Traduit de l'anglais (U.S.) par Gilles Vaugeois
AFIN DE PROTÉGER LES INNOCENTS, UN CERTAIN NOMBRE DE NOMS ET DE DÉTAILS PERSONNELS ONT ÉTÉ CHANGÉS DANS CE LIVRE ET PLUSIEURS PERSONNAGES REGROUPÉS EN UN SEUL.
À UNE ÉPOQUE PLUS FORTE QUE CE PRÉSENT POURRI ET DÉSESPÉRÉ DE SOI, IL VIENDRA BIEN L'HOMME RÉDEMPTEUR DU GRAND AMOUR ET DU GRAND MÉPRIS, L'ESPRIT CRÉATEUR QUE SA FORCE IRRÉPRESSIBLE NE CESSE DE DÉLOGER DE TOUS LES REFUGES ET DE TOUS LES AU-DELA, DONT LA SOLITUDE EST MAL COMPRISE PAR LE PEUPLE PARCE QU'ELLE SEMBLE UNE FUITE DEVANT LA RÉALITÉ : TANDIS QU'ELLE N'EST QUE SON IMMERSION, SON ENFOUISSEMENT, SON ENFONCEMENT DANS LA RÉALITÉ, DE SORTE QU'UNE FOIS SORTI, LORSQU'IL REVIENT À LA LUMIÈRE, IL APPORTE LE SALUT À CETTE RÉALITÉ, LE SALUT DE LA MALÉDICTION QUE L'IDÉAL ANTÉRIEUR LUI AVAIT JETÉE. CET HOMME DE L'AVENIR QUI NOUS SAUVERA DE L'IDÉAL ANTÉRIEUR AUTANT QUE DE CE QUI DEVAIT SORTIR DE LUI, DU GRAND DÉGOÛT, DE LA VOLONTÉ DU NÉANT, DU NIHILISME, LUI, CETTE CLOCHE DE MIDI ET DE LA GRANDE DÉCISION, QUI REND SA LIBERTÉ AU VOULOIR, QUI RESTITUE À LA TERRE SON BUT ET À L'HOMME SON ESPÉRANCE, CET ANTICHRÉTIEN ET ANTINIHILISTE, CE VAINQUEUR DE DIEU ET DU NÉANT - IL VIENDRA BIEN UN JOUR.
TITRE ORIGINAL : THE LONG HARD ROAD O U T OF HELL ÉDITEUR ORIGINAL : HARPERCOLLINS, NEW YORK © 1998 BY MARILYN MANSON AND NEIL STRAUSS ET POUR LA TRADUCTION FRANÇAISE : © 2000 BY ÉDITIONS DENOËL 9, RUE DU CHERCHE-MIDI, 75006 PARIS
ISBN 2 207 24910.7 B 24910.8
INTRODUCTION DE DAVID LYNCH
PREMIÈRE PARTIE :
L'HOMME DONT ON A PEUR NOUS PUNIRONS TOUS CEUX QUI AIMENT LE ROCK LE FANZINEUX LA ROUTE VERS L'ENFER EST PAVÉE DE LETTRES DE REFUS J'AIMERAIS N'AVOIR QUE DES MAJEURS EN GUISE DE DOIGTS
DEUXIÈME PARTIE :
THE SPOOKY KIDS SALOPE DE ROCK-STAR À TOUS CEUX QUI NE SONT PAS MORTS LES RÈGLES TOUT POUR RIEN ON EST PARTIS VOIR LE MAGICIEN MAUVAIS TRAITEMENTS : PREMIÈRE ET DEUXIÈME PARTIE ENVIANDER LES FANS ; MEAT AND GREET
TROISIÈME PARTIE :
LE DIEU-MIROIR [RÊVES] ANTICHRIST SUPERSTAR CINQUANTE MILLIONS DE CHRÉTIENS QUI HURLENT NE PEUVENT PAS SE TROMPER
REMERCIEMENTS CRÉDITS PHOTOS
INTRODUCTION DEHORS, IL TOMBAIT DES CORDES. À PEINE SORTI DE SA COQUILLE, REJETON DE L'HUMANITÉ TOUT ENTIÈRE, MARILYN MANSON EST ENTRÉ SANS SE PRESSER. PAS DE DOUTE : IL COMMENÇAIT À RESSEMBLER À ELVIS ET À SONNER COMME LUI. DAVID LYNCH, LA NOUVELLE-ORLÉANS 2 H 50
À BARB ET HUGH WARNER QUE DIEU LEUR PARDONNE DE M'AVOIR MIS AU MONDE
PARMI TOUTES LES CHOSES QUE L'ON PEUT CONTEMPLER SOUS LA VOÛTE CÉLESTE, ON NE PEUT RIEN VOIR QUI STIMULE PLUS L'ESPRIT HUMAIN, QUI ENCHANTE PLUS LES SENS, QUI TERRIFIE DAVANTAGE, QUI PROVOQUE PLUS DE TERREUR ET D'ADMIRATION QUE LES MONSTRES, LES PRODIGES ET LES ABOMINATIONS AU TRAVERS DESQUELS NOUS VOYONS LES ŒUVRES DE LA NATURE INVERSÉES, MUTILÉES ET TRONQUÉES.
L'ENFER
, pour moi, c'était la cave de mon grand-père. Cette pièce puait autant que des toilettes publiques et était au moins aussi sale. Le sol humide en béton était jonché de cannettes de bière vides ; tout était recouvert d'une pellicule de graisse qui n'avait probablement pas été essuyée depuis que mon père était môme. On y accédait uniquement par un escalier branlant en bois, fixé sur un mur de pierre rugueux ; seul mon grand-père avait le droit d'aller à la cave. C'était son univers. Bien en évidence sur le mur, pendait une poire à lavement d'un rouge fatigué ; Jack Angus Warner se trompait s'il pensait que même ses petitsenfants n'oseraient pas s'y aventurer. Plus à droite, dans une armoire à pharmacie blanche et déformée, il y avait une douzaine de vieilles boîtes de préservatifs sans marque, achetées par correspondance et dans un état de décomposition avancé, un vaporisateur rouillé plein de déodorant pour femme, une poignée de doigts en latex auxquels ont recours les médecins pour les touchers rectaux, ainsi qu'un Frère Tuck qui bande lorsqu'on lui appuie sur la tête. Derrière l'escalier se trouvait une étagère sur laquelle était posée une dizaine de pots de peinture remplis — comme
je l'ai découvert plus tard — de films pornos en 16 mm. Et pour couronner le tout, une petite fenêtre carrée qui ressemblait à un vitrail, mais qui était en fait grise de crasse. Regarder au travers revenait à essayer de percer la noirceur de l'enfer. Ce qui m'intriguait le plus dans cette cave, c'était l'établi. Vieillot et grossier, il donnait l'impression d'avoir été fabriqué des siècles auparavant. Il était recouvert d'une sorte de moquette en peluche orange foncée, un peu comme les cheveux des poupées Raggedy Ann, à la différence près que la moquette, elle, avait été souillée au fil des années par les nombreux outils qui avaient été posés dessus. Sous l'établi se trouvait un tiroir de guingois, mais toujours fermé à clé. Sur des chevrons au-dessus de l'établi, on avait accroché un miroir bon marché fait pour se voir en pied : le genre d'objet avec un cadre en bois que l'on fixe généralement derrière une porte. Mais, pour une raison qui m'échappait, il était cloué au plafond : à moi d'imaginer pourquoi. C'est donc là qu'avec mon cousin Chad, nous avons commencé à nous immiscer jour après jour plus hardiment dans l'intimité de mon grand-père. J'avais treize ans, des taches de rousseur, j'étais maigre et j'arborais une coupe au bol, œuvre des ciseaux de ma mère. Aussi efflanqué que moi, Chad avait douze ans, des taches de rousseur et des dents de lapin. Nous rêvions de devenir flics, espions ou détectives privés lorsque nous serions grands. C'est en essayant de développer en cachette les talents qui nous seraient nécessaires, que nous nous sommes retrouvés exposés à toute cette iniquité. Au départ, nous voulions simplement nous glisser en bas afin d'espionner Grand-père sans qu'il s'en rende compte. Mais lorsque nous avons peu à peu découvert ce qui se cachait dans cette cave, notre optique changea du tout au tout. Nos incursions dans la cave, dès que nous rentrions de l'école, étaient motivées à la fois par l'envie de deux pré-ados de se branler devant des photos pornos et par la fascination morbide qu'exerçait sur nous notre grand-père. Presque tous les jours, nous faisions des découvertes plus choquantes les unes que les autres. Je n'étais pas très grand, mais si je me mettais prudemment en équilibre sur la vieille chaise en bois de Grand-père, j'arrivais à atteindre l'espace entre le miroir et le plafond. C'est là que j'ai découvert une pile de photos zoophiles en noir et blanc. Elles ne provenaient pas d'un magazine, c'étaient simplement des photos numérotées, qui semblaient avoir été sélectionnées dans un catalogue de vente par correspondance. Elles dataient du début des années soixante-dix et montraient des femmes enfourchant la bite géante de chevaux, suçant un cochon dont la bite ressemblait d'ailleurs à un tire-bouchon doux et charnu. J'avais déjà vu Play boy et Penthouse, mais ces photos-là appar-
tenaient à une autre catégorie. Ce n'étaient pas tant leur obscénité que leur caractère irréel : toutes ces femmes arboraient un sourire innocent de jeunes hippies tandis qu'elles suçaient et montaient ces animaux !... Il y avait également des magazines fétichistes planqués derrière le miroir, tel Watersports et Black Beauty. Plutôt que de piquer les numéros entiers, nous préférions découper soigneusement les pages qui nous intéressaient avec une lame de rasoir. Puis nous pliions les pages en petits carrés pour les cacher sous les gros galets blancs qui encadraient l'allée en gravier menant chez ma grand-mère. Des années plus tard, quand nous sommes revenus les chercher, elles étaient toujours là, usées, abîmées et recouvertes de vers de terre et de limaces. Un après-midi d'automne, Chad et moi étions assis autour de la table de la salle à manger de ma grand-mère. La journée avait été particulièrement morne à l'école et nous avions décidé de découvrir ce que pouvait cacher le tiroir sous l'établi. Toujours déterminée à gaver sa progéniture, ma grand-mère Béatrice nous forçait à avaler des pains de viande et du Jell-O, gelée composée principalement d'eau. Elle était issue d'une famille riche et avait énormément d'argent en banque, mais elle était tellement radine qu'un seul paquet de gelée pouvait durer des mois. Elle portait des bas à mi-genoux qu'elle roulait en boule sur ses chevilles et de curieuses perruques grises qui, à l'évidence, étaient trop grandes. Les gens ont toujours trouvé que j'avais hérité de sa maigreur, mais aussi de son visage en lame de couteau. Dans la cuisine, rien n'a jamais changé tout ce temps où j'ai avalé ses immangeables repas. Au-dessus de la table était accrochée une photo jaunissante du pape, enchâssée dans un cadre en laiton bon marché. Un imposant arbre généalogique familial était placardé sur le mur voisin : on pouvait y suivre toute la lignée des Warner depuis la Pologne et l'Allemagne, à l'époque où ils s'appelaient les Wanamaker. Enfin, surplombant le tout, un imposant crucifix en bois creux, avec un Jésus en or enveloppé dans une feuille de palmier desséchée, avec, tout en haut, un petit tiroir escamotable renfermant un cierge ainsi qu'une fiole d'eau bénite. Sous la table de la cuisine, il y avait une bouche d'aération donnant directement sur l'établi de la cave. Au travers, nous pouvions entendre mon grand-père cracher ses poumons au sous-sol. Il branchait sa CB sans jamais parler dedans. Il se contentait d'écouter. Quand j'étais petit, il avait été hospitalisé pour un cancer de la gorge, et du plus loin que je m'en souvienne je n'ai jamais entendu sa vraie voix : je n'ai connu que le sifflement irrégulier qu'il sortait péniblement de sa trachéo. Nous attendions qu'il quitte la cave, laissions notre viande sur la table, versions le Jell-O dans le conduit du chauffage, puis nous partions en exploration au sous-sol, poursuivis par la voix de notre grand-mère qui
s'époumonait en vain : « Chad ! Brian ! Finissez vos assiettes ! » Cet après-midi-là, on a eu de la chance qu'elle se contente de crier. D'habitude, si elle nous attrapait à voler de la nourriture, à répondre avec insolence ou à tirer au flanc, elle nous obligeait à nous mettre à genoux sur un manche à balai, dans la cuisine, entre un quart d'heure et une heure. Bref, nous en ressortions avec les genoux continuellement couverts de bleus et de croûtes. Chad et moi, nous travaillions promptement et en silence : nous savions ce que nous avions à faire. Nous avons ramassé un tournevis rouillé qui traînait par terre ; en faisant levier, nous avons suffisamment ouvert le tiroir pour y jeter un coup d'œil. En premier, nous avons aperçu de la cellophane : une masse incroyable de cellophane enveloppant quelque chose. Impossible de voir quoi. Chad a enfoncé le tournevis plus profondément dans le tiroir. Il y avait des cheveux, de la dentelle. Il a poussé encore plus fort, pendant que je tirais le tiroir vers moi jusqu'à ce que celui-ci cède. Et là, nous sommes tombés sur des bustiers, des soutiens-gorge, des jupons, des culottes, plusieurs perruques de femme aux cheveux raides, emmêlés et mouchetés. Puis nous avons commencé à déballer la cellophane, mais dès que nous avons aperçu ce qu'elle cachait, nous avons jeté le tout par terre. Aucun de nous n'osait y toucher. Il y avait là une collection de godemichés surmontés par des mini-pompes aspirantes. J'étais jeune, mais ils me paraissaient d'une taille monstrueuse. De plus, ils étaient recouverts d'une couche visqueuse, durcie et orange foncé. Comme la gélatine qui recouvre une dinde au fur et à mesure qu'elle cuit. Nous avons compris beaucoup plus tard qu'il s'agissait de vieille vaseline. J'ai ordonné à Chad de remballer les godemichés et de les remettre dans le tiroir. Assez d'exploration pour cette fois. Au moment précis où nous allions utiliser la force pour remettre le tiroir en place, la poignée de la cave a tourné. Nous sommes restés tétanisés, mais Chad m'a immédiatement pris par la main et nous avons plongé sous une table en contreplaqué sur laquelle mon grand-père avait monté son train électrique. Juste à temps : nous entendions ses pas en bas de l'escalier. Le sol était jonché de décorations pour le train, surtout un mélange d'aiguilles de pin et de fausse neige qui me faisait penser à des beignets saupoudrés de sucre puis piétines. Les aiguilles de pin nous piquaient les coudes, l'odeur était insupportable et nous avions du mal à respirer. Grand-père ne semblait avoir remarqué ni notre présence, ni le tiroir à moitié ouvert. Nous l'entendions traîner des pieds dans la pièce et tousser par le trou dans sa gorge. Nous avons écouté un déclic et son train électrique s'est mis à tourner dans un bruit de ferraille sur les larges voies. Ses chaussures vernies en cuir noir se sont retrouvées juste devant notre nez. En levant les yeux,
nous ne pouvions pas voir plus haut que ses genoux, mais nous savions qu'il était assis. Petit à petit, il s'est mis à gratter le sol avec ses pieds comme si on le secouait violemment sur son siège ; il toussait si fort qu'il en couvrait le bruit du train. Je suis incapable de trouver les mots pour décrire le son qui sortait de son inutile larynx. Ça ne m'évoque que le bruit d'une vieille tondeuse à gazon abandonnée que l'on essaie de faire redémarrer. Mais provenant d'un être humain, ce bruit semblait monstrueux. Au bout d'une dizaine de minutes très inconfortables, une voix a appelé du haut de l'escalier. « T'as la chiasse ? » C'était ma grand-mère et, apparemment, cela faisait un moment qu'elle s'époumonait. Le train s'est arrêté, les pieds aussi. « Jack, qu'est-ce que tu fabriques en bas », hurlait-elle. Agacé, mon grand-père gueulait au travers de sa trachéo. « Jack ? Tu pourrais courir chez Heinie ? On n'a plus de soda. » Encore plus agacé, Grand-père lui a répondu en aboyant. Il est resté un moment immobile, comme s'il se posait la question de savoir s'il fallait l'aider ou pas. Puis il s'est lentement levé. Nous étions sauvés, pour l'instant. Après avoir fait de notre mieux pour réparer les dommages que nous avions commis au niveau du tiroir, Chad et moi sommes remontés pour nous glisser dans l'appentis près du garage, là où nous rangions nos jouets. Nos jouets ! En fait, il s'agissait de deux carabines à air comprimé. À part espionner mon grand-père, la maison offrait deux autres distractions : la première était d'aller dans les bois d'à côté et de tirer sur les animaux. La seconde était les filles du voisinage avec lesquelles nous voulions coucher, mais nous avons dû attendre quelques années avant de parvenir à nos fins. Nous allions parfois dans le parc municipal, juste derrière les bois, pour essayer d'abattre les mômes qui jouaient au football. À ce jour, Chad a toujours un plomb logé sous la peau de sa poitrine ; en effet, quand nous ne trouvions pas de cible, il nous arrivait de tirer l'un sur l'autre. Cette fois-là, nous sommes restés près de la maison et avons essayé de descendre les oiseaux dans les arbres. C'était par pure méchanceté, mais nous étions jeunes et nous n'en avions rien à foutre. Cet après-midi-là, j'étais assoiffé de sang : un lapin blanc a eu le malheur de croiser notre
route. Le plaisir que j'ai éprouvé en le tirant a été démesuré. Mais quand je suis allé constater les dégâts, il était toujours vivant ; le sang qui sortait de ses yeux imbibait sa fourrure blanche. Sa bouche s'ouvrait et se refermait docilement ; il essayait désespérément de retrouver son souffle avant de mourir. Pour la première fois de ma vie, cela me rendait malade d'avoir tiré sur un animal. J'ai ramassé une grosse pierre plate pour l'achever d'un coup rapide et violent. Je n'étais pas loin d'apprendre une leçon encore plus cruelle sur la manière de tuer les animaux. Nous sommes retournés à la maison en courant. Mes parents m'attendaient, garés devant, dans la Cadillac Coupe de Ville marron, fierté et joie de mon père depuis qu'il avait trouvé un job de directeur dans un magasin de moquette. Il ne venait jamais me chercher à l'intérieur de la maison, à moins d'y être absolument obligé, et il parlait très peu à ses parents. Mal à l'aise, il préférait m'attendre dehors comme s'il avait peur de retrouver dans cette vieille maison certaines choses qu'il avait vécues pendant son enfance. Le duplex dans lequel nous vivions se trouvait à quelques minutes de là : l'ambiance y était aussi oppressante que chez Grand-père et Grandmère Warner. Au lieu de couper le cordon après son mariage, ma mère avait fait venir son père et sa mère à Canton, Ohio. Du coup, les Wyer (ma mère était née Barb Wyer) vivaient juste à côté. C'étaient des paysans affables de l'ouest de la Virginie (mon père les surnommait les ploucs). Lui était mécanicien, elle femme au foyer, très grosse, et avalait d'énormes quantités de pilules parce qu'elle avait passé une partie de son enfance enfermée dans le placard de la maison familiale. Chad est tombé malade et, du coup, je ne suis pas retourné chez mes grands-parents paternels pendant environ une semaine. Bien qu'écœuré et dégoûté, je n'avais pas encore assouvi la curiosité qu'éveillaient en moi mon grand-père et ses perversions. Pour tuer le temps, en attendant de pouvoir reprendre l'enquête, je jouais dans la cour de derrière avec celle
qui, à part Chad et de bien des manières, était ma seule vraie amie : je veux parler d'Aleusha, un chien de traîneau de la taille d'un loup, reconnaissable à ses yeux vairons, un vert et un bleu. Mais jouer à la maison me mettait dans un état proche de la paranoïa, surtout depuis que mon voisin Mark était revenu de son école militaire pour les vacances de Thanksgiving. Mark avait toujours été un gros patapouf aux cheveux blonds et gras coupés au bol. Pourtant, je l'avais longtemps admiré parce qu'il avait trois ans de plus que moi et qu'il était beaucoup plus dévergondé. Je l'avais souvent vu dans son jardin jeter des pierres à son berger allemand ou lui enfoncer des bâtons dans le cul. On a commencé à traîner ensemble lorsque j'avais huit ou neuf ans ; surtout parce qu'il avait le câble et que j'adorais Flipper le Dauphin. La télé était au sous-sol, là où se trouvait le monte-charge qui servait à descendre le linge sale. Une fois Flipper terminé, Mark inventait des jeux comme celui de « la Prison », qui consistait à se serrer dans le monte-charge et à faire comme si nous étions en prison. Ce n'était pas une prison ordinaire : les gardiens étaient si sévères qu'ils ne laissaient rien à leurs prisonniers, pas même leurs vêtements. Lorsque nous nous retrouvions nus dans le monte-charge, Mark faisait courir ses mains sur ma peau, essayait d'attraper et de caresser ma bite. Très rapidement, j'ai craqué et tout raconté à ma mère. Elle a foncé directement chez ses parents qui, même s'ils m'ont traité de menteur, l'ont immédiatement envoyé dans une école militaire. Depuis, nos deux familles se haïssent et je me suis toujours dit que Mark m'en voulait d'avoir cafardé et qu'il me tenait pour responsable s'il avait atterri dans cette école. Depuis son retour, il ne m'avait pas adressé la parole. Il me jetait juste des regards en biais par la fenêtre de sa chambre ou par-dessus la barrière. Je vivais donc dans la peur de sa vengeance ; j'imaginais qu'il allait s'en prendre à moi ou à mes parents, voire à mon chien. La semaine suivante, j'ai été, pour ainsi dire, soulagé de retourner chez mes grands-parents et d'aller jouer au détective avec Chad. Nous étions alors bien déterminés à percer le secret de Grand-père une bonne fois pour toutes. Après nous être forcés à avaler la moitié d'une assiette pleine à ras bord préparée par Grand-mère, nous nous sommes excusés avant de nous diriger vers la cave. Du haut de la cage d'escalier, nous pouvions entendre les trains rouler. Il était bien en bas. Nous avons jeté un œil dans la pièce en retenant notre souffle. Il nous tournait le dos, nous pouvions voir sa chemise en flanelle bleu et gris qu'il ne quittait jamais. Lorsqu'il tendait le cou, le col de sa chemise souligné de jaune et de marron laissait apparaître un maillot de corps taché de transpiration. Un élastique blanc, noirci par la crasse, entourait sa gorge de façon à maintenir le cathéter en metal au-dessus de sa pomme d'Adam.
JACK WARNER
Nos corps frissonnaient de peur, doucement, nerveusement. Le moment était venu. Nous avons descendu l'escalier qui craquait en essayant de faire le moins de bruit possible : nous espérions que le bruit des trains couvrirait nos pas. Une fois en bas, nous sommes allés nous cacher dans le renfoncement puant le moisi derrière l'escalier, en évitant de cracher et de crier lorsque les toiles d'araignée s'accrochaient à notre visage. De notre cachette, nous pouvions voir le circuit. Il y avait deux voies ferrées : sur chacune d'elles, un train cahotait sur des rails posés un peu au hasard ; il se dégageait une odeur toxique d'électricité, comme si le metal des voies était en train de brûler. Grand-père était assis à côté du transformateur noir permettant d'actionner les trains. Sa nuque m'avait toujours fait penser à un prépuce : la chair y était tellement ridée, tellement rouge, aussi usée et tannée que celle d'un lézard. Le reste de sa peau
oscillait entre le gris et le blanc, comme une merde d'oiseau ; seul son nez, déformé par des années passées à boire, était violacé. Ses mains calleuses avaient été durcies par une vie de labeur, ses ongles étaient noirs et cassants comme les ailes d'un scarabée. Grand-père ne s'intéressait absolument pas aux trains qui tournaient sans fin autour de lui. Son pantalon sur les genoux, un magazine étalé sur les cuisses, il crachait et frottait rapidement sa main droite entre ses cuisses. En même temps, de sa main gauche, il essuyait toutes les glaires sortant de sa trachéo à l'aide d'un mouchoir qui n'était plus qu'une croûte jaune. Comprenant ce qu'il était en train de faire, nous avons voulu remonter illico presto. Mais nous étions coincés derrière l'escalier et avions bien trop peur pour en ressortir. Soudain, sa toux s'est transformée en toussotement avant de s'arrêter. Grand-père a alors pivoté sur son fauteuil et s'est retrouvé pile en face de la montée d'escalier. Notre sang n'a fait qu'un tour. Il s'est levé et le pantalon a glissé sur ses chevilles : nous aurions voulu disparaître dans le mur moisi. Nous ne pouvions plus voir ce qu'il était en train de faire. C'était comme si on m'avait frappé avec des tessons de bouteilles en plein cœur ; trop pétrifié, j'étais incapable de crier. Des centaines de châtiments plus pervers et plus violents les uns que les autres m'ont traversé l'esprit. En fait, le simple fait de me toucher m'aurait immédiatement laissé raide mort de peur. Sa toux a repris en même temps que le frottement de ses pieds sur le sol. Nous pouvions reprendre notre souffle. C'était le moment de jeter un coup d'œil entre les marches de l'escalier. Nous n'en avions pas vraiment envie, mais c'était maintenant ou jamais. Après quelques interminables secondes, un son épouvantable a jailli de sa gorge. On aurait dit le bruit d'un moteur de voiture lorsqu'on tourne la clé alors que le contact a déjà été mis. J'ai rapidement tourné la tête, mais trop tard pour ne pas m'imaginer, sortant de son pénis jaune et ridé, un pus blanchâtre ressemblant aux boyaux d'un cafard écrasé. Lorsque j'ai à nouveau regardé, il utilisait son mouchoir, celui dont il se servait pour éponger ses miasmes, afin d'effacer toute trace de pollution. Nous avons attendu qu'il s'en aille avant de grimper l'escalier, tout en nous jurant de ne plus jamais remettre les pieds dans cette cave. Si Grand-père s'est aperçu de notre présence, s'il a remarqué que nous avions forcé le tiroir, il ne nous en a jamais rien dit. Pendant le trajet du retour, j'ai tout raconté à mes parents. J'ai l'impression que ma mère m'a plus ou moins cru et que mon père, ayant grandi là, savait déjà. Mon père n'a pas décroché un mot, mais ma mère nous a raconté que plusieurs années auparavant, lorsque Grand-père était routier, il avait eu un accident. En arrivant à l'hôpital, les médecins l'avaient
déshabillé et avaient découvert des vêtements de femme sous les siens. Cela avait fait un véritable scandale dans la famille, mais personne n'était censé en parler ; nous devions bien évidemment nous aussi garder tout cela secret. Jusqu'à ce jour, ils nient tous catégoriquement. Chad a dû lui aussi tout raconter à sa mère, car pendant des années il n'a plus jamais eu le droit de traîner avec moi. De retour à la maison, je suis allé dans le jardin pour jouer avec Aleusha. Elle était étendue sur la pelouse contre la barrière : prise de convulsions, elle vomissait. Le temps que le vétérinaire arrive, Aleusha était morte et moi en larmes. Le veto nous a simplement dit qu'elle avait été empoisonnée : curieusement, il me semblait connaître le coupable.
[BRIAN WARNER] ÉTAIT UN ÉLÈVE MOYEN. IL A TOUJOURS ÉTÉ MAIGRE COMME UN CLOU. J'AVAIS L'HABITUDE D'ALLER CHEZ LUI POUR ÉCOUTER DES DISQUES, DES TRUCS COMME QUEENSRYCHE, IRON MAIDEN ET SURTOUT JUDAS PRIEST. J'ÉTAIS PLUS DANS CE TRIP QUE LUI... JE NE PENSAIS PAS QUE [MUSICALEMENT] IL AVAIT VRAIMENT DU TALENT ET PEUT-ÊTRE QU'IL N'EN A PAS. IL A PEUT-ÊTRE JUSTE EU DU POT.
ALEUSHA
J'ÉTAIS DANS LA MÊME CLASSE QUE BRIAN WARNER À LA CHRISTIAN SCHOOL DE CANTON, OHIO. NOUS REJETIONS VIGOUREUSEMENT TOUS LES DEUX LA PRESSION EXERCÉE PAR L'ÉDUCATION RELIGIEUSE. LUI, BIEN ÉVIDEMMENT, SE PRÉTEND SATANISTE. PERSONNELLEMENT, JE REFUSE LA NOTION MÊME DE DIEU ET DE SATAN, AU DÉPART PARCE QUE J'ÉTAIS AGNOSTIQUE, ET APRÈS PARCE QUE JE SUIS DEVENUE UNE SORCIÈRE.
J'AIMERAIS DEMANDER À MARILYN MANSON : « AI-JE INFLUENCÉ QUELQUE PART TA FAÇON DE VIVRE ? » JE NE CESSE DE M'INTERROGER : « HÉ, AURAIS-TU DÛ AGIR AUTREMENT ? »
JERRY, PARFOIS IL M'ARRIVE DE PENSER QUE L'ON SE DIRIGE DROIT VERS LA CIVILISATION D'ARMAGEDDON.
LA
fin du monde n'a pas eu lieu à la date prévue. À l'Héritage Christian School, chaque vendredi, pendant les séminaires, on m'avait fait croire que tous les signes étaient réunis. « Vous saurez que la bête va jaillir lorsque vous entendrez ses dents grincer », assenait Mlle Price de sa voix la plus sévère, la plus menaçante à des rangées de sixièmes tremblotants. « Et tous, enfants comme parents, tous souffriront. Et ceux qui ne ront pas la marque, le chiffre de leur nom, seront décapités devant leurs familles et leurs voisins. » À cet instant, Mlle Price s'arrêtait pour plonger dans sa pile de fiches sur l'apocalypse et brandissait une photocopie agrandie d'un code barres dont le chiffre avait été trafiqué de manière qu'on lise 666. C'est comme ça que nous avons appris que l'apocalypse était au coin de la rue : le code barres était la marque de la bête dont il est question dans l'Apocalypse ; c'était ce que l'on nous apprenait, et les machines pour les lire, installées dans les supermarchés, allaient être utilisées pour contrôler le cerveau des gens. Bientôt, prévenaient-ils, ce code satanique allait remplacer l'argent et tout le monde serait obligé d'avoir la marque de la bête sur la main pour acheter quoi que ce soit. « Si vous reniez le Christ, continuait Mlle Price, et portez ce tatouage sur la main ou sur le front, vous aurez le droit de vivre. Par contre, vous perdrez... » À ce moment précis, elle brandissait une carte montrant le Christ descendant des cieux... « la vie éternelle. » Lors des autres séminaires, elle avait une coupure de journal donnant tous les détails de la vie de John Hinckley Jr, celui-là même qui venait de tenter d'assassiner Ronald Wilson Reagan. Elle la brandissait en lisant le verset 13 de l'Apocalypse : « C'est ici qu'il faut de la finesse ! Que l'homme doué d'esprit calcule le chiffre de la Bête, c'est un chiffre d'homme : son chiffre, c'est 666. » Le fait est qu'il y a six lettres dans les deux prénoms et dans le nom de famille de Reagan : signe supplémentaire que la fin du monde allait arriver, que l'Antéchrist était bien parmi nous, que nous devions nous préparer à la venue du Christ et à l'extase. Mes professeurs expliquaient cela, non pas comme une opinion sujette à interprétation,
mais comme une évidence décrétée par la Bible. Ils n'avaient besoin d'aucune preuve, et savourer à l'avance l'imminence de l'apocalypse les faisait quasiment jubiler, car ils allaient être sauvés... morts, mais aux cieux, libérés de toute souffrance. C'est à cette époque que j'ai commencé à faire des cauchemars, cauchemars qui n'ont jamais cessé depuis. J'étais totalement terrifié par l'idée de la fin du monde et par l'Antéchrist. C'était devenu une véritable obsession et je commençais à regarder des films comme L'Exorciste et La Malédiction, à lire des livres comme Les Prophéties de Nostradamus, 1984 de George Orwell et la novélisation du film Un mendiant dans la nuit, qui décrit à grand renfort de détails des gens dont on coupait la tête parce qu'ils n'avaient pas de tatouage 666 sur le front. Tout cela se mélangeait avec les harangues hebdomadaires à l'école chrétienne et, du coup, l'apocalypse m'apparaissait si réelle, si palpable, si proche que j'étais constamment hanté par des rêves et des angoisses : que se passerait-il si je découvrais qui était l'Antéchrist ? Faudrait-il que je risque ma vie pour sauver celle des autres ? Et si j'avais déjà la marque de la Bête sur ma peau, là où je ne pouvais pas voir, par exemple sous mon cuir chevelu ou sur mon cul ? Et si l'Antéchrist c'était moi ? Je vivais dans la peur et la confusion, car à l'époque, même sans l'influence de l'école chrétienne, ma puberté provoquait quelques bouleversements. La preuve : malgré les cours terrifiants pendant lesquels Mlle Price nous détaillait l'inéluctable fin du monde, je lui trouvais quelque chose de sexy. En la regardant dominer la classe comme un chat siamois, ses lèvres faisant une légère moue, ses cheveux parfaitement coiffés, ses chemisiers en soie dissimulant un corps bandant et une démarche qui donnait envie de la baiser : je pourrais dire qu'il y avait quelque chose de vivant, d'humain et de passionné qui n'attendait que d'exploser sous la façade chrétienne refoulée. Je la hais pour m'avoir fait faire des cauchemars tout au long de mon adolescence. Mais je pense que je la hais encore plus pour les nombreuses pollutions nocturnes qu'elle a provoquées.
Je faisais partie de l'Église épiscopalienne qui, au fond, est une version light du catholicisme (mêmes grands dogmes, certaines règles en moins), et l'école n'était pas confessionnelle. Mais cela n'arrêtait pas Mlle Price. Parfois, elle débutait ses cours d'instruction religieuse en demandant : « Y a-t-il des catholiques dans la salle ? » Lorsque personne ne répondait, elle critiquait violemment les catholiques et les épiscopaliens ; dans son cours, elle expliquait qu'ils interprétaient mal la Bible et vénéraient de fausses idoles en priant le pape et la Vierge Marie. Je res-
tais assis, muet, exclu : devais-je lui en vouloir à elle ou à mes parents de m'avoir élevé au sein de l'Église épiscopalienne ? Mon humiliation était à son comble au cours des conférences du vendredi : des invités venaient nous expliquer qu'ils avaient été prostitués, junkies et adeptes de la magie noire jusqu'à ce qu'ils rencontrent Dieu et choisissent de suivre Son droit chemin pour renaître à la vie. On aurait dit un meeting des Satanistes Anonymes. Lorsqu'ils avaient terminé, tout le monde devait baisser la tête et prier. Le pasteur raté qui animait la réunion demandait à ceux qui n'avaient pas réussi à renaître de venir sur l'estrade et de se tenir par la main pour être sauvés. À chaque fois, je savais que j'aurais dû y aller, mais j'étais trop pétrifié pour me retrouver sur l'estrade devant toute l'école et, bien sûr, trop embêté pour admettre que moralement, spirituellement et religieusement, j'étais en retard sur tous les autres. Le seul endroit où j'excellais, c'était au skate-park, bien que ce soit devenu très vite inextricablement apocalyptique. Mon rêve était de devenir champion de patin à roulettes, et pour y arriver j'avais harcelé mes parents afin qu'ils gaspillent dans des patins professionnels, qui valaient plus de 400 dollars, l'argent qu'ils avaient mis de côté pour partir en week-end. Ma partenaire s'appelait Lisa, une fille maladive, perpétuellement congestionnée, mais néanmoins l'un de mes premiers grands béguins. Elle venait d'une famille stricte et croyante. Sa mère était l'une des secrétaires du révérend Ernest Angley, un des plus célèbres guérisseurs télévangélistes à l'époque. Nos pseudo-rendez-vous après les entraînements consistaient généralement à se suicider à la fontaine à soda du skate-park — mélanges décolorés de Coca, de Seven-Up, de Sunkist et de différentes boissons gazeuses — pour finir par un crochet à l'église ultra-opulente du révérend Angley. Le révérend était l'une des personnes les plus effrayantes que j'aie jamais rencontrées : ses dents parfaitement alignées brillaient comme des carreaux de salle de bains, une moumoute était ramassée sur le haut de son crâne tel un chapeau fabriqué avec des cheveux mouillés récupérés dans la canalisation d'une baignoire ; il portait toujours un costume bleu pastel et une cravate vert menthe. Chez lui, tout puait l'artificiel : de son apparence siliconée et manucurée à son nom supposé évoquer l'expression « l'ange sérieux ». Chaque semaine, il faisait venir sur l'estrade des personnes souffrant de divers handicaps et, apparemment, les guérissait devant des millions de téléspectateurs. Il pointait son doigt vers l'oreille d'un sourd ou l'œil d'un aveugle, en hurlant « Que les esprits du Diable sortent de toi » ou « Parle, bébé », puis il agitait le doigt jusqu'à ce que la personne sur l'estrade s'évanouisse. Ses sermons ressemblaient à ceux de l'école : le
révérend nous brossait un horrible tableau de l'apocalypse toute proche — la différence étant qu'ici les gens hurlaient, tombaient dans les pommes et s'exprimaient dans des langues inconnues autour de moi. À ce moment de l'office, tous lançaient de l'argent sur l'estrade. Des centaines de pièces de 25 cents pleuvaient, ainsi que des dollars d'argent et des liasses de billets tandis que le révérend continuait à témoigner sur les limbes et l'ire divine. Il vendait des lithographies numérotées accrochées aux murs de l'église. Ce n'étaient que des scènes macabres : par exemple, les quatre Cavaliers de l'Apocalypse traversant une petite ville pas très différente de Canton au coucher du soleil et laissant derrière eux une traînée de gorges tranchées. Les services duraient entre trois et cinq heures. Si je m'endormais, j'étais puni et emmené dans une pièce à part dans laquelle se tenaient des séminaires spéciaux pour les jeunes. Et là, devant une douzaine d'autres jeunes, ils critiquaient sévèrement le sexe, les drogues, le rock et le monde matériel jusqu'à en vomir. Cela ressemblait à un lavage de cerveau : nous étions épuisés et ils ne nous donnaient rien à manger pour nous fragiliser en nous affamant. Lisa et sa mère étaient entièrement dévouées à cette église. En grande partie parce que Lisa était née à moitié sourde et que, paraît-il, au cours d'un service, le révérend aurait pointé son doigt en direction de son oreille et lui aurait permis de recouvrer l'ouïe. Parce qu'elle était pratiquante et que sa fille avait guéri grâce à un miracle de Dieu, la mère de Lisa se montrait toujours condescendante envers moi, comme si elle et sa famille étaient meilleures et plus vertueuses. À chaque fois qu'elles me raccompagnaient chez moi après le service, j'imaginais que la mère de Lisa l'obligeait à se laver les mains sous prétexte qu'elles avaient touché les miennes. J'étais toujours abattu par ces séances, mais j'allais malgré tout à l'église avec elles, car c'était pour moi la seule occasion de voir Lisa en dehors de la piste de skate. Cependant, notre relation a tourné court. Il arrive parfois qu'un événement change définitivement l'opinion que vous pouvez avoir sur quelqu'un et détruise l'idéal que vous avez bâti autour de cette personne, vous obligeant ainsi à voir la créature faillible et humaine qu'elle est réellement. C'est ce qui s'est passé un jour où elle me raccompagnait chez moi après l'église. Nous étions écroulés sur le siège arrière de la voiture de sa mère et Lisa se moquait de ma maigreur : j'ai alors mis ma main sur sa bouche pour la faire taire. En éclatant de rire, elle a rejeté dans ma main une boulette d'une épaisse morve vert citron. Je n'en croyais pas mes yeux. Et, encore plus répugnant, lorsque j'ai retiré ma main un long fil de cette matière est resté accroché entre mes doigts et sur son visage comme un bonbon à la pomme. Lisa, sa mère et moi étions tous les trois
horrifiés, gênés. Je n'arrivais pas à me débarrasser de la sensation de cette morve qui s'étalait et formait une toile entre mes doigts. Elle venait de s'avilir et de me montrer sa vraie nature, révélant le monstre caché derrière le masque, un peu comme j'imaginais le révérend Angley. Elle n'était pas mieux élevée que moi, malgré ce que sa mère avait essayé de me faire croire. Je n'ai fait aucun commentaire... et ne lui ai plus jamais adressé la parole. À l'école chrétienne, je commençais aussi à perdre mes illusions. Un au CM1, j'ai apporté une photo que Grand-mère Wyer avait prise au cours d'un vol entre la Virginie-Occidentale et l'Ohio et, sur ce cliché, il semble y avoir un ange au milieu des nuages. C'était l'un de mes objets préférés : j'étais excité de le partager avec mes professeurs, car je croyais encore à tout ce qu'ils m'enseignaient à propos des cieux. Je voulais donc leur montrer ce que ma grand-mère avait vu. Mais ils ont soutenu qu'il s'agissait d'un canular, ils m'ont passé un savon et m'ont renvoyé à la maison en m'accusant de blasphémer. C'était ma tentative la plus sincère de coller à leur idée du christianisme, de leur prouver que j'adhérais à leurs croyances, et ils me punissaient pour ça. Tout cela confirmait ce que je savais depuis le début : que je ne serais pas sauvé comme tout un chacun. J'y pensais tous les jours en quittant l'école ; je tremblais de peur en attendant la fin du monde, car évidemment je n'irais jamais au ciel et je ne reverrais jamais mes parents. Une année a passé, puis une autre et encore une autre, et le monde, Mlle Price, Brian Warner et les prostituées qui s'étaient régénérées étaient toujours là : je me sentais floué et trahi. Petit à petit, j'ai commencé à éprouver du ressentiment, à me méfier de ce que l'on me racontait dans cette école. Il devenait clair que toute cette souffrance dont ils voulaient se libérer en priant, ils se l'imposaient à eux-mêmes, mais aussi à nous par la même occasion. La Bête dont ils avaient si peur, c'était eux : c'est-à-dire l'Homme, et non pas quelque démon mythologique qui allait venir détruire l'espèce humaine. Leur propre peur avait créé la Bête. ANGE DANS LES NUAGES
jour,
Les graines de ce que je suis devenu avaient été semées. « Les fous ne sont pas nés. » J'ai griffonné cette phrase dans mon carnet de notes pendant un cours de morale. « On les arrose et ils grandissent comme de la mauvaise herbe à cause d'institutions comme le christianisme. » Ce soir-là, au cours du dîner, j'ai tout avoué à mes parents. « Écoutez, leur ai-je expliqué, je veux aller à l'école publique, je ne me sens pas chez moi dans cette école. Ils sont contre tout ce que j'aime. » Mais ils n'ont rien voulu entendre. Ils ne tenaient pas spécialement à ce que j'aie une éducation religieuse, mais ils désiraient que je sois dans une bonne école. L'école publique la plus proche, GlenOak East, craignait. Je voulais y aller. Et la révolte commença. Ce n'était pas à la Christian Héritage School que je pouvais me rebeller. L'endroit était régi par des règles traditionalistes. On nous imposait des lois étranges pour nous habiller : les lundi, mercredi et vendredi, nous devions porter un pantalon bleu, une chemise blanche boutonnée et, si nous le désirions, une touche de rouge. Les mardi et jeudi, nous devions porter un pantalon vert foncé, ainsi qu'une chemise blanche ou jaune. Nous devions passer chez le coiffeur dès que nos cheveux touchaient nos oreilles. Tout était réglementé, ritualisé. Aucun d'entre nous n'avait le droit d'afficher la moindre différence, la moindre supériorité. Lâcher dans la nature tous ces diplômés en leur faisant croire que la vie était juste et qu'ils seraient tous traités sur un pied d'égalité n'était pas une très bonne manière de préparer leur entrée dans le monde. Dès l'âge de douze ans, je me suis embarqué dans une campagne toujours plus virulente pour être viré de l'école. J'ai très naïvement commencé avec des sucreries. J'avais toujours ressenti une parenté avec Willy Wonka. Même à cet âge, j'avais déjà compris qu'il était un antihéros, une icône de l'interdit. Et dans mon cas l'interdit était le chocolat, symbole de plaisir et de tout ce que vous n'êtes pas censé posséder, que ce soit le sexe, les drogues, l'alcool ou la pornographie. À chaque fois que Willy Wonka and the Chocolate Factory passait sur Star Channel, ou dans le miteux cinéma du quartier, je le regardais à en être obsédé, tout en vidant des sacs et des sacs de sucreries. À l'école, sucreries et bonbons étaient de la contrebande. Par conséquent, j'allais au Five and Ten de Ben Franklin, un magasin voisin qui ressemblait à une ancienne cafétéria et qui était bourré de Pop Rocks, Zotz, Lik-M-Stix et autres comprimés pastel ressemblant à des pilules et collant si bien à l'emballage qu'il est impossible de les manger sans avaler en même temps des lambeaux de papier. En y repensant, j'étais attiré par les sucreries qui ressemblaient le plus à des drogues. La plupart n'étaient pas de simples bonbons : ils produisaient également une réaction chimique. Ils pétillaient dans la bouche ou rendaient les dents toutes noires.
