alllour. Elles disent mieux, plus
lérocemen~ I'aliénation
Plus lérocement. Car, on l'a sans doute comp · l:Assnsstn nzustcten est un Iilm cruel. Cruel? . , : ll Y a queJque chose de Cadavérisan¡ efe
tifian~. dan~ fa mise en ~cene: il peu PrOs Íout. ·~P•re:
~·
C est me!"• 9ue le fllm nsque d'éfoigner fe Plus: cette lr?•de m"stance dans les cadrages, les écla¡. rages tres durs et découpants, la dnrée des plans Ientement su>ant fe sang et la vie de f'image¡ ces atones de zombies, ces flcures de cire ou ces de boucherie, ces gestes morts: le. cmema ''' s avoue, se veut funObre. Faut-ü y f'elfet Dloins d'un risque forrneJ que d'une "IPd•té, Voire d'une timidité devant le vil du sujet? Saos doute 9ue non: cet aecent mortel ce suppfélllent de regard quj interpeUe et révolt.; C'est il ce
comm~ vo~ !~ug~s .•~a,rs ~o!r.
dernier mot.qu'if p¡·end source. Vil méme
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NOTE
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1..'Le ""'""'· Qoo ee ll du Vieux K"""azov. Si Diou "" (D,.u le d"ni" mot¡, la Virit< n'"t plus "'"""' (?u, !"' ''"· revient au ,.,.,, elle '" , éhont€o >, o'ost-.1. A.ut'
o~t ~ '"'"mma~le). ~" ,,,,, •.,_e"'
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LA BOUCHE RIT
1. L'obscénité
Ce qui frappc d'emblée dans Histoire de Paul, c'est l'obscénité. L'obscénité profonde, essentielle, ontologique aurait dit André !Bazin (lequel aurait aimé le film), du monde asilaire, du monde carcéral dont ii est un aspect. Quoi de plus obscene que la pauvreté? Et le monde carcéral est pauvre : pauvre en biens, pauvre en événements, · essentielletnent Pauvre. Cela, René Féret le montre bien, si bien que c'en est íntolérable : cette obscénité criante du néces~ S~ire déshabillage a }'arrivée (l'obscénité du déshabdlage fonctionnel), puis du revetement de l'habit d'interné, cette espece de pyjama informe, incolore; le pyjama rayé, le pyjama a pois, la chemise de coton des autres ínternés, la salle nue comme la chambre froide d'une boucherie, les lits qu'on fait, les .draps qu'on change, les corps qu'on borde, le bru1t incessant, sourd, mol, de la radio, long vomisse~ent sans mal, sans hoquets, sans spasmes, de vovr, de musique et de bruits, !'ensemble évoque avec une précision froide et chargée d'un comique secret, rarement affieurant, tous les lieux carcéraux par les-
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quels tous nous sommes passés, passons ou rons : l'école, 1'armée, la prison, l'hopital ... graphie du monde asilaire : ou le corps est réduit l la plus essentieiie nudité, paree que sans emploi : dépot, déchet, témoignage abjeet d'un mouvement arreté, et que le sadisme de l'institution (le sadisme on le sait, est instituteur et institutionnel 1) s'emploi; a faire fonetionner pour luí extorquer le simulacre de la vie réguliere. Pas de différence, dans liistoire de Paul, entre faire prendre un bain et administrer le suppliee de la baignoire.
2. L'école
L'école, l'armée, la prison, l'hópita1. L'hópital, sans doute, est le modele, ou le sujet comme malade est infantilisé; et l'hópital psychiatrique est un bópita1, avec ce que ce mot connote de pauvreté, de re1igiosité humide (la Pitié, l'Hotel-Dieu ...), bref je l'ai dit d'obscénité - de cette obscénité spéciale. Maís l'école, l'armée, la prison : regardez bien, dans liistoire de Paul, les personnages. Ils sont ~us la : le gros gar~on a lunettes (le pyjama en sote : famille aisée), c'est l'éleve bien sage. II y a le militaire un peu fasciste, un peu légionnaire, un peu para (01ivier Perrier), qui est la depuis quinze ans, engagez-vous, rengagez-vous. II y a celui qui s'évade,, un peu truand, un peu sombre. Si ·J'asile de Rcné Feret est si évoeateur, c'est paree qu'il condense tous ces lieux, paree que les rapports qu'il décrit ne sont .pas ceux seulement, étroitement, réalistement, de l'astl~ mais dans le jour cru que projette celui-ci (paree qu_ en est la caricature) tous ces rapports de pédagog~e
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¡nfantilisante, maternante, que nous avons eu, avons et auront a subir.