Tout naturellement, je suis devenu dealer de bonbons, fourguant au prix que je voulais ma marchandise à l'heure du déjeuner, car personne d'autre n'y avait accès pendant l'école. Rien que le premier mois, je me suis fait une petite fortune — au moins quinze dollars en pièces de vingtcinq et dix cents. Et puis on m'a balancé. Il m'a fallu rendre tous mes bonbons et tout mon argent aux autorités. Malheureusement je n'ai pas été viré de l'école, juste exclu temporairement Mon second projet consistait en un magazine. Dans l'esprit de Mad et de Cracked, il s'appelait Stupid. La mascotte me ressemblait assez : un môme aux dents en avant, avec un gros nez. Il avait de l'acné et portait une casquette de base-bail. Je le vendais vingt-cinq cents, ce qui était tout bénéfice car je le tirais gratuitement chez Carpet Barn, là où mon père travaillait. La machine était un appareil bas de gamme qui tombait en morceaux. Il s'en dégageait une odeur âcre proche de celle du carbone, et immanquablement les six pages que comportait le magazine se retrouvaient maculées. À l'école, où les obscénités et autres blagues graveleuses manquaient, Stupid a toutefois remporté un rapide succès — jusqu'à ce qu'on me dénonce à nouveau. La directrice, Carolyn Cole — une grande femme bégueule et voûtée, avec des lunettes sur le nez, dont le visage surmonté d'une touffe de cheveux bruns frisés ressemblait à un oiseau —, m'a convoqué dans son bureau rempli d'administrateurs. Elle m'a fourré le magazine entre les mains en exigeant des explications à propos des dessins sur les Mexicains, la scatologie, et surtout sur le Kuwatch Sex Aid Adventure Kit, dont la publicité annonçait qu'il contenait un fouet, deux vibromasseurs de très grande taille, une canne à pêche, deux pince-tétons à pompon, des lunettes de plongée en metal, des bas résille, ainsi qu'un collier représentant une bite de chien en bronze. Comme cela m'est très souvent arrivé depuis, ils n'ont pas arrêté de m'interroger sur mon œuvre — sans chercher à savoir s'il pouvait s'agir d'art, de distraction ou d'un gag — et de me demander une explication. Là, exaspéré, j'ai explosé et j'ai balancé les papiers en l'air. Avant même que le dernier n'ait eu le temps de toucher le sol, Mme Cole, rouge de colère, m'a ordonné de me baisser et de m'attraper les chevilles. Elle a saisi dans le coin de la pièce une badine qui avait été dessinée en atelier par un copain, si sadiquement qu'elle était percée de trous pour réduire sa résistance à l'air. J'en ai reçu trois coups rapides, dans la grande tradition chrétienne. À partir de ce moment, il n'y avait plus rien à faire pour moi. Au cours des séminaires du vendredi, les filles gardaient leurs sacs sous la chaise
en bois sur laquelle elles étaient assises. Lorsqu'elles inclinaient la tête, je plongeais au sol pour voler l'argent de leur déjeuner. Si, en plus, je découvrais des lettres d'amour ou des notes intimes, je les dérobais également et, au nom de l'honnêteté et de la libre parole, je les donnais aux personnes concernées. Avec un peu de chance, cela provoquait des bagarres, des tensions et des scènes de terreur. J'écoutais du rock and roll depuis bien des années déjà — et j'ai décidé que cela devait aussi me rapporter de l'argent. C'était Keith Cost qui m'avait prêté mon premier album de rock : Keith était un gros abruti doublé d'un mufle. Il paraissait avoir trente ans, mais n'était en fait qu'en troisième. Après avoir écouté le Love Gun de Kiss et joué avec le revolver en plastique qui l'accompagnait, je suis devenu membre adhérent de la Kiss Army, ainsi que le fier propriétaire d'un nombre incroyable de poupées, de bandes dessinées, de T-shirts et de paniers-repas Kiss, que je n'avais bien évidemment pas le droit d'emporter à l'école. Mon père m'a même emmené les voir en concert — mon premier concert — en 1979. Une dizaine d'adolescents lui ont demandé un autographe parce qu'il s'était déguisé comme Gene Simmons sur la couverture de l'album Dressed to Kill : costume vert, perruque noire et maquillage blanc. La personne qui m'a définitivement introduit au rock and roll et au style de vie qui va avec s'appelle Neil Ruble : il fumait des cigarettes, avait une vraie moustache et prétendait ne plus être puceau. Donc, tout naturellement, je l'idolâtrais. Moitié ami, moitié tyran, il a ouvert les vannes à Dio, Black Sabbath, Rainbow — en fait n'importe quoi, pourvu qu'on y entende Ronnie James Dio. Mon autre source imperturbable d'informations a été l'école chrétienne. Tandis que Nick me branchait sur le heavy metal, l'école organisait des séminaires sur les messages subliminaux. Ils apportaient des disques de Led Zeppelin, de Black Sabbath et d'Alice Cooper et les passaient à fond sur la sono. Différents professeurs se mettaient à tour de rôle devant la platine pour, de l'index, faire tourner les disques à l'envers afin de nous expliquer le contenu de ces messages cachés. Bien évidemment, la musique la plus extrême, celle qui contenait les messages les plus sataniques, était exactement celle que je voulais entendre... puisque c'était interdit. Ils brandissaient des photos des groupes pour nous faire peur, mais tout ce qu'ils ont réussi à obtenir, c'est de me décider à porter les cheveux longs et une boucle d'oreille pour ressembler aux musiciens des pochettes. Le principal ennemi de mes profs était Queen. Ils détestaient spécialement We are the Champions parce qu'il y avait un hymne en faveur des homosexuels, et en le passant à l'envers on pouvait entendre Freddie Mercury blasphémer « Mon doux Satan ». Peu importait s'ils nous avaient
déjà appris que Robert Plant racontait la même chose dans Stairway to Heaven, Freddie Mercury chantant mon doux Satan était définitivement implanté dans nos têtes et nous entendions cette phrase partout. Faisaient également partie de leur collection d'albums sataniques : Electric Light Orchestra, David Bowie, Adam Ant, et tout ce qui pouvait contenir des thèmes gays, car c'était pour eux l'occasion de mettre l'homosexualité et le mal sur un pied d'égalité. Bientôt, les lambris et le plafond de ma chambre, au sous-sol, ont été couverts de photos découpées dans Hit Parader, Circus ou Creem. Tous les matins, je me réveillais en regardant Kiss, Judas Priest, Iron Maiden, David Bowie, Motley Crue, Rush et Black Sabbath. Leurs messages subliminaux m'avaient atteint. Le côté fantastique de ce genre de musique m'a conduit tout droit à Donjons et Dragons. Si chaque cigarette que vous fumez vous enlève sept minutes de vie, chaque partie de Donjons et Dragons repousse de sept heures la perte de votre virginité. J'étais un tel loser que j'avais pour habitude de marcher autour de l'école avec un dé à vingt faces dans ma poche et de concevoir mes propres modules comme le Labyrinthe de la Terreur, Château Tenemouse et Cavernes de Koshtra : j'utilise aujourd'hui cette expression de manière argotique lorsque j'ai l'impression d'avoir sniffé trop de coke. Bien évidemment, aucun des mômes de l'école ne m'aimait parce que je jouais à Donjons et Dragons, que j'aimais le heavy metal, que je n'allais pas à leurs rassemblements et ne participais pas aux séances au cours desquelles, par exemple, ils brûlaient des albums de rock. Je ne m'entendais pas mieux avec les gamins de l'école publique qui, tous les jours, me bottaient les fesses en me traitant de tapette, tout ça parce que je venais d'une école privée. De plus, je n'étais pas retourné faire de skate depuis que Lisa m'avait bavé dessus. Le seul autre endroit où je pouvais me faire
des amis était un centre d'études et de loisirs réservé aux enfants dont les parents avaient été en contact avec l'Agent Orange 1 durant la guerre du Vietnam. Mon père, Hugh, avait été mécanicien d'hélicoptère et membre des Ranch Hands, le groupe d'intervention responsable d'avoir balancé cet herbicide à haut risque sur tout le Vietnam. Ainsi, une fois par an, de ma naissance à la fin de mon adolescence, le gouvernement nous envoyait, mon père et moi, dans un centre de recherche pour faire des études sur d'éventuels troubles physiques et psychologiques. Je ne pense pas en avoir : mes ennemis diront le contraire. Un des effets secondaires que ce produit chimique a eus sur mon père, c'est qu'il a livré l'affaire à la presse et a fait la une du Akron Beacon Journal. Par la suite, le gouvernement l'a soumis à des contrôles fiscaux quatre ans de suite. Comme je n'étais pas difforme, je ne m'intégrais pas avec les autres enfants dans ce groupe de recherche du gouvernement ou dans ces retraites régulières en faveur des enfants dont les parents poursuivaient le gouvernement en justice pour avoir été exposés à des produits toxiques. Les autres enfants portaient des prothèses, avaient des handicaps moteurs ou des maladies dégénérantes. Non seulement j'étais à peu près normal en comparaison, mais mon père était l'un de ceux qui avaient balancé cette merde sur leurs pères : la plupart d'entre eux avaient fait partie de l'infanterie américaine. Afin de glisser un peu plus vite dans la délinquance et d'assouvir ma soif grandissante d'argent, je suis passé à la vitesse supérieure : du trafic de bonbons et de fanzines au trafic de musique. Les seuls autres mômes de mon voisinage à aller à l'Héritage Christian School étaient deux frères, américains à cent pour cent, tous deux maigrichons, coiffés en brosse et membres des Saints des Derniers Jours. Jay, l'aîné, et moi n'avions rien
en commun. Il ne s'intéressait qu'à la Bible. Je ne m'intéressais qu'au rock et au sexe. Le cadet, Tim, avait un caractère plus rebelle. Donc, tout comme Neil Rubble m'avait branché sur le rock, j'ai initié Tim au heavy metal et, le reste du temps, je le maltraitais. Il n'avait pas le droit d'écouter de musique chez lui, alors je lui ai vendu un magnétophone noir, bon marché, avec de gros boutons-poussoirs rectangulaires et une poignée pour le transporter. Ensuite, il a eu besoin de cassettes pour les cacher sous son lit avec son magnétophone. J'ai donc commencé à aller régulièrement à bicyclette dans un endroit nommé Quonset Hut. L'entrée en était interdite aux mineurs puisque c'était une boutique hippie ainsi qu'un magasin de disques. Je faisais exactement mon âge — c'est-à-dire quinze ans — mais personne ne m'a arrêté. De toute façon, les shiloms, les pinces à joints et les pipes à eau m'étaient totalement inconnus. Lorsque Tim s'est mis à acheter les cassettes à prix gonflé — prix coûtant, je lui affirmais —, je me suis rendu compte qu'il y avait au moins une centaine de clients potentiels à l'école. J'ai donc acheté tous les albums qui passaient au cours des fameuses conférences sur les messages subliminaux et je les ai revendus à mes camarades d'école, de la troisième à la terminale. Un album de W.A.S.P. acheté sept dollars chez Quonset Hut se revendait vingt dollars à l'Heritage Christian School. Plutôt que de gaspiller les bénéfices en m'offrant des cassettes, je décidais un peu plus tard de simplement voler les disques que j'avais vendus.
À l'époque, le code d'honneur de l'école était de ne pas fermer nos casiers. Or, comme il était interdit d'écouter du rock'n'roll, si quelqu'un me dénonçait, par la même occasion, il se dénonçait. Donc, pendant les cours, je demandais la permission de sortir et j'allais voler les cassettes dans les casiers. Le système était parfait, mais n'a pas duré longtemps. Tim avait décidé que, même s'il devait être puni, je plongerais avec lui. Je me suis donc à nouveau retrouvé face à Mme Cole et à sa bande d'administrateurs et de surveillants dans son bureau. Sauf que, cette fois, je n'ai pas eu besoin d'expliquer la musique — puisqu'ils pensaient déjà savoir de quoi il s'agissait. Ils m'avaient attrapé à acheter des cassettes de rock, à les revendre puis à les voler : ils savaient que je continuais à faire des fanzines, et que mes activités s'étaient étendues à la production de mes propres cassettes (remplies de coups de fil bidon et de chansons crades, parlant de masturbation et de pétomanie, que j'avais enregistrées avec mon cousin Chad sous le nom de Big Bert and the Uglies). Au cours des mois précédents,
j'avais déjà été puni à deux reprises par la directrice. La première fois pour avoir accidentellement frappé, à l'entrejambe, Mme Burdick, mon professeur de musique, avec un lance-pierres fait de ruban adhésif épais, d'une règle en bois, avec pour munitions des morceaux de Crayola piqués dans la salle de dessin. La seconde fois, Mme Burdick avait demandé d'apporter un album en cours de chant et j'étais venu avec Highway to Hell d'AC/DC. Ça n'avait encore pas suffi pour me faire expulser. Je tentai une dernière farce desespérée : je suis retourné dans le terrifiant sous-sol de Grand-père afin d'y voler un godemiché au fond du tiroir secret de son établi. J'ai mis des gants pour ne pas me tacher avec la vieille vaseline. Le lendemain, à la fin des cours, je suis entré subrepticement en compagnie de Neil Ruble dans la salle de classe de Mlle Price pour forcer le tiroir de son bureau. Il contenait quelques secrets personnels, certainement aussi tabous dans cette école que ceux de Grand-père dans sa banlieue : des romans d'amour semi-érotiques. Il y avait aussi un petit miroir, normal vu que Mlle Price faisait très attention à son image. À cette époque, Chad et moi essayions régulièrement d'attirer l'attention de deux sœurs qui vivaient à côté de chez nos grands-parents, en lançant des pierres sur les voitures pour provoquer des accidents, tout ça pour les faire sortir de chez elles. C'est la même démarche malsaine et tordue qui m'avait fait mettre un godemiché dans le tiroir de Mlle Price : je n'avais trouvé que cela pour exprimer ma frustration et le désir latent que j'avais pour elle. Le lendemain, à notre grande déception, personne n'en a parlé à l'école. Mais j'étais assurément le suspect numéro un : Mme Cole avait convoqué mes parents. Elle n'a pas mentionné le godemiché mais s'est contentée de leur faire un sermon sur la discipline et l'inculcation de la crainte de Dieu au délinquant juvénile que j'étais. C'est à ce moment précis que j'ai compris que je ne serais jamais viré. La moitié des gamins de l'Heritage Christian School était issue de familles défavorisées, l'école recevait de l'État une somme dérisoire pour les inscrire. Je faisais partie de ceux qui pouvaient payer, ils avaient besoin d'argent — même s'ils étaient obligés de supporter mes godemichés, mes cassettes de heavy metal, mes sucreries, mes fanzines cochons et mes enregistrements obscènes. J'ai pris conscience que si je voulais quitter cette école religieuse, cela ne dépendait plus que de moi. Deux mois en première m'ont suffi.
« JE CONNAIS QUELQUES NOUVEAUX TRUCS », DIT LE CHAT DANS LE CHAPEAU. « UN TAS DE BONS TRUCS. JE TE LES MONTRERAI. TA MÈRE N'AURA SÛREMENT RIEN CONTRE SI JE LE FAIS. »
ALLONGÉ
sur mon lit dans le sous-sol de la maison de mes parents, les mains jointes derrière mon cou sous mes longs cheveux châtains, j'écoutais le ronflement de la machine à laver. C'était ma dernière nuit à Canton, Ohio. J'avais décidé de la passer seul pour réfléchir à mes trois dernières années en école publique. Tout était emballé pour le déménagement à Fort Lauderdale : disques, livres, T-shirts, journaux, photos, lettres d'amour, lettres de haine. L'école chrétienne m'avait bien préparé à l'école publique. Elle définissait les tabous, puis les maintenait à portée de main, juste assez loin pour m'empêcher de les attraper. En changeant d'école, tout était à ma portée — le sexe, les drogues, le rock, le surnaturel. Je n'ai même pas eu à les chercher. Ce sont eux qui m'ont trouvé.
J'ai toujours pensé que l'être humain est intelligent et que les gens, eux, sont stupides. Et peu de chose le confirme autant que les guerres, les religions organisées, la bureaucratie, le lycée, là où la majorité décide impitoyablement. Lorsque je repense à mes premiers jours là-bas, je me rappelle un sentiment d'insécurité et de doute si écrasant qu'un simple bouton d'acné était capable de faire basculer ma vie. Ce dernier soir à Canton, j'ai compris que Brian Warner était en train de mourir. On me donnait une chance de renaître, dans un nouvel endroit, pour le meilleur ou pour le pire. Mais je n'arrivais pas à savoir si le lycée m'avait dépravé ou éclairé. Peut-être les deux à la fois, peut-être que dépravation et lumière sont inséparables.
L'INTRONISATION DU VER Dès ma deuxième semaine de lycée, je savais que j'étais condamné. Non seulement je commençais la première avec deux mois de retard, alors que la plupart des groupes de copains s'étaient formés, mais après mon huitième jour de classe j'ai fait une allergie à un antibiotique contre la grippe. Mes mains et mes pieds gonflaient comme des ballons, des plaques rouges apparaissaient sur mon cou, j'avais du mal à respirer à cause d'une inflammation des poumons. Les médecins m'ont dit que j'aurais pu en mourir. À ce moment-là, à l'école, je m'étais fait une amie et un ennemi. L'amie s'appelait Jennifer : elle était mignonne, malgré son visage allongé comme celui d'un poisson et ses lèvres naturellement grosses mais gonflées par un appareil orthodontique. Je l'avais rencontrée dans le bus et elle est devenue ma première petite amie. Mon ennemi était John Crowell, l'exemple même du banlieusard décontracté. C'était un type gros et trapu, toujours épuisé, vêtu d'une veste en toile, d'un T-shirt d'Iron Maiden et d'un jean. Son entrejambe avait une couleur plus pâle, sans doute parce que son jean était trop serré. Lorsqu'il passait dans les couloirs, les autres mômes se montaient les uns sur les autres pour ne pas croiser son chemin. Il se trouvait également qu'il était l'ex-petit ami de Jennifer, ce qui m'avait propulsé en première position sur la liste de ceux à qui il avait envie de casser la figure. Au cours de ma première semaine d'hôpital, Jennifer est venue me voir presque tous les jours. Je l'ai persuadée d'aller dans la penderie (il y
faisait sombre et elle ne pouvait donc pas voir mes plaques), et je l'ai pelotée sans problème. Jusque-là, je n'avais jamais été très loin avec les filles. Il y avait eu Jill Tucker, une blonde, fille de pasteur, aux pauvres dents de travers : je l'avais embrassée sur le terrain de jeu de l'école religieuse. Mais j'étais en CM2. Trois ans plus tard, j'étais tombé fou amoureux de Michelle Gill, une jolie fille aux doux cheveux châtains : elle avait un petit nez plat et une bouche très large qui a dû certainement tailler des pipes de très bonne qualité au lycée. Mais mes chances avec elle se sont évanouies pendant une marche organisée par l'école pour collecter des fonds, au cours de laquelle elle a essayé de m'apprendre à rouler des patins. Je n'en ai compris ni le but ni la technique, ce qui m'a valu de devenir la risée de toute l'école. Malgré mon manque total d'expérience, j'étais déterminé à perdre ma virginité, dans ce placard, avec Jennifer. Or, j'avais beau essayer, elle m'a seulement laissé tripoter sa poitrine plate. La semaine suivante, elle en a eu marre et m'a jeté. À ce moment de ma vie, les hôpitaux et les expériences ratées avec les filles, la sexualité et mes parties génitales m'étaient totalement familiers. Lorsque j'avais quatre ans, ma mère m'avait emmené à l'hôpital pour faire agrandir mon urètre parce qu'il n'était pas assez large pour que je puisse pisser normalement. Je n'oublierai jamais cela : le médecin a pris une longue mèche coupante très affilée et l'a plantée au bout de ma bite. Après ça, pendant des mois, j'ai eu l'impression de pisser des lames de rasoir. Mes années de primaire ont été gâchées par une pneumonie qui m'a obligé à faire trois longs séjours à l'hôpital. En troisième, je me suis à nouveau retrouvé à l'hôpital. Ayant décidé de retourner sur la piste de skate après une longue absence, j'avais empenné mes cheveux, enfilé ma boucle de ceinturon à l'effigie de ELO et passé une chemise boutonnée rosé. Une fille avec un gros nez, des cheveux frisottés et un rimmel bien épais, m'a demandé de faire du skate avec elle : je me souviens de son visage, mais son nom... À la fin, un grand Noir avec des lunettes épaisses, connu dans le quartier sous le nom de Frog, s'est approché de nous. Il l'a poussée sur le côté et, sans dire un mot, m'a violemment balancé son poing dans la figure. Je me suis écroulé, il m'a regardé de haut et a craché : « C'est MA petite amie. » Étourdi, je suis resté assis là, la bouche en sang, les dents de devant suspendues au filet rouge me barrant les gencives. Je n'aimais même pas cette fille et elle a failli me coûter ma carrière de chanteur. Aux urgences, ils m'ont dit que les dégâts étaient définitifs. Encore aujourd'hui, je souffre toujours d'un syndrome algo-dysfonctionnel de l'axe temporo-mandibulaire, un trouble qui provoque des maux de tête et rend la mâchoire raide et douloureuse. Le stress et les drogues n'arrangent pas l'affaire.
Je ne sais pas trop comment, mais Frog s'est procuré mon numéro de téléphone ; il m'a appelé le lendemain pour s'excuser et savoir si je voulais m'entraîner avec lui. J'ai décliné l'offre. L'idée de soulever des poids en. compagnie d'un type qui venait de me casser la figure et la perspective de me doucher avec lui après l'entraînement ne me disaient pas grandchose cet après-midi-là. Jennifer a été à l'origine de mon passage suivant aux urgences. J'étais retourné à l'école après avoir passé deux semaines à l'hôpital, je traînais dans les couloirs, seul et humilié. Personne ne veut être copain avec un type bizarre aux cheveux longs couleur écureuil, le cou recouvert de plaques sortant de son sweat Judas Priest. Le tout agrémenté de très longs lobes d'oreilles, qui pendaient de manière visible sous mes cheveux comme des testicules mal placés. Mais un matin, alors que je sortais de la salle de classe, John Crowell m'a arrêté. Il se trouvait que nous avions quelque chose en commun : notre haine de Jennifer. Nous avons donc décidé de nous associer contre elle et avons commencé à discuter des différentes façons de la persécuter. Une nuit, je suis passé prendre John et mon cousin Chad avec ma Ford Galaxie 500 bleu clair, et nous sommes allés dans une épicerie ouverte 24 heures sur 24 pour y voler une vingtaine de rouleaux de papier toilette. Nous les avons jetés sur le siège arrière de la voiture avant de foncer chez Jennifer. Nous nous sommes glissés sans bruit dans le jardin et avons commencé à accrocher du papier toilette partout où nous le pouvions. Je me suis dirigé vers la fenêtre de sa chambre pour y taguer des obscénités. Mais, tandis que je réfléchissais à un truc vraiment offensant, quelqu'un a allumé la lumière. J'ai piqué un sprint pour gagner un chêne gargantuesque, au moment précis où Chad sautait de l'une de ses branches. Il m'est tombé directement sur le crâne, et je me suis écroulé sur le sol. Chad et John ont dû me traîner : une de mes épaules s'était déboîtée, mon menton pissait le sang et j'avais subi un choc à la mâchoire, qui — c'est ce qu'ils m'ont appris aux urgences — n'a fait qu'aggraver les choses. De retour à l'école, j'avais mille raisons pressantes de m'envoyer en l'air : humilier Jennifer, être sur un pied d'égalité avec John — qui prétendait avoir baisé Jennifer — et surtout ne permettre à personne de se moquer de moi parce que j'étais encore puceau. Pour rencontrer des filles, j'ai même rejoint l'orchestre de l'école. J'ai commencé par jouer des instruments que je considérais comme machos : basse, caisse claire. Pour finalement me borner à l'instrument parfait pour ceux qui ne se sentent pas sûr d'eux : le triangle. Finalement, vers la fin de la seconde, John m'a proposé un plan à toute épreuve : Tina Potts. Tina ressemblait davantage à un poisson que Jennifer. Elle avait des lèvres encore plus épaisses et n'était vraiment pas
mince. C'était l'une des filles les plus pauvres de l'école, elle était toute voûtée et tassée ; cette posture dénotait un sentiment d'insécurité et une misère intérieure, comme si, enfant, elle avait été violée. Les seules choses qui jouaient en sa faveur étaient ses gros nichons, ses jeans serrés moulant son cul de vache et, selon John, le fait qu'elle baisait — ce qui était grandement suffisant pour moi. Du coup, je me suis mis à parler avec Tina. Mais, comme j'étais désespérément obsédé par mon standing, je ne lui parlais qu'après l'école, lorsque nous pouvions être seuls. Au bout de quelques semaines, j'ai pris mon courage à deux mains et je suis allé lui demander de me rejoindre dans le parc. Chad et moi, nous nous sommes rendus chez mes grands-parents pour y voler une des capotes sans nom et délabrées que contenait l'armoire de la cave. Dans la foulée, nous avons vidé dans mon thermos Kiss la moitié d'une bouteille de Jim Beam trouvée dans le placard de Grand-mère. Je savais que je n'avais pas besoin de saouler Tina... mais plutôt moi. Le temps qu'on arrive chez Tina — ce qui nous a pris environ une demi-heure — le thermos était vide : j'étais pratiquement bourré. Chad est rentré chez lui et j'ai sonné à la porte. Nous avons marché ensemble jusqu'au parc, puis nous nous sommes assis à flanc de colline. On a très vite commencé à se peloter et, en moins de quelques minutes, j'avais ma main dans sa culotte. La première pensée qui m'a traversé l'esprit, c'est qu'elle était très poilue. Peutêtre n'avait-elle pas de mère pour lui apprendre à se raser le maillot. Ma seconde pensée, tandis que je lui branlais la chatte et lui titillais les nichons, a été que j'étais sur le point de tout lâcher dans mon pantalon, parce que je n'étais pas loin de me la faire. Pour éviter de tout gâcher, je lui ai proposé d'aller faire un tour dans le parc. Nous sommes allés jusqu'au terrain de base-bail et, sous un arbre juste derrière la base de départ, je l'ai fait glisser sur le sol sans prêter attention à l'endroit où nous étions. Je me suis débattu avec son étroit pantalon et j'ai fini par l'arracher. Ensuite, j'ai baissé mon pantalon sur mes genoux avant de déchirer l'emballage flétri contenant le caoutchouc croûteux de Grand-père, tel un cadeau de pochette surprise. Je me suis placé entre ses jambes et j'ai commencé à me glisser en elle. La simple émotion de la pénétrer m'a fait décharger. Afin de préserver le peu de dignité qui me restait, je lui ai affirmé que je n'avais pas eu d'éjaculation précoce. «Tina, ai-je glapi, nous ne devrions pas faire ça... c'est trop tôt. » Elle n'a pas protesté. Elle a renfilé son pantalon sans un mot. Sur le chemin
du retour, je n'ai cessé de renifler ma main qui semblait devoir être marquée à vie par l'odeur de chatte d'une lycéenne. Dans sa tête, nous n'avions pas baisé. Mais pour moi et mes copains, je n'étais plus un garçon désespéré. J'étais un homme désespéré. Je n'ai pas beaucoup parlé à Tina après cette histoire. Mais bientôt, je me suis rendu la monnaie de ma pièce — grâce à la courtoisie de la fille la plus riche et la plus populaire de l'école, Mary Beth Kroger. Après l'avoir matée de manière éhontée pendant trois ans, j'ai rassemblé mes forces et je lui ai demandé de m'accompagner à une fête de terminale. À ma grande surprise, elle a accepté. La soirée s'est finie chez moi à boire de la bière ; assis à côté d'elle, j'étais mal à l'aise, trop paniqué pour faire le moindre geste : elle avait l'air tellement coincée. Mais l'image idéalisée que j'avais de Mary Beth Kroger s'est désintégrée aussitôt qu'elle a arraché ses vêtements, avant de me sauter dessus ; en se foutant complètement d'utiliser une capote, elle m'a baisé comme une nymphe monte un étalon. Le lendemain, à l'école, Mary Beth avait repris sa tête de bêcheuse et m'a ignoré comme elle l'avait toujours fait. Tout ce qui me restait de cette histoire, c'étaient de profondes griffures dans le dos que je montrais fièrement à mes copains. Du coup, en hommage à Freddy Krueger dans Les Griffes de la nuit, ils ont décidé de la rebaptiser Mary Beth Krueger. À cette époque, Tina, mon premier coup, était enceinte de sept mois. Le plus drôle, c'est que le père était John Crowell, celui qui m'avait branché avec elle. Je n'ai plus beaucoup vu John après ça, car il n'avait pas utilisé de capote et s'en mordait les doigts. Je me demande parfois s'ils se sont mariés, se sont installés pour élever ensemble d'autres accidents de parcours à gros nichons.
PUNIR LE VER Tina ayant ouvert les vannes, je me suis déchaîné. Pas déchaîné pour baiser, mais pour essayer de baiser. Après des mois passés à me faire jeter
et à me masturber, un jour où je m'étais saoulé au Colt 45 pendant un match de football américain du lycée qui se déroulait à Louisville, un village de fermiers à côté de Canton, j'ai rencontré une pom-pom girl blonde du nom de Louise. Je ne l'ai pas compris tout de suite, mais c'était la Tina Potts de Louisville. La salope locale. Elle avait des lèvres épaisses, un gros nez épaté, des yeux aguichants, une espèce de mélange entre une mulâtre et Susanna Hoffs des Bangles. Elle avait également un côté Shirley Temple
- petite avec des cheveux bouclés — à la différence près qu'elle semblait plus apte à faire des branlettes que des claquettes. Elle a été la première fille à me tailler une pipe. Malheureusement, ce n'est pas la seule chose qu'elle m'a fait découvrir. On se voyait pratiquement tous les jours. On écoutait Moving Pictures de Rush ou Scary Monsters de David Bowie et, comme j'avais appris à mieux contrôler mes orgasmes, nous avions des relations sexuelles normales pour des adolescents. Elle me faisait des suçons sans arrêt, mon cou était tellement endolori que je n'arrivais plus à tourner la tête. Mais à l'école je les portais comme des trophées. Et puis elle avalait : ce qui me permettait de me vanter un peu plus. Un jour, elle m'a offert un nœud papillon bleu électrique, un peu semblable à ceux que portent les Chippendales. Je suppose qu'elle voulait jouer à une espèce de jeu de rôles, mais le seul que je connaissais était Donjons et Dragons. Après une bonne semaine passée à baiser, Louise a cessé de m'appeler. J'avais peur de l'avoir mise enceinte, car je n'avais pas systématiquement utilisé de capote. J'imaginais sa mère l'envoyant au couvent et faisant adopter son enfant... notre enfant. Ou alors Louise allait me faire payer une pension jusqu'à la fin de mes jours. Il y avait aussi la possibilité qu'elle se soit fait avorter, qu'elle en soit morte, et que ses parents veuillent m'assassiner. Après quelques semaines de silence, je me suis décidé à l'appeler, en déguisant ma voix avec un torchon, au cas où ses parents répondraient. Heureusement, c'est elle qui a décroché. Elle s'est excusée : « Je suis désolée de ne pas t'avoir téléphoné. J'ai été malade. » J'ai paniqué : « Malade ? T'as eu de la fièvre ? Tu vomis tous les matins ou un truc dans le genre ? » En fait, elle m'évitait parce qu'elle n'était qu'une salope et avoir un petit ami aurait ruiné sa réputation. Elle ne me l'a pas dit exactement en ces termes, mais c'est ce qu'elle m'a fait comprendre. Quelques jours plus tard, pendant un cours de maths, j'ai ressenti de violentes démangeaisons aux couilles. Ce phénomène a duré toute la journée, s'étendant même jusqu'aux poils pubiens. Une fois rentré à la maison, je suis directement allé à la salle de bains, j'ai baissé mon pantalon et, debout contre le lavabo, j'ai regardé ce qui m'arrivait. J'ai immédiatement repéré la présence de trois ou quatre croûtes noires juste au-dessus de ma bite. J'en ai enlevé une et, en regardant de plus près, un peu de sang en est sorti. Je supposais toujours qu'il s'agissait d'une peau morte, mais en l'approchant de la lumière j'ai remarqué qu'elle avait des pattes et qu'elles bougeaient. Choqué, j'ai poussé un hurlement de dégoût et je l'ai balancée dans le lavabo, mais elle n'a pas éclaté comme je l'aurais pensé. Elle
s'est écrasée comme un petit coquillage. Ne sachant pas quoi faire, je l'ai apportée à ma mère pour lui demander ce que c'était. « Oh, tu as des poux, a-t-elle soupiré tout naturellement, tu as dû les attraper à l'institut de bronzage. » À ma grande honte, je dois avouer qu'à cette époque je me payais régulièrement des séances de bronzage dans un institut de beauté. J'étais terriblement complexé — mon visage était littéralement envahi par l'acné — et le dermatologue m'avait dit qu'il existait une nouvelle formule de bronzage qui m'assécherait la peau et me soulagerait la vie. Il était clair que ma mère ne voulait pas envisager que son fils ait pu baiser avec une fille et attraper des morpions. Même mon père, qui m'avait pourtant promis de sabler le Champagne le jour où je me dépucellerais, n'a pas voulu l'admettre. La raison principale de ce comportement était qu'il voulait absolument m'emmener voir une prostituée pour que je perde mon pucelage, depuis que j'avais touché des seins au collège. Du coup, j'ai fait semblant de croire à cette histoire d'institut de beauté. Ma mère m'a acheté des médicaments contre les poux, mais, dans le secret de ma salle de bains, je me suis rasé les poils pubiens afin de gérer tout seul mes morpions. (À cette époque, je n'avais pas encore l'habitude de me raser les poils du corps.) D'après ce que j'en sais, je n'ai plus jamais attrapé de maladie vénérienne. Et mes parents pensent que je suis toujours vierge.
CHARMER LE VER J'étais, en compagnie de John Crowell, en haut de la colline en face de sa maison et nous étions occupés à descendre une bouteille de Mad Dog 20/20 que nous avions fait acheter par un pote plus âgé que nous. Nous étions là depuis au moins une heure, défoncés, laissant traîner nos regards autour de nous sur les champs endormis, le ciel meurtri, enflé par la pluie menaçante, et sur une des rares voitures qui passaient, en route vers la civilisation. Un peu éméchés et contents de nous, nous étions tombés dans un état d'ahurissement total, lorsque soudain les gravillons ont jailli dans tous les sens. Dans un nuage de poussière, une GTO verte a viré imprudemment dans l'allée et s'est arrêtée en dérapant. La portière s'est lentement ouverte, une botte noire a touché le sol. Une grosse tête est apparue au-dessus de la portière, un énorme crâne recouvert d'une peau bien tendue. Les cheveux étaient bouclés et ébouriffés. Les yeux, profondément enfoncés dans les orbites, brillaient comme des têtes d'épingles au centre de deux cercles sombres. Tandis qu'il s'éloignait, j'ai remarqué que, comme Richard Ramirez, le désaxé nocturne, ses mains, ses pieds et son torse étaient dis-
proportionnés et très longs. Il portait une veste en jean au dos de laquelle était imprimé le symbole universel de la rébellion : une feuille de hasch. De sa main droite, il a sorti un revolver accroché à la ceinture de son pantalon. Il a violemment levé son bras vers le ciel et vidé le chargeur : à chaque tir, le recul faisait tourner son bras un peu plus dans notre direction. Une fois le barillet vide, il s'est dirigé vers nous à grands pas. J'étais totalement abasourdi : il m'a bousculé et je suis tombé par terre, il a poussé John et attrapé la bouteille de Mad Dog qu'il a vidée en quelques secondes avant de la balancer dans l'herbe. Il s'est essuyé la bouche du revers de sa manche, et a marmonné quelque chose qui sonnait comme les paroles de Suicide Solution d'Ozzy Osbourne. Il est finalement entré dans la maison à grands pas. « C'est mon frère, mec », m'a fièrement annoncé John ; mort de peur quelques instants auparavant, son visage rayonnait de fierté. Nous avons suivi son frère au premier où il a claqué la porte avant de la fermer à clé. John n'avait pas le droit de mettre les pieds dans la chambre de son frère sous peine de représailles. Mais il savait ce qu'il s'y passait : magie noire, heavy metal, automutilation et consommation manifeste de drogue. Tout comme la cave de Grand-père, cette pièce symbolisait à la fois mes peurs et mes envies. Et, bien qu'effrayé, je voulais plus que tout au monde voir ce qu'il se passait à l'intérieur. En espérant que son frère quitterait la maison un peu plus tard dans la soirée, John et moi sommes allés dans l'écurie — enfin, dans la carcasse en bois de ce qui avait été une écurie —, où nous avions planqué une bouteille de Southern Comfort. « Tu veux voir un truc vraiment cool ? m'a demandé John. - Bien sûr », ai-je rétorqué. J'étais toujours prêt à faire des trucs cool, surtout avec John. « Putain, t'as vraiment intérêt à rien dire à personne. - Promis. - Des promesses, c'est pas assez, a brusquement dit John. Je veux que tu jures sur ta putain de mère... Non. Tu dois jurer que si jamais t'en parles, ta bite flétrira avant de pourrir et de tomber. - Je jure que ma bite tombera et disparaîtra, lui ai-je dit solennellement, tout en sachant parfaitement que j'en aurais besoin dans les années à venir. - La bite dirige le monde, a ricané John en me donnant un grand coup de poing sous l'épaule. Alors viens, couillon. » Il m'a entraîné derrière l'écurie et nous avons grimpé au grenier en empruntant une échelle. La paille était maculée de sang séché. Éparpillés, il y avait des carcasses d'oiseaux, des moitiés de cadavres de serpents et de lézards, des lièvres en état de décomposition avancée sur le corps des-
quels des asticots et des scarabées se disputaient le moindre lambeau de chair traînant sur les os. « C'est ici, m'a annoncé John en me montrant le pentacle géant et dégoulinant de rouge dessiné sur le sol, c'est ici que mon frère tient ses messes noires. » La scène semblait sortir d'un mauvais film d'horreur, dans lequel un adolescent un peu dérangé pratique la magie noire en amateur. Il y avait même des photos de profs et d'anciennes petites amies, couvertes de sang coagulé, punaisées aux murs et recouvertes d'obscénités écrites au marqueur. Et comme s'il allait jouer la vedette du film, John s'est tourné vers moi et m'a dit : « Tu veux voir un truc encore plus effrayant ? » J'étais tiraillé. J'en avais sans doute assez vu pour cette fois. Mais la curiosité m'a poussé à accepter. John a ramassé par terre un exemplaire taché et tout déchiré du Necronomicon, livre d'incantations remontant, selon lui, à l'âge des ténèbres. Nous sommes retournés à la maison, où John a rempli un sac à dos de lampes électriques, de couteaux de chasse, de casse-croûte et de babioles qui, selon lui, avaient des pouvoirs magiques. Il m'a dit que nous allions là où son frère avait vendu son âme au diable. Pour y arriver, nous avons dû traverser un égout qui partait de la maison de John et passait sous un cimetière. Sans apercevoir ni l'entrée ni la sortie, nous avons marché, courbés dans une eau boueuse infestée de rats, en ayant conscience à chaque instant que, dans cette boue qui enveloppait la canalisation, il y avait des cadavres. Je ne pense pas avoir eu, de ma vie, aussi peur du surnaturel. À mi-parcours de notre odyssée d'un bon kilomètre, l'écho amplifiait le moindre petit bruit qui devenait énorme et menaçant : je croyais entendre des squelettes qui cognaient contre le conduit, des créatures encore vivantes essayant de percer le metal, prêtes à m'attraper et à m'enterrer vivant. Lorsque nous avons finalement atteint l'autre côté, nous étions couverts, de la tête aux pieds, d'une pellicule d'eaux usées, de toiles d'araignée et de boue. Nous étions dans une forêt sombre au milieu de nulle part. Après encore un kilomètre dans la végétation sauvage, une énorme maison a surgi devant nos yeux. Elle était envahie par les mauvaises herbes, comme si la forêt essayait de reprendre ce qui lui appartenait : la moindre parcelle visible de béton était recouverte de pentacles, de croix renversées, de phrases sataniques, de logos de groupes heavy metal, et de mots et expressions comme « pédé » ou « nique ta mère ». Nous avons dégagé les plantes grimpantes et les feuilles mortes qui recouvraient une fenêtre ouverte, avant de grimper à l'intérieur pour fouiller la pièce à la lumière de nos lampes électriques. Il y avait des rats, des toiles d'araignée, du verre brisé et des vieilles cannettes de bière. Dans un coin, les braises d'un feu mourant nous indiquaient que quelqu'un
était récemment venu ici. Je me suis retourné, John avait disparu. Angoissé, je l'ai appelé. « Là-haut, a-t-il hurlé du haut des escaliers. Vise un peu. » Je paniquais, mais je l'ai quand même rejoint en haut par l'embrasure de la porte encombrée. La pièce semblait habitée. Un matelas d'un jaune putride traînait par terre : il était recouvert de seringues hypodermiques, d'une cuillère au manche tordu et de tout un attirail pour se droguer. Autour du matelas, on pouvait voir au milieu de magazines pornos gays désintégrés, qu'on avait jetés là, une demi-douzaine de capotes usagées qui ressemblaient à des peaux de serpent séchées. Nous sommes allés dans la pièce suivante, quasiment vide, mis à part un pentacle, entouré de caractères runiques indéchiffrables, dessiné sur le mur sud. John a sorti son exemplaire du Necronomicon. « Qu'est-ce que tu fous ? - J'ouvre les portes de l'enfer pour convoquer les esprits qui vivaient autrefois dans cette maison », a-t-il répondu de sa voix la plus sinistre. Avec son doigt, il a tracé un cercle sur la poussière du sol. Au moment où il le bouclait, un bruit perçant est venu du rez-de-chaussée. Nous sommes restés sans bouger, presque sans respirer, à écouter les ténèbres. Rien, à part le bruit de mon pouls battant dans mon cou. John s'est placé au milieu du cercle et a tourné les pages du livre pour trouver la bonne incantation. Un fracas métallique, bien plus fort que le bruit précédent, a alors retenti en bas. Si ce que nous faisions produisait quelque effet, nous n'y étions pas préparés. L'alcool qui courait dans notre sang s'est transformé en adrénaline ; nous avons dévalé les escaliers, avant de passer par la fenêtre pour regagner la forêt, hors d'haleine, en sueur et la bouche sèche. La nuit s'était installée, des gouttes de pluie commençaient à tomber. Nous avons coupé par les bois, en silence et aussi vite que possible, bien que trébuchant à chaque pas. Lorsque nous sommes arrivés sains et saufs chez John ; son frère était complètement défoncé : hébété, les yeux rouges, il errait dans la maison. Les drogues avaient calmé son agressivité. Il semblait presque serein, ce qui n'était pas plus rassurant que lorsqu'il piquait sa crise. Il tenait dans les bras une chatte d'un blanc immaculé et il n'arrêtait pas de la caresser. « Ce chat est son démon familier, m'a murmuré John. - Son démon familier ? - Ouais, c'est comme un démon qui a pris l'apparence d'un chat. Il l'aide lorsqu'il fait de la magie. » Instantanément, cette chatte blanche et innocente s'est transformée, dans ma tête, en une créature dangereuse et malveillante. Le frère de John l'a posée sur le sol et elle est restée assise, les oreilles en arrière, ses yeux verts braqués sur moi. Elle m'a montré les dents et a commencé à siffler.
« Mec, cette chatte va te tuer, m'a dit John pour me faire encore plus peur. Elle viendra dans ton sommeil te griffer les yeux et, d'un coup de dents, elle t'arrachera la langue avant que t'aies le temps de crier. » Son frère nous a examinés tous les deux de la tête aux pieds, puis a jeté un regard au chat avant de tranquillement nous proposer de le suivre en haut. Et finalement, c'était mieux comme ça : pas besoin de faire les choses en douce ou de jouer au détective. Nous étions autorisés à pénétrer dans la chambre interdite : les formules magiques de John pour ouvrir les portes de l'enfer avaient peut-être marché. Bien que tout cela soit nouveau et excitant pour moi, sa chambre ressemblait à l'image que je me faisais de celle d'un péquenot camé adepte de Satan. Il y avait une lumière noire braquée sur un poster de la grande faucheuse sur un cheval, une demi-douzaine de photos d'Ozzy Osbourne et des bougies rouges partout. Au fond de la pièce, il y avait un petit autel drapé de velours noir, également entouré de bougies allumées. Mais audessus, à la place d'un crâne, d'un pentacle ou d'un lièvre sacrifié, il y avait un grand cylindre en verre dont le contenu jaunâtre ressemblait à de l'urine. Le revolver était posé sur la table à côté du lit. « Tu veux fumer ? m'a demandé le frère de John, en soulevant le cylindre posé sur l'autel. - Fumer quoi ? » ai-je stupidement répondu. Je n'avais jamais touché une pipe à eau, ni fumé d'herbe de ma vie. « De l'herbe qui rend fou, m'a dit John avec un sourire diabolique. - Non merci, mec. J'ai arrêté », ai-je menti. Malheureusement, je n'avais pas le choix. J'ai vite compris que John et son frère m'auraient passé à tabac si je n'avais pas fumé leur drogue. Le frère de John a allumé la pipe à eau, qui était déjà remplie de feuilles brunes pilées, et a tiré une bouffée herculéenne, remplissant, en exhalant, la pièce d'une fumée douceâtre. J'ai toussé, craché en tirant mes premières bouffées : l'effet ne s'est pas fait attendre. Mélangé avec le Mad Dog 20/20, le Southern Comfort, la bouteille de vin qui circulait et Blizzard of Ozz qui passait sur la chaîne, ça m'a fait tourner la tête. Le fait que personne ne m'aimait à l'école a commencé à me sortir de l'esprit. Étourdi, présent et absent, je restais assis là tandis que le frère de John commençait à divaguer. Son visage agité de tics était tout rouge, il invoquait des douzaines d'esprits et de démons ancestraux à qui il ordonnait de tuer un certain nombre de gens : des profs qui l'avaient recalé, des petites amies qui l'avaient largué, des amis qui l'avaient trompé, des parents qui l'avaient maltraité, des patrons qui l'avaient viré — pratiquement tous ceux ayant croisé son chemin depuis qu'il était assez grand pour savoir ce qu'était la haine. Ensuite, le frère de John a sorti un couteau à cran d'arrêt de sa poche,
s'est entaillé toute la surface du pouce et l'a laissé goutter dans un petit bol rempli d'une poudre croûteuse tachetée de brun. « Angarru le Mauvais ! a-t-il commencé à psalmodier. Ninnghizhidda ! Je t'invoque, Toi le Serpent des Profondeurs ! Je t'invoque, Ninnghizhidda, Toi le Serpent Cornu des Profondeurs ! Je t'invoque, Toi le Serpent à Plumes des Profondeurs ! Ninnghizhidda ! » Il s'est arrêté pour tirer sur la pipe, puis a frotté la poudre ensanglantée contre ses lèvres, sans vraiment se soucier de notre présence. « Je Te convoque, Créature de l'Ombre, par les œuvres de l'ombre ! Je Te convoque, Créature de la Haine, par les œuvres de la haine ! Je Te convoque, Créature des Déchets, par les rites du déchet ! Je Te convoque, Créature de la Douleur, par les paroles de la douleur ! » Si le hasch mettait dans des états pareils, cela ne m'intéressait pas. J'avais les yeux fixés sur le revolver, en espérant que le frère de John ne l'attrape pas. Et en même temps, j'essayais de ne pas lui montrer que je fixais le revolver parce que je ne voulais pas qu'il y prête attention. Il était visiblement fêlé et, s'il n'avait pas déjà tué quelqu'un, il n'y avait aucune raison pour qu'il ne le fasse pas avant le lever du soleil. Les minutes et les heures se sont écoulées. La pipe continuait à tourner, mais l'eau à l'intérieur avait été remplacée par du Southern Comfort, histoire de nous bousiller un peu plus. Black Sabbath jouait Paranoïa sur la chaîne ou dans ma tête, le chat me sifflait après, la pièce tournait, le frère de John me mettait au défi d'aspirer le Southern Comfort contenu dans la pipe et John scandait « cul sec ». En minable invertébré que j'étais, j'ai approché la pipe de mes lèvres desséchées par le hasch, j'ai retenu mon souffle et j'ai vidé ce qui a peut-être été le coup le plus infect jamais concocté. Et puis... je ne sais pas ce qui s'est passé. Je suppose simplement que je suis tombé dans les pommes et que je suis devenu le terrain idéal des sévices subtils et variés des frères Crowell. J'ai été réveillé par un sifflement à cinq heures de l'après-midi. Le chat me surveillait toujours. J'ai posé les mains sur mes yeux : ils étaient toujours là. Et puis j'ai vomi et vomi. Et encore. Mais tandis que je me tordais à genoux au-dessus des toilettes, j'ai réalisé que j'avais appris quelque chose la nuit précédente : je pouvais utiliser la magie noire pour changer la modeste vie que je menais. J'ai également appris que je n'aimais ni fumer de l'herbe, ni le goût de l'eau de la pipe.
LE VER SORT DE SON COCON La première fois que j'ai compris que quelque chose n'allait pas dans notre famille, j'avais six ans. Mon père m'avait rapporté un livre qui parlait d'une girafe : ce livre avait été personnalisé, et du coup j'étais l'un
des personnages de l'histoire et je partageais donc les aventures de l'animal. Le seul problème était que mon nom avait été orthographié Brain (cerveau) dans tout le livre, ce qui suscitait l'image curieuse d'une girafe chevauchée par un cerveau. Je ne pense pas que mon père se soit jamais rendu compte de cette erreur. C'était symbolique de la manière dont il s'était toujours occupé de moi, ou plutôt dont il ne s'était jamais occupé de moi. J'étais le cadet de ses soucis. Ses marques d'attention consistaient à plier une ceinture en deux et à la faire bruyamment claquer sur mon postérieur. Quand il rentrait du travail et que je traînais dans ses pieds, il trouvait toujours une excuse — la pelouse à tondre ou le lave-vaisselle à vider — pour m'engueuler. J'ai donc appris très vite à paraître toujours sérieux et occupé lorsqu'il rentrait. Ma mère mettait ses violents accès de colère sur le compte des séquelles d'un stress post-traumatique dû à la guerre du Vietnam, ce qui expliquait qu'il se réveillait au milieu de la nuit en hurlant et en cognant sur tout ce qui lui tombait sous la main. Adolescent, quand je ramenais des copains à la maison, il leur demandait à chaque fois : « As-tu déjà sucé une bite plus douce que la mienne ? » C'était une question piège : qu'ils répondent oui ou non, ils finissaient toujours avec sa bite dans leur bouche, au moins de façon allégorique. De temps en temps, mon père me promettait de m'emmener me promener, mais le plus souvent il avait un travail urgent à régler à la dernière minute. Nous n'avons fait des choses ensemble qu'en de très rares occasions. En général, il m'emmenait sur sa moto dans une mine à ciel ouvert près de la maison, où il m'apprenait à tirer avec un fusil qu'il avait récupéré sur le cadavre d'un soldat vietcong. J'ai hérité du don de visée de mon père, ce qui m'a bien servi pour tirer sur les animaux avec une carabine à air comprimé ou pour lancer des pierres sur les flics. J'ai également hérité de son mauvais caractère (je me mets facilement en rogne), d'une ambition à toute épreuve que seuls des balles ou des gros bras peuvent arrêter, d'un sens de l'humour acéré, d'un appétit insatiable pour les tétons, ainsi que d'un rythme cardiaque irrégulier qu'une forte consommation de drogues n'a pas arrangé. Je n'ai jamais voulu reconnaître que j'avais autant de choses en commun avec mon père. J'avais passé la majorité de mon enfance et de mon adolescence à avoir peur de lui. Il me menaçait sans arrêt de me foutre dehors et n'oubliait jamais de me rappeler que j'étais inutile et que je n'arriverais jamais à rien. Par conséquent, j'ai grandi dans les jupes de ma mère. Elle me pourrissait et je ne lui en étais pas reconnaissant. Pour être sûre que je me cramponne bien à elle, afin de me garder à la maison et de s'occuper de moi, ma mère essayait de me convaincre que j'étais plus maladif qu'en réalité. Lorsque j'ai commencé à avoir de l'acné, elle
m'a affirmé que je faisais une allergie au blanc d'œuf (qui lui donnaient de l'urticaire) et je l'ai longtemps crue. Elle voulait que je sois comme elle, que je sois dépendant d'elle pour que je ne la quitte jamais. Lorsque j'ai fini par le faire à l'âge de vingt-deux ans, elle allait s'asseoir tous les jours dans ma chambre et pleurait, jusqu'à ce qu'un soir elle ait cru voir la silhouette de Jésus dans l'encadrement de la porte. Grâce à cette vision, elle s'est dit que j'étais protégé, a cessé de se lamenter et s'est mise à traiter comme des animaux de compagnie les rats dont elle était censée nourrir mon serpent. Pour exprimer son côté surprotecteur, elle m'a remplacé par le plus souffreteux des rats qu'elle a appelé Marilyn et elle est même allée jusqu'à ranimer le rongeur en lui faisant du bouche à bouche, puis en le gardant dans une grossière tente à oxygène en film alimentaire pour prolonger ses jours. Lorsque l'on est enfant, tout ce qui se passe dans sa famille paraît normal. Mais lorsque la puberté arrive, le phénomène s'inverse et on remet en question ce qu'on a accepté. En troisième, j'ai commencé à me sentir de plus en plus isolé, je n'avais pas d'ami et je ressentais une terrible frustration sexuelle. J'avais pris l'habitude de m'asseoir à ma table dans la salle de classe et de me taillader l'avant-bras avec un couteau de poche. (J'ai encore des dizaines de cicatrices sous mes tatouages.) La plupart du temps, je me fichais totalement d'être bon à l'école. Lorsque les cours étaient terminés, j'apprenais à m'évader dans mon monde, ce qui consistait surtout à faire des jeux de rôles, à lire des bouquins comme la bio de Jim Morrison, Personne ne sortira d'ici vivant, à écrire des nouvelles, des poèmes macabres et à écouter des disques. Je commençais à apprécier la musique comme s'il s'agissait d'une potion magique menant dans un univers où je serais accepté, un monde sans règles ni jugement. Ma mère est la personne qui a dû supporter le plus lourdement ma frustration. Les crises venimeuses que je piquais contre elle, je les tenais peut-être aussi de mon père. Mes parents n'arrêtaient pas de s'engueuler parce que mon père l'accusait de le tromper avec un ex-flic devenu détective privé. Mon père avait toujours été d'un caractère soupçonneux et n'est jamais arrivé à se débarrasser d'une jalousie maladive, même vis-à-vis de Dick Reed, le premier petit ami de ma mère, un type efflanqué dont mon père avait botté le cul le jour où il avait MAMAN rencontré ma mère à l'âge de quinze ans. Une de
leurs plus violentes engueulades a eu lieu lorsque, en fouillant dans son sac à main, mon père a sorti un gant de toilette roulé en boule et lui a demandé des explications. Je n'ai jamais compris ce que cet objet avait de louche — s'il venait d'un hôtel inconnu ou avait été utilisé pour nettoyer du sperme. Je me souviens avoir vu le détective en question à la maison à plusieurs reprises : il avait des armes à feu et des numéros de Soldier of Fortune, ce qui m'impressionnait beaucoup car je pensais à l'époque faire carrière dans l'espionnage. La haine et la colère étant contagieuses, je commençais à en vouloir à ma mère parce que je pensais qu'elle voulait briser son couple. Je m'asseyais sur mon lit et pleurais en pensant à ce qui se passerait si mes parents se séparaient. J'avais peur d'être obligé de choisir entre les deux et, comme mon père me terrifiait, de finir par suivre ma mère pour vivre chichement avec elle. Dans ma chambre, au milieu des posters de Kiss, des caricatures et des albums de rock, je possédais une collection de flacons d'eau de Cologne Avon que ma grand-mère m'avait offerte. Elles avaient toutes la forme d'une voiture et je crois bien que c'est une Excalibur qui a envoyé ma mère à l'hôpital un soir. Elle était rentrée tard et ne voulait pas me dire d'où elle venait. Je sentais qu'elle me mentait, alors j'ai explosé — héritage du caractère impulsif de mon père. Je lui ai lancé la bouteille au visage, lui entaillant la lèvre ; le parfum bon marché s'est répandu sur le sol au milieu d'éclats de verre bleu.
Elle a toujours une cicatrice, comme une mise en garde permanente de ne pas avoir d'autre enfant. Au cours de l'engueulade qui a suivi, je l'ai frappée, lui ai craché dessus et ai essayé de l'étrangler. Elle s'est contentée de pleurer et je n'ai jamais eu le moindre remords. La colère réprimée à l'école religieuse s'est dissipée plus tard à l'école publique. Ma mère acceptait de me faire un mot d'absence si, par exemple, je n'arrivais pas à me peigner bien à plat (je ne voulais pas être la risée des filles). Je commençais à l'apprécier pour ça, pas pour longtemps. Allongé sur mon lit cette dernière nuit à Canton, j'ai haï mes parents comme jamais. Je commençais à me faire à la vie à Canton et il fallait maintenant que j'aille vivre dans la banlieue bien clean de Fort Lauderdale parce que mon père y avait trouvé un nouveau boulot chiant de vendeur de meubles. J'avais connu les endroits les plus bizarres — des maisons hantées aux salles de gym du lycée. J'avais pris plein de mauvaises drogues, vécu une sexualité minable, et je n'avais aucune estime pour ma propre personne. Tout cela était terminé, c'était mon passé, et il allait falloir que je reparte de zéro. Je n'avais aucune envie de déménager. J'étais amer et en colère : j'en voulais à la terre entière.
CERTES J'ÉTAIS SOLITAIRE ET, TRÈS VITE, JE PRIS DES ATTITUDES DÉSAGRÉABLES QUI ME RENDIRENT IMPOPULAIRE. J'ÉTAIS À L'ÉCOLE. COMME TOUS LES ENFANTS UNIQUES, JE ME RACONTAIS DES HISTOIRES ET JE PARLAIS TOUT SEUL À DES PERSONNAGES TOUT DROIT SORTIS DE MON IMAGINATION. J'AVAIS TOUJOURS EU DES AMBITIONS LITTÉRAIRES, MAIS J'ÉTAIS SEUL ET JE PENSAIS QU'ON NE ME JUGEAIT PAS À MA JUSTE VALEUR. JE SAVAIS QUE J'AVAIS UNE CERTAINE FACILITÉ À ALIGNER LES MOTS, AINSI QU'UNE CAPACITÉ INDISCUTABLE À FAIRE FACE AUX SITUATIONS LES PLUS ÉTRANGES. JE M'ÉTAIS CRÉÉ MON PROPRE MONDE DANS LEQUEL J'ARRIVAIS À FAIRE FACE À MES PROPRES ANGOISSES.
UNE FAMILLE UNIE par Brian Warner
20 janvier 1988 Brian Warner 3450 Banks Rd. #207 Margate, FL 33063 John Glazer, rédacteur en chef Night Terrors Magazine 1007 Union Street Schenectady, NY 12308 Cher John Glazer, Veuillez trouver ci-joint une nouvelle jusqu'à pre'sent inédite intitule'e Une famille unie. Je vous laisse l'exclusivité de ce texte, et j'aimerais savoir si vous accepteriez de le publier dans votre magazine. Je vous remercie de consacrer du temps à ce texte. En attendant de vous lire. Amicalement, Brian Warner
Il espérait que le magnétophone marcherait toujours. C'était un modèle portable couramment utilise dans les écoles et les bibliothèques. Teddy ne réalisait même pas l'ironie de la situation — c'était bien Angie qui le lui avait offert. Il essuya les cheveux et le sang sur le coin en poussant un soupir de frustration. Maman va certainement me priver de télévision, se dit-il en pensant au désordre qu'il avait mis. «Qu'elle aille se faire foutre. Qu'ils aillent tous se faire foutre. Pourquoi avait-elle fait du mal à Peg? Pourquoi? » En lui jetant un regard torve, il donna un coup de pied dans le cadavre qui était à ses côtés. Les yeux vitreux étaient posés sur lui, fascinés, dans le vide. « Salope ! Tu as tué Peg. » Le regard mort de sa sœur ne lui donna aucune réponse. (Il se demandait bien pourquoi.) Son visage semblait si ombragé. Il souleva sa tête en saisissant ses cheveux poisseux de sang et s'aperçut que c'était le sang séché sur sa joue qui créait cette fausse impression d'ombre. Il vit également que l'entaille dans son crâne ne saignait plus. Le sang coagulé avait formé un bouchon gélatineux. Maman allait bientôt rentrer. Il allait devoir creuser une tombe. Teddy se releva et se dirigea dans sa chambre où le corps en plastique de Peg traînait, dégonflé. Sur le haut de sa poitrine qui ne saignait pas, un couteau de cuisine était planté; elle regardait le plafond avec son éternelle expression — la bouche en forme de 0. Comme si elle allait crier. Il attrapa la tête de la poupée et, les larmes aux yeux, regarda sans trembler la surface plate de cet être grandeur nature privé d'air. Il commença à la bercer et se mit à pleurer — à chaque larme qui coulait, il faisait des milliers de vœux pour qu'elle revienne à la vie. Il était heureux qu'Angie soit morte : elle avait mérité chaque coup assené. En caressant ses cheveux artificiels, il sentit la puanteur qui parvenait du corps de sa sœur gisant à quelques mètres de là. Il savait que c'était de l'urine — il avait entendu sa vessie se libérer lorsqu'il avait donné le coup fatal. Pour plus de sûreté, il lui avait porté un dernier coup : elle avait tué Peg. Il avait tous les droits.
Il reposa délicatement la tête de Peg sur le tapis. Il se pencha, lui embrassa la joue et essuya un truc poisseux colle sur les lèvres en caoutchouc. Maman lui avait déjà dit de ne pas toucher Peg et de ne pas faire de saletés dans sa bouche, mais il ne pouvait pas s'en empêcher. Il l'aimait trop pour la laisser tranquille. Si maman découvrait qu'il faisait des saletés, elle lui enlèverait Peg, comme avant — elle aussi, il faudrait qu'il la trouve. lorsque Teddy retourna auprès du corps d'Angie, il s'arrêta quelques instants, émerveille par sa nudité. Planque dans le placard, il l'avait toujours regardée s'habiller, mais il ne l'avait jamais vue d'aussi près. Il était fascine par la touffe noire entre ses jambes — Peg n'avait pas ça. Avec précaution, il lui toucha la cuisse avant de faire un bond en arrière comme si sa chair était brûlante. Bien au contraire, évidemment. En fait, elle commençait à se refroidir. Cela faisait quand même quatre heures. «Je te hais», dit-il, s'adressant aux yeux du cadavre. Puis il lui toucha à nouveau la cuisse, mais cette fois il ne retira pas sa main. Doucement, il laissa ses doigts glisser le long de sa hanche pour se rapprocher de son entrejambe. Avec son autre main, il écarta ses jambes musclées. Une flaque d'urine de la taille d'une galette apparut. Bizarrement, il lui donna un petit coup dans les parties génitales. Elle était beaucoup plus douce que Peg et, attends... bien qu'elle soit froide et blanche, elle était chaude à l'intérieur. Cette divinité sexuelle et macabre l'excitait. Il fallait qu'il s'arrête —maman se mettrait en colère s'il faisait des saletés. Elle haïssait les saletés. Papa l'avait appris à ses dépens. Tout ce qu'elle aimait, c'était faire de la couture et regarder Family Feud. Richard Dawson, elle adorait ce type. Mais elle était si souple, si malléable, la peau de Peg, à l'intérieur, était dure et cireuse — cela faisait dix ans qu'il l'avait (il l'avait commandée à un magazine porno à l'âge de dix-huit ans). À l'époque, Angie n'avait que cinq ans, et depuis elle s était transformée en une superbe jeune femme. Il n'avait jamais eu vraiment de raison de la haïr, mais elle n'aurait jamais dû tuer Peg. Il l'avait simplement regardée prendre sa douche. Ce n'était pas la première fois. Mais, là, elle l'aurait dit à maman, et maman ne supportait pas ce genre d'obscénités chez elle. C'est pourquoi il avait dû cacher Peg au début : maman était tellement vieux jeu, il devait lui cacher le plus de choses possible.
Il alla dans le garage pour y chercher une pelle, et commença à creuser dans le jardin. Il fallait qu'il ait fini avant qu elle rentre. la terre était tendre et il mit à peu près une demi-heure pour creuser la tombe. Son temps était précieux, alors il retourna dans la maison pour nettoyer. Il s'empara d'une serviette et se dirigea dans la chambre d'Angie. Il l'attrapa sous les bras pour la déplacer de quelques mètres — la flaque avait maculé la moquette, laissant une tache sombre. Il l'épongea avec précaution et remit la serviette dans le placard. En la traînant dans le salon, une idée lui vint à l'esprit, la meilleure idée qu'il ait jamais eue de toute sa vie. Si jamais maman avait aimé les saletés, elle aurait été fière de cette idée. Il lâcha les bras d'Angie et retourna dans sa propre chambre. Il avait de la peine en regardant le corps atrophié de Peg; l'entaille dans sa poitrine semblait s'être agrandie et lui faire mal. Il se dit qu'elle était vieille. C'était peut-être mieux pour elle qu'elle soit morte. Teddy jeta le couteau et, en passant par la cuisine, transporta le buste flasque de la poupée en plastique derrière la maison. Peg, je suis désolé, dit-il au visage peinturluré. Il n'allait pas l'enterrer juste comme ça, il allait essayer son idée. Si ça marchait, ensuite seulement il la recouvrirait. Il fallait qu'il se dépêche, ça allait être l'heure. Il retourna dans la chambre de sa sœur, retira son jean et s'agenouilla près du corps, l'odeur de mort était acre et écœurante, mais la vie lui faisait trop peur. Il était plutôt un spectateur. Mais il était trop tard pour regarder et elle allait être parfaite. Il pourrait la cacher. Tout comme Peg. Tandis que Teddy grimpait sur sa sœur dans un acte de nécrophilie maladroit et incestueux, la voiture de maman pénétra dans l'allée défoncée. Au travers du pare-brise crasseux, elle vit les sacs d'ordures pourrissants, entassés au milieu des mauvaises herbes près du porche. Ce sacré Teddy. Il était comme son père. Après seulement quatre lamentables aller—retour, Teddy, honteux, ne put se retenir; il resta en elle encore un peu — il aimait le contact visqueux sur sa peau. Il était gêné, mais il aimait tellement les saletés. Pourquoi maman ne comprenaitelle pas ses besoins? «Teddy, je t'avais demandé de vider les poubelles», beugla-t-elle en ouvrant la porte d'entrée qui alla claquer contre
Pleure—t—elle parce que ses amis et sa famille sont partis ou parce qu'elle n'a personne avec qui se reproduire ? Ils étaient partis... Mais non, la raison n'est pas là. Ce ne sont que les pleurs d'un bébé trahi par sa mère. Le hurlement de peur d'être abandonné. Et ces gémissements, ces cris, ces plaintes forcent les cannettes mortes à se lever et je n'en crois pas mes yeux, cette concession de cannettes de boisson en train de psalmodier dans une cacophonie de rébellion superficielle ma Doctrine de l'Anéantissement dont j'avais discuté au cours de mon Sommet de 1'Oreiller (qui est à présent perdu au milieu de ces anarchistes en alliage d'aluminium marquant le rythme). j'ai peur, peur de ces cannettes, de ces rebelles nihilistes. Tandis qu'une d'elles s'approche — le bébé pleure, je suppose que c'est là que ma peur augmente, construit un mur autour de mon lit, essaie de faire taire tout ce qu'il y a autour mais sans aucun doute le pleurnicheur escalade sans gêne ce que je pensais être un Grand Mur un peu comme celui de Berlin. Il commence à parler. Ses paroles coulent laconiquement du trou dans sa tête telle une musique funéraire : profonde, sonore, et pleine de tristesse. Il me dit : Tu dois capituler face à tes rêves, c'est juste. Nous restons toute la journée assis à l'attendre et lorsque tu arrives, tu nous ignores. C'est terriblement malpoli.
Intimidé, je baisse la tête sans le vouloir et il me ferme les yeux. Non. Il me donne une paire de lunettes de soleil aphrodisiaques, et je m'endors dans l'obscurité. Endormi dans un champ de jacinthes et de jade. Lorsque je m'extirpe du sommeil je me lève, mes cheveux sont un enchevêtrement de boucles dorées. Je vais dans la cuisine, je vais dans le freezer. J'en sors une seule cannette de bière, et lorsque je commence à boire j 'entends les pleurs d'un enfant abandonné.
5 juin, 1988
John Glazer, rédacteur en chef Night Terrors Magazine 1007 Union Street Schenectady, NY 12308
Brian Warner 3450 Banks Rd. #207 Margate, FL 33063
Cher John Glazer, Il y a deux semaines, j'ai reçu, par courrier, le premier exemplaire de Night Terrors et j 'ai fini de le lire. Ça m'a beaucoup plu, surtout la nouvelle de Clive Barker. Je n'ai pas eu de nouvelles de vous, et je me demande si vous avez reçu les poèmes que j'avais joints avec le chèque de mon abonnement, j'ai de plus en plus envie d'être publie dans Night Terrors Magazine» Je pense que cette publication est celle qui convient le mieux à mon travail, j'attends très vite une réponse de votre part, et je voudrais savoir si vous avez reçu mes derniers textes, et sinon je vous les enverrai à nouveau. Bien à vous, Brian Warner
8 juillet 1988
Brian Warner 3450 Banks Rd. #207 Margate, FL 33063
Night Terrors Magazine 1007 Union Street Schenectady, NY 12308
Salut Brian, Content d'avoir de tes nouvelles. Merci pour les compliments à propos de NT. Oui, j'ai lu tes poèmes, je les ai beaucoup aimés, mais je ne pense pas qu'ils conviennent pour NT. Je suis désolé, j'ai dû oublier de t'envoyer ma réponse. Mais j'attends de nouveaux textes de ta part. J'aime réellement ton travail. À bientôt, John Glazer rédacteur en chef
ALLEZ LES FILLES, HUILEZ VOS LÈVRES ENFILEZ VOS CHAPEAUX ET BALANCEZ DES HANCHES N'OUBLIEZ PAS VOS FOUETS NOUS ALLONS AU BAL DES HORREURS
LORSQUE vous avez des amis, vous montez un groupe. Lorsque vous êtes seul, vous écrivez. C'est ainsi que j'ai passé mes premiers mois à Fort Lauderdale. Tandis que mon père bossait chez Levitz Furniture, ce qui était censé être une bonne place pour lui, je restais seul à la maison et je laissais libre cours à mes délires les plus tordus en écrivant des poèmes, des récits et des nouvelles. Je les envoyais partout, aussi bien à Penthouse qu'à The Horror Show ou à The American Atheist. Tous les matins, dès que j'entendais le facteur, je me précipitais à la porte. Mais ce qu'il trimbalait dans sa besace n'était que déception : silence ou lettres de refus. Un seul texte, Reflet au clair de lune — l'histoire d'un écrivain alcoolique vivant avec un chat surnommé Jimi Hendrix et d'un puits qui avalait tous ceux qu'il aimait —, a été publié dans une petite revue, The Writer's Block. Au cours de cette première année passée en Floride, je traînais ma déconvenue comme un boulet. Plus je travaillais, moins je recevais en retour. Ma vie me navrait : je vivais chez mes parents, fréquentais le Broward Community College où je suivais des cours de journalisme et de théâtre. Pour me faire un peu d'argent, je tenais, la nuit, le Spec's local, une chaîne de magasins de disques où je me suis mis rapidement à m'attirer les mêmes ennuis qu'à l'école chrétienne. Deux filles mignonnes travaillaient au magasin. Bien évidement, celle à qui je plaisais prenait des tonnes de médicaments et était obsédée par le suicide. Celle qui m'attirait s'appelait Eden, du nom du Jardin des Délices, mais elle refusait d'en partager le moindre plaisir terrestre avec moi. Jeune blanc-bec essayant d'être cool, j'ai passé un marché avec elles : elles auraient le droit de fumer des joints dans l'arrière-boutique si elles acceptaient de voler des cassettes pour moi. Un agent de sécurité fouillait nos sacs lorsque nous quittions les locaux. Alors je suis allé chez Sbarro acheter des cannettes de limonade géantes aux filles et je leur ai demandé de remplir les récipients de cassettes des Cramps, de Cure, de Skinny Puppy et de tout ce qui pourrait y entrer. La semaine au cours de laquelle le Nothing's Shocking de Jane's Addiction est sorti, Eden l'a volé pour moi et, malgré toutes mes cajoleries, elle a refusé de m'accompagner au Woody's on the Beach où ils passaient en concert. Mon premier article dans The Observer, le journal du lycée, était une critique de leur spectacle, titré « Jane's Addiction revient pour choquer le public du Woody's ». Je ne savais pas encore qu'il y avait un mot dans ce titre qui allait être utilisé plusieurs milliers de fois pour décrire ma musique, et ce n'était pas « Woody ». Et le plus imprévisible, c'est que, bien des années plus tard, je me retrouverais dans une chambre d'hôtel
de Los Angeles à sniffer en compagnie de Dave Navarro, le guitariste de Jane's Addiction, tout en l'empêchant de me tailler une pipe. (Si ma mémoire est bonne, Dave a fini dans la chambre de mon bassiste, Twiggy Ramirez, qui avait commandé deux prostituées très chères et était occupé à les baiser sur le rythme d'Eliminator de ZZ Top.) Ce que j'ai regretté le plus lorsque je me suis fait virer du magasin de disques comme tire-au-flanc (jamais je ne me suis fait prendre à voler), c'était que je ne sortirais sans doute jamais avec Eden. Cependant, une nouvelle fois, le temps et la renommée ont joué en ma faveur : un an et demi plus tard, je suis tombé sur elle après un concert de Marilyn Manson and the Spooky Kids. Avant de me voir sur scène, elle ne savait même pas que je jouais dans un groupe et, soudain, elle a voulu sortir avec moi. Vous pensez bien que je l'ai baisée... et que je ne l'ai jamais rappelée. Après avoir été viré, j'ai travaillé comme critique rock pour Tonight Today, un guide de spectacles gratuit dirigé par Richard Kent, un hippie usé et terrifiant, qui ne m'a jamais payé un centime. Il était complètement chauve à l'exception d'une touffe de cheveux gris avec laquelle il se faisait une queue de cheval et il portait d'épaisses lunettes noires. Il n'arrêtait pas de tourner en rond dans son bureau en secouant la tête d'avant en arrière, comme un perroquet trop gras qui cherche quelque chose à dire. À chaque fois que je lui posais une question, le regard vide, il me fixait pendant plusieurs minutes. Je ne savais jamais ce qu'il avait derrière la tête, m'agresser peut-être... Je me suis bientôt infiltré dans 25th Parallel, une revue luxueuse qui démarrait, en racontant aux patrons, deux amants du nom de Paul et Richard, que j'avais un diplôme de journaliste et que j'avais déjà travaillé pour de nombreuses publications nationales. Ils ont avalé mes mensonges et m'ont nommé rédacteur en chef. J'ai toujours essayé d'imaginer Paul et Richard au lit, mais je n'y suis jamais arrivé. Paul, un petit Italien potelé de New York, était comme une version déformée de Richard, un grand type décharné couvert d'acné et à la denture monstrueuse. Un des trucs qui me terrifiaient le plus était une photo posée sur le bureau de Paul où on voyait Slash évanoui dans sa baignoire. Je me suis toujours demandé dans quelles circonstances cette photo a été prise. Paul et Richard formaient un couple sans espoir. La plupart du temps, ils étaient assis au bureau, fauchés, déprimés et en larmes. Si la revue réussissait à sortir tous les mois, c'était grâce à l'argent qu'ils gagnaient en revendant les disques qu'ils recevaient en service de presse. Et comme tous ceux qui ne payent pas leurs disques, ils n'aimaient pas la musique. Je travaillais non-stop sur la section spectacles, et la rubrique que j'appréciais le plus n'était pas celle concernant le rock. C'était celle où mon amour du journalisme et des récits d'horreur se combinaient.
25TH PARALLEL, AVRIL 1990
ON FAIT TOUJOURS DU MAL À CEUX QU'ON AIME (UN VOYAGE DANS LE MONDE DU B & D)
L
par Brian Warner
e parfum écœurant et confiné de vieux sexe et de cuir agresse immédiatement mes sens lorsque j'entre en trébuchant dans le donjon de Maîtresse Barbara. Après que son esclave personnel m'a bandé les yeux et escorté jusque-là, je mets un certain temps à ajuster ma vision au faible éclairage de ce salon devenu salle des tortures ; sans prendre aucune précaution, je glisse le bandeau adhésif dans la poche de ma chemise, Lorsque l'image est enfin nette, je m'aperçois de la coexistence charnelle au sein de cet appartement de Fort Lauderdale. La petite femme corpulente qui se fait appeler Maîtresse Barbara est, en fait, une spécialiste du B & D (ce
sur les gens. Je pratique la torture [génitale], le piercing et le bondage — je les attache dans des positions extrêmement inconfortables et je les laisse pendant de longs moments. Si la séance a été bonne et s'ils se sont montrés des esclaves disciplinés, alors je leur permets de se masturber. » Sur le mur en face de la porte se trouve une rangée d'immenses miroirs encadrés par ses instruments de travail. Je la suis vers le casier de droite où elle me montre deux casques de jockey, un équipement de cavalier, du matériel électrifié pour dresser les chiens, des colliers antipuces, une paire d'éperons, ainsi que des menottes en metal conçues pour entraver aussi bien les jambes que les poignets ou les pouces. « Je ne m'en sers pas que pour les poignets, les chevilles ou les pouces », dit-elle en riant. Plus bas sur le mur, je vois une pléthore de pinces et de poids utilisés pour étirer les parties les plus tendres du corps. En dessous, un ensemble d'ustensiles d'aspect familier qu'elle désigne sous le nom de « pinces à escargot ». « Elles sont merveilleuses pour les tortures [génitales]. » Elle sourit en attrapant les pinces affectueusement et en les faisant claquer dans les airs comme s'il s'agissait d'une sorte de homard en metal. Et en plus, à
« J'exécute tous les fantasmes, quels qu'ils soient » qui signifie bondage et discipline, pour ceux qui pensaient que la position du missionnaire était encore la norme) et sa maison de mauvaise réputation est plus intime que vous le penseriez. « J'exécute tous les fantasmes, quels qu'ils soient », affirme-t-elle en désignant une pièce remplie d'accessoires de films pornos sadomasos et de tout un bazar pornographique, « Dans mes séances commerciales, j'utilise des instruments de torture
chaque fois qu'ils mangent des escargots, ils pensent à moi. » (Avertissement au lecteur : 25th Parallel recommande de ne pas s'en servir de cette façon, ni chez soi ni chez Joe's Stone Crab.) Encore plus bas, une bonne trentaine de cerceaux en caoutchouc, en cuir et en metal sont classés par taille, de trois à dix centimètres de diamètre. Ils ont apparemment été inventés par les Chinois pour favoriser l'endurance sexuelle. Je trouve que ça ressemble plutôt à des boucles d'oreilles de pirates ; normal, que peut connaître un type comme moi dont la vie sexuelle est normale et qui attend les vacances pour se gaver de Jell-0 ? Tout en bas, elle me montre un petit parachute en cuir avec des chaînes. On dirait un jouet pour enfant : voilà ce que j'imagine être un authentique accessoire bondage pour Tortues Ninjas adolescentes et perverses. Elle explique que ce gadget sert à « distendre les parties génitales ». Je ne pense pas que vous trouviez ce modèle chez Toys « R » Us. Encore plus étrange, cette glace grossissante sous un harnachement de parachutiste freudien et cauchemardesque. Elle l'enlève de sa patère et se moque : « Ainsi, les hommes dont je m'occupe ont une bonne idée de ce qu'ils possèdent ; ils peuvent se voir de leurs yeux comme ils se voient mentalement. » En bas du mur est planquée une collection de colliers d'esclaves garnis de pointes, de soutiens-gorge en
cuir, de masques, de bâillons, de pompons pour mamelons et/ou pénis. Elle attrape ces derniers en expliquant : « J'oblige les hommes à porter ces pompons et à danser en les faisant bouger dans le même sens. » En plus de ces trésors de jouets grivois, il y a aussi une queue de cheval (améliorée par une fermeture « bouche-trou » pour les aficionados de la série TV Mr Ed) et un vrai boulet qu'elle prétend avoir acheté en solde dans une brocante. En face, sur l'autre mur. Maîtresse Barbara entrepose, si l'on peut dire, ses armes les plus dangereuses : un tas de chaînes bien sûr, mais aussi une cane en bouleau, différents types de raquettes (en osier, en chêne, en
« Pour les anniversaires et pour le 4 juillet j'en pose un sur le bout de leur pénis et je l'allume. » caoutchouc, en cuir et en plastique), un mètre de jardin, une règle, un fouet hollandais, un fléau moyenâgeux couvert de pointes qu'elle a surnommé le « casse-couilles », quelques chats à neuf queues ainsi que suffisamment de fouets pour qu'lndiana Jones en perde la tête. En outre, les tiroirs alignés sur le plancher contiennent des stimulateurs musculaires électroniques, des poires à lavement jetables, des bougies, des gants en caoutchouc, des capotes (de la marque Traditional Dry et Naturalube Trojan), du sang de bœuf, du plâtre de moulage, du film alimen-
taire transparent, un fer à souder, des lacets de sac-poubelle, de l'Icy Hot contre le mal de dos, des plumes, des fourrures, des brosses, du talc pour bébé, de la lotion à la vitamine E, de la vaseline, un tiroir plein de godemiches (de différentes couleurs, formes et tailles), de la lingerie en plus grande quantité que chez Vic-
fait 45 ans qu'elle le pratique à titre personnel : elle en a aujourd'hui 57. Son premier contact avec le monde du « fouette-moi, frappe-moi, plante des épingles de nourrice dans mon sexe », a eu lieu à l'âge vénérable et incertain de 12 ans. « Je vivais en Californie et il y avait un homme de 21 ans qui venait tout le temps à la maison, se rappelle-t-elle en allumant une cigarette. Un jour il m'a taquiné avec sa cravache et ça m'a rendue folle. Je lui ai pris sa cravache, je l'ai obligé à se déshabiller et à repartir tout nu chez lui en voiture. » À partir de ce jour-là, elle a abusé des hommes pour leur plaisir. Cependant, elle n'a perdu sa virginité qu'à 16 ans. Par la suite, en 1980, elle a déménagé en Floride où elle a continué ses occupations en privé. Elle s'est finalement rendu compte qu'avec un peu de publicité elle pouvait faire, contre de l'argent, la même chose avec des étrangers, À ce jour, à 200 $ la séance (qui peut durer de 12 minutes à 13 heures), elle gagne environ 25 000 $ par an, net d'impôts. Ses clients, qui ont entre 19 et 74 ans, la repèrent grâce à une annonce ainsi rédigée : « Femme dominante, sincère et mûre, possède domicile pour esclaves : séjours de toute durée. » La plupart de sa clientèle est composée d'hommes d'affaires ayant une famille, dont elle affirme : « Je crois que plus ils ont de responsabilités et subissent de pression, plus ils ont recours à ce genre de pratiques, Je vois des visages et je les reconnais sur les affiches électorales. Il n'est
« Je lui ai pris sa cravache, je l'ai obligé à se déshabiller et à repartir tout nu chez lui, en voiture. » toria's Secret et Frederik's of Hollywood réunis, enfin une boîte de cierges magiques. Étant profane et naïf, je demande à quoi servent ces derniers — je n'aurais pas dû. « Pour les anniversaires et pour le 4 juillet, j'en pose un sur le bout de leur pénis, puis je l'allume, m'avoue-t-elle sans le moindre sarcasme. La plupart de ces objets sont des accessoires mais beaucoup d'hommes aiment s'habiller en femme. Ils viennent ici pour être féminins. » Je me suis assis, en faisant bien attention, sur la couette en fourrure noire recouvrant son immense lit surélevé. En dessous, là où la plupart des gens cachent, disons, leur Monopoly ou à la limite leurs poupées Kiss, je remarque une cage pour dormir. Bien que Maîtresse Barbara ne fasse commerce du B & D (pas au sens habituel du terme commerce, puisque cette pratique est des plus illégales) que depuis trois ans, cela
pas rare que j'aie des pompiers, des officiers de police, des avoués, des juges, des pilotes de ligne et des footballeurs. » Elle ajoute en riant : « La plupart des coups de téléphone que je reçois, c'est après des week-ends de trois jours pendant lesquels ces hommes sont restés à la maison avec leur femme ; ils n'ont pas l'habitude de passer autant de temps en famille. Du coup, je reçois des appels plutôt frénétiques m'expliquant qu'ils ont été de "méchants garçons" et qu'ils méritent une fessée. » Non seulement elle fournit ses services à des clients sexuellement pervers, mais ses esclaves résidant à demeure lui donnent tout ce qu'ils possèdent. Aujourd'hui, le péon de cette maison close est un homme décharné entre deux âges du nom de Stan. Malgré ses deux têtes de plus que Maîtresse Barbara, le comportement tyrannique de celle-ci le fait se ratatiner comme un chat blessé. Tandis que mon photographe, Marc Serota, installe des éclairages supplémentaires, elle ordonne à Stan de se déshabiller pour la photo ; l'esclave déguerpit docilement de la pièce. Elle m'explique en se tournant vers moi : « On ne peut pas être une bonne dominatrice si l'on ne comprend pas ce qu'est la soumission. Le jeu auquel nous jouons est : je joue tout en me contrôlant et je les oblige à faire ce genre de choses. Mais en fait, c'est ce qu'ils veulent recevoir. Ils ne prennent aucune décision. Ils ne choisissent pas comment s'habiller ou quand ils ont le droit de parler. Je suis tout pour eux. Ce sont des gens qui n'ont pas été capables de contrôler
leur vie. Ils n'ont jamais été heureux avec aucune femme. Du coup je prends les choses en main, ils n'ont même pas besoin de penser. » Apparemment, des hommes comme Stan vivent avec elle et satisfont tous ses désirs, qu'ils soient d'ordre sexuel ou non. En échange, chaque semaine, ils lui donnent une certaine somme dont elle se sert pour payer ses factures. Une mère pour ainsi dire. Ce qu'ils ne savent pas, c'est qu'elle met de côté une partie de leur argent qu'elle leur reverse lorsqu'ils décident de s'en aller : elle aime les aider à prendre un nouveau départ. Finalement Stan revient. Je suis plus que surpris par son entrée. En dehors du fait qu'il est totalement nu, il s'est intégralement rasé le corps et porte quatre ou cinq (je ne suis pas assez près pour compter le nombre exact) de ces très chic cerceaux en metal, que j'ai décrits 27 paragraphes plus haut, et qui cliquettent lorsqu'il entre dans la pièce. D'un air penaud, il rampe sur la chaise de chiropracteur en cuir sur laquelle elle va le crucifier contre le mur. Après lui avoir attaché fermement le cou, les poignets et les chevilles, elle lui met négligemment des pinces chirurgicales sur les mamelons. « Ça fait mal ? lui demande-t-elle avec une timidité feinte.
« Ça fait mal ? » - Eh bien... », commence-t-il, mais avant qu'il ait le temps de finir sa phrase, elle empoigne ses parties génitales et les tord comme un vulgaire sac à provisions.
« Il faut que ce soit moins confortable », commande-t-elle, et son jouet meurtri répond immédiatement. Il tend sa jambe à l'oblique dans un angle étrange. Tandis que des marques rouges de la taille d'une crêpe se forment sur les seins mutilés de Stan, je lui demande comment il se sent. Il marmonne lentement... prudemment : « Je contrôle... je ressens quelque chose mais c'est difficile de trouver un nom à cette émotion. - Stan ne sait pas bien s'exprimer et il minimise toujours tout, lance la gourou secoueuse de bourses. J'ai toujours agi de cette façon avec les hommes. Je me suis toujours dit que les hommes devraient être enfermés dans des niches et des écuries comme les chiens et les chevaux, et qu'il faudrait ne les laisser sortir que lorsque l'on a envie de s'amuser avec eux. C'est très commode. » Le flash de l'appareil photo commence à crépiter, Stan grimace de douleur devant le paparazzi, tandis que Maîtresse Barbara va ouvrir la porte. C'est Bob, son esclave à temps partiel. Il apporte une grande boîte qui, selon ses dires, contient des vidéos de travestis provenant du marché noir. Bob est un grand-père à la retraite qui sert Maîtresse Barbara avec l'autorisation mitigée de sa femme. « Ma femme l'accepte, mais c'est pas son truc, explique Bob en remuant la monnaie dans ses poches. Elle sait que c'est un de mes grands fantasmes
et que j'aime ça. Tant qu'elle sait chez qui je suis, et que les gens y sont sains et discrets, tout va bien. Je ne mentirai jamais à ma femme, je ne la tromperai jamais. Je ne couche pas avec d'autres femmes. On ne s'envoie pas vraiment en l'air ici. » Que ce soit avec Bob, Stan ou les autres. Maîtresse Barbara mène une vie hédoniste. Elle passe son temps libre à faire du bateau, de l'avion, ou de la plongée. Elle mange quand et où elle veut, elle n'a aucun problème pour assouvir ses besoins sexuels : elle les a entraînés pour ça. « Stan n'a pas le droit de bander sans mon autorisation. Il a appris à fonctionner à la demande. » Elle a tout d'une femme équilibrée, même si son comportement est totalement contradictoire avec l'idée que l'on se fait d'une femme équilibrée. De plus, elle se fait un maximum de pognon sans jamais avoir été inquiétée. Je décide que c'est le moment de retourner dans le monde de l'Amérique « de la tarte aux pommes pour le dessert et de la sexualité interdite en dehors des liens du mariage ». Je remets donc mon bandeau pour la suivre dans la lumière moite de l'après-midi. Comme nous marchons en aveugle en direction de la voiture, elle conclut en me chuchotant ces mots : « Ils pensent tous que je suis merveilleuse. D'autres peuvent croire que je suis complètement cintrée. Mais pourquoi ne pas vivre dans un monde où l'on vous adore ? »
Peu de temps après, j'ai rencontré une femme qui m'a infligé des tortures beaucoup plus subtiles et douloureuses que tout ce que Maîtresse Barbara pouvait imaginer avec ses instruments diabolico-sadiques. Elle s'appelait Rachelle. J'avais dix-neuf ans, elle vingt-deux lors de notre rencontre au Reunion Room, une boîte locale dans laquelle, bien que n'ayant pas l'âge, je pouvais entrer grâce à mon statut de journaliste. Elle était si belle que ça me faisait du mal de la regarder parce que je savais que je ne l'aurais jamais. Elle était mannequin, rousse, avec une coupe de cheveux à la Betty Page, un corps aux formes doucement généreuses, un visage parfait aux pommettes délicates. Au cours de la conversation, Rachelle m'a expliqué qu'elle venait juste de rompre avec son petit ami qui vivait toujours avec elle mais essayait de se trouver une chambre. Après avoir compris qu'elle était sous le coup d'un échec, une certaine assurance a lentement commencé à me gagner. Elle allait partir dans un mois à Paris pour y passer l'été ; j'avais donc du temps pour la draguer et, miraculeusement, la posséder. Les lettres que nous avons échangées par-delà l'Atlantique étaient aussi érotiques qu'inspirées. J'étais amoureux. À son retour, notre relation a repris avec encore plus de passion qu'avant. Une nuit où j'avais besoin de tendresse (ou simplement envie de baiser), je l'ai appelée et lui ai laissé un message. Quelques minutes plus tard, mon téléphone a retenti et j'ai décroché. « Pourquoi tu laisses des messages à ce numéro ? m'a demandé une voix masculine hostile. - C'est celui de ma petite amie, lui ai-je répondu sur un ton tout aussi agressif. - C'est aussi le numéro de ma fiancée », a-t-il rétorqué. À cet instant j'ai senti mon cœur se glacer, mille morceaux se sont brisés dans mes entrailles. « Tu sais qu'elle couche avec moi ? » Je bégayais. Il ne s'est pas mis en colère et n'a pas menacé de me tuer. Il était, tout comme moi, sous le choc. Pendant des semaines, j'ai erré, hébété, le cœur brisé. Juste au moment où je commençais à m'en remettre,' elle m'a appelé. « Je ne sais pas comment te l'annoncer... je suis enceinte. - Pourquoi tu me racontes ça ? lui ai-je demandé le plus calmement possible. - Je ne sais pas si le bébé est de toi ou de lui. - Bon... eh ben... on va dire qu'il est de lui », lui ai-je répondu d'un ton brusque. Et j'ai raccroché avant qu'elle n'ait le temps d'ajouter quoi que ce soit. Je l'ai rencontrée deux ans plus tard, au cours d'un dîner. Elle était toujours la même — vachement somptueuse — mais elle n'avait pas réussi sa carrière de mannequin. Elle était devenue officier de police et ressem-
blait, dans son uniforme bleu, avec sa casquette et sa matraque, à tout fantasme masculin de femme dominatrice. « Il faut que tu rencontres mon fils. Il te ressemble. » Je suis devenu livide, j'ai ouvert grande la bouche, incapable de prononcer autre chose qu'un « Quoi ? ! » tandis que défilaient dans ma tête les pensions alimentaires, les week-ends à faire du baby-sitting, ainsi que l'image d'un mari mûrissant une vengeance cruelle. Après avoir savouré cet instant, elle a retiré le poignard de ma poitrine, aussi rapidement et cruellement qu'elle l'y avait planté. « Mais je sais qu'il n'est pas de toi. J'ai fait faire des tests sanguins. » En réalisant que Rachelle m'avait trahi et vivait avec un autre, je me suis promis de me détacher de tout ce qui pouvait être de l'ordre des sentiments et de ne plus jamais faire confiance à qui que ce soit. Il fallait que je cesse d'être la victime de ma propre faiblesse et de mon sentiment d'insécurité vis-à-vis des autres, en particulier des femmes. Rachelle m'a laissé une cicatrice beaucoup plus profonde que celles que je me suis infligées depuis. C'est en grande partie la colère et la vengeance qui m'ont poussé à devenir célèbre, pour qu'elle regrette de m'avoir jeté. De plus, j'étais frustré de n'être qu'un journaliste musical. Le problème ne venait pas des magazines ni de mes articles, mais des musiciens eux-mêmes. Plus je faisais d'interviews, plus je perdais mes illusions. Ils n'avaient rien à dire. Je sentais que j'aurais mieux fait de répondre aux questions plutôt que de les poser. Je voulais passer de l'autre côté du miroir. J'avais interviewé Debbie Harry, Malcolm McLaren et les Red Hot Chili Peppers. J'avais écris des biographies promotionnelles pour Yngwie Malmsteen et d'autres trous du cul de hardeux dans le même genre. J'avais même publié un article sur Trent Reznor de Nine Inch Nails, sans me douter que c'était entre nous le début d'une relation qui allait ressembler à ce que j'aurais pu vivre en faisant un stage dans le donjon de Maîtresse Barbara, parsemée de pics imprévisibles. La première fois que j'ai vu Trent, il boudait dans un coin pendant une prise de son, tandis que son manager, Sean Beavan, coiffé de dreadlocks, tournait autour de lui d'un air protecteur. Une fois la conversation engagée, il s'est déridé et est devenu aimable. Je n'étais qu'un journaliste de plus. Dans cette ville où il ne connaissait personne, parler avec moi lui permettait de tuer le temps avant le concert. La fois suivante où Trent Reznor est passé en ville, j'assurais la première partie.
IL LEVA LES BRAS. « JE NE SUIS PAS SARCASTIQUE, J'ESSAIE UN TRAITEMENT DE CHOC AVEC DES MOTS POUR QUE VOUS COMPRENIEZ QUE VOUS RACONTEZ DES CONNERIES ! VOUS ÊTES EN TRAIN DE ME PARLER D'UN PSEUDONYME EN TRAIN DE PRENDRE FORME HUMAINE ! »
MARILYN
U N E DE MES PREMIÈRES ILLUSTRATIONS
Manson était un parfait héros de roman pour un écrivain frustré comme moi. C'est un personnage qui, à cause du mépris qu'il a pour le monde dans lequel il vit et, encore pire, pour lui-même, utilise toutes les ruses pour que les gens l'aiment. Et une fois qu'il a gagné leur confiance, il s'en sert pour les détruire. Il aurait dû être le héros d'une assez longue nouvelle d'une soixantaine de pages. Le titre en aurait été La Monnaie de sa pièce et elle aurait
été refusée par dix-sept magazines. Et aujourd'hui elle serait dans la maison de mes parents en Floride en train de jaunir et de moisir dans le garage au milieu des autres textes. Mais l'idée était trop bonne pour la laisser pourrir. C'était en 1989 et les 2 Live Crew de Miami commençaient à faire les gros titres des journaux parce que, dans tout le pays, les propriétaires de magasins étaient arrêtés pour avoir vendu leur disque — catalogué comme obscène — à des mineurs. Des pontes et des célébrités se bousculaient pour soutenir le groupe, en démontrant que leurs textes n'étaient pas de la provocation, mais de l'art. Des comptines un peu cochonnes avec des paroles telles que « La p'tite Miss Cramouillette était assise sur une touffe d'herbette, les jambes écartées/Une araignée arriva, le nez elle y fourra et dit : "Sacrée Cramouillette" » avaient suscité un événement culturel. À cette époque je lisais des ouvrages sur la philosophie, l'hypnose, la psychologie des criminels et des masses (en plus de quelques livres sur l'occultisme et le crime). Sans compter que j'en avais vraiment marre de regarder à la télé les débats et les rediffusions sans fin des Années coup de cœur : je réalisais que les Américains étaient vraiment des crétins. Bref, toutes ces influences mélangées m'ont donné l'idée de créer mon propre projet scientifique et de prouver qu'un groupe blanc qui ne ferait pas de rap pourrait se révéler plus choquant et plus immoral que 2 Live Crew et ses comptines salaces. En tant qu'artiste, je voulais être le signal d'alarme le plus bruyant et le plus tenace qui existe, parce que je ne voyais pas d'autre issue : il fallait briser les liens de notre société avec le christianisme et la faire sortir du coma dans lequel nous plongent les médias.