3. La bouclze Quand 011 dit oui, c'est oui a la mere. Quand on se révolte, e'est contrc la mere. Des psychanalystes un peu imbéciles ont eru découvrir que Mai 68 c'était la révolte contre le pere. Et si c'était contr~ la mere, contre la digestion satisfaite de l'institution maternante? La révolte contre le pere, c'est la chose du monde la mieux partagée. C'est meme comme ~a qu'on intériorise la loi. Mais contre la mere, c'cst autre chose : dire non au sein, dire non a la bouche fermer la bouche, fermer l'anus, refuscr de manger' refuser de chier, c'cst autrement difficile. ' On ne dit pas, dans le film, la raison de la tcnta~ live de suicide de Paul. On pourrait penser qu•¡¡ ~'agit d'un prétexte, d'un artífice d'exposition pour mtroduire le personnage dans l'espace dont il (et avec Jui le spectateur) va faire l'expérience, l'épreuve Mais lentement, au cours du film, se forme un soup~ <;on : et si la cause de ce suicide, e'était précisément la réalité asilaire? Histoire de Paul, histoire de Jonas, dit Foucau!t Avalant avalé. Tout consiste et culmine en effet dan~ ~·avalagc final des crepes, cette ingestion monstrueusc Interminable, mécanique, par laquelle Paul acced~ enfin, au contcntement de tous, et selon un paradoxe ~uquel tout le film est sensible, au double statut ctrangemcnt non contradictoire, de fou et de norma/ Fou paree que normal, normal paree que fou. Conforme. ·
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LE REGARD ET LA VOIX
4. La répétition L'asile, ai-je dit, caricature l'institution. C'est a rappeler que la caricature n'est pas l'exagération, la déformation, mais le trait accusant qui fait saillir, par simplification ou amplification, la vérité. En ce sens, les internés, les carcérisés accusent, ils accusent la normalité : << JI a été sage, J acques? n a pas été sage, Jacques, Il a été sage, Jacques. » Etre fou, c'est répéter la normalité. La répéter comme un acteur, la répéter comme un double, un simulacre, la répéter comme un disque rayé. La parodie, c'est cela, et la virulence parodique du film de René Féret réside dans la rigueur avec laquelle sa mise en scene enregistre et porte cette répétition, toutes ces répétitions (répétitions de mots, de lambeaux de phrases, répétitions de gestes, de comportements, de situations, piétinement, anonnement, morne enfer des corps pédagogisés pour que rien n'arrive : la forme de l'enfer, c'est le cercle) : « Comme d'habitude... Comme d'habitude. » Mais comment ne pas percevoir dans la sourde hilarité folle avec laquelle ces mots sont dits, dans la silencieuse hilarité qui habite meme le sérieux et la mauvaise humeur des fous, fixée dans le froid du jour asilaire, l'image vertigineuse du métro-boulot-dodo a quoi nous sommes condamnés? Prodigieuse efficacité de ce « co~ d'habitude ... comme d'habitude », qui répete la repé: tition, qui dit ce qui se passe dedans comm~ ce : se passe dehors : le personnage, en effet, frut le et-vient, ses parents périodiquement 1~ reprenne~ et le reprennent ou? a la boucherie ou il va¡;:: se << recommencer a couper de la víande ».
FILMS
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trouvent marquécs, avec une force comique d'autant plus grande qu'elle est elliptique, la cause et la connotation de ce « comme d'habitude... comme d'habitude » : c'est la phrase commerciale offerte aux clients réguliers. Le gan;on aux lunettes est, Iui aussi, un client régulier de la boucherie asilaire. Le dedans répete le dehors, le dehors répete le dedans, ou plutot, il n'y a pas de dehors.
NOTE l. Cf. Gilles Deleuze, Présentation de Sacl1er-Masoch,
10/1 8.