Comme je n'arrivais pas à faire publier mes poèmes, j'ai réussi à convaincre Jack Kearnie, propriétaire du Squeeze, un petit club dans une rue piétonne, d'organiser des soirées à micro ouvert. Pour moi, c'était une façon de faire connaître mes textes. Je me suis donc retrouvé tous les lundis, mal à l'aise et désarmé, planté derrière le micro sur cette minuscule scène à réciter une poignée de textes en tout genre devant une assistance clairsemée. Les gens bizarres qui étaient présents me disaient que je ne racontais que des conneries, mais que j'avais une bonne voix. Ils me conseillaient tous de monter un groupe. Mais au fond de moi-même, je savais que personne n'aime la poésie et que leur conseil était juste — en plus, tous ceux que j'avais écoutés ou interviewés écrivaient des chansons qui ne voulaient rien dire. J'avais toujours rêvé de faire de la musique parce que c'était une part très importante de ma vie, mais jusque-là je n'avais jamais eu la confiance et la foi suffisante dans mes capacités pour
en faire sérieusement. Tout ce dont j'avais besoin était de quelques âmes résistantes pour se rendre en enfer en ma compagnie. Le Kitchen Club était l'épicentre de la scène underground de Miami. C'est un lieu que j'ai fréquenté régulièrement dès l'année où il a ouvert ses portes : ce club était niché dans un hôtel miteux peuplé de prostituées, de junkies et de clochards. Derrière, il y avait une piscine dont l'eau était répugnante à force de servir de baignoire et de laverie aux alcooliques qui s'étaient pissé et chié dessus. J'arrivais à l'hôtel le vendredi soir, j'y louais une chambre et, à la fin du week-end, je m'y retrouvais seul et malheureux, en train de vomir dans la baignoire après avoir avalé trop d'amphétamines et trop de vodka orange. Un vendredi, j'ai débarqué au club en compagnie de Brian Tutunick, un copain de mon cours de théâtre. J'étais vêtu d'un trench-coat bleu marine avec, peint dans le dos, « Jésus Notre Sauveur », des bas rayés et des rangers. À cette époque, j'avais l'impression d'être cool, mais maintenant je me dis que je devais ressembler à un trou du cul. (« Jésus Notre Sauveur » ?) En entrant, nous avons remarqué un type blond adossé à un pilier; ses cheveux style Pulp Fiction pendaient sur son visage. Il fumait une cigarette et riait. Je croyais qu'il se foutait de moi, mais lorsque je suis passé devant lui il n'a même pas tourné la tête. Il regardait juste dans le vide en gloussant comme un malade. Tandis que la sono crachait Life is Life de Laibach, version marche militaire yougoslave, j'ai repéré une fille aux cheveux noirs avec des seins énormes (chez les filles au look gothique, on appelle ça les biscuits de Dracula). En hurlant par-dessus la musique, je lui ai expliqué que j'avais une chambre à l'hôtel au-dessus et j'ai essayé de la convaincre d'y monter avec moi. Mais, pour la quatre-vingt-dix-neuvième fois cet été-là, je me suis pris un râteau parce qu'elle était venue au club avec un garçon qui s'est révélé être le type qui se marrait. Je l'ai suivie jusqu'à son pilier et je lui ai demandé pourquoi il se marrait. Il m'a expliqué, comme s'il faisait un cours de travaux pratiques, comment se suicider proprement ; en me donnant des quantités de détails essentiels, comme l'angle exact sous lequel il faut tenir le fusil, quel type de munitions utiliser... Il ne cessait de rire bizarrement à chacune de ses paroles et, tout en gloussant, il répétait ce qu'il venait de dire — calibre douze ou cortex cérébral, etc. — de façon qu'on sache bien ce qu'il y avait de si drôle. Il s'appelait Stephen, et il m'a expliqué au cours suivant que ça le faisait chier qu'on l'appelle Steve. Et que ça le faisait également chier qu'on épèle son nom avec un v à la place d'un ph. Il a continué à discuter sur la question des prénoms jusqu'à ce que Stigmata de Ministry passe et que les gothiques et les pseudo-punks s'arrêtent de danser pour se lancer dans un violent pogo. Tout ce cirque était le fait d'un mec efféminé, une sorte
de Crispin Glover à la chevelure pourpre, habillé d'une minijupe et d'un collant en peau de léopard. Par la suite, il est finalement devenu notre second bassiste. Complètement inconscient de ce qui se passait autour de lui, Stephen m'a expliqué que si j'aimais Ministry, je devais écouter Big Black. Puis, avec force détails, il s'est mis à analyser le jeu de guitare de Steve Albini — les techniques qu'il utilisait, les tonalités qu'il produisait — pour enchaîner sur les méthodes de production d'Albini et les paroles de son album Songs About Fucking. Cette nuit-là je n'ai pas baisé, ce qui m'a fait bien chier, mais ce n'était pas nouveau. Nous avons échangé nos numéros de téléphone. Il m'a appelé la semaine suivante pour me dire qu'il voulait me faire une cassette de Songs About Fucking et m'apporter un autre truc qui m'intéresserait énormément. Il n'a pas voulu me dire ce que c'était. Il voulait juste venir me voir et me le donner. À la place de Big Black, il m'a apporté la cassette d'un groupe du nom de Rapeman et il a passé plusieurs heures à improviser sur la filiation entre les deux groupes, sans cesser de se balancer d'avant en arrière. Un peu comme un autiste. J'ai appris plus tard qu'enfant il avait eu un problème d'hyperactivité et que ses parents l'avaient soigné au Ritalin. Il ne prenait plus ce médicament, mais il partait souvent dans des états de confusion assez impressionnants. Sa mystérieuse surprise consistait en une boîte de sardines rouillée dont la date de péremption remontait à juin 1986. Il ne m'a jamais donné d'explication pour ce geste. Il pensait peut-être que j'allais en faire du Andy Warhol et en tirer des sérigraphies. Nous avons commencé à passer beaucoup de temps ensemble, à traîner dans mes lectures de poésie et à aller aux concerts de groupes merdiques du sud de la Floride qu'à l'époque je ne trouvais pas trop mal. Un soir, à la fin d'un concert, nous sommes rentrés chez moi et je me suis mis à fouiller dans les poèmes dont je voulais faire des chansons et les bouts de paroles que j'avais écrites. J'espérais qu'il jouait d'un instrument car il me semblait tout savoir question électricité, mécanique et pharmacologie. Je lui ai donc demandé. La réponse m'est parvenue sous forme d'un long monologue emberlificoté à propos de son frère qui était musicien de jazz et jouait de tout un tas d'instruments à anche, de claviers et de percussions. « Je sais jouer de la batterie — hé, hé, hé, de la batterie, hé, hé — enfin dans le genre — hé, hé, dans le genre, hé », a-t-il fini par avouer. Mais je ne comptais pas avoir de batteur. Je voulais démarrer un groupe de rock qui utiliserait un synthé, ce qui me semblait quelque part original à une époque où seuls les groupes de musique industrielle, de danse et de hip-hop utilisaient ce genre de matériel.
« Contente-toi d'acheter un clavier et on démarre un groupe », lui ai-je répondu. Stephen n'a pas fait partie de la première mouture du groupe, pas plus que la personne suivante que j'ai rencontrée et appréciée. J'étais dans un magasin de disques du centre commercial de Coral Square en train d'acheter des cassettes de Judas Priest et de Mission U.K. pour l'anniversaire de mon cousin Chad. Un employé bien bronzé, ressemblant à un exotique squelette du Moyen-Orient surmonté d'une coiffure afro plus imposante que celle de Brian May, est venu à ma rencontre et a essayé de me refiler des albums de Love and Rockets. Son badge l'identifiait comme Jeordie White. Une de ses collègues avait taillé des pipes, voire plus, à pratiquement tous ceux qui appartenaient à la scène du sud de la Floride, moi exclu, mais Jeordie inclus (bien qu'il le nie toujours aujourd'hui). Presque un an après, Jeordie et moi allions former un groupe parodique appelé Mrs. Scabtree et interpréter une chanson célébrant la contribution de Lynn à la scène musicale. Le titre en était Herpes. Jeordie chantait habillé comme Diana Ross pendant que je jouais de la batterie en utilisant un pot de chambre en guise de tabouret. Jeordie allait prendre le nom de Twiggy Ramirez. Mais pour l'instant, il n'était qu'un sympathique doux-dingue affublé d'un T-shirt Bauhaus qui cherchait quelqu'un qui le comprenne. Lorsque j'ai rencontré Jeordie au centre commercial la fois suivante, il jouait de la basse pour Amboog-A-Lard, un groupe de death metal. Inutile d'essayer de le persuader de les quitter. Je me suis contenté de lui demander s'il connaissait un bon bassiste. Il m'a soutenu qu'il n'en existait pas un seul dans tout le sud de la Floride. Et il avait raison. J'ai fini par en parler à Brian Tutunik, mon copain du cours de théâtre. Dès le départ, je savais que j'avais tort car cela faisait un moment qu'il parlait de former son propre groupe et il n'avait aucune intention que j'en fasse partie. Il pensait sûrement me faire une faveur en intégrant la section rythmique de Marilyn Manson and the Spooky Kids plutôt que le devant de la scène comme il le désirait, mais c'était le contraire, car il était un piètre bassiste, un lourdaud de garçon coiffeur, futur végétarien et adorateur de Boy George. Tout cela le plaçant à des années-lumière de l'agressivité recherchée. Il a tenu deux shows avant que nous le foutions dehors. Il s'est consolé en formant Collapsing Lungs, un mauvais groupe de metal industriel édulcoré avec des titres comme Wbo Put a Hole in My Rubber? (Qui a fait un trou dans ma capote ?) Ils pensaient être un don de Dieu pour le sud de la Floride, surtout après avoir signé à Atlantic Records. Je leur ai jeté un sort. Aujourd'hui Dieu les fait pointer au chômage (je suis pas entièrement responsable de leur chute). Être de mauvais musiciens et écrire de mauvaises chansons de metal industriel sur la façon de sauver les tortues de mer n'a pas du tout aidé leur carrière.
J'ai trouvé le membre suivant du groupe au cours d'une soirée où tout le monde était bourré. Un crétin à face de rat, totalement parti, avec des cheveux bruns et gras et de longs bras de singe, s'est écroulé sur le canapé à côté de moi en affirmant être gay, avant de commencer à étaler sa science. Il s'est présenté : Scott Putesky. Il semblait avoir de grandes connaissances techniques sur la manière de faire de la musique. Encore mieux, il possédait un magnétophone à quatre pistes. J'avais un concept mais pas de véritables connaissances musicales; de plus j'étais facilement impressionnable. Scott était le premier véritable musicien avec qui j'étais entré en contact, alors je lui ai demandé de rejoindre le groupe. Un peu plus tard je l'ai rebaptisé Daisy Berkowitz. Il s'est immédiatement révélé être un fouteur de merde, car lorsque je l'ai appelé le lendemain, sa mère m'a répondu d'une voix nasale et caustique : « Désolé, Scott n'est pas là. Il est en taule. » Je me suis dit qu'elle plaisantait mais, en fait, en revenant de la soirée, il s'était fait choper pour conduite en état d'ébriété. Auparavant, Scott avait fait partie de différents groupes locaux de rock et de new wave, et presque tous ceux avec qui il avait travaillé avaient envie de le tuer parce qu'il était très prétentieux et se berçait d'illusions en pensant qu'il avait beaucoup de talent. Certaines personnes parlent mieux qu'elles ne jouent, mais Scott ne réussissait ni l'un ni l'autre. Il savait juste faire ce qu'il fallait pour emmerder le monde. C'était le genre de type à dire aux filles : « Tu serais splendide, si seulement on ne voyait pas ta tête. » Et il pensait leur faire un compliment. J'aurais pu faire de la scène sous mon véritable nom, mais j'avais besoin d'une identité secrète pour pouvoir écrire sur ma musique dans 25th Parallel. J'ai donc soigneusement choisi ce pseudo, un surnom qui sonne magique comme charabia ou abracadabra. Les mots Marilyn Manson me semblaient être un symbole correct pour désigner l'Amérique moderne :
à la minute même où je les ai jetés sur le papier, j'ai su ce que je voulais devenir. Tous les hypocrites que j'avais croisés dans ma vie, de Mlle Price à Mary Beth Kroger, m'avaient aidé à prendre conscience que chacun d'entre nous possède une face claire et une face sombre et que l'une ne peut vivre sans l'autre. Je me rappelle avoir lu Le Paradis perdu au lycée ; j'avais été frappé par le fait qu'après que Satan et ses compagnons se sont révoltés contre les cieux, Dieu a réagi à cet outrage en créant l'homme de façon qu'il puisse avoir une créature à son image mais qui ne possède pas son pouvoir. En d'autres termes, pour John Milton, l'existence de l'homme n'est pas simplement le résultat de la bienveillance de Dieu, mais également de la malveillance de Satan. En tant que bipède, l'homme est par nature attiré (que vous appeliez ça instinct ou péché originel) du côté de sa face démoniaque, ce qui doit être la raison pour laquelle on me pose toujours des questions sur la partie la plus sombre de mon nom, mais jamais sur Marilyn Monroe. Bien qu'elle reste le symbole de la beauté et du glamour, Marilyn Monroe avait une face sombre exactement comme Charles Manson possédait une face bonne et intelligente. L'équilibre entre le bien et le mal, et les choix que nous faisons entre les deux, sont probablement l'un des aspects les plus importants qui forgent notre personnalité et l'humanité. Je pourrais développer davantage, mais tout est sur Internet (essayez le alt.life's-onlyworth-living-if-you-can-post-it-online-later newsgroup). Tout ce que je peux ajouter, c'est que le premier article sur Marilyn Manson a été écrit par Brian Warner. Et qu'il n'a rien compris à ce que je voulais faire. À cette époque, Charles Manson avait été ramené sur le devant de l'actualité : on avait fait sur lui une émission spéciale au nom du sacrosaint indice d'écoute. Lorsque j'étais au lycée, j'avais acheté son album Lie, sur lequel il chantait bizarrement des chansons originales presque comiques comme Garbage Dump et Mechanical Man que j'ai incorporé dans My Monkey, l'un de mes poèmes. « J'avais un petit singe/Je l'ai envoyé à la campagne et je lui ai donné à manger du pain d'épice/Alors est arrivé un teuf-teuf, qui a rendu mon singe fou-fou/Et maintenant mon singe est mort/Enfin c'est ce qu'il paraît, mais de toute façon, nous aussi, hein ?/(Ce que je fais, c'est ce que je suis, je ne suis pas éternel.) » Mechanical Man marquait le début de mon identification à Manson. C'était un philosophe doué, plus fort intellectuellement que ceux qui l'ont condamné. Mais en même temps, son intelligence (et ce n'est pas peu dire, puisqu'il réussissait à charger les autres d'agir à sa place) le faisait passer pour un type excentrique et fou, parce que les extrêmes — qu'il s'agisse du bien ou du mal — ne rentrent pas dans la définition que la société a de la normalité. Bien que Mechanical Man soit apparemment une comptine, c'était également une métaphore sur le sida, dernière des manifes-
tarions de la vieille habitude que l'homme a de se détruire à cause de sa propre ignorance, que ce soit dû à la science, la religion, le sexe ou les drogues. Après avoir adapté cinq ou six de mes poèmes et diverses notes en chansons, nous étions prêts à affronter le sud de la Floride pour leur montrer nos sales gueules que, pour des raisons stratégiques, nous avions entièrement recouvertes de maquillage. Stephen n'ayant malheureusement toujours pas acheté de clavier, nous avons récupéré un pauvre mec du nom de Perry, au visage couvert d'acné. J'avais un autre problème : une des nombreuses névroses que l'école chrétienne m'avait léguées était une peur panique de la scène. En CM2, le professeur d'art dramatique m'avait choisi pour jouer le rôle de Jésus dans une pièce de l'école. Pour la scène de la crucifixion, il avait voulu que je porte un pagne. Oubliant la cruauté dont les enfants sont capables, j'ai emprunté à mon père une vieille serviette éponge tout effilochée que j'ai portée sans rien dessous. Après être mort sur la croix, je suis retourné dans les coulisses, où plusieurs élèves plus âgés m'ont arraché la serviette, avec laquelle ils ont commencé à me fouetter en me poursuivant dans le hall. C'est un classique parmi les cauchemars préadolescents : courir nu dans un couloir devant toutes les filles que vous aimez et tous les garçons que vous haïssez. Bizarrement, j'ai réussi à chasser cette peur en montant sur scène, mais je ne suis jamais arrivé à me débarrasser du ressentiment que j'ai à l'égard de Jésus pour m'avoir traumatisé. Notre premier show a eu lieu au Churchill Hideaway de Miami. Vingt personnes se sont pointées, même si maintenant que nous sommes célèbres, il y a au moins vingt et une personnes qui prétendent avoir été présentes. Brian, alias Olivia Newton Bundy (il avait changé de nom suivant notre marque de fabrique qui consiste à combiner une starlette à un tueur en série), le gros garçon coiffeur, tenait la basse. Perry le boutonneux (qui s'est lui-même rebaptisé Zsa Zsa Speck sans se rendre compte du calembour sur son visage spectaculairement boutonneux) jouait du clavier. Scott le fasciste du quatre-pistes (Daisy Berkowitz) jouait de la guitare. Nous utilisions le synthé Yamaha RX-8 de Scott (machine qui, tout comme Scott, nous quitterait un jour, à la différence près que nous n'avons plus jamais entendu parler d'elle). Étant très prosaïque, je portais un T-shirt Marilyn Monroe, auquel j'avais ajouté une croix gammée style Manson sur le front. Comme on venait récemment de m'enlever un grain de beauté présentant des risques de cancer près du mamelon, à l'endroit même où le Christ avait été blessé, des gouttelettes de sang avaient traversé le tissu et taché l'œil gauche de Marilyn Monroe. Bien que le médecin m'ait bien ordonné de ne pas toucher la zone autour de l'incision, j'ai étiré la peau aussi violemment que
possible dès que je suis rentré chez moi. Mes premiers nouveaux hobbies en tant que Marilyn Manson étaient nés : la scarification et la modification du corps, que je prolongeai, plus tard, grâce à un chirurgien esthétique qui a ramené les lobes de mes oreilles à des proportions plus humaines.
La scène du Churchill's Hideaway consistait en plusieurs planches de contreplaqué posées sur des rangées de briques et la sono revenait pratiquement à une paire d'écouteurs de walkman séparés l'un de l'autre et scotchés sur le mur de chaque côté de la scène. Nous avons ouvert avec un de mes poèmes favoris, The Telephone. « Je suis réveillé par la sonnerie incessante du téléphone », ai-je commencé, mon croassement se changeant en grognement tandis que je me demandais s'il y avait assez de bordel sur scène pour retenir l'attention du public. « J'ai encore des croûtes de rêve dans le coin de mes yeux, ma bouche est sèche, pâteuse et a un goût de merde. « Encore la sonnerie. Lentement, je sors du lit. Les vestiges d'une érection persistent dans mon caleçon tel un invité gênant. « Encore la sonnerie. Avec précaution, je m'enfuis dans la salle de bains pour ne pas exhiber ma virilité aux autres. Là, pour la forme, je fais les grimaces du matin, qui semblent toujours précéder ma contribution quotidienne à l'eau autrefois bleue des toilettes que j'ai toujours plaisir à rendre verte. « Encore la sonnerie. Je secoue deux fois comme la plupart des gens, car je suis contrarié par la petite goutte qui semble toujours rester et qui crée une petite surface d'humidité sur le devant de mes slips. Alangui, paresseux, je trébuche lentement dans la turne où mon père fume tout le temps. Des cigares dans son fauteuil rembourré. « Oh, ça pue ! » La chanson s'est déroulée, tout comme le show, et je ne sais pas ce que j'ai fait ensuite, si ce n'est que je me suis retrouvé dans les toilettes du club en train de vomir. Je me disais que le show avait été épouvantable pour les spectateurs aussi bien que pour les musiciens. Mais une chose curieuse s'est produite tandis que je me penchais au-dessus de mon amalgame putride composé de pizza, de bière et de pilules. J'ai entendu des applaudissements et j'ai aussitôt senti monter en moi quelque chose qui n'avait rien à voir avec l'envie de vomir. C'était un sentiment de fierté, d'accomplissement et d'autosatisfaction suffisamment fort pour éclipser
l'image dégradante que j'avais de moi-même et mon passé de souffredouleur. C'était la première fois de ma vie que je ressentais ça. Et je voulais encore ressentir ça. Je voulais être applaudi, je voulais être sifflé, je voulais en mettre plein la gueule aux gens. Rares sont les anecdotes de ma vie qui se sont terminées banalement et cet incident-ci est arrivé à trois heures du matin lorsque je rentrais à Fort Lauderdale dans la Fiero rouge de ma mère. En passant sur l'autopont au-dessus de Little Havana et son ghetto rongé par la criminalité, l'autoradio est tombé en panne. Je me suis garé sur le bas-côté pour voir ce qui n'allait pas et j'ai découvert que je ne pouvais pas redémarrer la voiture. La courroie de l'alternateur avait cassé net, et moins d'une heure après avoir compris quelle était ma vocation, j'étais planté là, tout seul, à essayer de trouver un téléphone dans Little Havana, où les chances d'un clown barbouillé de maquillage du nom de Marilyn Manson de ne pas se faire casser la gueule étaient vraiment très minces. La seule bonne chose qui est ressortie de cette expérience, alors que le camion de dépannage n'est arrivé qu'à dix heures du matin, c'est que, tôt dans ma carrière, j'ai définitivement perdu l'habitude de me coucher après un concert. Notre premier vrai show a eu lieu au Reunion Room. J'avais réservé en disant à Tim, manager et DJ de l'endroit : « Écoute, j'ai ce groupe, nous allons jouer ici et nous voulons 500 dollars. » Les groupes étaient en général payés entre 50 dollars et 150 dollars. Tim a pourtant accepté mon prix. Leçon numéro un intitulée « Comment manipuler l'industrie de la musique » : se comporter comme une rock-star pour être traité comme telle. À la fin du show, nous avons viré du groupe le boutonneux et le gros type : il ne fait aucun doute qu'aujourd'hui ils doivent vendre des sandwiches, se presser les boutons ou être les vedettes d'un sitcom, Le Boutonneux et le Gros Type, qui a duré deux épisodes. Nous avons alors débauché Brad Stewart, le sosie de Crispin Glover, qui bossait au Kitchen Club. Il jouait dans Insanity Assassin, un groupe concurrent qui comprenait Joey Vomit à la basse et Nick Rage au chant. Ce dernier était un type courtaud, qui pensait cependant être un grand mec maigrichon et séduisant. Convaincre Brad de jouer de la basse avec nous n'a pas été
difficile (même s'il jouait de la guitare dans Insanity Assassin) car, musicalement, nous poursuivions les mêmes buts et nous avions de meilleurs noms de scène. Il est devenu Gidget Gein. Nous avons laissé Stephen rejoindre le groupe en tant que Madonna Wayne Gacy, même s'il n'avait pas de clavier. Sur scène il jouait avec des soldats de plomb. Pour le meilleur et pour le pire, un personnage supplémentaire est venu agrémenter notre galerie des horreurs. Elle s'appelait Nancy et était psychotique dans tous les mauvais sens du terme. Elle connaissait ma petite amie Teresa, une des premières personnes que j'avais rencontrées après que Rachel s'était payé ma tête. Je recherchais une image maternelle plutôt qu'une image de top model. Je l'ai rencontrée à un concert de Saigon Kick au Button South. Teresa travaillait dans la même usine que Tina Potts, Jennifer et la plupart des filles avec qui je me suis retrouvé dans l'Ohio. Elle avait un léger embonpoint, des mains fines et une petite mèche blonde comme celle de Stephen. On les prenait toujours pour des jumeaux. J'avais déjà croisé Nancy quand je travaillais dans le magasin de disques : c'était une énorme fille style gothique, qui ne ressemblait à rien dans sa robe de mariée noire. Lorsque Teresa me l'a présentée un an plus tard, Nancy avait perdu vingt-cinq kilos et avait une attitude qui voulait dire : je-suis-mince-et-je-vais-faire-payer-à-la-terre-entière-toutes-cesannées-pendant-lesquelles-j 'ai-pas-baisé-parce-que-j 'étais-grosse. Ses cheveux bouclés noirs tombaient sur ses épaules, ses nichons tombaient en gants de toilette sous un débardeur provocant, ses traits étaient hispanisants, son visage pâle et elle sentait fort, une odeur mi-fleurie mi-nocive. Un jour, je lui ai expliqué mes idées de spectacle total; je comptais les inclure dans les prochains shows. Impossible ensuite de lui échapper. Elle s'est imposée dans le groupe comme une tique qui a décidé de faire sa vie sous la peau d'un éléphant. À chaque idée dans laquelle une fille était impliquée (et peu importait le degré extrême d'humiliation), elle était immédiatement volontaire pour y participer. Puisqu'elle était volontaire et que j'étais désespéré — et puisque surtout elle me semblait être quelqu'un que les autres allaient détester autant qu'ils me détestaient, je me suis avoué vaincu. Nos singeries ont très vite tourné au dépravé. La première fois que nous sommes montés sur scène ensemble, je chantais en la tenant en laisse tout au long du show — bien évidemment pour exprimer mon point de vue sur notre société patriarcale, et pas du tout parce que ça m'excitait de traîner une femme vêtue du strict minimum autour de la scène avec une laisse en cuir. Peu de temps après, Nancy m'a demandé de la frapper au visage : j'ai donc commencé, show après show, à la frapper de plus en plus fort.
Ça a dû lui provoquer des dégâts au cerveau car elle est tombée amoureuse de moi. Je sortais pourtant avec Teresa, elle-même très amie avec Cari, le petit ami de Nancy. Cari était un grand type, débile mais bien intentionné, avec de larges hanches et un visage très doux, presque efféminé. Cette situation boiteuse s'est encore aggravée lorsque Nancy et moi avons commencé sur scène à explorer la sexualité en plus de la douleur et de la domination. Je la pelotais, je lui suçais les seins, elle se mettait à genoux en caressant tout ce qui lui passait à portée de la main. Sans jamais baiser, nous allions aussi loin que possible pour n'avoir aucun problème avec ma copine, son mec ou la loi. Pendant un concert, nous l'avons enfermée dans une cage et, tandis que le groupe jouait People Who Died du Jim Carroll Band, j'ai fait démarrer une tronçonneuse et j'ai essayé de broyer le métal. Mais la chaîne a sauté et m'a frappé entre les deux yeux, m'entaillant profondément le front : le sang maculait mon visage. J'ai tout juste réussi à finir le show, car je voyais tout en rouge. Comme dans tout bon spectacle total, il y avait un message derrière la violence. La plupart du temps, ça ne m'intéressait pas de faire du mal aux autres ou à moi, ou alors cela servait à faire réfléchir les gens sur leur manière d'agir, la société dans laquelle ils vivent ou les choses qu'ils trouvent comme allant de soi. Parfois, pour mettre en application mes hypothèses, il m'arrivait de lancer au public des douzaines de petits sacs hermétiques : une moitié d'entre eux était remplie de cookies au chocolat, l'autre moitié de merde de chat. Ou bien j'exploitais le côté dangereux et menaçant des films pour enfants apparemment inoffensifs, des livres ou des objets du quotidien comme un simple panier-repas en métal. Ces fameux paniers qui ont été interdits dans les écoles de Floride, par peur que les mômes les utilisent pour s'assommer. Pendant Lunchbox, je mettais régulièrement le feu à un de ces paniers-repas, je me déshabillais et dansais autour pour tenter d'en chasser les démons. Au cours de certains shows, je tentais à ma manière de réitérer la leçon de Willy Wonka : je pendais une pinata en forme de baudet au-dessus de la foule, et posais un bâton sur le bord de la scène. Ensuite, je les avertissais : « S'il vous plaît, ne l'ouvrez pas. Je vous en supplie. » La psychologie humaine étant ce qu'elle est, des gamins
du public attrapaient systématiquement le bâton et frappaient sur la pinata, obligeant tout le monde à en subir les conséquences : au lieu des cadeaux, une pluie de cervelles de vaches, de foies de poulets et d'intestins de porcs dégringolait du baudet étripé. En plein pogo, les gens glissaient sur cette masse de viande avariée et se fendaient le crâne dans une totale débauche intestinale. Cependant, les exploits les plus scabreux sont venus plus tard, à la suite d'un voyage catastrophique à Manhattan, au cours duquel j'ai écrit ma première vraie chanson. Une fille, au prénom prétentieux style Asia, que j'avais rencontrée lorsqu'elle travaillait au McDonald de Fort Lauderdale, passait l'été à New York et m'a offert un billet d'avion pour un week-end. Je sortais avec Teresa, mais j'ai quand même accepté — je n'étais pas amoureux d'Asia, tout ce qui m'intéressait, c'était un voyage gratuit à New York. Je pensais que je pouvais y trouver un contrat d'enregistrement pour notre groupe et j'ai donc pris sur moi une démo rudimentaire. Je n'étais jamais content de nos démos, que Scott ne manquait jamais d'enregistrer, parce que nous y faisions l'effet d'un petit groupe industriel, et que je nous imaginais jouer du punk plus immédiat, plus écorché. Le séjour à Manhattan a tourné à la catastrophe. J'ai découvert qu'Asia m'avait menti sur son nom et son âge. J'étais fou furieux — j'étais encore tombé sur une fille qui me décevait — et je suis sorti de l'appartement comme une tornade. Je ne saurai jamais si c'était par hasard, mais une fois dans la rue, je suis tombé sur Andrew et Suzie, deux nightclubers de Floride du Sud à la sexualité douteuse. Dans les clubs, j'avais toujours trouvé le couple classe et élégant, mais cet après-midi-là, à les voir pour la première fois à la lumière du jour, ils ressemblaient à des cadavres en décomposition et paraissaient avoir dix ans de plus que moi. Dans leur chambre d'hôtel, il y avait une télé câblée avec toutes les chaînes, phénomène nouveau pour moi. Je passais des heures à zapper d'un canal à l'autre, regardant Pat Robertson prêcher sur les maux de la société, avant de demander aux gens de l'appeler pour lui donner leur numéro de carte de crédit. Sur la chaîne suivante, un type s'enduisait la bite avec de la vaseline, puis demandait aux gens de l'appeler pour lui donner leur numéro de carte de crédit. J'ai attrapé le bloc-notes de l'hôtel et commencé à écrire des phrases comme : « Du cash dans la main et une bite sur l'écran, qui a dit que Dieu était toujours reluisant ? » J'imaginais Pat Roberston finissant son baratin plus-droit-que-moitu-meurs, avant d'appeler 1-900-VASELINE. « La Bible Belt achève les Américains, en remettant les pécheurs à leur place/Ouais, d'accord, c'est bien, si t'es si bon explique-moi pourquoi la merde te colle au visage ? » C'est ainsi que Cake and Sodomy est né. J'avais déjà écrit des chansons que je trouvais plutôt bonnes, mais
Cake and Sodomy était beaucoup plus qu'une bonne chanson. Véritable hymne sur une Amérique hypocrite bavant devant les nichons du christianisme, c'était le schéma directeur de notre futur message. Si les télévangélistes voulaient nous faire croire que le monde était si malsain, avec moi ils allaient savoir pourquoi ils pleuraient. Et des années plus tard, ils l'ont su. La même personne qui m'avait inspiré Cake and Sodomy, Pat Robertson, s'est mis à citer les paroles de la chanson et à les interpréter de travers devant son troupeau du 700 Club. Lorsque je suis revenu de New York, mes véritables ennuis ont démarré. Teresa était censée m'attendre à l'aéroport, mais elle ne s'est jamais pointée et son téléphone sonnait dans le vide. J'ai donc appelé Cari et Nancy qui habitaient près de l'aéroport. « Tu sais où est cette salope de Teresa ? C'était merdique à New York, je suis planté à l'aéroport, j'ai pas une tune, et tout ce que je veux c'est rentrer chez moi pour dormir. - Teresa est sortie avec Cari », m'a répondu Nancy sur un ton froid qui laissait transparaître la jalousie que je ressentais aussi. Nancy m'a proposé de venir me chercher et de me raccompagner chez moi. Nous sommes arrivés et elle m'a suivi à l'intérieur. J'avais juste envie de m'écrouler, mais comme elle était venue à l'aéroport, je n'ai pas voulu paraître mesquin. Je me suis écroulé sur le lit et elle sur moi plus lourdement (dans tous les sens du terme) qu'elle ne l'avait jamais fait. Elle a enfoncé sa langue dans ma gorge et attrapé ma bite. J'étais très inquiet, disons que je ne voulais pas être pris en flagrant délit. Ma culpabilité n'était pas motivée par les notions de bien et de mal, mais plutôt par la peur de me faire prendre. Teresa ne m'en faisant jamais, j'ai fini par la laisser me tailler une pipe. Mais, comme sur scène, je n'ai pas voulu qu'on baise. Lorsque Teresa et Cari ont débarqué moins de quinze minutes plus tard, nous étions innocemment assis sur le lit en train de regarder la télévision. Cari s'est tout naturellement dirigé vers Nancy et l'a embrassée sur la bouche, sans savoir que, quelques minutes plus tôt, ce même orifice avait reçu plusieurs millions de mes spermatozoïdes. Sur le moment, je pensais que c'était marrant, comme un bon moyen de me venger; je ne savais pas que cette simple fellation était le commencement de six mois de terreur gothique.
LE DÉSIR D'AIMER, POUSSÉ À SES LIMITES, EST UN DÉSIR DE MORT.
FORT
Lauderdale, Floride, le 4 juillet 1990. Le truc dans la paume d'une main tendue vers moi est une dose d'acide qui, dans un instant, va oblitérer toutes ces informations. Teresa, ma petite amie, a déjà pris de l'acide auparavant. Nancy, la psychotique, également. Moi, jamais. Je le laisse faire effet dans ma bouche jusqu'à ce que j'en aie marre, puis je l'avale et retourne plier les vestiges du premier concert privé de Marilyn Manson and the Spooky Kids, j'ai confiance dans ma volonté qui sera forcément plus forte que tout ce que ce minuscule carré de papier peut me réserver. Andrew et Suzie, le couple qui m'avait donné l'acide, sourient avec un air de conspirateurs. Je leur fais un clin d'œil, sans être très sûr de ce qu'ils veulent me faire comprendre. Les minutes passent... rien. Je m'allonge dans l'herbe et je me concentre pour savoir si l'acide fait effet — si mon corps est différent, si ma perception a changé, si mes pensées se voilent. « Ça y est ? Tu le sens ? » me dit une voix gluante et maladive qui souffle près de mon oreille. J'ouvre les yeux pour voir Nancy qui, au travers de ses cheveux bruns, me lance un sourire masochiste. « Non, ça m'fait rien, je réponds rapidement pour me débarrasser d'elle, surtout que ma petite amie traîne dans les parages. - Il faut que je te parle, insiste-t-elle. - O.K. - Je suis en train de prendre conscience de pas mal de choses. À propos de nous. Enfin... j'veux dire... Teresa est mon amie, et Cari... à présent j'en ai plus rien à foutre de Cari. Mais nous avons besoin de leur dire ce que nous ressentons l'un pour l'autre. Parce que je t'aime. Et je sais que tu m'aimes, même si toi tu le sais pas. Ça n'a pas besoin d'être pour toujours. Je connais pas ton avis sur ce genre de choses. Je veux pas que ça interfère avec notre groupe » — notre groupe ! — « et l'osmose que nous avons sur scène. Mais nous pouvons essayer. Je veux dire, notre amour... » Au moment même où elle a prononcé le mot amour la dernière fois, son visage s'est éclairé dans le décor herbeux, tel un panneau d'affichage faisant de la pub pour l'aveuglement. Le mot amour semble suspendu dans les airs un sacré moment, cachant tout le reste de la phrase. Tout cela est très subtil. Mais je réalise que je suis en plein trip et que je ne peux pas faire demi-tour. « Tu sens ça... la différence, je lui demande, embarrassé. - Oui, bien sûr », dit-elle avec empressement, comme si nous étions sur la même longueur d'onde.
J'ai vraiment besoin d'avoir quelqu'un qui soit sur la même longueur d'onde sinon je vais péter les plombs. Mais je ne veux pas que ce soit elle. Oh, mon Dieu, surtout pas elle ! Légèrement désorienté, je me lève, et déambule dans la maison à la recherche de Teresa. Ils discutent dans tous les coins, réunis en petits groupes qui me sourient et me font signe de me joindre à eux. Je continue à avancer. La maison me semble sans fin. J'explore environ une centaine de pièces sans être vraiment sûr que ce ne soient pas les mêmes, avant de laisser tomber, persuadé que ma petite amie passe du bon temps à un endroit où je ne suis pas. Je me retrouve dans le jardin. Mais ce n'est pas le même jardin. Il fait sombre, il est vide, quelque chose ne va pas. Je ne suis pas sûr du temps que j'ai passé à l'intérieur. J'avance, j'erre. Des dessins compliqués, comme des esquisses au crayon, apparaissent dans les airs, pour disparaître quelques instants après. Je flashe sur eux en les regardant pendant un temps incertain avant de réaliser qu'il pleut. Ça n'a pas vraiment d'importance. Je me sens si léger et si incorporel que la pluie semble rebondir à l'intérieur de moi, pénétrant les couches de lumière qui émanent de mon corps. Nancy s'approche de moi, essaie de me toucher et comprend. Maintenant, je suis définitivement parti. Avec Nancy à la remorque, remplissant l'atmosphère de son odeur de fleurs mortes, je descends la pente jusqu'à un petit ruisseau artificiel. Tout ici n'est que crapauds à la peau grise sautant sur les rochers et dans l'herbe. À chaque pas, j'en écrase plusieurs en faisant jaillir leur sang gris-bleu. Leurs entrailles décolorées me collent aux chaussures, mortes et jaunes comme des brins d'herbe coincés sous les pieds en métal de meubles de jardin. Essayer de ne pas tuer ces choses qui ont des parents, des enfants, une vie à retrouver, me rend fou. Nancy essaie de m'expliquer, j'aimerais faire semblant de l'écouter. Mais je ne cesse de penser aux crapauds morts. Je suis persuadé de vivre un mauvais trip parce que si ça, c'est un bon trip, alors Timothy Leary a des explications à nous fournir. Je m'assois sur une pierre pour tenter de me reprendre, de me dire que c'est juste la drogue qui pense à ma place, que le vrai Marilyn Manson va être de retour dans quelques instants. Ou bien suis-je maintenant en présence du véritable Marilyn Manson, dont l'autre n'est qu'une représentation superficielle ? Mon esprit tourne autour de ma conscience comme la roue d'une machine à sous. Je reconnais quelques images — le terrifiant escalier qui descend dans mon vieux sous-sol, Nancy jouant à la morte dans une cage, les cartes de Mlle Price. Les autres, je ne sais pas — un officier de police au regard mauvais portant un habit de prêtre baptiste, des photographies de chattes inondées de sang, une femme couverte d'escarres, ligotée, dans
tous les sens, une bande de mômes déchirant un drapeau américain. Brusquement, la roue s'arrête sur une image. Elle monte et descend en bouillonnant confusément dans mon esprit à plusieurs reprises avant que j'arrive à la distinguer. C'est un visage, large, sans expression. Sa peau est terreuse et jaunâtre, comme s'il avait une hépatite. Ses lèvres sont complètement noires, autour de chaque œil une épaisse forme noire, comme une rune, a été dessinée. Lentement, il m'apparaît que ce visage est le mien. Mon visage est posé sur une table près d'un lit. Je tends le bras pour le toucher, je me rends compte que mes bras sont tatoués avec les motifs que j'avais décidé de me faire faire. Mon visage est en papier, il est sur la couverture d'un célèbre, d'un important magazine, c'est pour ça que le téléphone sonne. Je décroche en me rendant compte que je suis dans un endroit que je ne connais pas. Quelqu'un qui prétend s'appeler Tracy essaie de me dire qu'elle a vu le magazine avec mon visage en couverture et que ça l'a excitée. Je suis censé la connaître, car elle s'excuse de ne pas avoir donné de ses nouvelles depuis longtemps. Elle veut me voir sur scène ce soir dans un grand auditorium dont je n'ai jamais entendu parler. Je lui réponds que je m'en occuperai, je suis content qu'elle vienne, bien que déçu si c'est uniquement parce qu'elle a vu mon visage de papier. Puis je me roule sur un lit qui n'est pas le mien et je m'endors. « Les flics sont là ! » Quelqu'un hurle à mes oreilles, j'ouvre les yeux. J'espère que c'est le matin, que tout est terminé, mais je suis encore assis sur un rocher entouré de crapauds morts. Nancy et un type crient que les flics font une descente. La police m'a toujours rendu paranoïaque, car même quand je ne fais rien d'illégal, je pense à faire quelque chose d'illégal. Donc, dès qu'un flic est proche de moi, je suis mal à l'aise, nerveux, je m'angoisse à l'idée de dire un mot de travers ou de paraître si assurément coupable que, de toute façon, ils vont m'arrêter. Et avoir la tête bouffée par les drogues n'arrange rien à l'affaire. Nous nous enfuyons en courant. La pluie s'est arrêtée, tout est humide et doux sous mes pieds. Du coup, plutôt que de courir, j'ai l'impression de m'enfoncer dans le sol. Ma tête étant complètement embrouillée par l'acide, la situation prend d'énormes proportions, je sens qu'il faut que je sauve ma peau. Mon avenir tout entier dépend du fait que je me fasse prendre ou non. Nous arrivons et stoppons net devant une Chevrolet recouverte de sang frais et ruisselant, du capot jusqu'au coffre. Je suis dans de sales draps. « Qu'est-c'est c'bordel ? (Je pose la question à tout le monde autour de moi.) Qu'est-ce que c'est? Qu'est-c'qui s'passe? Quelqu'un! ! » Nancy s'approche de moi, je la repousse et trouve Teresa. Elle m'emmène dans sa voiture — sombre, odeur d'usine et claustrophobique. Elle
essaie de me calmer en me disant que l'autre voiture est juste peinte en rouge, que le rouge ressemble à du sang à cause des gouttes de pluie. Mais je suis complètement paranoïaque : des crapauds morts, des flics, une voiture ensanglantée. Je fais la liaison. Ils m'en veulent tous. Je peux m'entendre crier, sans savoir ce que je dis. J'essaie de sortir de la voiture. Je cogne sur le pare-brise, passant le poing au travers du verre prétendu incassable. Les bris de glace m'enveloppent la main comme une toile d'araignée, mes jointures saignent et ressemblent à une rangée de conduites d'égout ouvertes et vomissant des déchets. Puis nous nous asseyons, Teresa me murmure des trucs à l'oreille en me disant qu'elle sait ce que je ressens. Je la crois, je pense qu'elle aussi croit en ce qu'elle dit. Nous entrons dans la phase hallucinogène du trip pendant laquelle nous n'avons plus besoin de parler pour savoir ce que l'autre pense. Je commence à me calmer. Nous retournons à la soirée. Bien qu'ils soient moins nombreux, des gens sont encore là, rien ne prouve que les flics sont venus. Au moment où je suis en train de passer d'un mauvais trip à un trip supportable, quelqu'un — qui ne se rend pas compte que je me tue à redescendre — essaie de me pousser dans la piscine. Juste pour rire. Pas la peine d'être agrégé de maths pour se rendre compte qu'acide plus piscine égale mort certaine. Du coup, je panique, je commence à battre l'air avec mes bras. Nous engageons bientôt un combat de boxe, je vais le mettre en morceaux comme s'il était une poupée que j'essaie de mutiler. Je lui envoie mon poing en pleine gueule, avec mes phalanges à vif et à nu, qui ne me font même pas mal. Il trébuche, hors de ma portée, je remarque que tout le monde me regarde, abasourdi. « Allez, on va tous chez moi. » Je m'adresse aux gens qui m'entourent. On s'entasse dans la voiture — moi, ma petite amie, Nancy et son petit ami — soit les quatre ingrédients nécessaires à la recette de la détresse personnelle. De retour en ville, dans la maison de mes parents, nous allons directement dans ma chambre où nous retrouvons, allongé sur mon lit, telle une mèche qui attend une allumette, Stephen, mon clavier sans clavier. Il essaie de nous intéresser à la vidéo qu'il regarde : Abattoir 5. Le genre de film étrange, décousu et prise de tête qu'on n'a pas envie de regarder lorsqu'on est sous acide. Cari est immédiatement absorbé par le film, la télévision rayonne sur sa bouche qui bave d'admiration. Sans dire un mot, Nancy se lève à la hâte — d'une manière agaçante — et se dirige vers la salle de bains. Je suis assis sur le lit avec ma petite amie, mon cerveau clignote, de la même manière que le film danse sur Cari. Stephen bredouille un truc à propos des effets spéciaux. J'entends des grattements spasmodiques provenant de la salle de bains, comme des griffes de dizaines de rats frôlant la
baignoire. Dans un bref instant de lucidité, je réalise qu'il s'agit du bruit d'un crayon rageur sur une feuille de papier. Le son devient de plus en plus fort, submergeant celui de la télé, Stephen et tout le reste dans la pièce. Je sais que Nancy est en train d'écrire un truc qui va me rendre malheureux et ruiner ma vie. Plus le son enfle, plus j'imagine que ce qu'elle écrit est dément, tordu. Nancy ressort de la salle de bains, resplendissante d'une gloire vindicative : elle me tend le papier. Personne d'autre ne semble remarquer. C'est entre nous. Pour rassembler mes forces, je regarde le poste de télé. Je le regarde si intensément que j'en oublie le film. De toute façon, ça ne ressemble pas du tout à une télévision. Ça ressemble à une lumière stroboscopique. Je me retourne pour regarder Nancy. Mais je ne la vois pas. Je vois une belle femme qui fait la moue, elle a de longs cheveux blonds. Elle vient de se faire un brushing, elle porte un T-shirt Alien Sex Fiend qui cache ses courbes. Ce doit être Traci, la fille du téléphone... Le bruit du crayon est remplacé par la voix de David Bowie : « I. I will be king. And you. You will be queen. » (Moi, je serai roi. Et toi. Tu seras reine.)
Je tiens les doigts de Traci dans une main, une bouteille de Jack Daniel's dans l'autre. Nous sommes debout sur un balcon dominant une soirée qui semble être en mon honneur. « Je ne savais pas que tu étais aussi célèbre que ça », ronronne-t-elle, s'excusant pour un événement du passé dont j'ignore tout. « Je pensais que tu étais quelque chose de différent. » Il y a des lumières, des flashs. Bowie chante « We could be heroes just for a day. » (Nous pourrions être des héros, juste une journée.) Tout le monde nous sourit doucereusement. Elle semble être aussi célèbre que je semble l'être. « J'ai passé mon adolescence à me masturber en pensant à cette salope, caquette un roadie — un des miens ? - Qui ? je lui demande. -Ça. - Quoi ça ? - Traci Lords, mon sacré salopard. » À côté de nous, il y a un grand type affalé sur le sol : il a de longs cheveux noirs, son visage est peint en blanc. Il porte des platform-boots, des bas résille déchirés, un short en cuir noir ainsi qu'un T-shirt noir en lambeaux. Il me ressemble, ou bien il ressemble à ma caricature. Je me demande si c'est moi. Une grosse fille, avec des tiges et des anneaux en métal enfoncés dans la moitié de son visage et du rouge à lèvres maculant l'autre moitié, remarque que j'observe le grand type. Elle monte, pousse un garde du corps trapu — le mien ? — et, tandis que son visage ressemble à un stroboscope grotesque dans la lumière, elle explique : « Tu veux savoir qui est ce type ? Personne ne connaît vraiment son nom. Il est sans domicile fixe. Il gagne sa vie en faisant le tapin, puis il dépense l'argent qu'il a gagné à essayer de te ressembler. Il vient toujours ici, il danse sur tes disques. » J'écoute à nouveau la musique. Le DJ a mis Sweet Dreams des Eurythmies. Mais c'est plus lent, plus sombre, plus vicieux. La voix qui chante est la mienne. J'ai besoin de m'éloigner de cette scène surréaliste, de tous ces gens qui me traitent comme si j'étais une sorte de star dont ils pourraient sucer un peu d'intelligence. Traci me prend la main et m'entraîne, se déplaçant comme des billes de mercure dans les décombres d'un immeuble. Nous passons derrière un rideau blanc et vaporeux, jusqu'à une pièce vide réservée aux VIP, remplie de sandwiches que personne n'a touchés, et nous nous asseyons. Je tiens quelque chose dans les mains... un bout de papier. J'essaie de me concentrer sur l'écriture épaisse et baveuse. « Mon cher et adorable Brian (ça commence comme ça). Je veux virer mon petit ami, et je veux que tu viennes habiter avec moi. La semaine dernière, tu m'as dit que tu n'étais pas très satisfait de la manière dont
les choses évoluaient avec Teresa (merde, c'est Nancy). Je te rendrai tellement heureux. Je sais que je le peux. Personne ne s'occupera de toi comme je le ferai. Personne ne te baisera comme je le ferai. J'ai tant à te donner. » Je l'ai reposé. Je ne peux pas m'en occuper pour l'instant, pas tant que je suis en plein trip. Mais est-ce que je redescendrai un jour ? Nancy est debout devant la porte de la salle de bains, elle me regarde, sa taille nue est légèrement distendue sous son T-shirt moulant bleu marine. Son pouce est enfoncé dans la ceinture de son jean, elle se mord la lèvre inférieure. Elle n'est pas sexy. Elle est bizarre et difforme, comme une photographie de Joel-Peter Witkin. Je me lève, je me dirige vers elle. Teresa et Cari sont assis sur mon lit, ils regardent le film : ils ont totalement oublié notre présence ainsi que le babillage bizarre de Stephen. La brise fraîche souffle naturellement, en toute logique, par la fenêtre ouverte de ma salle de bains qui est noire comme du charbon, bien que les lumières dans ma tête fonctionnent comme un stroboscope. Je cherche en tâtonnant le bord en porcelaine de la baignoire, je m'y assois en essayant d'empêcher ma tête de tournoyer et de me rappeler ce que je voulais dire à Nancy. J'entends de la musique, à présent beaucoup trop forte, beaucoup trop puissante pour ma salle de bains. Je sens que je tourne de l'œil, j'essaie de résister. La musique est encore plus forte dans ma tête. « Ce n'est pas ma jolie maison ! Ce n'est pas ma jolie femme ! » À présent, la musique n'est plus seulement dans ma tête. Ce sont les Talking Heads, Once in a Lifetime. Elle m'enveloppe, elle vibre dans mon dos. Je m'allonge sur le sol, j'essaie de garder les yeux ouverts pour reprendre conscience. « Et tu te demandes : "Comment j'en suis arrivé là ?" » Elle — Traci — est penchée sur moi, elle retire ma chemise, découvrant des lacérations en forme de papillon que je ne me connaissais pas. Son autre main s'active sur les boutons de mon pantalon. Sa bouche est chaude, sirupeuse : je sens le goût de la cigarette et du Jack Daniel's. Elle commence à faire des choses avec cette bouche, ces petites mains et ces ongles rouge grenade que des millions d'hommes regardent depuis des années sur des vidéos d'occase — des films qui ne m'avaient jamais intéressé, malgré la fascination que j'ai pour sa vie. Elle baisse mon pantalon et, en gardant les bras bien croisés, elle enlève son haut. Elle remonte sa jupe, non pas pour l'enlever, mais pour me montrer qu'elle ne porte rien en dessous. Je suis cloué sur place. Elle ne semble pas malsaine, comme si elle jouait dans un film porno, même lorsqu'elle me taille une pipe. Elle est délicate, protectrice, angélique comme une plume suspendue en plein ciel au-dessus d'un enfer d'abjection et de viandographie. Je
suis bourré, et, l'espace d'une seconde, je suis aussi amoureux. Au travers du mince rideau de dentelle séparant l'enchevêtrement de langues, d'ongles et de chair du reste du club, j'aperçois la silhouette du garde du corps dans les stroboscopes : il garde la porte comme saint Pierre. « Une fois dans une vie... » À présent, je m'enfonce en elle. Elle crie. J'attrape ses cheveux, mais au lieu de longues boucles blondes, je saisis quelque chose de court, de touffu et rigide qui m'échappe des mains. Mes bras sont vierges de tatouages, les gémissements, étouffés par ma main, résonnent dans le silence. Merde, je suis en train de baiser Nancy. Qu'est-ce que je fais ? C'est le genre d'erreur qu'on ne peut pas oublier. Baiser une psychotique équivaut à en tuer une. Il y a des conséquences, des répercussions, un prix à payer. À chaque flash stroboscopique, le visage de Nancy se lève vers moi tandis qu'elle s'assoit sur la baignoire, en ouvrant et serrant ses jambes, écumante et humide comme les babines d'un chien affamé. Flash après flash, son visage devient de plus en plus déformé, tordu, inhumain, plus... démoniaque. C'est le terme exact. Mon corps continue à bouger, je la baise fort, mais ma conscience me crie d'arrêter. C'est bien ça. Je suis baisé. Je nique le diable. J'ai vendu mon âme.
« Et tu dois te demander : "Où mène cette autoroute ?" » Quelqu'un me mord le cartilage de l'oreille. J'aime ça, je pense que c'est Traci. Elle attrape mon collier de chien et attire ma tête vers elle. Son souffle chaud et moite murmure à mon oreille : « Je veux que tu viennes en moi. » La musique s'arrête, les lumières s'arrêtent : je jouis comme un bouquet de lys d'un blanc laiteux explose dans une fosse funéraire. Son visage est mort, sans émotion. Ses yeux ressemblent à des lampes de spots grillées. Les lumières venaient donc de là ? « Et tu dois te demander : "Ai-je raison ? Ai-je tort ?" Et tu dois te dire : "Mon Dieu ! Qu'est-ce que j'ai fait ?" »
J'ÉTABLIRAI DANS QUELQUES LIGNES COMMENT MALDOROR FUT BON PENDANT SES PREMIÈRES ANNÉES, OÙ IL VÉCUT HEUREUX; C'EST FAIT. IL S'APERÇUT ENSUITE QU'IL ÉTAIT NÉ MÉCHANT : FATALITÉ EXTRAORDINAIRE ! IL CACHA SON CARACTÈRE TANT QU'IL PUT, PENDANT UN GRAND NOMBRE D'ANNÉES ; MAIS, À LA FIN, À CAUSE DE CETTE CONCENTRATION QUI NE LUI ÉTAIT PAS NATURELLE, CHAQUE JOUR LE SANG LUI MONTAIT À LA TÊTE ; JUSQU'À CE QUE, NE POUVANT PLUS SUPPORTER UNE PAREILLE VIE, IL SE JETÂT RÉSOLUMENT DANS LA CARRIÈRE DU MAL... ATMOSPHÈRE DOUCE ! QUI L'AURAIT DIT ! LORSQU'IL EMBRASSAIT UN PETIT ENFANT AU VISAGE ROSE, IL AURAIT VOULU LUI ENLEVER SES JOUES AVEC UN RASOIR, ET IL L'AURAIT FAIT TRÈS SOUVENT, SI JUSTICE, AVEC SON LONG CORTÈGE DE CHÂTIMENTS, NE L'EN EÛT CHAQUE FOIS EMPÊCHÉ.
PENDANT
les semaines qui ont suivi le trip, je me suis senti déprimé, terrorisé, traqué, pris dans les filets de Nancy. Je la laissais prendre certaines décisions artistiques pour le groupe et, pire, je n'arrêtais pas de la baiser dans le dos de Teresa. C'était bon, mais ce n'était pas ça que je voulais. Cependant, chaque fois qu'on se voyait, elle voulait se mettre à poil. J'étais complètement possédé. Elle me faisait faire des trucs que je n'aurais pas dû, par exemple reprendre de l'acide. Cette fois, c'était avant un concert. J'avais reçu un coup de fil de Bob Slade, un DJ punk-rock de Miami avec une coupe au bol à la Monkees. Nous n'avions pas de manager à l'époque, alors je m'occupais de nos affaires, tant bien que mal. « Écoute, m'a-t-il dit de sa voix nasillarde et odieuse d'animateur de radio. On a besoin de vous les mecs au Club Nu en première partie de Nine Inch Nails. » Le Club Nu était un bar de camés de Miami que nous haïssions tous. J'ai accepté, bien que nous n'ayons que sept morceaux, que Brad soit toujours en train d'apprendre à jouer de la basse et que Stephen n'ait toujours pas acheté de clavier. L'occasion était trop bonne pour la laisser passer simplement parce que nous avions la frousse. Avant le show, Nancy m'a refilé un acide. Comme si ce fameux 4 juillet n'avait été qu'un mauvais rêve n'ayant rien à voir avec les drogues, je l'ai coincé sous ma langue sans arrière-pensée — sauf qu'après... Sur scène, je portais une robe orange courte et je baladais Nancy avec sa laisse et son collier habituels. Pour une raison inconnue, je n'ai pas décollé fort sur l'acide : par contre Nancy... Pendant tout le spectacle, elle a pleuré et hurlé en me suppliant de la frapper de plus en plus fort, jusqu'à ce que des zébrures apparaissent sur son dos pâle et anémique. Je me voyais faire et j'étais effrayé, mais aussi excité, principalement parce que la foule semblait prendre beaucoup de plaisir à notre drame psychédélico-sadomasochiste. Le show terminé, je me suis précipité backstage pour voir Trent Reznor qui, je pense, n'avait pas regardé le spectacle. « Tu t'souviens de moi ? » J'essayais de faire comme si je n'étais pas défoncé, bien que mes pupilles ultra-dilatées aient dû me trahir. « Je t'ai interviewé pour 25th Parallel. » Poliment, il a fait semblant de se souvenir de moi, je lui ai donné une bande, puis j'ai filé avant de dire un truc trop stupide. Rendu fou par les drogues, toujours envoûté par Nancy, je suis allé en trébuchant vers un endroit plus hospitalier du backstage — très probablement la loge de Nine Inch Nails — où elle m'attendait. On a baisé et j'ai à nouveau vu
le démon dans ses yeux. Pourtant, je n'avais pas peur. Nous commencions à bien nous connaître. L'affaire terminée, nous avons rajusté nos robes avant de nous diriger dans le hall où nous sommes tombés sur Cari, le mec de Nancy, et Teresa, ma copine. Le temps a semblé s'arrêter pendant cet étrange instant de reconnaissance. Personne n'a dit un mot. Nous savions ou croyions savoir. Mais quelque chose m'embêtait chez Teresa : depuis le début de notre relation, il y avait chez elle un mystère que je n'arrivais pas à percer, comme s'il y avait un cadavre enfermé dans le sombre placard de son cerveau. Elle vivait dans une minuscule maison, avec sa mère qui dormait sur le canapé du salon et son frère, une contradiction ambulante. C'était un plouc de routier, constamment saoul, branché culture hip-hop et b-boy. En théorie, il aurait dû passer son temps à se casser lui-même la gueule. Ce n'était jamais très drôle de dormir chez Teresa, car son frère était quelqu'un de violent qui cognait sur sa porte à en faire des trous, et son chien avait des puces, du coup je passais la moitié de la nuit debout, à me gratter. Bien qu'il eût mieux valu pour tous les deux que nous nous séparions, j'étais trop instable, j'avais trop peur de me retrouver seul et de ne plus l'avoir pour béquille. Il ne s'agissait pas de sexe, mais de soutien — elle payait tout, me conseillait, me traitait comme un enfant et tolérait mon harcèlement moral. Elle était douce, simple et nourricière, exactement ce que je recherchais après mon expérience avec Rachelle qui avait un cœur de pierre, qui était splendide mais manipulatrice. Mais lorsque je suis allé voir Teresa chez elle, le jour de la fête des mères, ses yeux étaient déjà bien cernés : ils semblaient encore plus sombres et opaques que d'habitude. Je lui ai demandé ce qui n'allait pas et, après avoir essayé d'éviter de répondre, elle m'a confessé qu'elle était tombée enceinte au lycée, avait accouché, puis qu'elle avait fait adopter l'enfant. Après ces aveux, je l'ai regardée différemment : je remarquais les vergetures sur ses hanches, sa façon de materner tout le monde. Lorsque je couchais avec elle, j'avais l'impression de baiser ma propre mère. Même si je la trompais avec Nancy, je ne pouvais pas m'empêcher d'être hypocrite et de me sentir rancunier, car comme toutes les femmes avec qui j'étais sorti — de la prétentieuse Asia à l'infidèle Rachelle — Teresa m'avait menti et trahi. Depuis ce jour, j'ai toujours l'angoisse que les femmes que je rencontre aient déjà un enfant, ou qu'elles veuillent en avoir un avec moi. En général, c'est le cas. J'ai également commencé à remarquer que Teresa et Nancy étaient reliées par une sorte d'équilibre de leurs deux poids. Teresa grossissait, Nancy maigrissait. Ce qui m'envoûtait c'était que Nancy voyait les trous qui parsemaient mon armure et faisait tout pour s'y frayer un chemin comme la rouille corrosive qu'elle était.
Lorsque je suis redescendu de mon trip d'acide, le lendemain du concert de Nine Inch Nails, j'ai également échappé à l'envoûtement de Nancy. J'avais l'impression que, depuis le 4 juillet, je n'avais vécu qu'un long trip. Je m'endormais en colère et troublé, essayant de comprendre ce qui, les mois précédents, n'allait pas chez moi. Elle m'a appelé en fin d'aprèsmidi. Je venais juste de me réveiller avec dans la tête le refrain de la pire des chansons que j'ai pu écrire : « Ce n'est pas ma petite amie/Je ne suis pas celui que tu crois. » Elle a attaqué avec son discours de merde habituel comme quoi elle allait mettre Cari dehors pour m'installer chez elle. Mais cette fois-ci, ça n'a pas pris. « Non, jamais ! j'ai explosé. Ce ne sont que des conneries. Premièrement, ce truc avec le groupe, c'est ter-mi-né. Je te vire. - Mais c'est aussi mon groupe, a-t-elle insisté. - Non, c'est MON groupe. Ça n'a jamais été ton groupe. T'as même jamais fait partie du groupe. Tu es un extra, un accessoire, et j'apprécie ce que tu as fait pour nous sur scène, mais c'est le moment de te barrer. - Mais... et nous ? Enfin qu'est-ce qu'on va... - Non. C'est fini aussi. Quoi qu'il se soit passé, c'était une erreur. C'est terminé maintenant. Teresa est et restera ma petite amie. Je suis désolé si je me comporte comme un salopard, mais tout est terminé. » Alors, elle est devenue dingue, encore pire que lorsqu'elle était sous acide la nuit précédente. Elle a hurlé et pleuré jusqu'à s'enrouer, me traitant de tous les noms qui lui passaient par la tête. La conversation s'est achevée alors que j'essayais de la convaincre de ne rien dire de notre histoire ni à Cari ni à Teresa. Elle a accepté. Mais, quelques heures plus tard, Teresa m'appelait. « Écoute ça », m'a-t-elle dit en posant le combiné près du répondeur. Il y avait un message de Nancy qui hurlait si frénétiquement qu'il était difficile de tout saisir. « Salope... quel bordel t'as... je te l'avais dit... jamais... je vais te tuer... si je te vois... te brise... j'étends ta sale... bordel... du sang partout sur les murs (clic). » À partir de là, ça a été le cirque. Nancy appelait les clubs pour annuler les concerts de Marilyn Manson and the Spooky Kids ; elle venait à nos shows, menaçait les spectateurs, et allait jusqu'à monter sur scène pour agresser Missi, la fille qui l'avait remplacée. Elle appelait tous ceux que je connaissais pour leur dire que j'étais un salopard et elle s'est mise à me laisser des messages et des paquets obscènes. Un matin, j'ai trouvé devant ma porte un collier qu'elle m'avait emprunté. Il avait été brisé en mille morceaux et recouvert d'un truc qui ressemblait à du sang, le tout rituellement assemblé dans un bocal scellé à l'aide de cheveux. Le frère de John Crowell aurait pu lancer ce genre de malédiction.
Jamais personne ne m'avait mis dans une telle colère. Elle démolissait ma vie lorsque nous couchions ensemble, et maintenant que nous avions arrêté, elle la détruisait de fond en comble. Toutes les nuits lorsque je rentrais chez moi, de nouvelles menaces de mort m'attendaient. J'avais déjà éprouvé tout un tas de sentiments différents envers Nancy : la répugnance, la peur, le désir, l'ennui, l'exaspération et la certitude que toutes les filles qui m'aimaient devaient être folles. Mais ils étaient à présent supplantés par une haine sombre, profonde et lancinante, une haine au vitriol qui bouillonnait dans mes veines à chaque fois que son nom était prononcé. J'ai fini par l'appeler et je n'y suis pas allé par quatre chemins. « Non seulement tu feras plus jamais partie du groupe, mais si tu quittes pas la ville, je te fais descendre. » Je n'exagérais pas : j'étais fou furieux, je n'avais rien à perdre et j'étais tellement emberlificoté dans cette situation que je ne voyais pas d'issue. Ce n'était pas seulement Nancy et sa ressemblance avec John Crowell ; cela venait aussi de moi, je perdais ma personnalité en haïssant les gens qui, pensais-je, essayaient de la détruire. Cela faisait un moment que je n'avais plus trop de respect pour la vie. Je l'avais compris quelques semaines auparavant en sortant du Reunion Club, lorsque, en traversant la rue, j'avais été témoin d'un accident de la circulation. Un homme entre deux âges était sorti en trébuchant d'une voiture — une Chevrolet Celebrity bleue — en se tenant la tête et en hurlant au secours. Il titubait dans la rue, désorienté, en état de choc, puis il a lâché son front. La peau recouvrant son crâne lui est tombée sur le visage et il s'est écroulé dans la flaque formée par son propre sang, pris de tremblements et de convulsions jusqu'à ce que la mort le fauche et l'apaise. En arrivant de l'autre côté de la rue, là où l'autre véhicule s'était écrasé, j'ai vu une femme, étendue sur le sol, le crâne fendu en deux. Elle souffrait, c'était clair, mais semblait calme et consciente, comme si elle avait compris qu'elle allait quitter ce monde. Au moment où je suis passé à côté d'elle, elle a lentement tourné la tête vers moi en me suppliant de la soutenir. « Je vous en prie... quelqu'un... » Elle implorait tout en tremblant. « Où suis-je ? Ne dites rien à ma sœur... s'il vous plaît. Aidez-moi. » Je voyais l'humanité et le désespoir dans ses yeux noisette. En fait, elle avait juste besoin d'un simple contact physique, nourricier, avant de mourir. Mais j'ai poursuivi mon chemin. Cela ne me concernait pas, et je ne voulais surtout pas être concerné. J'avais l'impression d'être déconnecté, comme au cinéma. Je savais que je me comportais comme un salopard, mais je me demandais si elle — ou n'importe qui d'autre — se serait arrêtée si j'avais été à sa place. Auraient-ils eu peur pour eux-mêmes ? Peur de tacher leurs vêtements avec mon sang, peur d'arriver en retard à un rendez-vous, peur d'attraper le sida, une hépatite ou un truc pire encore.
En ce qui concernait Nancy, d'un côté je pensais que ce n'était pas correct de prendre une vie humaine, d'un autre je pensais que ce n'était pas correct de me refuser une pareille occasion de tuer quelqu'un, si cette existence n'avait aucun intérêt, ni pour le monde, ni pour elle-même. À cette époque, il me semblait que voler la vie de quelqu'un pouvait être une expérience initiatique, nécessaire, un peu comme la perte de son pucelage ou avoir un enfant. Je commençais à réfléchir aux différentes façons dont je pourrais me débarrasser de Nancy en prenant le minimum de risque. Est-ce que je connaissais quelqu'un qui avait suffisamment touché le fond pour accepter de la tuer pour cinquante dollars ? Est-ce que je devais le faire moi-même, par exemple en la poussant dans un lac et faire croire à un accident ? Ou bien m'introduire discrètement chez elle pour empoisonner sa nourriture ? C'était la première fois que j'envisageais sérieusement de commettre un meurtre. Je ne savais pas quoi faire. Alors, j'ai appelé le seul, parmi mes connaissances, expert en ce domaine : Stephen, notre clavier, que nous appelions à présent Pogo parce que ni Madonna ni Gacy ne correspondaient à sa personnalité, et Pogo était le surnom de clown de John Wayne Gacy. J'ai demandé à Pogo tout ce qu'il fallait savoir sur la façon de commettre un meurtre et de faire disparaître un corps. Je ne voyais pas d'autre solution. Il fallait qu'elle meure. Dans ma tête, elle était devenue le symbole de LA personne qui essayait de me posséder et d'avoir une emprise sur moi, que ce soit par la religion ou par le sexe. Je tenais à me venger — une sorte de compensation — en souvenir du petit garçon qu'ils avaient perverti et détruit. Pogo et moi, on s'est mis à réfléchir méticuleusement à l'accomplissement de cette tâche. Nos complots ont abouti au crime parfait : nous ne laisserions aucun indice, nous ne serions pas soupçonnés et cela passerait pour un accident. On l'a suivie, on a surveillé sa maison pour bien connaître ses habitudes, avant de trouver la solution : l'incendie criminel. Ce jeudi soir-là, Pogo et moi, on s'est habillés en noir (comme d'habitude). On a pris un sac en bandoulière contenant un bidon d'essence, des allumettes et des chiffons. On a bu plusieurs verres au Squeeze. Avant de quitter la boîte, j'ai téléphoné chez Nancy pour être sûr qu'elle était bien là. Dès qu'elle a décroché, j'ai raccroché. C'était parti.
Elle vivait dans un quartier de la ville du nom de New River, sous un pont où squattaient la plupart des sans-abri de Fort Lauderdale. Nous étions près de sa maison, lorsqu'un vagabond noir s'est mis à nous courir après. Son haleine fétide nous avait déjà signalé son arrivée. Il portait une énorme bague dorée qui courait sur ses articulations et où était inscrit son nom, Hollywood, et il ne cessait de nous dresser la liste des drogues qu'il avait à vendre. Il ressemblait à Frog, le môme qui m'avait agressé sur la piste de skate, ce qui a eu pour effet de démultiplier ma colère, ma haine et ma détermination à tuer cette fille. Mais Hollywood ne nous lâchait pas. Il nous a suivis jusqu'à la porte de Nancy. Avec Pogo, on s'est regardés. On n'avait pas envisagé la présence d'un témoin dans cet endroit désert. Dans notre regard, il y avait un point d'interrogation. Fallait-il le tuer lui aussi ? Fallait-il abandonner notre projet pour cette nuit ? On a décidé de faire le tour du pâté de maisons pour ne pas faire voir que nous allions chez Nancy. Mais il continuait à nous coller aux baskets pour essayer de nous vendre du crack. Si, à cette époque, j'avais su de quoi il s'agissait, j'aurais certainement accepté son offre. Souain des sirènes ont retenti. Deux véhicules de pompiers nous ont dépassés, suivis par une voiture de police et une ambulance. On était si bien encerclés qu'on a immédiatement fait demi-tour, plantant là Hollywood, Nancy et New River, vivants et indemnes. Je me suis toujours demandé si Hollywood n'avait pas été une sorte de messager, de présage m'indiquant que j'avais mieux à faire. Après cette fameuse nuit, je suis devenu trop paranoïaque pour tuer Nancy, surtout par peur de me faire prendre et de finir en prison. J'ai pris conscience que j'avais dit du mal d'elle à pas mal de gens, et même si, avec Pogo, nous étions capables de monter un plan d'enfer, nous ne serions jamais à l'abri des éléments extérieurs comme des patrouilles de police. Du coup, je cherchais un moyen pour blesser Nancy de manière que personne ne remonte jusqu'à moi. Dans mes moments de lucidité et de malveillance, j'imaginais comment l'anéantir, lui faire mal, la faire disparaître de Fort Lauderdale et de ma vie. Je parcourais les rues, enveloppé dans un nuage de haine. Pour lui jeter un sort, je n'avais besoin ni de Satan ni du Necronomicon : j'avais en moi la force nécessaire. Le lendemain après-midi, j'ai appelé Cari (son seul et dernier ami) pour lui dire qu'elle le laissait tomber. Nancy a alors disparu de la circulation. Au lieu de m'en vouloir, Cari a essayé de m'égaler. Peut-être refusaitil de voir que j'avais couché avec sa petite amie. Estimant que Nancy était folle, Teresa a été assez stupide pour me pardonner. Toute cette histoire aurait pu bien se terminer, mais je commençais à me poser des questions sur le temps que Carl et Teresa passaient ensemble.
Un après-midi, j'ai montré à Teresa un dessin que j'avais fait pour une cassette démo : ce dessin représentait un arbre tordu et noueux qui semblait sorti du Magicien d'Oz. Quelques jours plus tard, des affiches annonçant le concert d'un autre groupe étaient placardées dans toute la ville avec, dessus, exactement le même arbre. J'étais furieux : comment Teresa (qui commençait à me fatiguer en général) avait-elle pu refiler l'idée à Cari ? J'étais tout aussi dégoûté par le comportement flagorneur de Cari Je me suis arrangé pour qu'ils soient tous les deux présents au concert suivant au cours duquel j'ai interprété Thingmaker, une longue diatribe au cours de laquelle j'expliquais que j'en avais marre qu'il essaie de m'imiter et surtout de me piquer mes idées. Mais le vol ne s'est pas arrêté là : il a commencé à sortir ouvertement avec Teresa peu de temps après une abomination qui continue encore aujourd'hui. Frustré et trahi, le jour de mes vingt et un ans, je suis allé me faire faire mes premiers tatouages : une tête de chèvre sur un bras et, sur l'autre, le même arbre que celui qu'il avait plagié. Une sorte de dépôt légal. Pendant quatre ans, je n'ai plus vu Nancy : j'entendais juste parfois parler d elle et, un soir, je l'ai revue au Squeeze. Mon premier réflexe a été de faire la paix avec elle. Elle était seule et, à chaque fois qu'elle passait devant moi, elle projetait violemment son corps contre le mien sans dire un mot. Ma petite amie, qui devait encore être en primaire lors de mes déboires avec Nancy, était d'un caractère jaloux et en a vite eu marre << La prochaine fois qu'elle fait ça, je lui botte le cul », m'a-t-elle dit après la quatrième provocation. Lorsque Nancy est repassée devant nous, ma copine lui a barré la route en lui hurlant en pleine face : « C'est quoi ton problème, espèce de grosse salope ? » Nancy a attrapé une bouteille qu'elle lui a brisée sur la tête. Ma copine devait avoir une certaine habitude de ce genre de situation car e e n'a pas paru sidérée. Elle m'a arraché ma bague à griffes avec laquelle elle a frappé Nancy cinq fois de suite en pleine figure Elle a frappé si fort que je suis étonné qu'elle n'en porte pas de traces aujourd'hui. Comme je commençais à avoir le bras long, les videurs ont éjecté Nancy de la boite. La haine enfouie est remontée à la surface : je me suis mis en tête de lui faire un truc odieux qui la poursuive longtemps, mais impossible de découvrir où elle habitait. Missi, la remplaçante de Nancy, n'a pas seulement comblé le vide laissé par Nancy sur scène, mais également dans ma vie. Je l'ai rencontrée au moment ou le psychodrame avec Nancy était à son paroxysme : c'était a l'entrée d'un concert de Amboog-A-Lard au Button South, une salle spécialisée dans le heavy metal où il doit encore être cool d'apprécier des groupes comme Slaughter ou Skid Row. Je distribuais des flyers pour un
de nos concerts en compagnie de Brad. C'était un bon truc pour rencontrer des filles, car, si on leur plaisait, elles savaient où nous trouver. Mais, avec Missi, ça ne s'est pas passé comme ça. On a échangé nos numéros de téléphone et deux soirs après, nous étions assis sur la plage en train de boire de la Coït 45 par litres entiers. Je lui ai parlé de mes projets pour le groupe. Elle m'a écouté attentivement, comme elle allait le faire pendant des années. Dans un premier temps, j'étais trop instable pour rompre avec Teresa ; Missi MISSI et moi sommes d'abord devenus amis. Je n'avais pas de voiture, pas de boulot, pas trop de vie, alors elle passait me prendre et nous allions au ciné, pendant que Teresa travaillait au restaurant. Cet hiver-là, notre amitié s'est transformée en une relation plus intime et j'ai demandé à Missi si elle accepterait de faire partie du show. Dès nos tout premiers concerts, nous avions pris l'habitude d'appeler l'arrière de la scène le « terrain de jeu de Pogo » : il y entreposait des tas de gadgets artisanaux, des trucs en tout genre, dont des instruments de torture. Parmi ceux-là, il y avait une grande cage à lion rectangulaire, sur laquelle il posait toujours son clavier. Il avait appris à en jouer en moins de temps qu'il n'avait fait les économies pour l'acheter. La première fois que Missi est montée sur scène avec nous, on l'a enfermée dans la cage en compagnie de poulets. Elle était merveilleuse : une fille de dix-huit ans aux longs cheveux bruns, pâle, topless, juste vêtue de sous-vêtements blancs, avec les plumes d'une demi-douzaine de poulets qui volaient autour d'elle.
Lorsque le public s'est aperçu que Nancy avait quitté le groupe, des dingues ont débarqué de toute la Floride pour faire partie du spectacle. Nous les laissions faire. Il arrivait que nous les embauchions juste pour
provoquer : par exemple, nous avions deux énormes femmes nues qui, s'inspirant du film de John Waters Pink Flamingos, se pelotaient dans un parc à bébés. Parfois, nous trouvions un thème pour le show. Au cours d'un de nos concerts, une fille est montée sur scène avec des bigoudis dans les cheveux et un oreiller planqué sous sa chemise pour faire croire qu'elle était enceinte. Elle était debout devant une planche à repasser, et pendant que nous jouions, elle défroissait un drapeau nazi. Un peu plus tard au cours du show, elle s'est vautrée sur la table à repasser et a mimé un avortement. Puis elle a enveloppé un faux fœtus dans le drapeau à croix gammée et l'a présenté en offrande à une télévision allumée devant elle. C'était tout simplement pour faire comprendre que la télévision est un moyen de communication fasciste, et que la famille américaine moyenne sacrifie ses enfants devant l'autel de cette baby-sitter bon marché et ennuyeuse à mourir : ou du moins nous essayions de le faire comprendre. Les shows ne se déroulaient pas tous comme prévu. Au cours d'un de nos premiers concerts à Tampa, nous avions rempli une boîte géante avec 500 grillons dont je voulais me recouvrir le corps. Mais, lorsque j'ai ouvert la boîte, ils étaient tous morts. La puanteur qui s'en dégageait est une des odeurs les plus rances que j'aie jamais respirées, et cette odeur a imprégné mes mains aussi longtemps que celle de la chatte de Tina Pott. J'ai instantanément vomi, tout comme la demi-douzaine de personnes collées à la scène (dont Jeordie White, notre futur bassiste). J'avais commencé le concert sans idée particulière en tête, j'en tenais une pour finir : le dégoût est contagieux. Les défenseurs des droits des animaux s'acharnaient constamment contre nous; d'ailleurs, ils ne nous ont jamais lâchés. Pourtant, à part le malheureux incident des grillons, nous n'avons jamais tué aucun animal — juste des effigies d'animaux. Lors d'un de nos spectacles les plus humoristiques, il y avait une vache grandeur nature que nous avions mis une semaine à construire avec du papier mâché et du grillage. Influencé par Willy Wonka, Apocalypse Now et un des magazines zoophiles de Grandpère, j'ai enfoncé mon poing dans le cul de la vache pour en extirper des litres de chocolat dont j'aspergeais les spectateurs tandis que Pogo jouait un sample des déclamations de Marlon Brando dans Le Dernier Tango à Paris : « Tant que tu n'es pas dans le cul de la mort, bien profond, vastu trouver les entrailles de la peur? Et alors, peut-être... » Pour contrarier davantage les défenseurs des droits des animaux, on a acheté des chats et des cochons articulés qui réagissent au son de la voix et on a pendu au-dessus de la scène des sacs-poubelle remplis d'intestins : les jouets bougeaient de façon spasmodique, au rythme de la musique, presque comme des êtres vivants, le sang coulait. Les militants pensaient que nous torturions les animaux, alors qu'en fait, c'était eux que nous torturions.
Sur scène, seuls les droits de l'homme étaient violés — nous-mêmes, les filles que nous enfermions dans des cages, les fans —, mais ça, personne ne s'en souciait. Chaque concert était une nouvelle performance artistique. Les clubs nous engageaient surtout pendant les vacances et on essayait de se renouveler à chaque fois. Pour le jour de l'an, au cours de la première partie, je portais un smoking et un haut-de-forme. Pour la seconde, une fille du nom de Terri s'est habillée comme moi, perruque noire, smoking, hautde-forme et godemiché très réaliste scotché autour de sa taille. Lorsqu'elle est montée sur scène, tout le monde a cru qu'il s'agissait de moi, la bite à l'air, ce qui n'était pas vraiment une nouveauté. Tandis que le groupe balançait Cake and Sodomy, j'ai rampé vers elle et je lui ai taillé une pipe. C'est peut-être ce soir-là que la rumeur est née, comme quoi je m'étais fait retirer des côtes afin de me sucer tout seul. Le 14 février, avec Missi, on a essayé de se faire arrêter dans une boîte du coin, afin de passer la Saint-Valentin en prison. La boîte appartenait à un type de la mafia qui croulait sous les bijoux en or et dont les employés avaient tous des casiers judiciaires beaucoup plus longs que notre play-list. Ce soir-là, les flics étaient partout : Missi est arrivée, topless, avec un loup sur le visage. Cette fois, j'étais du bon côté de la pipe. J'ai provoqué les flics en leur demandant de m'arrêter au nom des lois en vigueur en Floride. Mais ils ne l'ont pas fait. Ils avaient la patte trop bien graissée. Missi s'est révélée une parfaite collaboratrice, même en dehors de la scène. (Comme la fois où elle avait frappé Nancy au Squeeze.) Notre relation est devenue intime au mois de décembre : j'étais déterminé à changer de conduite et, pour une fois, à être fidèle. Surtout qu'au départ, à la différence de mes autres relations amoureuses, celle-là était basée sur une solide amitié. Étant aussi plus âgé, je me sentais obligé de l'éduquer et de la façonner comme si elle était ma protégée. Notre relation a débuté à peu près au moment des meurtres de Gainesville, lorsque huit lycéens ont été poignardés. À la suite de cette histoire, j'ai pris des photos de Missi, nue, recouverte de sang, exactement comme si elle venait de se faire brutalement égorger. J'ai fait des polaroïds de ses tétons, de sa chatte, de sa bouche — comme si tout son corps tailladé trempait dans le sang. Sur certains clichés, je lui ai recouvert la tête avec un sac en plastique noir pour faire croire qu'elle avait été asphyxiée, ou bien je lui dissimulais la tête à l'aide d'une étoffe également noire et je lui grimais le cou pour faire croire qu'elle avait été décapitée.
Nous laissions nos clichés dans les restaurants ou dans les bus, là où les gens pouvaient tomber dessus et agir selon leur conscience. Nous avions quand même un problème : nous ne pouvions pas voir le résultat de nos travaux. Nous avons donc imaginé de nouvelles farces lorsque nous avons remarqué que des gens installaient des crèches sur leur pelouse à l'époque de Noël. Malgré mon animosité envers tout cérémonial religieux, j'ai toujours aimé Noël, sans doute parce que mes parents m'ont élevé dans une tradition laïque (le seul geste religieux qu'ils aient accompli, c'est de m'inscrire dans une école religieuse), si bien que je n'ai jamais fait l'association entre Noël et la naissance du Christ. Ça voulait dire accrocher des merdes dans un arbre, recevoir des cadeaux et regarder les rues entrer dans un chaos de lumières et de décorations. Quelques jours avant Noël, je suis allé avec Missi à l'épicerie Albertson qui, entre une heure et trois heures du matin, est surtout fréquentée par des adolescents qui viennent chercher du matériel pour réussir leurs sales coups. J'avais les moyens de me payer tout ce que je voulais, mais je préférais voler, uniquement pour montrer que j'étais plus fort que les trous du cul qui travaillaient dans ce magasin. Par ailleurs, j'ai toujours pensé que le vol à l'étalage devrait être puni par la peine de mort, car c'est tellement facile, et si on est suffisamment stupide pour se faire prendre, on ne mérite que d'être exécuté. Cette nuit-là, nous avons volé des cisailles et des spots. Nous avons fait le tour du quartier dans le pick-up de Missi, en s'arrêtant devant toutes les pelouses où il y avait une crèche pour y voler deux choses : le petit Jésus et le roi mage africain. Notre but était de saboter un maximum de crèches dans un seul quartier pour qu'on croie à une conspiration. Ensuite, on avait prévu d'envoyer dans chaque maison un message de rançon censé provenir d'un groupe bidon de militants noirs. Son contenu était : « L'Amérique a truqué et figé la sagesse de l'homme noir par une propagande raciste à l'occasion de ce qu'elle appelle son "Noël Blanc". » Le seul problème, c'est que personne n'a prêté attention et qu'il n'y a même pas eu une ligne dans les journaux. Le Noël suivant, on a décidé de faire un truc encore plus blasphématoire et, pour ça, on a acheté chez Alberston un lot d'énormes jambons salés. Malheureusement, ils étaient trop gros pour qu'on puisse les voler, mais j'étais toujours prêt à payer pour faire évoluer mon art. On les a déballés, puis on est retournés devant les mêmes maisons, pour remplacer les petits Jésus par la viande en train de pourrir. Spectacle magnifique, surtout lorsque, avec les jambons qui nous restaient, on a saboté les scènes de nativité dans les églises du coin et, dans un coup de grâce symbolique, on a laissé de la viande de porc dans la crèche du poste de police local. Peu d'entreprises du sud de la Floride ont échappé à nos frasques, sur-
tout celles fréquentées par des enfants, comme Toys « R » Us et Disney World. Un jour, j'ai débarqué à Disney World en compagnie de Missi et Jeordie après avoir acheté de nouveaux jouets dans un magasin de farces et attrapes, un flingue qui lançait des flammes au niveau des paumes, une lame de rasoir attachée à un tube rempli de sang, de quoi faire de fausses blessures. Étant tous trois sous acide, nous étions certains que tous les gens présents dans le parc faisaient partie des services secrets. Ils semblaient tous parler dans leur barbe, comme s'ils transmettaient nos moindres faits et gestes à leur quartier général, alors qu'en fait ils essayaient d'éloigner leurs enfants. Nous étions persuadés qu'ils savaient tous que nous avions pris du LSD. Cela s'est confirmé (du moins dans nos têtes) lorsque, en plein milieu du circuit dans la maison hantée, les voitures ont calé et une voix a annoncé : « Faites bien attention qu'il n'y ait pas d'espions dans vos buggies », ce qui nous a semblé être une allusion directe à Dune Buggy, l'un des titres de Marilyn Manson and the Spooky Kids. Lorsque le buggie est reparti dans un sursaut, ils ont clamé (ou nous avons cru entendre) : « Profitez bien de la fin de votre trip. » Juste après, on s'est arrêtés dans un zoo rempli d'animaux familiers et, tandis que Jeordie essayait d'engager la conversation avec des poulets, je suis resté, pendant au moins une heure, captivé devant l'énorme chatte palpitante d'une truie, rosé et recouverte de boue, qui n'était pas sans ressemblance avec celle que j'ai chevauchée quelques années plus tard dans la vidéo de Sweet Dreams. Dans un de ces mondes imaginaires de plastique, des dizaines de familles étaient assises autour de tables de pique-nique, heureux et satisfaits d'y rogner leurs cuisses de dinde géantes. La scène ressemblait à un rite barbare célébrant le carnassier, situation d'autant plus ironique que des pigeons et des mouettes planaient au-dessus de leurs têtes, inconscients du carnage perpétré juste en dessous sur leurs frères de sang. Je ne suis pas végétarien, mais ce spectacle joyeusement violent m'a semblé déplacé et écœurant. Du coup, je me suis dirigé vers un couple de jumeaux, habillés pareils, qui semblaient tout droit sortis de Children ofthe Damned. Tandis qu'ils étaient assis là, dévorant leur cuisse de dinde, je me suis posté en face d'eux, j'ai retiré mes lunettes de soleil pour leur montrer mes yeux vairons, je leur ai décoché un sourire aussi funeste qu'il m'était possible dans mon état et j'ai sorti mon rasoir pour me taillader le bras. J'ai laissé le sang couler de mon poignet et goutter sur les tickets usagés et le popcorn qui traînaient par terre. Ils ont laissé tomber leur viande, avant de se sauver en courant et en hurlant, pendant que je poursuivais mon chemin, grisé par mon exploit, car il n'y a pas de meilleure sensation dans la vie que de savoir que vous avez modifié la vie de quelqu'un, même si le résultat est une fortune dépensée en thérapie.
Le lendemain sur la route de Fort Lauderdale, on est passés devant le Reunion Room, au carrefour même où j'avais vu l'accident de voiture. Il y avait un manifestant anti-avortement, un type squelettique aux cheveux gris, habillé d'une chemise d'ouvrier à manches courtes avec un marcel dessous, et d'un bleu de travail. Tel un vieux travailleur en grève, il passait ses après-midi à déambuler dans le quartier et, au lieu d'arborer une pancarte pour demander une augmentation de l'allocation santé, la sienne était décorée de photos de fœtus après avortement. Il sermonnait haut et fort tous ceux qui voulaient l'entendre, en leur expliquant que tuer un fœtus menait directement en enfer. Encore sous la malveillante influence des substances avalées la veille, aussi hideux, pâles et sales que des cadavres, on s'est garés en lui demandant de s'approcher de la voiture. Croyant qu'il allait trouver quelqu'un avec qui discuter de son point de vue sur la damnation, il s'est approché de nous. Lorsqu'il a été assez près pour nous voir à travers la vitre ouverte, je lui ai tendu la main. « Aujourd'hui j'ai parlé avec le diable, et il m'a dit de te saluer. » En grognant, j'ai tiré un pétard dans sa direction. Quand il lui a éclaté au visage, il a poussé un hurlement impie, a jeté sa pancarte en l'air avant de partir en courant. Je ne l'ai plus trop revu dans les parages après cela. Avec le recul, je pense que je lui ai rendu service, car il a dû devenir un héros populaire dans l'église de son quartier ; tout le monde sait bien que, comme Job, il faut être sacrement saint et vertueux pour mériter l'attention du diable. Même si Jeordie ne faisait toujours pas partie du groupe, on est devenus de plus en plus proches. Nous étions liés par la musique, nous adorions faire des ravages, nous étions tous les deux obsédés par les vieux jouets d'enfants, particulièrement les produits dérivés autour de Star Wars, Drôles de dames et Kiss. J'avais déjà parlé plusieurs fois avec Jeordie, mais nous sommes devenus amis à un concert que je donnais avec Pogo. J'avais à la main un de ces fameux paniers-repas en métal de ma collection, lorsque Jeordie s'est précipité pour me dire : « Je connais un type qui en a plein. Si tu veux, je t'emmène chez lui. Il a des tonnes de paniers-repas. » On a échangé nos numéros de téléphone, et le lendemain il me conduisait dans un magasin tenu par un mastodonte à la gueule d'assassin, du nom de John Jacobas. Sa boutique était un paradis rempli de figurines Star Wars, de poupées Mohammed Ali, de singes en peluche articulés et rouilles qui jouaient des cymbales et, également, d'un tas d'objets nazis dont il devait tirer la majorité de ses revenus. Il se contentait de vous regarder, d'évaluer à quel point vous désespériez d'acquérir un objet, puis annonçait le prix le plus haut qu'il pensait que vous pouviez mettre. C'était un vrai professionnel et il m'a attiré plusieurs semaines de suite en me promettant d'apporter son trésor en matière de paniers-
repas. Mais c'était un peu comme l'histoire du chaudron d'or au bout de l'arc-en-ciel, il n'a jamais pu mettre la main dessus, si tant est qu'il ait jamais existé. Jeordie et moi avons aussi découvert que nous avions flashé sur la même fille, une brunette un peu chaude qui ressemblait à une de ces filles qui travaillent au centre commercial. Et c'était le cas — elle bossait à la pagode du piercing. Mais elle ne voulait rien savoir de nos sentiments, quelle que soit la partie de notre corps que nous lui demandions de percer. Mon naturel est immédiatement revenu au galop et j'ai utilisé toutes mes ruses habituelles et déviantes pour capter l'attention des filles : une méchanceté agrémentée d'une attitude stupide. Tous les jours pendant près d'un mois, Jeordie et moi, on se retrouvait près d'une cabine téléphonique située à deux pas de la pagode, où nous pouvions la voir sans être vus. Au début, nos appels n'étaient pas méchants. Mais ils sont rapidement devenus de plus en plus mesquins. « On t'a à l'œil... » et autres menaces proférées au pic de notre désir sous un masque de rancune. « T'as pas intérêt à quitter ton boulot ce soir, parce qu'on va te violer dans le parking et puis t'écraser avec ta propre voiture. » Je savais ce qu'elle devait ressentir, car c'était le genre de message que Nancy me laissait.
Jeordie tournait en rond avec les Amboog-A-Lard, car il était le seul à avoir une véritable présence sur scène et un peu plus d'ambition que de n'être qu'une version lourdingue de Metallica. Je lui avais toujours dit que je voulais qu'il fasse partie des Spooky Kids, et il m'avait toujours répondu qu'il se sentait plus proche de mon groupe que du sien. Mais j'avais tous les musiciens dont j'avais besoin, et il était coincé avec AmboogA-Lard, dont les membres commençaient à se retourner contre lui, car il nous ressemblait un peu trop. Du coup, on a dû se contenter de projets parallèles comme Satan on Fire, un faux groupe de Christian death mrtal dans lequel nous jouions des titres comme Mosb for Jesus. Notre but était d'infiltrer la communauté chrétienne (un fantasme que j'ai toujours), mais la boîte chrétienne du coin n'a jamais voulu nous signer. Sans doute parce qu'il ne pouvait pas faire partie de Marilyn Manson and the Spooky Kids, Jeordie a fini par provoquer lui-même le grabuge à la fin de nos concerts les plus importants. Nous jouions dans un club du nom de Weekends situé à Boca Raton, l'équivalent de Beverly Hills en Floride : la salle était remplie de riches filles de Boca, de sportifs conservateurs et d'une section rebelle de piètres surfeurs. Tandis que nous jouions, Jeordie grimpait sur la scène et baissait son pantalon, rien de plus nor-
mal chez lui. Bien qu'il se soit toujours foutu que les gens le prennent pour une fille, il avait parfois besoin de prouver qu'il n'en était pas une. Le seul truc curieux, c'est qu'il n'a pas essayé de mettre le feu à ses poils pubiens, comme il avait l'habitude de le faire lorsqu'il baissait son froc en public sans avoir de relation sexuelle. Puisqu'il était à côté de moi et que j'avais une main libre, j'ai commencé à le branler. Les snobs de Boca étaient atterrés et c'est depuis cette période que tout le monde croit que nous sommes un couple gay. On a fait de notre mieux pour laisser courir et entretenir cette rumeur. Au cours d'un autre show, Jeordie a amené son petit frère de dix ans. Pour qu'il puisse entrer dans la boîte, on a affirmé qu'il faisait partie du spectacle et on l'a installé dans la cage du clavier de Pogo. Derrière lui, Missi, attachée à une croix, ne portait qu'un masque noir et tenait une pinte de sang. Je voyais en cette scène l'illustration que l'humanité n'a pu naître dans l'espoir de l'innocence et de la rédemption qu'en traversant de telles horreurs et de telles violences. Le mythe de la crucifixion chez les chrétiens ne semblait pas très éloigné de certains sacrifices païens au cours desquels les gens pensaient qu'ils pouvaient améliorer leur sort en versant le sang des autres, concept qui me plaisait tout particulièrement depuis que j'avais envie de savoir Nancy morte. À la fin du show, le frère de Jeordie avait une telle envie d'ajouter sa touche à notre performance artistique qu'il est sorti de la cage et a montré ses fesses au public. Ce show a créé une autre légende persistante autour de nous, celle qui prétend que nous exhibons des enfants nus sur scène. Un jour plus prometteur, Jeordie nous a présenté celui qui allait devenir notre premier manager, John Tovar, qui s'occupait déjà tant bien que mal de Amboog-A-Lard. C'était un Cubain taillé comme une armoire à glace, toujours en sueur, gros mâchouilleur de cigares, constamment vêtu d'un costume noir, d'une cravate noire, et qui s'aspergeait d'eau de Cologne bon marché pour camoufler l'odeur de son corps. Il ressemblait à un croisement entre Fidel Castro et Jabba the Hutt. Comme si la nature ne l'avait pas suffisamment gâté, il était gros consommateur de narcoleptiques, à en être capable de s'endormir pendant une prise de son en s'écroulant devant une enceinte. Nous avons profité de l'occasion pour faire certaines experiences et recherches médicales précieuses, en lui parlant pour essayer de le réveiller, par exemple nous lui hurlions dans les oreilles qu'il n'était qu'un tas de merde, ou que le bâtiment était en train de brûler. Mais ça ne l'empêchait pas de continuer à ronfler en soulevant son bide gigantesque. Seuls les mots « milkshake à la vanille » et « Lou Gramm » arrivaient à le réveiller. Alors il soulevait ses lourdes paupières aux veines épaisses, ses yeux ronds comme des billes roulant vers le ciel avant de retrouver leur position normale. Puis, en général, il me prenait à part
pour me murmurer des conseils dans le genre : « Vous savez quoi les mecs, vous devriez jouer un peu moins fort, ça vous permettrait d'aller aux Slammy Awards. Et même que vous pourriez être à l'affiche avec les Amboog-A-Lard, ces mecs qui font du boogie. » (Les Slammy Awards sont, en Floride, les récompenses du hard-rock.) La seule chose qu'on lui ait concédée a été de réduire notre nom à Marilyn Manson et de virer notre boîte à rythmes pour la remplacer par un vrai batteur. La seule personne qui s'est présentée aux auditions s'appelle Freddy Streithors, un petit bonhomme boitillant. Notre guitariste, Scott Putesky, a insisté pour que nous l'engagions, car ils avaient joué ensemble dans un groupe pop efféminé : India Loves You. Comme à peu près tous les membres du groupe, Freddy a bientôt eu plusieurs surnoms. Sur scène, il s'appelait Sara Lee Lucas. Entre nous, nous l'appelions Freddy the Wheel. Ce nom nous avait été inspiré par une de nos premières groupies, Jessicka. Elle a, par la suite, monté un groupe, Jack and Jill, que j'ai pris sous mon aile, avec lequel j'ai joué quelquefois, et que j'ai rebaptisé Jack Off Jill. Adolescent, Freddy avait eu un accident et, à la suite de son hospitalisation, les muscles s'étaient atrophiés à tel point que sa jambe s'était déformée. En fait, il avait appris à jouer de la batterie au cours de sa rééducation. Freddy était un brave type et je ne l'ai jamais traité différemment des autres. Mais je m'en veux de l'avoir poussé à mieux jouer — c'était un batteur merdique, et à part Scott, tout le monde s'en rendait compte. Jessicka, elle, n'avait aucun scrupule à se moquer de lui. Elle avait décidé que Freddy avait une roue à la place du pied et que, dorénavant, il s'appellerait Freddy the Wheel (Freddy la Roue). Bien sûr, elle s'est rendu compte après avoir baisé avec lui qu'elle ne pouvait plus se permettre de se moquer de qui que ce soit, car elle avait poussé à la roue et s'était retrouvée dessous. Finalement, Freddy a atterri dans les bras de Shana, une sorte de sosie sioux de Siouxsie, avec laquelle j'avais eu une brève aventure avant de connaître Teresa. Notre relation n'avait pas duré très longtemps parce que j'avais eu la grippe (elle était venue prendre soin de moi et nous avions baisé). Il n'était pas évident d'avoir des relations intimes avec elle en plein jour parce qu'elle faisait partie des nombreux adeptes de l'illusion gothique dans le sud de la Floride. Et ce n'était pas uniquement à cause du maquillage qui cachait les crevasses qui se desquamaient sur son visage à cause du soleil; j'avais également remarqué un mystérieux anneau blanc autour de son vagin. Je n'ai jamais été capable de savoir s'il s'agissait d'une infection vénérienne, d'une sorte de champignon, de levure, d'un bout de croûte de pudding ou d'un morceau de beignet glacé que quelqu'un aurait malencontreusement oublié après une relation. Cette décou-
verte est devenue un événement aussi effroyable et dérangeant que ma rencontre de gamin avec la morve de Lisa. J'ai donc cessé de la voir. Scott Putessky, un obsédé de la chatte qui avait déjà essayé de se faire Teresa, est tombé amoureux d'elle, mais il s'est fait jeter lorsque Freddy s'est esquivé à la manière d'un Hobbit et est devenu de cette manière Seigneur des Anneaux. Comme une vieille voiture tombe en panne à chaque fois qu'elle sort de chez le garagiste, le groupe semblait se souder lorsque nous avons commencé à avoir des problèmes avec Brad, notre bassiste. Au fur et à mesure que nous alignions les concerts, les gens venaient me voir pour se plaindre : « Ce type n'est qu'un junkie. » Je prenais systématiquement sa défense car j'étais vraiment naïf, vu que je n'avais jamais pris de drogues en dehors des pilules, de l'herbe, de l'acide et, parfois, de la colle. Peu sûr de lui, Brad essayait d'impressionner les gens autour de lui. Je pensais donc que lorsqu'il parlait de drogues, c'était juste pour avoir l'air cool. Brad était stupide mais, contrairement à Scott, il le savait. Je l'aimais bien, et j'avais pris l'habitude de lui prêter de l'argent et de le prendre en charge. Finalement, j'ai trouvé quelqu'un pour le materner, une riche avocate, plus âgée que lui, du nom de Jeanine. J'avais plusieurs fois couché avec elle, et bien qu'elle m'ait offert tout ce que je désirais, j'ai décidé que Brad avait plus besoin d'elle que moi. Moins de deux mois plus tard, ils vivaient ensemble. Mais à chaque fois que je passais le voir dans l'après-midi, pendant que Jeanine était au boulot, il semblait mal à l'aise comme si je le dérangeais. Un jour où il était encore plus bizarre que d'habitude, il a essayé de me mettre dehors. Je ne voulais bien évidemment pas partir, car je voulais savoir ce qu'il cachait. J'ai donc passé un quart d'heure à le regarder tripoter nerveusement ses dreadlocks vertes et violettes, lorsque deux belles Blacks sont sorties d'un placard dans un nuage de fumée, des petits tubes en verre à la main. En les entendant parler, il m'est venu à l'esprit que les tubes étaient des pipes à crack, les filles des prostituées et Brad un junkie. Une fois de plus, j'étais face à une personne que je croyais connaître mais qui, je le réalisais un peu tard, avait une vie secrète. Maintenant que je savais qu'il était accro à l'héroïne, les symptômes me paraissaient évidents. Il ressemblait à un tas de merde, ses changements d'humeur étaient terrifiants, il était incroyablement paranoïaque, buvait comme un trou, ratait certains shows, perdait du poids, arrivait en retard aux répétitions, n'avait aucune énergie et empruntait du fric à tout le monde. Avec Trish, sa précédente petite amie, ils se prenaient pour Sid et Nancy, mais je n'aurais jamais pensé que leur hommage allait aussi loin. Lorsque je le regarde à présent, je n'ai que des sentiments de haine
et de dégoût. Tout ce que j'essaie de faire passer est à l'opposé de ce que représente un type comme Brad. Je voulais être fort et indépendant, penser par moi-même et aider les gens à penser par eux-mêmes. Je n'ai jamais pu (et je ne peux toujours pas) supporter ces minables enculés qui ne vivent qu'au travers d'une cuillère et d'une seringue. Une nuit, j'ai été réveillé par un coup de fil de Jeanine. « Brad est mort ! » Elle n'arrêtait pas de hurler. « J'aurais dû l'obliger à arrêter. Il est mort ! Il s'est foutu en l'air ! Il est mort ! Je sais plus où j'en suis ! Aide-moi. » Je me suis précipité chez elle, mais c'était trop tard. L'ambulance venait juste de partir. Jeanine était au téléphone avec ses avocats, car, si quelqu'un meurt par overdose ou si les toubibs trouvent des seringues hypodermiques ou du matériel pour se droguer, ils ont obligation de téléphoner à la police. J'ai passé une partie de la nuit avec Jeanine, jusqu'à ce que nous apprenions que Brad avait été ressuscité et, dans la foulée, arrêté. On a passé des heures à en parler. J'étais vraiment désolé pour Brad, car c'était un type gentil et créatif; de plus, j'adorais écrire des chansons avec lui. Mais, d'un autre côté, c'était un junkie et un salopard. Je ne pouvais m'empêcher de penser qu'il aurait dû y rester, pour sa propre paix intérieure et la mienne. Mais sa vie ne tournait qu'autour de l'héroïne. Jouer de la basse n'était qu'un passe-temps entre deux shoots. Lorsque j'ai revu Brad, je l'ai fait s'asseoir et, pour la première fois, j'ai compris combien ce groupe était important pour moi, et qu'il était hors de question que j'accepte qu'on le foute en l'air. Il n'était plus question de déconner. « Ecoute-moi bien, je te donne une dernière chance. Tu fais le ménage ou t'es viré du groupe. » Brad s'est écroulé en larmes, n'arrêtant pas de s'excuser entre deux sanglots, me promettant de ne plus jamais se shooter. Comme je n'avais jamais fréquenté de junkies, je l'ai cru. Je l'ai cru la seconde fois et même la troisième. Il a mis le doigt sur le dernier point faible d'un homme au cœur de pierre : la pitié, mot qui, au cours des difficiles années à venir, allait être rayé de mon vocabulaire. Quelques mois plus tard, nous sommes allés à Orlando pour participer à une importante opération organisée par différents labels qui envisageaient de nous signer. La nuit précédant cet événement, j'ai reçu un coup de fil désespéré de Jeanine : elle était terrifiée, car Brad avait replongé et taillé des pipes à un mec cette nuit-là. J'ai confronté Brad, mais il a nié avoir pris de la drogue : il ne pouvait s'empêcher de se vanter d'avoir réalisé un de ses fantasmes, sucer un type, un shampouineur aux mœurs légères, qui bossait dans le salon de coiffure à côté de chez lui, où il allait se faire teindre les cheveux (ce qui était quand même étrange, car ses dreadlocks étaient toujours sales et puantes).
Sur scène, Brad m'a semblé totalement ailleurs, mais j'avais d'autres soucis que ses marques sur les bras. Il a disparu juste à la fin du show et, une fois de plus, j'avais d'autres choses plus importantes en tête, car nous étions entourés de filles très mignonnes. J'aurais dû me sentir concerné, mais j'en avais marre de faire du baby-sitting. Il a débarqué à trois heures du matin en compagnie de trois stripteaseuses que personne ne connaissait. Il portait toujours son costume de scène — une chemise pourpre sans manches des années soixante-dix avec des étoiles argentées, un short moulant de femme brillant, avec, en dessous, des collants rouges décorés de revolvers, ainsi que des rangers. Il était plus que raide. Ses yeux partaient dans tous les sens et si rapidement que son regard était complètement brouillé ; il tripotait mécaniquement l'anneau piercé sur une de ses lèvres et bafouillait de manière incohérente à propos d'un truc qui semblait capital pour lui. Juste à côté, les strip-teaseuses avaient les jambes, les bras et le cou bleuis et décolorés comme si elles étaient à court de veine pour se shooter. Il leur manquait des dents, et celles qui restaient ressemblaient à des petites bougies blanches qui fondent sur un gâteau au caramel plus très frais. En chancelant de manière indécente dans la pièce, elles offraient à tout le monde de l'héroïne, du Valium, et plein d'autres trucs qui peluchaient dans leurs poches. Brad semblait se recroqueviller en lui-même, il se ratatinait sur le canapé et perdait tellement les pédales qu'il ne savait même plus comment il s'appelait. Son visage était inondé par la transpiration et des gouttes de sueur tombaient sur ses vêtements. L'espace d'une seconde, il a semblé retrouver ses esprits. Il m'a regardé droit dans les yeux, puis il s'est écroulé sur le sol avant de perdre connaissance. Son visage était vert pâle à cause de la teinture de ses cheveux qui dégoulinait, huileuse sur son front ridé en sueur, et ses ongles, qu'il ne vernissait jamais, avaient viré en un mélange de violet et de bleu. Les strip-teaseuses, par habitude sans doute, se sont enfuies. Dans un premier temps, j'ai essayé de réveiller Brad — en aidant les autres à le faire bouger, en lui donnant des claques et lui balançant des bassines d'eau. Mais en fait, ce dont j'avais vraiment envie, c'était de lui flanquer des coups de pompe dans les côtes. J'étais fou de colère contre lui et le cliché qu'était devenue sa vie. Ayant aimé Brad comme on peut aimer un petit frère, il était d'autant plus facile pour moi de le haïr. Non seulement l'amour et la haine sont des sentiments proches, mais il est tellement facile de haïr quelqu'un dont on s'est occupé. On s'est éloignés de son corps inerte aux couleurs de l'arc-en-ciel et on a commencé à discuter — non pas pour savoir comment on pouvait l'aider, mais comment on pouvait lui faire du mal. J'ai proposé de le retourner et le laisser s'étouffer dans son vomi. Le coroner ne pourrait
pas nous reprocher de l'avoir bougé, la mort de Brad serait attribuée à sa propre stupidité. On s'est assis, le débat était engagé : pouvions-nous être arrêtés et accusés d'homicide par imprudence ? Il me restait encore une once de pitié, pourtant je voyais sa mort comme une sorte de suicide accompagné. Pour être franc, je pensais qu'il s'était effectivement suicidé, car le Brad que j'avais rencontré au Kitchen Club lorsque j'avais conçu le groupe quelques années auparavant était mort, étranger pour lui et pour moi. Mais je ne voulais pas qu'une fois mort il mette le groupe en péril comme il l'avait fait de son vivant. Finalement, c'est uniquement la peur de se faire arrêter qui nous a empêchés de le laisser mourir. C'était monstrueux, mais je ne pouvais pas penser autrement. J'étais en train de devenir le monstre froid dépourvu d'émotion que j'avais toujours voulu être, et je n'étais pas vraiment certain d'aimer ça. Mais c'était trop tard. La métamorphose était en bonne voie. Le lendemain, j'ai appelé le studio où Jeordie était en train d'enregistrer le premier album indépendant de Amboog-A-Lard. C'était une grande responsabilité pour Jeordie, parce que non seulement il jouait de la basse et de la guitare, mais en plus c'était lui qui produisait l'album. Mais je savais qu'il avait envie de rejoindre Marilyn Manson au point de copiner avec Brad et de sortir avec lui pour le pousser à boire et à se droguer, alors qu'on avait dit à Brad d'arrêter les frais. « Tu veux faire partie du groupe ? - E h ben... je suis en plein milieu de l'enregistrement, a soupiré Jeordie. - Tu as toujours fait partie du groupe. - Ouais, je sais. - Et ton groupe peut pas te blairer, ils essayent juste de te pomper au maximum. - J'te rappelle », a-t-il dit. Je le tenais.
Pour moi, Brad était mort, Nancy était morte, et mon sens moral également. Marilyn Manson était enfin en train de devenir le groupe que j'avais toujours voulu qu'il soit.
FAIRE CE QUE TU VEUX SERA LA LOI.
veulent toujours savoir quelles sont mes convictions philosophiques et religieuses. Mais peu me demandent ce qu'est mon éthique au quotidien — les règles que je me fixe pour faire face au monde de tous les jours. Voici quelques clés, ne vous gênez pas pour les découper, puis les coller sur le frigo de votre mère pour qu'elle ne perde pas de temps.
DROGUES Le stéréotype qui traîne chez les gens qui ne se sont jamais défoncés, c'est que tous les gens qui se droguent sont accros, quelle que soit la dope. En vérité, être accro n'a quasiment rien à voir avec le type de drogue ou la périodicité à laquelle vous les prenez. D'autres facteurs entrent en ligne de compte : à partir de quel moment prennent-elles le dessus ? Êtes-vous capable de mener une vie normale sans en prendre ? Je ne me suis jamais caché de consommer de la drogue. Mais, cela dit, je n'ai que du mépris pour les accros. En effet, ceux qui en abusent donnent une mauvaise image de ceux qui en usent simplement. Je vous propose quelques règles simples afin que vous puissiez savoir si vous usez ou abusez de la cocaïne, du hasch ou d'autres substances. Réfléchissez bien, vous êtes accros si... 1 VOUS VOUS PAYEZ DE LA DROGUE. 2 VOUS UTILISEZ UNE PAILLE PLUTÔT QU'UN DOLLAR ROULÉ. 3 VOUS UTILISEZ LE MOT PÉTARD. 4 VOUS ÊTES UN GARÇON ET VOUS ÊTES BACKSTAGE À UN CONCERT DE MARILYN MANSON (À MOINS QUE VOUS SOYEZ DEALER OU OFFICIER DE POUCE). 5 VOUS POSSÉDEZ PLUS D'UN DISQUE DE PINK FLOYD. 6 VOUS PRENEZ DE LA COCAÏNE PENDANT UN SHOW (SI VOUS EN PRENEZ APRÈS, TOUT VA BIEN. SI VOUS EN PRENEZ AVANT, VOUS ÊTES PRÊT À TOMBER DEDANS). 7 LA SIMPLE MENTION DE LA COCAÏNE VOUS FAIT FRISSONNER OU BIEN EN VOIR VOUS DONNE ENVIE DE CHIER. 8 VOUS AVEZ ÉCRIT PLUS DE DEUX CHANSONS FAISANT RÉFÉRENCE À LA DROGUE. 9 VOUS AVEZ DÉJÀ ÉTÉ VIRÉ D'UN GROUPE POUR USAGE MASSIF DE DROGUE. 10 UNE DE VOS COPINES EST MANNEQUIN. 11 VOUS HABITEZ LA NOUVELLE- ORLÉANS. 12 VOUS PAYEZ VOTRE ÉPICIER AVEC DES DOLLARS ROULÉS. 13 VOUS AVEZ FAIT PARTIE DE DR HOOK, OU VOUS CONNAISSEZ PAR CŒUR UNE DES CHANSONS DE DR H O O K 14 LES CHIFFRES EN RELIEF DE VOTRE CARTE DE CRÉDIT, SURTOUT LE o, LE 6 ET LE 9, SONT RECOUVERTS D'UNE MYSTÉRIEUSE POUDRE BLANCHE.
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VOUS ÊTES SEUL DANS VOTRE CHAMBRE D'HÔTEL AU COURS D'UNE TOURNÉE, ET VOUS VOUS DÉFONCEZ. VOUS PRENEZ DE LA DROGUE AVANT SIX HEURES DU SOIR OU APRÈS SIX HEURES DU MATIN. VOUS HAÏSSEZ LA TERRE ENTIÈRE. (SI VOUS AIMEZ TOUT LE MONDE, C'EST QUE VOUS PRENEZ DE L'ECSTASY ET ÇA, J'AIME PAS.) VOUS CONNAISSEZ LE NOM DU BOUT DE PEAU SITUÉ ENTRE LE POUCE ET L'INDEX. VOUS AVEZ DÉJÀ DIT « C'EST MA DERNIÈRE LIGNE », OU À L'INVERSE : « QUELLE LIGNE EST LA PLUS GROSSE ? » VOUS INVITEZ DES GENS À VENIR CHEZ VOUS ALORS QUE VOUS ÊTES DÉFONCÉ. LORSQUE VOUS ÊTES DÉFONCÉ, VOUS PARLEZ DE VOTRE ENFANCE À TOUT LE MONDE. À CET INSTANT PRÉCIS, VOUS NE PENSEZ PAS À UNE PAIRE DE SEINS. VOUS AVEZ POUR HABITUDE DE DIRE : « JE NE FAIS ÇA QUE LORSQUE JE SUIS AVEC TOI. » VOUS AVEZ UN GARDE DU CORPS QUI SURVEILLE LA PORTE LORSQUE VOUS ALLEZ DANS LA SALLE DE BAINS. VOUS ÊTES UN MEC ET VOUS PARLEZ PLUS DE CINQ MINUTES À UNE FILLE QUI A UN PETIT AMI, PARCE QU'ELLE A DE LA DROGUE. VOUS ÊTES UN ENFANT DE LA BALLE. SI EN LISANT CE LIVRE VOUS VOUS FAITES UNE LIGNE À CHAQUE FOIS QUE LE MOT DROGUE EST MENTIONNÉ, NON SEULEMENT VOUS ÊTES ACCRO, MAIS IL SE PEUT QUE VOUS SOYEZ DÉJÀ MORT.
LES RÈGLES QUE J'AI TRANSGRESSÉES : 1, 4 (mais ça ne compte pas), 5, 6 (et je suis retourné sur scène avec un billet d'un dollar coincé dans une narine), 7, 8 (j'en ai écrit des douzaines), 12, 13, 14 (sauf si j'ai fait le ménage parce que je passe une frontière), 15, 16, 17, 19, 20, 21 (mais seulement pour ce livre), 24, 25.
HOMOSEXUALITÉ Ma philosophie en ce qui concerne la sexualité est que tout le monde fait ce qu'il a envie de faire. Tout ce que je demande c'est que vous en connaissiez les règles. J'ai sucé la bite de plusieurs types, ce qu'un paquet d'hétéros n'admettront pas avoir fait ou avoir eu envie de faire. De la même façon qu'on ne met pas une fille enceinte en l'embrassant, on ne devient pas gay en suçant la bite d'un type (à moins de violer la règle n° 3). Je n'ai rien contre le fait d'être gay — je veux juste mettre à plat les raisons qui amènent à être gay. Il est important de noter que cette liste ne concerne que les hommes, les femmes étant toutes lesbiennes par nature. Regardons les choses en face (sans faire d'ironie) — si vous remplissez l'une des conditions ci-dessous, alors vous êtes gay. 1 2 3
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SI VOUS AVEZ SUR VOUS LE SPERME D'UN AUTRE. SI VOUS AVEZ DÉJÀ POSSÉDÉ UN ALBUM DES SMTTHS. SI VOUS BANDEZ LORSQUE VOUS SUCEZ LA BITE D'UN MEC. SI VOUS NE BANDEZ PAS, TOUT VA BIEN - À MOINS QU'IL NE BALANCE SON SPERME SUR VOUS. SI MICHAEL STIPE EST DANS UNE PIÈCE AVEC VOUS ET QUE VOUS SOYEZ EN TRAIN DE BAISER UNE FEMME, VOUS ÊTES BISEXUEL. SI VOUS ÊTES DANS UN BAR GAY, VOUS N'ÊTES PAS GAY. PAR CONTRE, SI VOUS ÊTES DANS UN BAR HÉTÉRO ET SI VOUS PARLEZ AVEC UN TYPE PLUS LONGTEMPS QUE VOUS NE LE FERIEZ AVEC UNE FEMME, ALORS VOUS ÊTES GAY. SI VOUS BATTEZ LA MESURE EN ÉCOUTANT LES SMITHS. SI VOUS PARLEZ D'ART PENDANT PLUS DE TROIS QUARTS D'HEURE. SI VOUS AVEZ DÉJÀ PORTÉ UN BÉRET. SI VOUS EMBRASSEZ UN GARÇON ET QU'IL BANDE, VOUS N'ÊTES PAS GAY, À MOINS QUE VOUS NE VOUS METTIEZ À BANDER ÉGALEMENT. SI VOUS BAISEZ - AVEC UN HOMME OU UNE FEMME - EN ÉCOUTANT LES SMITHS, VOUS ÊTES GAY. SI VOTRE SEUL BUT DANS LA VIE EST DE METTRE LES FILLES ENCEINTES POUR QU'IL Y AIT ENCORE PLUS DE FILLES QUI AIENT DES RELATIONS HOMOSEXUELLES. SI EN VOUS MASTURBANT VOUS BALANCEZ LE SPERME SUR VOUS. SI VOUS AVEZ UNE ÉRECTION EN REGARDANT L'ÎLE AUX NAUFRAGÉS. SI VOUS N'AVEZ PAS D'ÉRECTION EN REGARDANT MA SORCIÈRE BIENAIMÉE. SI VOUS ÊTES DANS LES TOILETTES D'UN BAR, LA BITE À LA MAIN, PENDANT QUE PASSE UNE CHANSON DES SMITHS. SI VOUS VOUS APPELEZ PAUL ET QUE L'ON VOUS SURNOMME POPAUL.
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SI VOUS ÊTES COPAIN AVEC QUELQU'UN QUI S'APPELLE POPAUL. SI VOUS NE TROMPEZ PAS VOTRE FEMME ET SI VOUS VOUS EN SERVEZ UNIQUEMENT COMME PRÉTEXTE POUR QUE LES GENS PENSENT QUE VOUS N'ÊTES PAS GAY. SI UNE DE VOS COPINES EST MANNEQUIN. SI VOUS BAISEZ UNE FILLE QUI AIME LES SMITHS. SI VOUS NE MANGEZ PAS DE VIANDE PARCE QUE L'ALBUM DES SMITHS MEAT IS MURDERA CHANGÉ VOTRE VIE. SI VOUS FAITES QUOI QUE CE SOIT DE RELIGIEUX. SI VOUS BAISEZ AVEC UNE FEMME ENCEINTE QUI ATTEND UN GARÇON, VOUS ÊTES GAY. SI VOUS BALANCEZ VOTRE SPERME SUR LA POCHE DES EAUX, LE BÉBÉ AUSSI SERA GAY LORSQU'IL SERA GRAND.
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SI VOUS AVEZ DÉJÀ EU UNE COUPE DE CHEVEUX COMME CELLE DE MORRISSEY. 25 SI VOUS VOUS ÊTES DÉJÀ FAIT COUPER LES CHEVEUX PENDANT QU'UN ALBUM DE MORRISSEY OU DES SMITHS PASSAIT. 26 SI VOUS AVEZ DÉJÀ EU DES CONVERSATIONS SUR LES CRISTAUX, SI VOUS EN AVEZ DÉJÀ POSSÉDÉ - SURTOUT S'IL S'AGIT DE CRISTAUX DE MÉTHADONE. 27 SI VOUS VOUS ÊTES DÉJÀ MIS DES PANSEMENTS AU BOUT DES SEINS PARCE QUE VOUS TROUVIEZ ÇA CHIC. 28 SI VOUS AVEZ PASSÉ PLUS D'UNE SEMAINE À SOUTH BEACH. 29 SI, À CE MOMENT PRÉCIS, VOUS NE PENSEZ PAS À UNE PAIRE DE SEINS. 30 SI VOUS AIMEZ TOUJOURS JUDAS PRIEST ALORS QUE VOUS CONNAISSEZ LA RUMEUR COMME QUOI ROB HALFORD SERAIT GAY. 31 SI VOUS BANDEZ EN CHIANT. 32 SI VOUS SAVEZ QUEL GOÛT A LE SPERME (SURTOUT LE VÔTRE). 33 SI VOUS EMBRASSEZ UNE FILLE AVEC LA LANGUE APRÈS QU'ELLE A AVALÉ VOTRE SPERME. 34 SI LIRE CECI VOUS FAIT BANDER. 35 SI VOUS CONNAISSEZ LE NOM DE N'IMPORTE QUEL DES MUSICIENS AYANT FAIT PARTIE DES SMITHS, EN DEHORS DE MORRISSEY ET DE JOHNNYMARR. 36 37 38 39
SI VOUS ÊTES UN MANNEQUIN HOMME. SI VOUS VOUS ÊTES ÉTRANGLÉ EN ÉCOUTANT BOYS DON'T CRYBES CURE. SI VOUS ÊTES STYLISTE. SI VOTRE PRÉNOM, VOTRE NOM OU VOTRE SURNOM EST MORRISSEY.
LES RÈGLES QUE J'AI TRANSGRESSÉES : 1, 2, 12 (celles qui font que, probablement, nous sommes tous gays), 20 (sans le faire exprès), 26, 30, 33, 38 (je dessine moi-même mes vêtements).
INFIDÉLITÉ
Bien que les rock stars aient une réputation de pillards éhontés dès qu'ils aperçoivent une paire de seins libre et onéreuse, la vérité est que nous sommes complètement fidèles à nos petites amies. Je peux dire honnêtement que je n'ai jamais trompé ma petite amie. Et tout ça parce que j'ai respecté les règles listées ci-dessous : elles sont ici pour que vous vous en serviez, et aussi pour faire votre éducation. 1 VOUS POUVEZ PELOTER DES FAUX SEINS CAR, JUSTEMENT, ILS NE SONT PAS VRAIS : IL N'Y A DONC PAS INFIDÉLITÉ. 2 SI VOUS NE VOUS SOUVENENEZ PAS DE LEUR NOM, ÇA NE COMPTE PAS. 3 SI VOUS NE LES RAPPELEZ JAMAIS APRÈS, ÇA NE COMPTE PAS. 4 LES PIPES NE COMPTENT PAS - C'EST COMME DONNER UNE POIGNÉE DE MAIN OU SIGNER DES AUTOGRAPHES. 5 SI VOUS LA CÂLINEZ, IL Y A INFIDÉLITÉ. 6 SI VOUS ÊTES DANS UN FUSEAU HORAIRE QUI EST EN AVANCE SUR LE FUSEAU HORAIRE DANS LEQUEL SE TROUVE VOTRE PETITE AMIE, SERVEZ-VOUS DE L'ÉQUATION SUIVANTE : SOIT X LE DÉCALAGE HORAIRE ENTRE LES DEUX PAYS, SOIT Y LE NOMBRE D'HEURES ÉCOULÉES DEPUIS LA DERNIÈRE FOIS QUE VOUS AVEZ COUCHÉ AVEC UNE AUTRE FEMME. SI VOUS AVEZ VOTRE PETITE AMIE AU TÉLÉPHONE ET QUE Y EST INFÉRIEUR À X, VOUS NE L'AVEZ PAS TROMPÉE, PARCE QUE ÇA NE S'EST PAS ENCORE PRODUIT. PAR CONTRE, SI Y EST SUPÉRIEUR À X, VOUS L'AVEZ TROMPÉE. 7 SI VOUS ÊTES EN EUROPE, AU CANADA, EN AMÉRIQUE DU SUD OU AU JAPON, VOTRE CONTRAT DE MARIAGE N'EST PAS VALABLE. VOUS POUVEZ DONC COUCHER AVEC QUI VOUS VOULEZ. 8 SI VOUS BAISEZ AVEC QUELQU'UN LA VEILLE DE REVOIR VOTRE PETITE AMIE, PAS DE PROBLÈME, VOUS ÊTES JUSTE EN TRAIN DE VÉRIFIER QUE VOUS N'AUREZ PAS D'ÉJACULATION PRÉCOCE LORSQUE VOUS LA REVERREZ. 10 SI C'EST AU COURS D'UN SHOW, ÇA NE COMPTE PAS. 11 SI VOUS FAITES ÇA PAR INTÉRÊT POUR VOTRE CARRIÈRE, ÇA NE COMPTE PAS. PAR CONTRE, SI C'EST POUR AIDER SA CARRIÈRE, IL Y A INFIDÉLITÉ.
12 SI VOUS VOUS RAPPELEZ LE NOM D'UNE FILLE QUI A JUSTE TIRÉ UN COUP AVEC UN AUTRE, DANS CE CAS VOUS ÊTES INFIDÈLE PARCE QUE VOUS Y PENSEZ PLUS QUE LE TYPE QUI A COUCHÉ AVEC ELLE. SI VOUS N'AVEZ PAS DE PETITE AMIE, CETTE SITUATION VOUS DÉPRIME : VOUS AVEZ DONC TROMPÉ VOTRE PROCHAINE PETITE AMIE. 13 SI C'EST L'ANNIVERSAIRE DE QUELQU'UN, ÇA NE COMPTE PAS (SURTOUT SI C'EST LE VÔTRE). 14 SI LA FILLE A UN TATOUAGE AVEC VOTRE NOM, C'EST LA MOINDRE DES COURTOISIES QUE DE BAISER AVEC ELLE. 15 SI VOUS AVEZ UNE RELATION ANALE AVEC QUELQU'UN D'AUTRE, ÇA NE COMPTE PAS, PARCE QU'IL N'Y A PAS EU COÏT (À MOINS QUE VOUS NE SORTIEZ AVEC MORRISSEY). 16 SI ELLE PORTE LE MÊME PRÉNOM QUE VOTRE PETITE AMIE, ÇA NE COMPTE PAS - IL SUFFIT EN FAIT QUE LA PREMIÈRE LETTRE DE SON PRÉNOM SOIT LA MÊME. DANS LES AUTRES CAS, ASPERGEZ-LA AVANT AVEC LE MÊME PARFUM QUE CELUI DE VOTRE PETITE AMIE : VOUS SEREZ TOTALEMENT DÉDOUANÉ. 17 SI, LE MATIN, VOUS LEUR EXPLIQUEZ QUE VOUS LES RESPECTEZ ET QU'EN PLUS VOUS CROYEZ EN CE QUE VOUS DITES, ALORS, VOUS ÊTES GAY.
LES RÈGLES QUE J'AI TRANSGRESSÉES : Aucune.
J'AI VU UN GÉNIE DE LA SOUFFRANCE TEL QU'IL EST DÉCRIT PAR NIETZSCHE LORSQU'IL LES DÉPEINT, CAPABLES DE DÉVELOPPER DE MANIÈRE ILLIMITÉE ET EFFRAYANTE LEUR PROPRE DOULEUR. J'AI VU EN MÊME TEMPS QUE LES RACINES DE CE PESSIMISME N'ÉTAIENT PAS DUES À UN MÉPRIS DE L'HUMANITÉ MAIS À UN MÉPRIS DE SOI-MÊME ; CEPENDANT, IL A DÛ SANS PITIÉ ANÉANTIR LES INSTITUTIONS ET LES GENS PAR UN DISCOURS DONT LUI-MÊME SE TENAIT À L'ÉCART. C'ÉTAIT TOUJOURS LUI LE PREMIER ET LE PLUS EN VUE QUI TIRAIT LA FLÈCHE DE CUPIDON, D'ABORD SUR LUI-MÊME ET ENSUITE SUR LES GENS QU'IL HAÏSSAIT OU MÉPRISAIT.
LE ROI DES ORDURES DEVIENT PROPRE : PREMIÈRE PARTIE D'UNE HISTOIRE EN DEUX PARTIES par Sarah Fim Empyrean Magazine, 1995 1
Des images de garçons nus et de corps en décomposition scintillent sur l'écran de la télé dans la chambre d'hôtel de Marilyn Manson, tandis qu'il retire ses lunettes de soleil et s'installe sur le canapé. Des photos, des vêtements et des journaux sont éparpillés sur le sol, tels les débris d'une année chargée pour Manson, leader du groupe de rock à scandale et controversé du même nom. Pratiquement du jour au lendemain, le quintette a été catapulté directement du statut de petit groupe local de Floride à une machine à remplir les stades, après avoir signé sur Nothing Records, le label de Trent Reznor de Nine Inch Nails. Depuis, Manson, dont le véritable nom est Brian Warner, a été arrêté, interdit et battu. Il a été accusé de torturer des femmes, de tuer des animaux et d'immoler son batteur par le feu. Aujourd'hui, pour la première fois, il accepte de parler franchement devant un magnétophone de ses deux dernières années de folie. Pour être certain qu'il ne revienne pas sur sa promesse, nous avions fait le plein d'alcool et de drogues et, de plus, loué l'un de ses films préférés, le western spaghetti hallucinogène d'Alexandre Jodorowsky, El Topo. Sur la table en verre, pile devant lui, traîne le CD de Judas Priest, British Steel, celui où il y a une lame de rasoir sur la pochette. Cette photo est parfaitement appropriée, car dessus sont disposées plusieurs lignes de la cocaïne la plus pure que les directeurs d'Empyrean puissent s'offrir. Manson roule un billet de 20 dollars et s'enfile la moitié d'une des lignes dans la narine droite. Il rejette la tête en arrière en secouant ses longs cheveux noirs, penche à nouveau la tête en avant, et sniffe le reste de la ligne par l'autre narine. En musique, comme dans la vie, Marilyn Manson ne joue pas les bons élèves. Il aime tout détruire sans faire de concession. EMPYREAN : T'as l'air épuisé. MANSON : Ouais. Je me suis réveillé à sept heures ce matin et j'ai essayé de trouver quelqu'un avec qui parler, mais y avait personne. J'ai tourné en rond comme un lion en cage. Alors, j'ai appelé Missi [sa petite amie].
1. Cette série d'articles a, au départ, été écrite pour Empyrean Magazine, vol. 7, n° 2 et 3, de mai et juin 1995. Ils n'ont jamais été publiés suite à une décision de l'éditeur d'Empyrean, Centaur Enterprises, qui a estimé que l'interview n'avait pas respecté l'éthique professionnelle, et ce dans le but d'arracher des informations à M. Manson. Le magazine a cessé de paraître peu de temps après.
Il y a quelque chose qui cloche avec les gens qui m'aiment, alors que je ne suis vraiment pas un type aimable. Ça te dit, une ligne ? Je pourrais me faire une ligne, et puis... ... voir si t'en as besoin d'une autre ? En fait, y faut pas commencer. Mais tu en as toujours besoin d'une autre. Ouais, si on commence, on peut pas s'arrêter, question d'équilibre [reniflements]. Raconte-nous comment t'as fini par quitter Fort Lauderdale. Bon, ça s'est passé au moment où j'ai décidé de raccourcir le nom du groupe en Marilyn Manson, en fait tout le monde nous appelait comme ça. Le groupe commençait à sortir de sa période BD pour prendre une tonalité plus sérieuse. Différents labels s'intéressaient à nous. Epic nous avait fait venir à New York pour un showcase. On avait été dragués par Michael Goldstone, le type qui, à l'époque, venait juste de signer Pearl Jam. Leur album était pas encore sorti : je suis tombé dessus et j'ai trouvé ça très médiocre. C'est vrai qu'en même temps j'idéalisais notre musique, j'anticipais notre succès. Mon ego en a pris un coup lorsque Epic a fini par nous dire qu'ils n'aimaient pas ce qu'on faisait. La déception a été énorme, parce qu'on avait craqué les trois quarts de notre pognon pour aller à New York. Comment en es-tu arrivé à travailler avec Trent Reznor ? Tout a commencé le jour de notre retour, on était presque fauchés. Missi et moi, on est passés au magasin de disques où j'avais travaillé pour acheter Broken de Nine Inch Nails qui était sorti le jour même. Je me disais que ça faisait un moment que je n'avais pas eu de nouvelles de Trent ; on avait pourtant l'habitude de s'appeler de temps en temps, juste histoire de se dire bonjour, de garder le contact. Pendant que j'écoutais le disque, j'ai reçu un coup de téléphone du manager de Trent, qui me demandait de lui envoyer des démos. (Ce genre de coïncidence m'arrive toujours et me porte à croire que tout vient à point.) Je savais pas pourquoi il voulait une démo. Peut-être simplement pour l'écouter. Quelques jours plus tard, j'ai reçu un coup de fil. « Salut, c'est Trent. » Et j'réponds un truc comme : « Hé, qu'est-ce qui se passe ? » Et il me répond : « Bon, tu devineras jamais où j'suis. J'habite dans la maison de Sharon Tate. » C'était marrant, parce que la première fois que
je l'avais rencontré, je lui avais dit que l'un de mes rêves était d'enregistrer My Monkey, version très personnelle d'une chanson de Charles Manson, dans la maison de Sharon Tate. Je n'y croyais pas : voilà que Trent y était. Il me dit : « Pointe-toi. On est en train de tourner une vidéo pour un de mes titres, je voudrais que t'y joues de la guitare. » Je lui réponds : « Eh bien, je sais pas vraiment jouer de la guitare. » Mais j'y suis quand même allé et j'ai fait semblant de jouer de la guitare sur un clip qui n'est toujours pas sorti. Le morceau s'appelait Gave Up. Et du coup, tu as signé sur Nothing ? En fait, je savais pas encore que Trent démarrait un label. Nous avons juste traîné, passé du bon temps, c'est comme ça qu'on est devenus de plus en plus proches, et que notre amitié a commencé. Tu as des souvenirs précis de cette époque ? Je me rappelle le soir où Trent a plaqué sa copine, une riche adolescente tellement entichée de lui qu'elle s'était fait tatouer ses initiales sur le cul. Nous sommes allés au Smalls, un bar de LA. où on a rencontré des filles (aujourd'hui, je voudrais même pas qu'elles sortent mes poubelles). Mais, à cette époque, elles me semblaient être le genre de gonzesses qui valaient le coup parce que je ne connaissais pas mieux. En fait, on était pas spécialement attirés par le sexe. On voulait juste s'amuser comme deux nouveaux copains. On a donc ramené ces deux horreurs chez lui ; je me souviens que l'une d'entre elles s'appelait Kelly, ce que j'avais trouvé intéressant, car ce prénom, tout comme son visage, pouvait appartenir à une fille ou à un garçon. On a tourné une vidéo que j'ai perdue depuis. Je sais juste qu'elle s'appelait Le Trou du cul de Kelly. Tu dois deviner pourquoi. Non. Explique-moi. Ben, on leur a joué un des mauvais tours qui m'ont rendu assez célèbre. Il faut remplir à ras bord un grand verre de tequila pour ton adversaire, ou ta victime, puis tu te remplis un verre de bière en faisant croire à l'autre que c'est aussi de la tequila. Tu le persuades de boire son verre cul sec à en vomir, à en perdre connaissance, et puis tu le laisses souffrir le martyre. On m'a fait ce genre de blague lorsque j'étais plus jeune. Comme d'habitude, cette sale blague a marché ; Kelly et sa copine étaient bourrées, elles couraient autour de la pelouse où Sharon Tate et ses amis avaient été assassinés. Elles ont sauté dans la piscine et, bizarrement, j'ai suivi. C'est pourtant un truc que j'aime pas faire parce que je ne sais pas nager. Bref, j'étais dans la piscine en compagnie d'une morue, il n'y a que comme ça que je peux la décrire. Elle sentait aussi fort qu'un
marsouin femelle et elle ressemblait à un monstre marin. Pour essayer d'animer la soirée, j'ai proposé : « Et si on jouait à colin-maillard, on vous met un bandeau sur les yeux, et vous essayez de reconnaître les gens qui vous touchent. » Du coup Trent et moi, on attire notre morue dans le salon, tandis que l'autre fille s'est déjà évanouie et, avec un peu de chance, noyée dans son vomi. On a bandé les yeux de la créature marine. Non. En fait, on lui a juste noué une serviette autour de la tête, son visage était recouvert et nous nous sentions plus à l'aise. Non pas que son corps était mieux que sa gueule. C'était terrible, j'en ai encore honte rien que d'en reparler. On a commencé à lui pincer le bout des seins tout en lui caressant l'entrecuisse pour voir ce qu'il s'y passait. On rigolait parce qu'on était tous les deux bourrés certes, mais pas autant qu'elle. En fond sonore passait un album de Ween dont les paroles étaient : « C'est ta pointure, fais-la jouir... » tandis que le jeune Trent Reznor et moi-même fourrions nos doigts dans la cavité fertile d'une étrange femme-poisson à la recherche de caviar. On a fini par se retrouver confrontés à un nodule étrange — un duvet blanc ou un grain de mais — qu'elle avait sur la partie extérieure du rectum. On était horrifiés, on s'est regardés, choqués, dégoûtés. Mais il fallait qu'on avilisse jusqu'au bout cette pauvre créature innocente. J'ai donc pris un briquet et j'ai commencé à lui brûler les poils du pubis. Ça lui faisait pas mal, mais l'odeur qui s'en dégageait n'a amélioré en rien la qualité de l'air ambiant. Malheureusement, il n'y a eu aucune apogée à cette histoire, si ce n'est, je pense, qu'elle avait seulement besoin de se faire cajoler, et on est alors partis en courant. A-t-elle fini par vous avoir ? Je crois que Trent aurait pu finir par se la faire parce qu'il a une certaine attirance pour les femmes douteuses. On a tous un penchant à embarquer des filles moches en se disant qu'elles seront moins moches le lendemain matin. Mais, immanquablement, elles se révèlent encore pires. Là, je suis allé me coucher en espérant oublier cette histoire. C'est ce qui s'est passé le lendemain, et ça nous a rapprochés, Trent et moi : il m'a expliqué qu'il démarrait son propre label « Nothing », au travers d'Interscope Records, et qu'il voulait que sa première signature soit Marilyn Manson. Je pensais que c'était le meilleur label possible pour nous, car Trent en avait tellement marre des mauvaises expériences avec son ancienne maison de disques, TVT, que l'une de ses priorités était de ne jamais décevoir ou maltraiter les groupes accueillis sur Nothing. Trent m'a dit avoir été particulièrement impressionné par Live as Hell, une des démos qui étaient sorties à l'époque. Nous l'avions enregistrée dans une station de radio de Tampa Bay, et le son était complètement
pourri. Notre batteur de l'époque, Freddy the Wheel [Sara Lee Lucas], avait un rythme aussi impressionnant que le trou du cul de Kelly. Parle-moi de l'enregistrement de ton premier album. Portrait of an American Family, qui, l'année dernière, a été élu meilleur album de l'année par nos lecteurs. Au départ, ça a été une véritable catastrophe. On est allés enregistrer à Hollywood, en Floride, aux studios Criteria qui appartiennent aux Bee Gees. Le type avec qui on travaillait s'appelait Roli Mossiman, un personnage plutôt étrange. Je sais plus s'il était suisse ou allemand — en tout cas, il venait d'un pays où la brosse à dents n'existe pas. Il lui restait six — peut-être sept — dents dans la bouche. Et il en a perdu deux au cours de l'enregistrement. Pourries, elles tombaient tout naturellement et ça l'empêchait pas de fumer. Et tu sais ce que je ressentais ? Ton manager m'a dit que tu le méprisais. Exact. En studio, Roli s'amenait la cigarette au bec et cherchait à partir le plus rapidement possible. Il arrêtait pas de nous raconter comment c'était lorsqu'il faisait partie des Swans, ce qui était une des raisons pour lesquelles nous l'avions choisi. En fait, il travaillait entre cinq et six minutes par jour. Lorsqu'on a enfin fini, Roli a fait exactement le contraire de ce que j'attendais de lui. Je pensais qu'il allait ajouter une touche sombre. Mais il essayait d'arrondir les angles, pour nous faire ressembler à un groupe pop, ce qui ne m'intéressait pas du tout, à l'époque. Le disque que nous étions en train de faire avec lui allait être terne et sans âme. Trent, pensant la même chose, s'est porté volontaire pour nous aider à réparer ce qui avait été abîmé. Et le groupe est parti à Los Angeles ? Non, dans un premier temps, j'y suis allé tout seul pour essayer de remixer les morceaux qui me semblaient récupérables. Il m'est arrivé un truc bizarre un jour où je me suis senti prêt. J'ai appelé en Floride pour parler à Daisy [Berkowitz, guitariste], et je suis tombé sur Pogo [clavier connu sous le nom de Madonna Wayne Gacy]. Il m'a dit qu'ils étaient au Squeeze et raides d'équerre. Daisy ne tenant pas l'alcool, il s'était écroulé et éclaté la tronche. Il s'était ouvert le menton et avait perdu la mémoire. En se réveillant, il ne savait plus qui il était et n'arrêtait pas de dire : « Où est ma voiture ? Où est ma voiture ? » Il était persuadé d'avoir eu un accident de voiture. Quand je l'ai appelé, on aurait dit quelqu'un d'autre. Je pouvais pas communiquer avec lui. Il comprenait pas ce que j'essayais de lui dire et savait probablement pas qui j'étais. Les médecins lui ont annoncé qu'il avait une bulle d'air dans le cerveau.
Y avait-il des tensions dans le groupe à cette époque ? C'est Trent qui m'a vite fait observer qu'il y avait des problèmes dans le groupe. Il avait remarqué, comme tous ceux qui travaillaient avec lui, que Freddy the Wheel était un de nos points faibles. Brad Stewart [au départ bassiste de Gidget Gein] était lui aussi encore dans le groupe, et je savais qu'il était un autre point faible surtout depuis ses trois ou quatre overdoses. J'étais sur le point de le virer pour le remplacer par Twiggy Ramirez. D'autre part, pas mal de gens aimaient pas Daisy, non seulement à cause de son caractère caustique, mais ils trouvaient également qu'il n'avait pas une technique extraordinaire — personnellement, je trouvais qu'il jouait pas mal et j'avais jamais de problèmes avec lui. Je savais que nous étions aux portes du succès, mais je n'étais pas satisfait. Marilyn Manson n'était pas le groupe qu'il pouvait être. Je savais que je devais faire un tour en enfer pour amener le groupe là où je voulais. Je ne suis toujours pas revenu de l'enfer. Vous savez, la seule façon d'en sortir, c'est de vraiment toucher le fond. Je suis désolé. Une autre ligne ? Sniffer la poudre ? OK ? [Bruits de couteau, reniflements.] On en était où ? On parlait de Daisy. Lorsque Daisy est sorti de l'hôpital, on lui a dit : « Ramène-toi. Viens écouter les mixes. Il faut qu'on cale les autres chansons. » Le jour où il était censé venir, il a raté son avion et est arrivé en retard. Il est entré dans le studio, c'était la première fois que Trent se trouvait face à lui. Trent lui a dit bonjour, et Daisy, agressif, a commencé à jouer au lèche-cul. Comme d'habitude, on avait l'impression qu'il s'était passé de la graisse sur le visage et les cheveux. Le gamin avait besoin de Stridex. Bon, il entre, avec sa tête d'adolescent boutonneux et coléreux. Trent lui balance : « Tu veux écouter les mixes ? » Et Daisy lui répond : « Non, je vais fumer une dope. » Il s'est montré crétin d'entrée de jeu et ça me rendait mal à l'aise parce qu'il fallait que je prenne sa défense. Lorsqu'il a enfin entendu les mixes, Daisy ne leur a prêté aucune attention et n'a fait aucun commentaire. Il s'est contenté de nous prendre la tête avec ses foutus projets musicaux. On a quasiment passé le mois suivant à essayer de réenregistrer des chansons et à arranger les choses. Et on a tous compris qu'il n'était pas facile de travailler avec Daisy. Il était têtu, incapable de se souvenir d'aucune chanson de l'album. Il se contentait de gérer son agenda personnel de musicien. Il voulait nous déballer toutes ses qualités. Faire ce disque a parfois été frustrant. Mais on s'est surtout bien amusés. C'était nouveau. La vie semblait valoir la peine d'être vécue.
Pendant que nous travaillions sur Portrait, Trent commençait son album, The Downward Spiral. On a passé de bons moments à bosser ensemble. C'était exactement comme ça que j'avais envisagé de faire de la musique. Tout le monde était relativement sobre, nous ne buvions que lorsque la nuit était bien avancée et, à part Brad Stewart qui était à fond dans l'héroïne, je ne me souviens pas que quiconque se soit drogué. J'en avais marre du monde entier, de tout ce qui ne faisait pas partie de ma vie, de ma façon de voir la vie des autres. C'était bien d'être idéaliste. Je n'avais pas encore été balafré par les maladies vénériennes, les drogues et les tournées qui allaient suivre. En as-tu gardé de bons souvenirs ? Ouais. Dans le studio, il y avait une grande baie vitrée d'où on pouvait voir la salle d'enregistrement et une nuit, on a eu envie de s'amuser un peu. On a scotché 150 dollars sur la porte intérieure du studio — en fait Trent et moi avions chacun mis 75 dollars. Pour remporter cette somme, il suffisait de sortir du studio qui se trouvait sur Santa Monica Boulevard, là où dès la tombée de la nuit se retrouvaient, telles des blattes hermaphrodites, tous les prostitués, travestis ou transsexuels. Le jeu consistait à en lever un (ou une), et à le ramener au studio.
On est donc tous sortis faire un tour. Il y avait énormément de clients en voiture qui semblaient n'avoir aucun problème pour en lever. Mais, les putes ayant visiblement peur de nous, on est rentrés, frustrés, et on a mangé. Pogo, qui avait un look de skinhead agrémenté d'une longue barbiche, est allé dans la salle de bains pour se raser la tête. Il trimbalait toujours sur lui du maquillage de clown, car il lui arrivait souvent d'aller se balader déguisé. Il s'est grimé comme Gene Simmons et est sorti tout seul. Nous avions commencé à enregistrer quelques morceaux, lorsque soudain Pogo est entré dans le studio au bras d'un être androgyne. Dans la cabine, on a eu juste besoin d'ouvrir les micros de la batterie pour entendre leur conversation. Cette personne s'appelait apparemment Marie, et d'où on était, elle ressemblait plutôt à une femme, pas mal en plus, du moins pour une prostituée. Mais en la regardant plus attentivement, on pouvait voir sous ses bas résille des plaies sur ses jambes qui ressemblaient à des brûlures d'énormes cigares ou d'autres sévices dont nous ne voulions pas entendre parler.
Finalement, elle était plus maligne que nous ne pensions. Elle savait qu'on était en train de mater et a demandé une rallonge. On n'était pas d'accord, alors Pogo a disparu dans une autre pièce et, d'après ce que j'en sais, il s'est branlé sur les seins d'un homme — je ne sais pas dans quelle catégorie le placer... autre que dépravé, bien sûr. C'était pas angoissant de travailler dans la maison de Sharon Tate ? Un truc bizarre est arrivé pendant que nous mixions Wrapped in Plastic. Cette chanson parle d'une famille américaine moyenne qui recouvre son canapé d'une housse en plastique et se pose la question : « La poussière sera-t-elle dehors ou dedans ? » Il arrive souvent que les gens qui semblent être propres sur eux soient en fait très sales. On utilisait un ordinateur parce qu'on avait beaucoup de samples et de séquences. Pendant qu'on travaillait sur ce titre, des samples de Monkey, une chanson de Charles Manson, se sont incrustés dans le mix. Brusquement, on entendait la phrase : « Pourquoi un enfant grandit-il, et finit par tuer maman et papa ? » On ne comprenait pas ce que ça venait faire là. Le refrain de Wrapped in Plastic étant : « Viens chez moi, on espère que tu vas rester ? » J'étais seul dans la maison de Sharon Tate en compagnie de Sean Beavan [le producteur assistant du disque]. On était totalement paniqués et on se disait des trucs du genre : « Cette nuit est la dernière. » Le lendemain, tout était rentré dans l'ordre. Les samples de Charles Manson n'étaient plus sur la bande. Il n'y avait aucune explication logique ou technique au fait qu'elles y aient été. Ce simple événement surnaturel m'avait fait flipper. Pourquoi penses-tu que ce soit si branché pour des musiciens de faire référence à Charles Manson ? Ça me gonfle. Axl Rose a été attaqué de toutes parts parce qu'il avait enregistré une chanson de Charles Manson ; je vais vous expliquer comment il en a eu l'idée dans une minute. Lorsque Trent vivait dans la maison de Sharon Tate, j'avais l'impression d'être le Marilyn Manson qui prenait en marche le train de Trent Reznor, ce qui est assez drôle. Mais je n'en voulais pas à la terre entière. Je m'en foutais. En effet, c'était une occasion unique d'enregistrer là, de dormir là et de flipper à cause des fantômes qui vivaient là. C'est une bonne raison. Encore une petite ligne ? D'accord, mais c'est la dernière. [Bruits de succion.] Alors ce qui s'est passé avec Guns N'Roses : un soir, Trent m'avait traîné à un concert de U2 et, backstage, j'ai rencontré Axl Rose. Il était névrosé, il me parlait de ses problèmes psychologiques, de son dédoublement de personnalité, pendant que je me disais : « Ce mec est complètement naze. »
Mais comme je suis du genre plus que fervent, j'ai commencé à lui parler de mon groupe et je lui ai dit : « Tu sais, on fait une chanson qui s'appelle My Monkey, c'est une adaptation d'un titre de Lie, l'album de Charles Manson. » Et il me fait : « Jamais entendu parler. » Je lui réponds : « Tu devrais le trouver, c'est cool. » Et puis, environ six mois plus tard, Guns N'Roses sort The Spaghetti Incident, où Axl Rose fait une reprise de Look at Your Game, Girl tiré de l'album Lie. Il s'était mis tout le monde à dos, surtout la sœur de Sharon Tate. On a fini notre album peu de temps après. Dessus, il y avait My Monkey, le titre sur lequel chante Robert Pierce, un môme de cinq ans. L'ironie se trouve là : pour lui, il ne s'agissait que d'une innocente comptine, alors que pour tout le monde, c'était une histoire horrible. Une fois l'album plié, j'ai reçu ce coup de fil de Trent et de John Malm, le manager de Trent et le responsable de Nothing Records. Ils étaient du genre : « Écoute, t'es d'accord pour sortir l'album en virant My Monkey ? » Je leur ai demandé pourquoi. Ils m'ont répondu : « Interscope a eu des problèmes à cause de la version merdique d'AxI Rose et ils sont obligés de verser tous les bénéfices du titre aux familles des victimes. » J'ai dit : « Ça ne me pose aucun problème. Expliquez-moi simplement ce qui va se passer. » (Le texte n'était pas entièrement de Charles Manson. Je lui avais juste emprunté quelques phrases, le reste était de moi.) Finalement, Interscope a insisté pour virer ce titre, j'ai fini par leur dire « Non », si bien qu'ils n'ont plus voulu sortir l'album. Tout d'un coup, on était passé du statut d'espoir de la scène du sud de la Floride, à celui de seul groupe qui ne sortirait jamais, de nouveau un groupe local sans label. Ça craignait. C'est la pire période de ma vie parce que le disque était fait et que tout le monde l'attendait dans les bacs. Pendant ce temps, mon premier bassiste [Brian Tutunik, plus connu sous le nom d'Olivia Newton Bundy], avait monté un groupe, Collapsing Lungs, signé par Atlantic. Ils nous prenaient de haut parce qu'ils étaient persuadés de devenir d'énormes rock stars. C'est à la même période qu'on a viré Brad, son remplaçant. Il était dans l'héroïne jusqu'au cou et on passait plus de temps à s'occuper de lui qu'à répéter. À cette époque, je me sentais vraiment frustré. J'étais prêt à tout arrêter. Je pensais que c'était terminé, que mes idées étaient trop fortes pour les gens. J'ai même pensé trouver une autre forme d'expression, tout en sachant qu'une année ou deux seraient bénéfiques à ma musique. Comment Interscope est-il revenu à la charge ? Lorsque tout allait de travers, Trent nous a soutenus et nous a pas laissés tomber. Il nous disait de ne pas nous en faire car il avait la possibilité de
sortir un album sur n'importe quel autre label, ce qui faisait partie de son contrat à Interscope, même si, techniquement, Interscope possédait Nothing. Guy Oseary, de Maverick Records [le label de Madonna], est donc venu nous voir, accompagné de Freddy DeMan, le manager de Madonna. Le truc le plus marrant qui s'est passé avec ces deux types, c'est la première question qu'ils m'ont posée après le show : « Eh, les mecs, vous êtes juifs ? » Notre clavier leur a dit : « Ouais, j'suis juif, mais j'suis pas croyant, et pas pratiquant. » Et ils ont répondu : « Ouais, OK, c'est cool, ça va coller entre nous. » Ça semblait rouler. Ils sont repartis pour New York et ont appelé notre manager deux jours plus tard en lui disant : « Nous n'avons aucun problème avec l'image de Marilyn Manson, ni avec ses tatouages, ni avec son mélange d'occultisme et de satanisme. Mais il faut qu'on sache un truc. Manson a-t-il des tatouages de croix gammées ? » Il leur a répondu : « Non. Vous parlez de quoi ? » Ils ont dit : « On voulait vérifier qu'il n'y ait pas de message antisémite parce qu'on ne veut pas les cautionner. » Alors que je m'acharnais à mettre en évidence les opprimés, je ne comprenais pas comment il pouvait se tromper à ce point sur le sens de mon message. La situation était vraiment étrange. Après avoir contrôlé mes tatouages, ils nous ont proposé un deal. Chez Interscope, ça a dû être comme si on leur avait mis un pétard dans le cul, parce qu'ils sont revenus immédiatement à la charge, en nous disant : « Écoutez, on est d'accord pour sortir le disque et vous donner une grosse avance. » On a accepté parce que, depuis le début, on voulait être sur Interscope, j'avais confiance dans ce label. J'ai d'ailleurs toujours confiance. En fait, ils avaient un deal avec Time Warner et c'est eux qui nous ont mis des bâtons dans les roues. Et du coup, Interscope t'a autorisé à mettre My Monkey sur l'album ? Oui, mais on a continué à avoir des problèmes. Je voulais mettre dans le livret une photo de moi enfant, allongé nu sur un canapé. Lorsque tu veux expliquer quelque chose aux gens, leur première réaction est de saisir en quoi ça les concerne. Et c'est ce qui s'est passé avec les avocats d'Interscope lorsqu'ils m'ont dit : « D'abord, cette photo va être considérée comme de la pornographie pédophile, et non seulement les magasins qui vendront l'album auront des ennuis, mais nous allons devoir payer pour ça. » Ils m'ont expliqué que si un juge tombait là-dessus, il prétendrait qu'il s'agit du cliché d'un mineur pouvant inciter à des pratiques sexuelles interdites, donc considéré comme acte de pédophilie. J'ai répondu : « Je suis complètement d'accord. Cette photo a été prise en toute innocence par ma mère, un acte très naturel. Mais si vous considérez ça comme de la pornographie, en quoi suis-je coupable ? C'est vous que ça fait bander. Pourquoi on vous punit pas vous ? » C'est exactement ce que je veux montrer. La morale populaire est stupide. Dès que ça les excite, c'est pas bien.
[Manson fouille dans ses bagages et sort le livret original de l'album. Il n'y a aucun texte, juste la reproduction d'une peinture d'un clown en couverture.] Tu vois, on avait une toile de John Wayne Gacy représentant un clown sur la couverture. Regarde l'autre photo à l'intérieur. Une de mes photos préférées et je ne m'en suis jamais servi. C'est une de ces poupées des années soixante, on tire une ficelle qui est dans son dos et ses yeux s'agrandissent en changeant de couleur. Autour d'elle, il y a un cercle composé de dents de sagesse, de bonbons, de pastilles de menthe et de polaroïds d'une fille mutilée. J'avais truqué la photo sans que ça se voie. Ils m'ont tout de suite appelé pour me dire : « Écoute. D'abord, on ne va pas imprimer ce genre de photo et, surtout, on ne peut pas le faire à moins que tu nous fournisses un nom et une déclaration sous serment de la personne qui est sur le cliché. Sinon, on va finir en taule. » Ils étaient persuadés que la photo était vraie : alors j'ai donné mon accord pour ne pas l'utiliser. Je crois que ça les a rassurés de penser que la photo n'était pas truquée. Ça a toujours été un jeu de ne pas se compromettre, mais aussi de connaître ses limites et de faire du mieux qu'on peut à l'intérieur de ces limites. Tes premières expériences avec Interscope ne t'ont pas rendu amer ? En fait, on en veut toujours à la terre entière lorsqu'on a la sensation qu'un label ne soutient pas un artiste jusqu'au bout, alors qu'il le mérite. C'était à nous de nous bouger le cul, de faire des tournées. On a tourné pendant deux bonnes années : un an en première partie de Nine Inch Nails, et l'année suivante on a écumé tous les clubs. Il fallait juste être persévérant. Avec le recul, es-tu satisfait de cet album ? Eh bien, en fait, dans cet album je voulais mettre tout un tas de trucs que j'avais déjà déclarés dans des interviews. Mais aujourd'hui, je crois que je suis un peu passé à côté, comme si je m'étais pas bien fait comprendre. Je suis peut-être trop resté dans le flou, ou peut-être que les chansons n'étaient pas assez bonnes. Qu'importe, je voulais dénoncer l'Amérique du talk-show qui, à force d'être propre sur soi, passe finalement son temps à blablater plutôt qu'agir. J'étais obsédé par la manière dont les mômes grandissaient, ce qui nous était présenté se trouvait beaucoup plus chargé de sens que ce que nos parents pensaient, du style Willy Wonka ou les frères Grimm. Ce que j'avais choisi de montrer du doigt, c'était que nos parents nous cachaient la vérité et cela faisait davantage de dégâts que de montrer d'entrée de jeu Marilyn Manson par exemple. Je pense que, vu sous cet angle, je suis un antihéros. Je pense que je réussirai à mieux l'exprimer sur le prochain album.
L'AMÉRIQUE RENCONTRE MARILYN MANSON SECONDE PARTIE D'UNE HISTOIRE EN DEUX PARTIES par Sarah Fim Empyrean Magazine, 1995 La dernière fois, nous avons laissé Marilyn Manson dans sa chambre d'hôtel : il sniffait de la coke en donnant une interview exclusive à Empyrean à propos de la tornade qu'avait été l'année précédente. Nous sommes le même jour, il est quatre heures du matin, et il se prépare à se lancer dans les aventures dévastatrices vécues au cours de ses tournées avec Nine Inch Nails (avec le Jim Rose Circus Sideshow, et plus tard avec Hole en ouverture), lorsqu'on frappe à la porte. Il cache le CD de Judas Priest recouvert de dope derrière une boîte en carton, puis se lève en arrangeant son Tshirt Friend or Foe d'Adam Ant. Il regarde longuement par le judas, craignant sans doute de découvrir certaines de ces fugueuses psychotiques qui le suivent servilement, tout en surveillant le moindre de ses gestes, et couchent avec son équipe (et parfois avec les musiciens lorsque ceux-ci sont vraiment au bord du désespoir) pour apprendre de nouveaux ragots sur lui. Mais la vision qui lui fait face lorsqu'il ouvre la porte est encore plus épouvantable : c'est Twiggy Ramirez, son bassiste, une bouteille de vin à la main. Il a l'air de revenir de l'enfer. Il se plaint d'être vraiment très mal par-ce qu'il a sniffé trop de cocaïne. Puis il se fait une autre ligne avant de
s'asseoir dans un fauteuil dans un coin de la pièce en remontant ses genoux sur sa chemise rouge et blanc grande ouverte. Au lieu de le rendre volubile, la coke le casse. À chaque question qu'on lui pose, il n'a qu'une seule réponse : « du whisky et du speed. » J'espère que sa présence ne va pas empêcher Manson de parler en toute liberté et de rester honnête. Tout en se servant un grand verre de vin, Manson me dit qu'il n'y a pas de problème. EMPYREAN : Sniffe un peu avant qu'on reprenne. MANSON : Cette poudre sait faire parler. [Reniflements.] Beurk ! (Il sursaute en voyant sur la vidéo une scène au cours de laquelle des handicapés se font mutiler.] Quand as-tu commencé à prendre de la cocaïne ? Ça fait pas très longtemps. La première fois, c'était sur la tournée de Nine Inch Nails. On venait de finir un show à Chicago et un des roadies m'a dit de passer avec Twiggy dans la loge de Trent. Il était là avec un de ses musiciens. La pièce était dévastée, il y avait de la nourriture partout. De la merde était écrasée sur le sol. Des fringues sales traînaient dans tous les coins. Tout était recouvert de farine, car ces types avaient l'habitude de se balancer de la farine. Au milieu des débris, il y avait un type étrange aux cheveux gris, une espèce de hippie vérolé qui avait pu passer backstage en refilant de la dope : il avait préparé une trentaine de lignes sur le lavabo en alu de la salle de bains. C'était la caricature de la drogue chez les rock stars, il y en avait au moins 500 grammes. Il nous a fait : « Vous en voulez ? » Et nous : « On n'en a jamais pris. » Alors il nous a dit : « Essayez. » On a essayé et ça nous a explosé la tête. On s'est fait ligne sur ligne. Je portais des sous-vêtements en caoutchouc qui n'avaient qu'une seule ouverture pour laisser passer ma bite. Je n'ai porté que ça pendant cette tournée. Et il y avait ces deux nanas qui attendaient backstage, une blonde et une rousse : les deux étaient bien roulées. L'une faisait des études de psychiatrie, l'autre n'était qu'une traînée. Je me rappelle que j'étais très stoned, et que j'avais toujours mon pantalon que je ne retirais que lorsque j'allais me coucher. Et je les ai baisées toutes les deux tout habillé, dans l'antichambre, une sorte de version crade de Superman. Ma peau ne les a pas touchées. C'était comme si je portais une capote intégrale. Tu n'avais pas peur que ton cœur lâche à cause de la cocaïne ? À l'époque, je m'en foutais complètement. On pensait que c'était drôle, juste un cliché, qu'il n'y avait que des crétins comme John Belushi et Corey Feldman pour se foutre en l'air avec ça.
Cette tournée a dû être ahurissante. Tu sors de nulle part et tu vis comme une rock star sur le circuit des stades ! Personne n'avait entendu parler de nous, et notre album n'était pas encore sorti. Des rumeurs couraient, nous avions eu quelques papiers grâce à notre agent, Sioux Z., qui était très excitée par notre projet, bien que je sois persuadé qu'elle n'y comprenait rien. J'en voulais toujours plus. C'était mon problème : j'en voulais toujours plus. Et à chaque fois que j'en parlais à mon agent de publicité, à ma maison de disques ou à mon producteur, ils me disaient tous que je devais être patient et qu'il fallait que j'arrête de rêver. Même Trent et son manager, le jour où ils nous ont signés, nous ont dit un truc du genre : « Les mecs, je pense qu'un de ces jours vous vendrez autant que Ministry. » Ça veut dire 200 000 albums. Exact. Et ça me brisait le moral. Je veux être plus gros que Kiss. Je veux pas passer inaperçu. Je devrais pas le dire, mais merde, personne ne lit ton magazine. [Il se fait une ligne et en sniffe la moitié.] En tout cas, depuis le début, j'ai toujours eu l'impression de participer à une compétition. Pas de mon côté, mais du leur. Ils n'arrivaient pas à me suivre, j'avais toujours une longueur d'avance dans ma tête, j'étais certain d'y arriver, mais j'étais le seul. C'était très décevant. Y a un truc que personne comprenait alors : la seule façon d'arriver là où vous voulez, de réaliser vos rêves et de devenir important, c'est d'exiger ce type d'attention. C'est à vous d'y croire. Et je pense qu'à l'époque personne n'y croyait à part moi et mon groupe, enfin tout du moins le noyau du groupe, c'est-à-dire Pogo, Twiggy et moi. Revenons-en à la tournée. Ouais, d'accord. Il s'est passé plein de choses intéressantes avec Jim Rose [leader d'une troupe itinérante de monstres et de contorsionnistes appelée The Jim Rose Circus Sideshow]. C'était toujours une grande émotion de l'avoir à côté de nous parce qu'il avait une idée à la seconde. Il y avait une fille qui nous suivait de ville en ville pendant la tournée, un peu grosse, mais mignonne : elle ressemblait à ce que pourrait être une femelle koala avec des mamelles de style gothique. Un soir, on l'a convaincue de se mettre nue, de se pencher en avant tandis que, tour à tour, tout le monde crachait en visant son trou du cul. Je n'ai pas participé à ce jeu que je trouvais vulgaire. Tu dis ça juste pour moi. Non, c'est vrai. Effectivement, à un moment je me suis dit : « Pourquoi pas ? » Mais j'étais gêné, j'avais un peu honte pour elle. Elle semblait être
le type de personne qui voulait simplement se faire accepter. On profitait de son anxiété et de son dénuement, et j'ai un faible pour les gens comme ça, parce que j'ai un tel besoin de reconnaissance que j'ai souvent laissé les gens profiter de moi. J'ai moi-même établi certaines limites à ne pas dépasser. Je ne pense pas détenir la vérité. Je prenais ça pour une simple distraction. Sauf que je n'y participais pas. Par contre, j'ai participé à d'autres trucs. Celui qui m'a le plus marqué s'est passé à la fin de la collaboration de Jim Rose à la tournée. On avait envie de déconner. Jim Rose avait rassemblé des gens très différents les uns des autres. Il avait bien fait les choses. Il avait amené une dizaine de filles nubiles et toutes prêtes à se faire sauter. Malheureusement, ce n'est pas ce qui s'est passé, et je suis certain qu'elles ont été déçues. À la place, il a inventé un concours de mouvements d'intestins, dont le but était de s'enfiler une poire à lavement et de la garder le plus longtemps possible. La première personne qui la rejetait avait perdu. Trois des filles ont accepté d'y participer. Elles étaient pas mal pour des filles qui participent à ce genre de truc. Moi, je donnais les poires à lavement et je tenais un bol de céréales Fruit Loops sous leur cul. La première des filles l'a immédiatement expulsé — en rejetant une espèce de liquide brunâtre qui n'était pas tout à fait de la merde. Juste un liquide d'une couleur étrange. Du coup Mr. Lifto, qui jouait le costaud dans le Jim Rose Show et qui avait une bite à la place du cerveau, a avalé le bol de céréales. La fille qui a fini par gagner n'a pas rejeté la poire, ni même chié. Et qu'est-ce qu'elle a gagné ? Notre respect et notre admiration. Tu t'es senti vengé quand tu es revenu à Fort Lauderdale avec le statut de rock star ? En fait, notre premier grand show a eu lieu à Miami. Tout le monde était là : mes parents, toutes les filles avec qui j'avais couché, toutes les filles avec qui j'avais eu envie de coucher, ainsi que tous ceux que j'avais virés du groupe. Et pendant que nous étions sur scène, Robin [Finck], le guitariste de Nine Inch Nails, est arrivé en courant, vêtu d'un cache-sexe avec, à la main, un gâteau recouvert de poudre qu'il avait l'intention, pour une raison qui m'échappe, de m'écraser sur la tête. Pour contrer ce sabotage, je l'ai attrapé, j'ai baissé son froc et mis son pénis flasque et salé dans ma bouche. Et... euh... je l'ai sucé pendant quelques instants, mais pas suffisamment pour que ce soit une vraie pipe. Il faut que je signale que ça ne m'a pas fait bander, juste pour faire taire tous ceux qui prétendent que je suis gay. Ensuite, très emmerdé, il est sorti de scène à toute allure et, dès la fin du show, il a fallu que j'échappe aux flics. Ils sont venus backstage pour m'interpeller, alors que j'étais caché dans les
toilettes où, traditionnellement, nous planquions la dope. Par chance, ils n'ont jamais envoyé de mandat d'arrêt ni engagé de poursuites pour cet événement particulier. On a recommencé quelques jours plus tard, en privé. On racontait cette anecdote pour la vingtième fois à la fête qui a suivi le concert de Nine Inch Nails, où traînaient toutes sortes de gens sélectionnés par Jim Rose en personne — beaucoup de superbes filles qui semblaient suffisamment idiotes pour faire tout ce qu'il voudrait. On m'a demandé de refaire la performance : je ne me suis pas dégonflé et j'ai recommencé pour prouver que ce n'était pas uniquement pour l'art, mais également pour le plaisir. Cette fois, je m'y suis mieux pris et, contrairement à lui, je pense, je ne bandais toujours pas. Qu'est-ce qui s'est passé d'autre au cours de cette tournée ? Je crois que ma première vraie expérience dans le monde du rock'n'roll, ça a été à Cleveland, le jour où Hole a rejoint la tournée. La programmation était : Marilyn Manson, Hole et Nine Inch Nails. Courtney est montée sur scène en retard. Elle descendait à peine de l'avion et était complètement en vrac en arrivant au concert. Elle a certainement fait l'un des pires concerts de sa vie. Je suis certain qu'elle le reconnaîtrait. Elle a enlevé le haut et a fait une réflexion sarcastique sur Trent Reznor, comme quoi il était le champion ou le pire pour faire chier le public, avant de se jeter dans la foule. Les gens essayaient de lui tripoter les seins et de la déshabiller entièrement. Une fois sortie de scène, elle s'est pointée dans notre loge qui était juste à côté de la sienne. Elle n'avait plus que sa culotte et son soutiengorge, et elle traînassait, étalée là, soit défoncée, soit bourrée. Peut-être les deux. J'étais troublé par la situation car — en dehors de Trent — c'était une des premières personnes de (mauvaise) réputation que j'avais jamais croisées. J'ai donc gardé mes distances. Je ne sais pas si c'est parce que j'étais effrayé ou si je ne voulais pas être mis en cause. Elle a essayé les fringues de tout le monde. Je me souviens que Daisy m'a gonflé parce que, avec son mauvais goût habituel, il essayait d'échanger ses vêtements contre une des guitares de Kurt Cobain. Elle a été très cool à ce sujet et n'a pas été choquée. Encore un peu de vin ? Oui. Il faudrait que je dorme, en fin de compte. [Il remplit son verre.] Courtney a toujours prétendu avoir eu une relation avec Trent, Trent l'a toujours nié. Quelle est la vérité ? Je ne devrais pas en parler. Tout ce que je dirai c'est qu'il me semble que Trent avait amené Hole sur la tournée pour apporter un peu de nou-
veauté. Il semblait la détester et je pense qu'il l'avait prise sur la tournée, soit pour se moquer d'elle, soit plus simplement pour l'étudier. Mais au fur et à mesure, j'ai remarqué que Trent et Courtney passaient de plus en plus de temps ensemble ; d'ailleurs, à ce moment de la tournée, Trent ne nous parlait plus beaucoup. Il semblait avoir disparu dans son propre monde — ou dans celui de Courtney. Bref, tu ne sais pas s'ils couchaient ensemble. Eh bien, les choses ont commencé à devenir bizarres un peu plus d'un mois après, vers la fin de la tournée. Courtney s'est pointée au bungalow de Trent, a essayé de forcer la porte et de faire d'autres trucs dont je me souviens pas parce que j'étais bourré. Mais elle piquait une crise comme seule peut le faire une fille que t'as baisée. J'ai donc pensé qu'il se passait quelque chose dont Trent ne nous avait pas parlé, surtout qu'il rôdait autour de sa chambre d'hôtel à des heures bizarres de la nuit. Encore aujourd'hui, il n'admettra devant aucun d'entre nous ce qui s'est passé. À toi de juger. Je pensais que tu devais me dire la vérité sur tous les événements de l'année dernière. Je dis la vérité. Twiggy peut t'en dire plus parce que, par la suite, il a eu avec elle une relation discrète, non officielle, dont personne n'a entendu parler. C'est vrai Twiggy ? TWIGGY : La vérité, c'est que j'ai besoin de whisky et de speed. MANSON : Ce qui est arrivé, quand Hole a quitté la tournée, c'est qu'on n'arrêtait pas de tomber sur Courtney. À chaque fois qu'elle se pointait, cela mettait Trent dans un état de stress pas possible. C'est un type qui n'aime pas les conflits, alors plutôt que de les affronter, il se ronge les sangs. Une nuit, nous sommes partis en virée. Je crois que c'était à Huston : Trent travaillait sur la bande-son de Natural Born Killers. Twiggy et moi, on est entrés dans un bar et un type nous a refilé de la dope. On a connu un de nos premiers grands flips. J'avais la sensation que j'allais mourir, je voulais appeler tous ceux que je connaissais pour leur dire que je les aimais, que j'avais peur. Pendant que j'étais en plein flip, Twiggy a disparu parce
qu'il avait reçu un coup de fil hystérique en plein milieu de la nuit. Courtney était apparemment en ville et lui avait dit : « Ramène-toi, je flippe ! » Il est réapparu le lendemain matin à sept heures. Je lui ai demandé ce qui s'était passé. Il a enlevé sa chemise et m'a montré des traces géantes de griffures rouges qu'il avait dans le dos. Penaud, il m'a avoué s'être adonné à des actes sexuels particulièrement obscènes et très graphiques. Très excitants. Je laisse le reste à ton imagination. Ils ont continué leur liaison en la gardant secrète, sans doute parce qu'à l'époque Twiggy n'était pas assez connu pour que Courtney reconnaisse qu'elle baisait avec lui. Penses-tu qu'elle le manipulait pour avoir Trent ? MANSON : Je ne sais pas, mais Trent semblait le penser. Et ça a marché. Peu de temps après, on a reçu un coup de fil de John Malm, le président de Nothing. Pendant la tournée, on avait viré notre manager de Floride, bien trop occupé avec le groupe de country Mavericks pour s'intéresser à nous. Il a passé le relais à Nothing. Alors, John Malm, notre nouveau manager, nous a dit : « Écoutez, ne traînez pas avec Courtney. Elle est en train de chercher où Trent se trouve, elle se sert de vous pour le savoir. » Alors, Twiggy, qu'as-tu choisi ? La paix de Trent ou ta relation nouvelle avec Courtney ? TWIGGY : Du whisky et du speed. MANSON : Il est resté avec elle, mais pas du tout pour provoquer qui que ce soit. Il était juste fou d'elle. Je pense aussi qu'il était fasciné par Courtney parce qu'il n'avait pas vécu d'aventure avec quelqu'un de cette stature. Pendant cette période, je ne comprenais pas vraiment Courtney, je me rangeais du côté de Trent. J'ai sympathisé avec lui et j'ai cru sa version de l'histoire. Je ne sentais pas du tout Courtney et je n'avais pas envie de m'en mêler. [Soudain, Twiggy a bondi de sa chaise en rougissant] TWIGGY : Tout le monde m'accusait de me faire manipuler, mais à cette époque c'était une vraie histoire. Elle avait une signification. J'ai plus appris avec cette relation qu'avec aucune autre. Elle m'inspirait. Plus nous étions
proches l'un de l'autre, plus la pression était grande pour qu'on s'éloigne. Je pense qu'au début il y avait aussi l'idée que je discréditais le trophée de Trent. [Il s'écroule à nouveau sur sa chaise.] Le timing n'était pas bon. Twiggy, veux-tu ajouter quelque chose ? TWIGGY : Du whisky et du speed. MANSON : Jusqu'à récemment, je n'avais jamais eu de vraie conversation avec Courtney, et là, j'ai découvert que c'était quelqu'un de très bien, et de beaucoup plus stable que ne le pense la majorité des gens. Nous jouions quelque part sur la côte ouest, lorsqu'on a frappé à la porte de notre bus. J'ai entendu cette voix alcoolisée et râpeuse en train de hurler : « Jeordie ! Jeordie ! Où est cet enculé de Jeordie ? » Et Courtney est montée dans le bus en boitant, car, apparemment, elle était tombée la nuit précédente et s'était blessée à la jambe. Elle a vu une fille assise et l'a immédiatement prise à partie en hurlant : « T'as aucune raison d'être dans ce bus. Tu frais mieux de te trouver un clavier et de démarrer ton propre groupe. Ça serait ces mecs qui seraient dans ton bus. » Puis elle nous a regardés et nous a demandé si nous avions des beignets. J'en avais une douzaine, elle en a pris quatre et les a dévorés avant même d'avoir eu le temps d'ouvrir la bouché. Alors elle a viré son bandage et l'a balancé à notre directeur de tournée qui commençait à criser parce qu'il avait du sang sur lui. Même si c'était le sang d'une star, ça n'était pas dans son contrat. Lorsque Twiggy a déboulé de l'arrière du bus, où il avait sans doute planqué plusieurs adolescentes, il semblait à la fois embarrassé et amusé par la situation. C'est à cet instant précis que j'ai commencé à bien aimer Courtney et à avoir du respect pour elle, parce qu'elle m'avait fait rire : je la trouvais cool. Je me suis laissé dire que, pendant le dernier concert de la tournée, les Nine Inch Nails se sont vengés. C'est vrai ? Ils ne se sont pas vraiment vengés. C'est une tradition pendant le dernier concert d'une tournée. Le groupe qui ouvre se fait emmerder par la tête d'affiche. Donc, à Philadelphie, lors de notre dernier show, je sortais des toilettes en backstage avant de monter sur scène et, là, j'ai vu deux filles nues enlacées qui se caressaient. À côté d'elles, il y avait, à poil, un étrange bisexuel. Tout le monde — notre groupe et Nine Inch Nails — les regardait. C'est alors que le type s'est approché de moi : « J'ai entendu dire que tu étais prêt à faire un fist-fucking backstage à tous ceux qui avaient des couilles. Je voudrais savoir si je peux profiter de cette proposition. » Nine Inch Nails me l'avait mis dans les pattes parce que, sur scène, j'avais pris pour habitude de lancer cette phrase : « Qui veut me suivre
backstage que je lui enfonce mon poing dans le cul ? » Ils s'étaient dit : « Ah, ah, on va lui montrer. On va lui ramener un mec et il se dégonflera. » Mais, plus pour détruire leur plan que par peur de passer pour un hypocrite, j'ai répondu : « D'accord, pas de problème. » J'ai enfilé un énorme gant en caoutchouc jusqu'au poignet et, ne trouvant qu'une plaquette de margarine en guise de lubrifiant, j'en ai enduit mon poing et puis j'ai essayé d'enfoncer ma main le plus profondément possible, sans doute au-delà de mes phalanges, dans le rectum béant et angoissé de ce type. Je pensais que ça allait être terminé. Mais, lorsque cinq minutes plus tard je suis monté sur scène, Nine Inch Nails nous ont tendu un guetapens et nous ont recouverts de toutes les substances dégoûtantes qui leur tombaient sous la main — farine, sauce tomate, vaseline, guacamole, ketchup, talc pour bébé. On a donc été obligés de monter sur scène avec toute cette merde sur nous et, pendant qu'on jouait, cinq stripteaseurs sont arrivés en courant sur la scène et ont commencé à danser. Je trouvais que ça allait trop loin : ils nous sabotaient notre show, je ne voulais pas que les spectateurs pensent que je puisse être responsable d'un truc aussi stupide. On est sortis de scène avec une énorme envie de faire payer à Trent et à sa bande ce bizutage qui avait été trop loin. Mais ce n'était pas terminé. Je portais un short en cuir et des chaussettes trempées, et nous étions tous recouverts de bière, de sueur, de rouge à lèvres et de tous les condiments qui traînaient backstage. On est tombés dans une nouvelle embuscade, sans avoir le temps de nous réfugier dans notre loge : on était couverts de crème fouettée. Des gardes de la sécurité nous ont sauté dessus pour nous passer les menottes dans le dos, nous ont entraînés vers une sortie de secours, puis nous ont forcés à monter dans un pick-up. Ils ont fermé les portières avant de démarrer : il ne s'agissait plus d'une plaisanterie. Avec le recul, je suis impressionné par l'organisation qu'ils avaient mise en place. Mais, sur le moment, j'avais une trouille terrible parce qu'on a roulé pendant une demi-heure. On a atterri dans le centre de Philly où ils nous ont fait descendre de la camionnette, puis ils ont jeté les clés des menottes dans une poubelle. Ils ont froissé un billet d'un dollar qu'ils ont lancé par terre en éclatant de rire : « Ça vous aidera à retourner au concert. » Il devait faire dans les cinq degrés, on était pratiquement nus, grelottant de froid, trempés et couverts de crasse. Nous étions si effrayants, pathétiques et dégénérés que personne n'aurait voulu marcher sur le même trottoir que nous. On a quand même fini par tomber sur des étudiants que nous avons suppliés de nous reconduire au stade.
Tu leur en veux ? Non. Lorsqu'on est capable de passer un savon, il faut savoir en recevoir. À cette époque, j'avais beaucoup de mal à garder mon sang-froid, mais à présent je vois ça comme une bonne farce, beaucoup plus subtile et cruelle que tout ce que j'aurais pu inventer. En fait c'était comme un bizutage de première année. On pouvait passer dans la classe supérieure. Il y a quand même bien eu un peu de sang versé en cours de route, dont ont été victimes votre batteur et un certain nombre de poulets ? Bon, il faut que je mette les choses au point. Il y a des gens qui prétendent que nous avons tué un poulet au cours d'un show au Texas, d'autres qu'il n'est pas mort. En vérité, une fois la tournée avec Nine Inch Nails terminée, nous avons fait quelques shows de notre côté avant d'aller à La Nouvelle-Orléans pour bosser sur le single Smells Like Children. Pour plaisanter, j'avais suggéré que nous ayons un poulet vivant dans notre show. Je pense qu'au Texas il est tout à fait normal d'avoir des poulets qui courent partout, parce qu'un soir, backstage, au milieu des pousses de céleri et des bouteilles de Jack Daniel's, on a trouvé un poulet en train de glousser dans une cage. Je l'avais baptisé Jebediah et je me suis rapidement attaché à lui. Je n'avais aucune intention de le tuer. Or le décor de notre spectacle étant un croisement bizarre entre Ziggy Stardust et Massacre à la tronçonneuse, je trouvais visuellement intéressant d'intégrer le poulet à ce que nous essayions de représenter. Il a donc fait la tournée avec nous, et de temps en temps je lui tendais le micro pour qu'il chante avec nous. Mais au cours d'un show au Trees à Dallas, la porte de la cage s'est brusquement ouverte, le poulet s'est envolé dans la foule qui le lançait dans toutes les directions, mais il n'est pas mort. Il est retourné dans sa ferme et, depuis, a certainement dû être transformé en Nuggets. Dieu m'interdit de tuer un poulet, mais Ronald McDonald a le droit de le faire. Du coup, « tuons le poulet » est devenu une expression que nous utilisons soit pour se défoncer, soit pour avancer. Lorsque nous sommes prêts à monter sur scène, plutôt que de s'en taper cinq ou de se dire : « Allons nous éclater », on se dit : « Allons tuer le poulet. » Il reste une ligne. Qui la veut ? Je pense que je vais pas tarder à me coucher. Je préférerais un Valium. [Il ouvre un compartiment secret d'une bague de son index gauche et en sort une pilule bleue qu'il avale avec une gorgée de vin.] Avant que je te laisse dormir, qu'est-il arrivé à Freddy ? Le dernier show de la tournée était dans un bar gay de Caroline du Sud. Il n'y avait pas grand monde dans la salle, alors on s'est dit qu'on pou-
vait tenter un truc différent. Twiggy avait mis un costume, moi un chapeau de cow-boy noir, un long manteau noir, et je m'étais peint une ligne noire qui partait de mon front pour finir sur ma bite. Pogo était torse nu, il portait mon sous-vêtement avec l'ouverture pour la bite, ainsi qu'une énorme ceinture cloutée sur laquelle le mot Hate flamboyait en grandes lettres rouges. Il ressemblait à une sorte de grand bébé poilu et terrifiant surmonté d'une tête de fœtus chauve, une large poitrine broussailleuse, une ceinture de force de catcheur olympique, bourré aux stéroïdes, une bite flasque entourée de vinyle noir et des bottes de combat. C'était lui, parmi nous tous, qui avait le look le plus gay. J'ai essayé de convaincre Daisy de faire quelque chose de différent et de prendre davantage de plaisir ; il m'a répondu un truc stupide du genre [parlant lentement, d'une voix traînante] : « Ouais, pigé. Je devrais ressembler davantage à Daisy Berkowitz. » Tout le monde savait que Freddy allait être viré sauf lui, car une semaine plus tôt, pendant que Freddy the Wheel bricolait dans son coin, on avait auditionné Kenny Wilson, un batteur de Las Vegas, un type calme et plus âgé, à qui on avait demandé de rejoindre le groupe sous le nom de Ginger Fish. Il avait passé une nuit avec nous dans le bus, on avait juste raconté à Freddy que c'était un copain de notre manager. Il a gobé ça. On ne voulait pas faire de peine à Freddy, on l'aimait bien en tant qu'individu. Il fallait bien qu'on fasse un truc exceptionnel pour son dernier show avec Le groupe. Twiggy et moi, on s'était rasé les sourcils, lui avait toujours sa barbichette ainsi qu'une coupe de cheveux qui consistait en quelques mèches brunes et rebelles sur l'avant d'un crâne rasé. Je pense qu'il faisait ça parce qu'il commençait à devenir chauve sur l'arrière du crâne. Il était très conscient de ce qu'il était. Cependant, on a réussi à le convaincre de se raser intégralement la tête et le visage ; il a fini par ressembler à ce cancer sur pattes qu'est Oncle Fester dans La Famille Addams. Il avait l'air tellement cool que, pendant quelques secondes, on a regretté qu'il quitte le groupe. Dès qu'on est montés sur scène, on a compris que ça allait mal se passer. Les techniciens, pour fêter la fin de la tournée, avaient décidé de faire une farce mémorable en plaçant des pattes de poulet crues sur scène. J'ai glissé dessus et me suis étalé sur une bouteille de bière qui s'est fracassée. Ça m'a fait tellement chier que je l'ai prise et m'en suis lacéré la poitrine en travers. C'était mon premier geste d'automutilation en public. On a sacrifié Freddy en mettant le feu à sa grosse caisse, mais le feu s'est propagé à toute la batterie, ainsi qu'à Freddy. Celui-ci s'est précipité backstage à la recherche d'un extincteur pendant que nous commencions à tout saccager. C'est ainsi que le dernier jour de la tournée a été la chrysalide d'une nouvelle étape de notre évolution, une sorte d'effusion de sang
rituelle, suivie par un sacrifice à ce que nous étions en train de devenir : je ne pourrais pas expliquer en quoi parce que je n'ai pas encore compris moi-même. En fait, tu n'as jamais vraiment viré Freddy ? Non. On lui a jamais dit qu'il était viré, il nous a jamais dit qu'il partait. Je pense qu'il savait qu'il était sacrifié parce que, le lendemain, il a simplement pris l'avion pour rentrer chez lui. Je n'ai pas eu à lui dire au revoir, je ne lui ai plus jamais reparlé. Il a fait les choses dans le calme, et j'ai beaucoup de respect pour son attitude. Alors s'il veut à présent me faire un procès, je lui brise les rotules.
POUR AUTANT QUE JE SACHE, IL N'Y A PAS UN SEUL MOT DANS LES ÉVANGILES QUI FASSE L'ÉLOGE DE L'INTELLIGENCE.
J AVAIS
écrit, j'avais appelé, j'avais supplié. Pour finalement obtenir un rendez-vous. Un jour de relâche en octobre pendant la tournée 94 de Nine Inch Nails, le téléphone de l'hôtel a sonné. « Le docteur veut vous rencontrer », m'a dit une femme d'une voix sévère et enrouée. Je lui ai demandé si le docteur aimerait venir voir notre show le lendemain. Je connaissais tout ce qu'il fallait sur le docteur, mais il savait très peu de chose sur moi. Elle m'a répondu sur un ton glacial : « Le docteur ne sort jamais de chez lui. - D'accord. Quand voulez-vous que je vienne ? Je suis en ville quelques jours. - Le docteur tient vraiment à vous rencontrer. Pouvez-vous venir cette nuit entre une et deux heures ? » Je me foutais complètement de savoir à quelle heure le docteur m'appelait, où il me convoquait : je m'organisais pour être au rendez-vous. Je l'admirais, je le respectais. Nous avions beaucoup de choses en commun : notre expérience d'organisateurs de shows délirants, notre brillante capacité à jeter des sorts, une certaine connaissance de la criminologie et des tueurs en série, une parenté d'esprit au travers des écrits de Nietzsche, ainsi que l'idée de l'élaboration d'une philosophie tournée contre la répression et en faveur de l'anticonformisme. Bref, nous avions tous deux consacré la meilleure partie de notre vie à faire basculer le christianisme grâce au poids de sa propre hypocrisie et, par conséquent, nous nous étions retrouvés en position de bouc émissaire, justifiant l'existence même du christianisme. Avant de raccrocher, mon interlocutrice a ajouté : « Ah oui, surtout, venez seul. » Le titre de docteur était le privilège d'Anton Szandor LaVey, fondateur et grand prêtre de l'Église de Satan. Ce que pratiquement tous ceux que j'avais croisés dans ma vie — de John Crowell à Mlle Price — avaient compris de travers : le satanisme ne consiste pas à faire des sacrifices rituels, à retourner des tombes ou à vénérer le diable. Le diable n'existe pas. Le satanisme consiste à se vénérer soi-même, parce que c'est à vous de faire la différence entre le bien et le mal. La guerre du christianisme contre le diable a toujours été un combat contre les instincts les plus naturels de l'être humain — le sexe, la violence, la satisfaction de ses propres désirs — et la négation de l'appartenance de l'homme à l'espèce animale. L'idée du paradis est tout simplement la seule manière pour les chrétiens de créer l'enfer sur terre.
Je ne suis pas et je n'ai jamais été un porte-parole du satanisme. C'est seulement une des choses en lesquelles je crois, tout comme je crois en Dr Seuss, Dr Hook, Nietzsche et la Bible. J'en ai juste une vision personnelle. Cette nuit-là, à San Francisco, je n'ai dit à personne où j'allais. J'ai pris un taxi pour aller chez LaVey, qui habitait dans une des grandes artères de la ville. Il vivait dans un immeuble noir anonyme, protégé par une haute et cruelle grille en fil de fer barbelé. Après avoir payé le chauffeur de taxi, je me suis dirigé vers le portail qui n'avait pas de sonnette. J'allais repartir lorsque la grille s'est ouverte en grinçant. J'étais aussi nerveux qu'excité car, contrairement à la plupart des occasions où on rencontre quelqu'un qu'on idolâtre, je savais déjà que je ne serais pas déçu. Je suis timidement entré dans la maison et, jusqu'à mi-escalier, je n'ai vu personne. Un gros type en costume, avec une touffe noire de cheveux graisseux dissimulant un début de calvitie en haut du crâne, se tenait en haut des marches ; sans dire un mot, il m'a fait signe de le suivre. Par la suite, à chaque fois que je suis allé voir LaVey, le gros homme ne s'est jamais présenté et ne m'a jamais adressé la parole. Il m'a entraîné dans un couloir où il a fermé violemment une lourde porte, nous plongeant dans le noir. Je ne pouvais plus voir le gros bonhomme, encore moins le suivre. J'étais pris de panique, quand tout à coup il m'a attrapé par le bras pour me guider le restant du chemin. En tournant dans le couloir, ma hanche a heurté la poignée d'une porte, l'abaissant légèrement. En colère, le gros bonhomme m'a violemment tiré en arrière. Ce qui se trouvait derrière cette porte était interdit aux visiteurs. Finalement, il a ouvert une porte, me laissant seul dans un cabinet de travail faiblement éclairé. À côté de la porte, il y avait un portrait somptueusement détaillé de LaVey posé à côté du lion qui lui servait d'animal de compagnie. Le mur en face était couvert de livres — un mélange de biographies d'Hitler et de Staline, des romans d'épouvante de Bram Stoker et Mary Shelley, des livres philosophiques de Nietzsche et d'Hegel, ainsi que des manuels sur l'hypnose et le contrôle de l'esprit. L'espace était largement occupé par un canapé rococo, au-dessus duquel étaient accrochées de nombreuses peintures macabres qui semblaient tout droit sorties du Night Gallery de Rod Sterling. Dans la pièce, les objets les plus étranges étaient un immense parc pour bébé posé dans un coin et une télé qui semblait totalement déplacée dans cet endroit. Objet de consommation dans un monde fait de contemplation et de mépris. Pour certaines personnes, ce décor semblerait ringard, pour d'autres, terrifiant. Pour moi, c'était très excitant. Quelques années auparavant, j'avais lu la biographie de LaVey par Blanche Barton : l'intelligence de ce type m'avait impressionné. (Avec le recul, je crois que ce livre n'était pas objectif, car l'auteur était la mère d'un de ses enfants.) Le pouvoir que
LaVey détenait, il l'obtenait par la peur ; la peur des gens tenait en un seul mot : Satan. En disant qu'il était sataniste, à leurs yeux, LaVey était devenu Satan — j'avais eu la même attitude lorsque j'avais décidé d'être une rock star. « On craint ce qu'on déteste, avait écrit LaVey. J'ai acquis mon pouvoir sans faire aucun effort, je me suis contenté d'être. » J'aurais pu écrire ces lignes. Tout aussi important, l'humour, qui n'a aucune place dans le dogme chrétien, est une des valeurs essentielles du satanisme, en réaction à un monde grotesque et difforme dominé par une race de crétins. LaVey a été accusé d'être nazi, raciste, alors que sa quête était l'élitisme, le principe de base caché derrière la misanthropie. D'une certaine façon, sa notion d'élitisme intellectuel (qui est également la mienne) est de nos jours politiquement correcte, parce qu'il ne juge pas les gens en fonction de leur race ou de leurs convictions, mais en fonction des critères d'intelligence à la portée de tout le monde. Pour un sataniste, le plus grand des péchés n'est ni le meurtre ni la bonté : c'est la bêtise. Au départ, j'avais écrit à LaVey non pas pour lui parler de la nature humaine, mais pour lui demander s'il accepterait de jouer du theremin sur Portrait of a American Family, car il était le seul joueur de theremin répertorié par l'association des musiciens américains. Il n'a jamais répondu à ma demande directement. Cela faisait plusieurs minutes que j'étais assis seul, lorsqu'une femme est entrée. Son eye-liner était d'un bleu criard, sa coiffure peu naturelle faite de cheveux platine brushés, et son rouge à lèvres rose débordait comme les couleurs peuvent déborder sur les coloriages d'enfants. Elle portait un pull serré en cachemire bleu layette, une minijupe, des collants couleur chair, des porte-jarretelles des années quarante et des talons hauts. Elle était accompagnée d'un petit garçon, Xerxes Satan LaVey, qui s'est précipité sur moi pour essayer de m'enlever mes bagues. « J'espère que vous allez bien, m'a dit Blanche sur un ton froid et formel. Je suis Blanche, la femme que vous avez eue au téléphone. Salut à Satan ! » Je savais que je devais répondre par une phrase-cliché se terminant par « Salut à Satan ! », mais je ne pouvais pas m'y résoudre. Ça me semblait vide de sens, trop rituel, exactement comme porter un uniforme à l'école chrétienne. Je me suis donc contenté de regarder le gamin et de lâcher : « II a les yeux de son père », une phrase tirée de Rosemary's Baby qu'elle devait très certainement connaître. Avant de me laisser, visiblement déçue par mes manières, Blanche m'a informé que le docteur allait arriver dans une minute. Le cérémonial que j'avais vu jusque-là, agrémenté de tout ce que je savais sur le passé de LaVey — dresseur dans un cirque, assistant d'un
magicien, photographe pour la police, pianiste dans une comédie musicale, et arnaqueur en tout genre —, me laissait espérer une entrée grandiose. Je n'ai pas été déçu. LaVey n'est pas entré dans la pièce, j'ai eu droit à une apparition. Il ne manquait que le bruit d'une explosion et le nuage de fumée. Il portait une casquette de marin noire, un costume noir taillé sur mesure et, bien qu'il soit deux heures et demie du matin, à l'intérieur d'une maison, des lunettes noires. Il s'est approché de moi, m'a tendu la main en me disant immédiatement de sa voix grinçante : « J'aime le nom de Marilyn Manson parce qu'il rassemble deux extrêmes ; c'est ce dont parle le satanisme. Mais je ne peux pas vous appeler Marilyn. Puis-je vous appeler Brian ? - Bien sûr, comme vous voulez. - C'est à cause de ma relation avec Marilyn dans les années soixante. Cela me rend mal à l'aise. Elle tient une place particulière dans mon cœur », m'a expliqué LaVey en fermant doucement les yeux. Il a enchaîné en me racontant la relation sexuelle qu'il avait eue avec Monroe à l'époque où il était pianiste dans un bar et elle strip-teaseuse. Au cours de la conversation, il a semé des petits cailloux, selon quoi son association avec elle avait lancé sa carrière d'actrice. Cela faisait partie de la personnalité de LaVey de faire croire à ce genre de choses, mais il n'était jamais arrogant. Il racontait ça de manière naturelle, comme si c'était de notoriété publique. Il a ôté les lunettes de soleil de sa tête de gargouille à barbichette, bien connue de milliers d'adolescents amateurs, grâce au dos de la Bible satanique. Instantanément, nous nous sommes lancés dans une conversation intense. Je venais juste de rencontrer Traci Lords après un show à l'Universal Amphitheater de Los Angeles, et elle m'avait invité à une soirée, le lendemain. Sexuellement, il ne s'était rien passé, mais cette expérience a été très impressionnante car elle était comme une version féminine de moi-même — très autoritaire, faisant constamment des mots d'esprit. Maintenant que je savais que LaVey avait eu une relation avec un autre sex symbol, j'ai cru qu'il pourrait me conseiller en ce qui concernait Traci, qui, à la fois, me troublait et me captivait. Le conseil qu'il m'a donné reste très énigmatique, sans doute une manière de garder le pouvoir. Moins les gens vous comprennent, plus vous les fascinez. « Je sens que vous vous appartenez, et je pense que quelque chose de très important va déboucher de votre relation. » Telle était sa conclusion. J'avais l'impression d'avoir passé cinq minutes sur le site web Psychic Friends pour cinquante dollars, sans avoir entendu une des réponses que j'attendais de sa part. Mais j'ai fait semblant d'être reconnaissant et impressionné, car LaVey n'était pas quelqu'un que l'on pouvait se permettre de critiquer.
Il a continué à me débiter des détails sordides sur sa vie sexuelle avec Jane Mansfield, en m'expliquant qu'après tout ce temps il se sentait toujours responsable de sa mort dans un accident de voiture, parce que, après qu'ils s'étaient disputés, il avait jeté un sort à Sam Brody, son manager et amant. Malheureusement, Jane Mansfield s'était trouvée avec lui cette nuit-là à La Nouvelle-Orléans lorsqu'un camion de dératisation s'était écrasé sur la voiture, les tuant tous les deux sur le coup. Bien qu'ayant un doute sur les déclarations de LaVey, ses mots et son aplomb le rendaient très convaincant. Le service le plus précieux qu'il m'ait rendu ce soir-là a été de m'aider à comprendre et à accepter les sentiments d'inertie, de rigueur et d'apathie, des sentiments que je ressentais pour moimême et pour le monde qui m'entourait. Il m'a expliqué que c'était une étape nécessaire qui m'aiderait à passer de l'état d'enfant innocent à celui d'adulte intelligent et fort, capable de laisser une empreinte de son passage sur terre. Un des aspects les plus folkloriques de la personnalité de LaVey était qu'il aimait s'aligner avec des personnalités comme Jane Mansfield, Sammy Davis Jr. et Tina Louise de L'île aux naufragés, qui faisaient tous partie de l'Église de Satan. Je n'ai donc pas été surpris lorsque, comme je partais, il m'a encouragé à amener Traci chez lui. Il s'est trouvé que, le lendemain, Traci prenait l'avion à Los Angeles pour nous voir jouer à Oakland. J'étais salement couvert de bleus et amoché après le concert : alors elle est revenue à l'hôtel où elle m'a fait prendre un bain et m'a materné. Une fois de plus, je n'ai pas couché avec elle : j'étais déterminé à rester fidèle à Missi, quoique Traci soit la première personne que j'ai rencontrée capable de me faire revenir sur cette résolution. Je lui ai parlé de ma rencontre avec LaVey et elle m'a sorti l'intégrale de Deepak Chopra, Celestine Prophecy, un cristal qui guérit, du rap New Age qui parlait du destin, de résurrection et de la vie après la mort. Elle ne semblait pas très bien comprendre ce qu'il représentait, alors j'ai essayé de la mettre au parfum tout en essayant de ne pas m'écrouler de fatigue : « Ce type est vraiment intéressant. Tu devrais l'écouter. » Lorsque le lendemain je l'ai emmenée chez lui, elle était beaucoup plus sûre d'elle et cynique que je ne l'avais été... la première fois. Elle a débarqué là-bas comme s'il n'était qu'un déconneur amateur de canulars et s'est mise à discuter avec lui à chaque fois qu'elle n'était pas d'accord, même légèrement. Mais lorsqu'il lui a expliqué qu'un pou avait davantage le droit de vivre qu'un être humain, que les catastrophes naturelles
étaient bonnes pour l'humanité, ou encore que le concept d'égalité n'était qu'un énorme bobard, il était prêt à soutenir ses arguments avec intelligence. Elle a quitté la maison sans dire un mot, des dizaines de nouvelles idées se bousculant dans sa tête. Au cours de cette entrevue, LaVey m'a fait visiter sa maison plus à fond : la salle de bains, dans laquelle s'étalaient des toiles d'araignée, fausses et vraies. La cuisine, remplie de serpents, d'instruments électroniques ancestraux et de mazagrans recouverts de pentacles. Comme tout bon artiste, LaVey ne confiait que de petits morceaux de sa vie et, lorsqu'il semblait vous livrer des informations, c'était pour vous faire comprendre que vous ne connaissiez que peu de chose sur lui. Nous allions le quitter, quand il m'a proposé de me faire révérend ; il m'a donné une carte cramoisie qui m'intronisait ministre de l'Église de Satan. Je ne savais pas à l'époque qu'en acceptant cette carte je faisais l'un des gestes les plus controversés de ma vie ; il me semblait alors (et aujourd'hui encore) que cette ordination n'était qu'une simple marque de respect. Comme un diplôme universitaire. Pour LaVey, c'était également une façon de passer le flambeau : il était presque à la retraite, fatigué de délivrer le même argument depuis des années. Aucun groupe de rock important n'avait prôné le satanisme d'une manière aussi lucide, intelligente et accessible, depuis peut-être les Rolling Stones, qui dans Monkey Man ont écrit ce qui pourrait être mon credo : « J'espère que nous ne sommes pas trop messianiques/Ou un peu trop sataniques. » En partant, LaVey a posé sa main osseuse sur mon épaule. Son geste n'avait rien de chaleureux, mais il m'a dit : « Tu vas faire ton trou. Tu vas laisser ton empreinte sur le monde. » Les prophéties et les prédictions de LaVey se sont rapidement révélées exactes. Ma relation avec Traci commençait à marcher fort. Le jour où je suis devenu sataniste a aussi été celui où les forces du christianisme et du conservatisme ont commencé à se mobiliser contre moi. Juste après notre rencontre, j'ai appris que le Delta Center, où nous devions passer à Sait Lake City, nous interdisait de jouer en première partie de Nine Inch Nails. La première fois, mais pas la dernière, où on nous a offert de l'argent pour ne pas jouer. En l'occurrence 10 000 dollars. Bien que nous soyons retirés de l'affiche, Trent Reznor m'a quand même invité et j'ai passé toute ma partie du show à faire un geste répétitif en psalmodiant « Il m'aime, il ne m'aime pas », tout en déchirant les pages du Livre des mormons. Depuis que l'espèce humaine a créé les premières lois et les codes de conduite en communauté, ceux qui ne les respectent pas n'ont qu'une solution à leur disposition : partir en courant. C'est donc ce que nous avons fait après le show en nous réfugiant dans le bus de la tournée pour
éviter de passer une nuit sous les verrous, au centre pénitentiaire de Salt Lake City. On n'a jamais touché nos 10 000 dollars, mais il valait mieux rester libres que toucher ce fric. On avait déjà vécu ce genre de situation au cours de la tournée à Jacksonville, une des villes les plus conservatrices de Floride, où les baptistes qui dirigent la ville avaient menacé de venir m'arrêter après le concert. À notre visite suivante à Jacksonville pour notre première tête d'affiche, à la suite de la tournée avec Nine Inch Nails, je n'ai pas eu la même chance. Sous mon pantalon, je portais mon slip en caoutchouc, celui avec une fente pour laisser passer ma bite, sur lequel s'était accumulé son lot de taches de sang, de crachat et de sperme. À mi-show, comme d'habitude, j'ai baissé mon pantalon et je me suis aspergé d'eau en faisant des mouvements convulsifs : j'ai rejeté mes cheveux en arrière, je me suis secoué d'avant en arrière pour envoyer de l'eau sur le public. Ma bite étant soigneusement enfermée dans son carcan en caoutchouc, aucune partie inconvenante de mon corps n'était exposée. Mais la brigade des mœurs, placée à chacune des sorties du Club Five, a vu ce qu'elle a bien voulu voir et m'a accusé de me branler avec un godemiché attaché à ma taille (que je n'avais même pas) et de pisser sur le public. Vers la fin de nos spectacles, j'avais pour habitude de m'enduire le visage de rouge à lèvres rouge, et, si je voyais des filles sur le bord de la scène que j'avais envie de rencontrer, je les attrapais pour les peloter afin de laisser sur leur visage le signe de la bête, qui devait leur servir de passeport pour l'enfer qu'étaient, et seront toujours, les coulisses. Une fois le show terminé, j'ai quitté la scène pour monter dans la loge. Notre directeur de tournée, Frankie, m'a couru après. C'était un junkie ou un ex-junkie, ça dépendait à qui on parlait. Il ressemblait à Vince Neil de Môtley Crue, les cernes noirs en plus. Pris de panique, il bafouillait : « Les flics sont là. Ils vont t'arrêter. » Je me suis précipité en haut pour paraître à peu près respectable, ce qui se résumait à enlever mon slip en caoutchouc pour enfiler un jean et un T-shirt noir à manches longues. Dans le hall, il y avait un boucan d'enfer, deux flics en civil sont entrés en trombe et ont hurlé : « Vous êtes en état d'arrestation pour violation des lois concernant le divertissement des adultes », une formule qui sonnait comme « divers glissements des sales putes » et qui couvrait le bruit de la musique disco que la sono crachait. Ils m'ont passé les menottes dans le dos, m'ont sorti de la boîte pour me traîner au poste de police. Je ne m'inquiétais pas plus que ça car ils ne m'en voulaient pas particulièrement. Ils se contentaient de faire leur boulot. Par contre, en arrivant au commissariat, les choses ont changé lorsque je me suis retrouvé face à plusieurs ploucs baraqués en uniforme de flics qui, eux, semblaient vouloir faire un peu plus que leur boulot.
L'un d'entre eux en particulier, un type râblé avec une épaisse moustache noire et une casquette sur laquelle était inscrit PREMIÈRE ÉGLISE BAPTISTE DE JACKSONVILLE, semblait particulièrement m'en vouloir. Avec ses copains flics, ils ont commencé à m'envoyer des vannes très vaseuses, pour finir par prendre des polaroïds à mes côtés, sans doute pour montrer à leur femme avec quel genre de singe ils avaient joué pendant leurs heures de service. La nuit promettant d'être calme, je leur servais de distraction. Bon, je n'avais aucune raison de me plaindre, car, après tout, je suis un amuseur public. C'est alors qu'est entré un colosse noir, sans doute le type le plus baraqué que j'aie jamais vu de ma vie. L'ombre de ses mains semblait pouvoir recouvrir tout mon corps, chacune des veines de son cou était aussi large que mon propre cou. Il m'a poussé dans une minuscule cellule où il y avait un étrange système en acier inoxydable censé être à la fois un lavabo, les toilettes et une fontaine d'eau potable. J'étais en train de calculer où étaient le lavabo et les toilettes, lorsque le colosse m'a ordonné d'enlever mon maquillage. Je ne disposais que d'eau et de papier toilette, autrement dit rien. Après m'avoir observé en train de me débattre avec ça, il a ouvert la porte et a grondé un « sers-toi de ça », en lançant un bidon rempli d'un détergent rose pour le sol. Après avoir récuré mon visage rosi et à vif, je me suis assis dans la cellule, abattu et abandonné, n'ayant plus qu'à attendre d'être sauvé par le monde extérieur. Le colosse est réapparu en claquant la porte derrière lui. « Très bien », a-t-il ordonné d'une voix de sergent en exercice qui résonnait dans la pièce. « Il va falloir enlever tous ces habits. » Même si vous avez une tendance à l'exhibitionnisme, lorsque vous vous Fig. 313. TALISMAN FOR DELIVERANCE retrouvez nu face à un individu qui FR0M PRISON mesure plusieurs fois votre taille et qui a le pouvoir de vous faire tout ce qu'il veut sans être inquiété, vous commencez à apprécier la rayonne, le coton, le polyester, bref ces merveilleux tissus qui protègent le corps de tout contact physique direct. Lentement, minutieusement, sous la menace d'un accès de violence de ses mains rustres et calleuses, il m'a fouillé de haut en bas ainsi que dans mon intimité. Lorsqu'il est sorti, une engueulade a démarré de l'autre côté de la porte de ma cellule. Le colosse discutait ferme avec deux autres officiers. Dans mon esprit, j'essayais de deviner de quoi ils parlaient, sachant que mon
sort dépendait de cette violente discussion. J'ai fini par me persuader que, soit l'un d'eux voulait me relâcher pour manque de preuve, soit l'autre voulait faire de moi son nouveau petit ami. La discussion a pris fin, le colosse est revenu. Je le sentais embarrassé lorsqu'il m'a demandé d'un ton cassant : « Où est le godemiché ? » Avant même d'avoir pu ravaler mes instincts de bêcheur, je lui ai demandé avec coquetterie ce qu'il voulait faire avec un godemiché. C'est à cet instant que les foudres de l'enfer se sont abattues. Son visage est devenu cramoisi comme s'il avait été marqué au fer rouge, sa poitrine s'est gonflée comme celle de l'Incroyable Hulk, il a plaqué mon corps nu, pâle et tremblant contre le mur. L'autre flic, le traînela-merde de baptiste a collé son visage contre le mien et a commencé à m'interroger en soufflant sur moi sa chaude haleine de porc. La confrontation a duré aussi longtemps que le concert : il voulait savoir où était passé le godemiché avec lequel j'avais, prétendument, commis des actes lubriques et obscènes. Au bout d'un moment, ils ont semblé se calmer et, une fois de plus, se sont remis à discuter entre eux, essayant d'imaginer qu'ils aient pu commettre une erreur. Lorsqu'ils ont eu terminé, le colosse m'a ordonné de me rhabiller. Ils m'ont mis dans un panier à salade en compagnie d'une demi-douzaine de personnes qui, à cause de mon apparence, étaient trop effarées pour s'asseoir sur la même banquette que moi. Mon seul compagnon avait l'aspect et le mental d'un enfant de huit ans, le corps épais d'un pédophile obèse. En fait, c'était comme ça que j'imaginais Lenny dans Des souris et des hommes. Il m'a raconté que sa mère, avec qui il vivait encore, l'avait dénoncé pour avoir signé un chèque à sa place. J'avais envie de lui demander s'il avait été pris sur le fait à la pâtisserie Dunkin'Donuts, mais je me suis retenu et le bon sens a triomphé. Notre conversation m'a rappelé celle que j'avais eue avec Pogo la première fois que je l'avais rencontré : Lenny commençait à me donner des tuyaux pratiques pour gagner du temps quand on veut se débarrasser d'un cadavre. La seule différence était que ce type avait effectivement tué quelqu'un et sa méthode avait été celle que nous avions envisagée pour Nancy : le feu. Pendant neuf heures, Lenny m'a flatté et m'a fait la cour, régulièrement interrompu par les flics qui, pour frimer, me faisaient défiler dans le commissariat. Au bout de la huitième fois, ils ne m'ont pas ramené en cellule de détention, mais m'ont annoncé que j'allais être transféré avec les droits communs. Sur le chemin, ils m'ont confié à une infirmière qui m'a fait passer un test psychologique. N'importe quel psychopathe de base sait se débrouiller avec ce genre de test : il y a les réponses pour les gens normaux, les réponses pour les fous et les questions pièges afin de démasquer les fous qui font semblant d'être normaux. J'ai examiné les
questions du genre « Que pensez-vous de l'autorité ? » « Croyez-vous en Dieu ? » « Est-ce normal de faire du mal à quelqu'un qui vous a fait du mal ?» — et j'ai répondu comme ils voulaient que je réponde, afin de m'éviter un séjour en hôpital psychiatrique.
Après m'avoir déclaré normal, on m'a dirigé vers un médecin qui m'a fait passer des tests physiques. Il a commencé par me présenter une paire de tenailles et m'a expliqué : « Il faudrait retirer ça », en désignant l'anneau transperçant ma lèvre. « Ça ne s'enlève pas vraiment. - Si on ne le retire pas, on va vous l'arracher dès la première bagarre », m'a-t-il dit sur un ton très calme, le visage barré par un sourire sadique qu'il avait du mal à dissimuler. Ils ont sectionné l'anneau et m'ont conduit dans le couloir. Il y avait deux types de population chez les droits communs : un troupeau de bêtes s'entraînant à soulever des poids tout en matant les types à cheveux longs qu'ils pourraient sodomiser, puis la lie de notre société — des ivrognes, des clochards et des junkies. Pour une raison qui m'échappe, les flics qui m'accompagnaient ont enfreint leur code tacite de sadisme et m'ont épargné le chemin épineux. Personne n'a essayé de me baiser : soulagé, je me suis instantanément endormi. Je me suis réveillé je ne sais pas combien de temps après, pour découvrir un plateau sur lequel il y avait des feuilles de laitue fanées arrosées d'un mélange d'eau et de vinaigre, un morceau de pain rassis, et pour dessert la nouvelle selon laquelle quelqu'un avait payé la caution. On m'a dit que cela faisait seize heures que j'étais en prison. Le pire, c'est que mon manager avait versé la caution à la minute même où j'avais été emprisonné. Mais c'est le genre d'information qui voyage lentement lorsque la police vous hait. En temps normal, ce scandale aurait dû être l'occasion de s'offrir une publicité gratuite, ce dont à l'époque nous avions vraiment besoin. Malheureusement, les journaux n'en ont jamais parlé car, par précaution, le juge avait conclu un accord avec mes avocats, leur conseillant de passer ce fait divers sous silence afin de m'éviter une peine maximale. La police ne possédant aucune preuve, je ne pouvais qu'être libéré. Lorsque, un an et demi plus tard, j'ai de nouveau rencontré LaVey au cours de notre tournée Antichrist Superstar de 1996, nous avions beaucoup de choses à nous dire. J'avais compris qui étaient mes ennemis : non seulement ils étaient capables d'interrompre des shows ou de contrôler
leur déroulement, mais ils étaient également capables, sans aucune raison, de nous prendre la seule chose pour laquelle LaVey et moi nous nous battions : la liberté individuelle. Tout comme LaVey, j'avais découvert ce qui peut arriver lorsque l'on dit un truc un peu puissant qui amène les gens à penser. On neutralise votre message en vous collant une image réductrice — comme fasciste, adorateur du diable ou avocat du viol et de la violence. On a parlé religion, comme d'une coutume servant à préserver des codes pratiques de santé, de morale et de justice, valeurs qui n'ont plus de raison d'être pour la survie de l'espèce (par exemple ne pas manger d'animaux aux pieds fourchus). Lire et comprendre La Bible de Satan a davantage de sens, avec le XXe siècle en perspective, que lire une œuvre écrite pour accompagner une culture depuis longtemps disparue. Qui sait : dans un siècle peut-être un crétin trouvera-t-il un T-Shirt Marilyn Manson — ou une casquette de base-bail des Collapsing Lungs — et le clouera sur un mur pour en faire un objet de dévotion. LaVey, au cours de la conversation, quittait la pièce toutes les dix minutes. J'avais la sensation qu'il nous observait par les yeux des chats représentés sur ses peintures à l'huile ; alors, je restais totalement calme lorsqu'il n'était pas là. LaVey m'a demandé ce qui s'était passé avec Traci Lords. Je lui ai dit qu'elle m'avait jeté et que ses prédictions optimistes sur notre relation s'étaient révélées inexactes. Mais le lendemain après notre show, j'ai découvert qu'elle me courait après depuis un moment. J'avais un album dans les dix premiers des charts, j'avais fait la couverture de Rolling Stone et, comme l'avait prédit LaVey, notre relation s'est inversée. Lorsque j'avais rencontré Traci la première fois, c'était une star distante et inabordable. Certes, cela m'avait anéanti, mais aussi rendu plus fort. Cette fois, j'étais aux commandes et je n'en avais rien à foutre : je voulais d'elle uniquement quand je ne pouvais pas l'avoir. L'année suivante, quelques jours après Halloween, j'ai reçu un coup de téléphone à quatre heures du matin m'annonçant la mort de LaVey. J'étais surpris par la tristesse que je ressentais : il était devenu une image paternelle et je n'avais pas eu l'occasion de lui dire au revoir, ni même de le remercier pour son inspiration. Mais par ailleurs, je savais que si le monde avait perdu un grand philosophe, l'Enfer avait gagné un nouveau chef.
JE TROUVE TERRIBLE L'IDÉE QUE LES AUTRES PEUVENT ME FAIRE CE QUE JE LEUR FAIS.
MAUVAIS TRAITEMENTS : INFLIGÉS Avec ses cent kilos de chair maltraitée, de muscles atrophiés et ses os sclérosés, Tony Wiggins était un aspirateur à péchés. Ses yeux bleus brillaient de l'éclat d'une fête perpétuelle, et ses lèvres cyanosées exhibaient une moue menaçante. Le seul charme de ce plouc émanait de sa queue de cheval blonde et de sa barbiche à la colonel Sanders, qui lui donnaient un vague vernis de bonnes manières, de décence et de morale. Peu importe où il était et à quelle heure — plus la ville était petite, plus les circonstances étaient improbables —, Tony Wiggins réussissait toujours à sucer la crasse, la corruption et la décadence des rues dans le but de nous les restituer.
Nous avons rencontré Tony Wiggins au bon moment, à l'époque où nous étions fragiles et vulnérables. Cette première année passée sur la route avait fait pas mal de dégâts, pas seulement en ce qui concernait notre santé physique et mentale, mais également parmi nos amis et nos relations. Dans le même temps, nos singles n'avaient pas marché, on n'entendait pas nos disques à la radio, personne ne nous connaissait à part une poignée de fans de Nine Inch Nails et quelques marginaux çà et là. Nous avions un nouveau batteur, Ginger Fish, nous étions prêts à retourner en studio pour enregistrer une nouvelle salve et, si jamais on se plantait aussi, nous étions prêts à faire les chœurs chez Collapsing Lungs. Nous n'avions aucune envie d'être éternellement un groupe underground. Nous méritions mieux que ça. Pendant que nous nous préparions à enregistrer de nouveaux titres à La Nouvelle-Orléans, on nous a invités à faire la première partie de la tournée de printemps 1995 de Danzig. Nous ne pouvions pas refuser car notre label considérait que c'était une excellente occasion de faire la promo de Portrait of an American Family, un album que, pour notre part, nous avions déjà enterré. La tournée Danzig a démarré sans enthousiasme : nous étions amers, désabusés. De plus, au cours de notre dernier tour de chauffe dans le Nevada, une fille m'avait refilé des cristaux de méthadone en me faisant croire que c'était de la coke, ce qui n'a pas arrangé les choses. J'ai vomi pendant tout le show et n'ai pu fermer l'œil pendant tout le voyage en bus qui nous conduisait à San Francisco pour notre première date avec Danzig. Le premier soir, je suis monté sur scène habillé d'une camisole de force, d'un suspensoir noir et de bottes. À cause de trois nuits sans sommeil, j'avais les yeux rouges et larmoyants. D'entrée, j'ai senti un truc froid et dur me frapper au visage. Je pensais que c'était le micro, mais le truc s'est fracassé sur le sol et j'ai senti des éclats de verre se briser sur mes jambes. C'était une bouteille lancée par le public. Dès le second titre, la scène était recouverte de bouteilles et de détritus en tout genre, tandis qu'une bande de costauds tatoués s'était amassée devant la scène et me demandait de venir me battre. J'étais fou furieux. J'ai attrapé une des bouteilles de bière qui traînaient sur la scène, je l'ai fracassée sur la batterie, avant d'arrêter de chanter. J'ai hurlé : « Si tu veux te battre, monte sur scène, mon chou. » Et j'ai pris le tesson que j'ai plongé dans un de mes flancs, le tirant sur ma peau jusqu'à l'autre côté, créant ainsi une des pires cicatrices du treillis qu'est devenu mon torse. Pissant le sang, je me suis jeté dans la foule et j'ai atterri sur le chef de la confrérie. Lorsque la sécurité m'a ramené sur scène, j'étais complètement nu et presque tout le monde au premier rang était recouvert de sang. J'ai saisi le pied du micro et l'ai violemment balancé sur la grosse caisse
de Ginger, qui est partie en morceaux. Ginger m'a regardé, partagé entre la colère et la confusion — ce n'était que son second concert avec nous depuis qu'il avait remplacé Freddy the Wheel — mais, pigeant vite, il a transpercé un de ses tambours à timbre. Twiggy a levé sa basse au-dessus de sa tête et l'a écrasée sur le moniteur. Daisy a fait de même avec sa guitare qu'il a lâchée sur son pied. Bref, on a détruit ce qui se trouvait sur scène. En sortant de scène après un show réduit à quatorze minutes, on a croisé Glenn Danzig, qui est deux fois plus petit que moi (bien que sa masse musculaire soit sans doute dix fois supérieure à la mienne). Je lui ai lancé un sourire malicieux comme pour lui dire : « Tu nous as voulus, ça va te coûter cher. » On ne voulait plus jouer de musique sur scène. On n'en a plus joué. Les shows ont continué à être de brefs exercices de brutalité et de nihilisme, et la carte routière sur ma poitrine s'est agrémentée de nouvelles cicatrices, ecchymoses et autres zébrures. Nous étions tous lamentables, épuisés, vidés — un peu comme les automates de Mondwest lorsqu'ils perdent les pédales. On commençait à se fatiguer de notre propre violence et j'étais au fin fond du trou à la suite d'un coup de fil de Missi qui mettait fin à notre relation — la première relation qui avait compté pour moi — parce que je n'étais jamais là. C'est alors que nous avons fait la connaissance de Tony Wiggins. Il sortait du bus de Danzig, vêtu d'un jean noir, d'un T-shirt noir et d'une paire de lunettes noires brillantes et panoramiques. Il ressemblait à un mec capable de vous casser la gueule pour rien, avant de se confondre en excuses. Je l'ai complimenté sur ses lunettes. Il les a aussitôt retirées et m'a dit sans aucune hésitation : « Tiens, elles sont à toi. » À partir de ce jour-là, nous n'avons plus tourné avec Danzig, mais avec Tony Wiggins, le type qui conduisait leur bus. Tous les matins, il frappait à la porte du bus ou de la chambre d'hôtel et nous réveillait avec une bouteille de Jagermeister et une poignée de drogues. Lorsqu'il portait une queue de cheval, chose rare, cela signifiait qu'il travaillait et conduisait le bus de Danzig. Lorsque ses cheveux étaient détachés, il s'occupait de nous, s'assurant que notre autodestruction ne se limitait pas à la scène. Une nuit, dans un hôtel miteux de Norfolk en Virginie, il est entré comme un fou dans la chambre, a fait quelques lignes à même le sol recouvert de poussière et de poudre anti-cafards et les a sniffées. Puis il a ordonné : « Monte sur mon dos. » Twiggy a attrapé une bouteille de Jack Daniel's qui traînait par terre et a obéi. Je ne faisais pas attention à eux car j'étais en train d'écrire les paroles de The Beautiful People. Ils ont passé tranquillement le seuil de la porte, bête bourrée à deux culs — plus tard, nous les avons surnommés « les frères Twiggins » —, et se
sont dirigés vers l'escalier extérieur. Soudain, j'ai entendu un fracas et une bordée de jurons. J'ai retrouvé Twiggy en bas des escaliers, le visage baignant dans une flaque d'eau de pluie et de sang. On s'est précipités aux urgences, mais comme on ressemblait à des fous — dégoulinant de maquillage, de pluie et de sang — personne ne s'est occupé de nous. Wiggins aurait pu se plaindre, mais il s'est contenté d'attraper un plateau métallique pour encore se faire des lignes. Les nuits finissaient en général comme ça avec Wiggins. Ça l'amusait de jouer les fauteurs de troubles et il ne lâchait jamais le morceau, jusqu'à ce que quelqu'un meure, se retrouve à l'hôpital ou s'écroule dans son vomi. Et il continuait à faire la fête jusqu'à ce que cette personne soit lui. En fin de compte, Wiggins, Twiggy et moi, on a compris qu'il fallait tirer le meilleur parti possible de la situation, en essayant d'apprendre et d'accumuler les expériences de valeur sur la route. On a commencé à mener diverses expériences psychologiques : du genre, on se dirigeait vers un couple et on ne donnait un passe pour aller backstage qu'à la fille, juste pour tester leur relation.
Petit à petit, la tournée, de misérable, est passée à mémorable. Au cours de la tournée avec Nine Inch Nails et Jim Rose, je m'étais retenu de jouer les farces parmi les plus stupides dont ils se repaissaient, mais là, je m'en foutais totalement. Nous étions assis en haut d'une tour en acier de dix mètres de haut à l'extérieur du Sloss Furnaces, un club de Biloxi, dans le Mississippi, en train de nous chauffer avant le show à coups de Jagermeister et de dope. Avec Wiggins et Twiggy, nous avons juré d'arrêter d'exploiter et d'humilier les filles qui traînaient backstage. On a décidé de créer une sorte de nouvelle thérapie pour les aider. Pour cela, nous n'avions besoin que d'une simple caméra et de quelques filles acceptant de confesser leurs péchés les plus enfouis et les plus intimes. Nous ne doutions pas que la vie de nos fans était des plus sombres et des plus perturbées. Wiggins a préparé le terrain pendant que nous jouions. Sous le club, il avait découvert un réseau de catacombes obscures avec des grilles en métal, de l'eau qui gouttait et une ambiance tout droit sortie d'une scène de La Revanche de Freddy. À la fin du spectacle, j'ai couru le rejoindre, non seulement parce que j'étais excité, mais également parce que je devais me planquer, les flics cherchant à m'arrêter pour attitude indécente. Pendant que notre manager les retenait, Wiggins nous a entraînés dans les catacombes, où nos deux premières patientes éventuelles nous atten-
daient. Nous ne savions absolument pas si le plan que nous avions monté pour extorquer des confessions allait fonctionner et, à ce moment-là, nous ne comprenions pas ce que porter en fardeau les secrets les plus glauques des autres signifiait. Les gens ne se confessent pas nécessairement pour se libérer d'un poids. Ils veulent avant tout être rassurés et ce n'est pas simple de le faire avec conviction. Sous le feu nourri des questions de Wiggins, la première fille a craqué et nous a avoué qu'à onze ans, plusieurs garçons du voisinage la harcelaient régulièrement. Une nuit, elle s'est réveillée et a trouvé la fenêtre ouverte ainsi que quatre d'entre eux dans sa chambre. Sans dire un mot, ils ont enlevé les draps, lui ont arraché son pyjama et l'ont violée à tour de rôle. Le lendemain, elle en a parlé à son père qui est resté indifférent. Il faut dire qu'il abusait d'elle depuis un an. Elle nous racontait ça, agenouillée sur le sol humide qu'elle fixait. Lorsqu'elle a terminé, elle m'a jeté un regard implorant, ses yeux étaient humides, ses joues étaient marbrées de mascara noir. Je me devais de faire quelque chose, dire quelque chose, au moins l'aider. Au travers de ma musique et de mes interviews, je n'avais jamais eu aucun problème pour dire aux gens ce que je pensais de la vie qu'ils devaient mener et de l'indépendance qu'ils devaient acquérir. Mais, à l'époque, je m'adressais à une foule, une masse, un groupe de gens anonymes. Et là, me retrouvant face à une personne dont je pouvais changer la vie, j'étais pétrifié. J'ai pu seulement lui dire que le simple fait qu'elle soit là, devant moi, et puisse parler de tout ça, était la preuve qu'elle était suffisamment forte pour vivre avec et l'accepter. Je me demande encore si ce que j'ai pu lui dire lui avait apporté quelque chose, où si je n'avais fait que répéter les mêmes clichés qu'elle avait entendus toute sa vie. Elle m'a dit qu'elle voulait échanger des vêtements avec moi, puis elle a retiré son T-shirt, sur lequel était imprimé la phrase de Nietzsche « Dieu est mort », suivie de la réponse de Dieu : « Nietzsche est mort. » Où que j'aille, j'emporte toujours ce T-shirt avec moi. Cette première histoire était si déchirante que je n'ai aucun souvenir de la confession de la seconde fille. Je me rappelle simplement qu'il s'agissait d'une belle blonde qui avait le mot échec gravé sur le bras. Wiggins affinait sa méthode inquisitoire à chaque show. Son art était à la fois brutal et sophistiqué et, parfois, très certainement contraire à l'éthique de la psychanalyse. Il était arrivé si loin qu'afin de continuer ses recherches il a dû créer son propre système d'investigation, qu'il a dévoilé après un show dans l'Indiana. Backstage, à la fin du show de Danzig, on a découvert notre équipe en train de filmer une petite nana bien en chair à la peau très pâle et aux cheveux blancs. Un garçon d'environ dix-neuf ans — soit son frère, soit son petit ami — efféminé, maigrelet, les cheveux roux coupés au bol, le
visage légèrement parsemé de taches de rousseur et un bleu décoloré sur la joue, était à côté d'elle et tournait nerveusement une cigarette éteinte entre ses doigts. Une odeur de crème à raser emplissait l'atmosphère : à force de cajoleries, ils avaient convaincu la fille de se raser et de faire d'autres choses inavouables. C'était le genre d'exploitation que Wiggins et moi essayions d'éviter. Dès qu'ils m'ont vu, la fille et le garçon sont tombés à genoux. Elle hurlait : « Les dieux ont entendu nos prières. » Lui, plus simple : « Je voulais juste te rencontrer. C'est pour ça que nous sommes ici. » Alors, tout naturellement, Wiggins et moi, nous leur avons demandé s'ils avaient des choses à confesser, en dehors des atrocités auxquelles la fille venait de participer avec nos roadies. La fille a immédiatement jeté un regard au garçon qui, honteux ou plein de tristesse, a baissé la tête. On venait de tomber sur la personne idéale pour tester la nouvelle invention de Tony. Wiggins a demandé au type si cela ne le dérangeait pas d'être ficelé et ligoté, puis il l'a emmené derrière, dans les loges, car il lui fallait quelques minutes pour le préparer. Lorsque je suis entré, il était pieds et poings liés, les mains dans le dos, dans un appareil qui l'obligeait à maintenir ses jambes à quatre-vingt-dix degrés. Le mécanisme était prévu pour des femmes et c'était d'autant plus troublant de voir un type nu étendu de cette façon. S'il bougeait ne serait-ce que très légèrement de cette position acrobatique, la corde autour de son cou se resserrait et l'étouffait. Pour éviter de s'étrangler, il fallait absolument qu'il reste dans cette position difficile et délicate. Une caméra à la main, Tony se tenait au-dessus de lui, filmant cette strangulation sous tous les angles. « T'as quelque chose à confesser ? » Wiggins parlait avec un élégant accent du Sud sous lequel se cachait comme une sorte de menace. Derrière la porte, le Master of Puppets de Metallica servait de bande-son à cette confession bidon. Il hésitait et essayait de se tortiller pour se mettre dans une position plus confortable, ce qui était totalement impossible. De sa main libre, Tony lui a relevé le menton en direction de la caméra et il a commencé à parler. « Ça fait à peu près deux ans que ma sœur et moi, on s'est barrés de la maison. Afin de... » Il parlait de manière hachée à cause des cordes qui l'étranglaient. « C'est ta sœur qui est derrière la porte ? » lui a demandé Wiggins. Il ne laissait jamais les choses dans le flou. « Non. C'est juste une copine. On fait la manche ensemble. - Pourquoi tu t'es barré ? - Maltraités. On était maltraités. Surtout par notre beau-père. Et puis
on avait besoin de fric pour les tickets. Pour aller au concert. Et puis pour d'autres trucs. On a fait du stop pour se rendre sur une sorte de parking pour routiers. Je voulais la vendre. Vendre son corps. - Elle était habillée comment ? » Wiggins, curieux comme une fouine, voulait savoir. « Des chaussures à talons qu'on avait trouvées. Un bustier. Un jean. Du maquillage volé. Mais c'était pas pour baiser. Juste des pipes. - C'était la première fois que tu jouais au maquereau ? - En quelque sorte. - Oui ou non ? » Wiggins était un maître. « Pour du fric, ouais. - Et puis, qu'est-ce qui s'est passé ? - Ce routier. » Le môme s'est mis à pleurer et, par l'action combinée de l'émotion et des cordes lui serrant le cou, il est devenu cramoisi. Il a fléchi ses cuisses couvertes de taches de rousseur pour éviter de s'étouffer. « Ce camionneur, il l'a emmenée à l'intérieur de son camion. Et j'ai entendu ma sœur hurler, alors j'ai grimpé. Jusqu'à la glace. Mais avant que je puisse... » Il a eu des haut-le-cœur pendant un moment avant de retrouver son équilibre. « Il m'a frappé, frappé. Et... » Il pleurait, ses jambes tremblaient. « Et je sais pas où elle est... - Tu veux dire qu'il l'a embarquée ? » Wiggins a posé la question sans y croire. Il ne faisait plus attention à la caméra. Je ne l'avais jamais vu s'étonner de quoi que ce soit et ça n'est plus jamais arrivé depuis. On savait très bien que cela dépassait nos espé^ rances et que le môme n'allait pas résister très longtemps aux cordes. Puis dehors, la musique s'est arrêtée d'un seul coup pour laisser place à des voix aboyant des ordres. J'ai entrouvert la porte pour espionner ce qui se passait dans la loge, où deux flics fouillaient nos trousses à maquillage et contrôlaient le permis de conduire des filles qui étaient là. J'ai refermé la porte, tourné la clé et jeté un regard affolé autour de moi. Mes poches étaient bourrées de drogues, un fugueur à poil était attaché dans un appareil de torture et tout était enregistré sur vidéo. On s'est empressés de le détacher et il a roulé sur le côté en se mettant en position fœtale. Pendant qu'il reprenait sa respiration et ses esprits, on l'a aidé tant bien que mal à rapidement enfiler ses vêtements. J'écoutais à la porte. Les gens riaient à nouveau, signe que les flics étaient repartis. Par le plus grand des hasards, ils ne connaissaient pas l'existence de cette pièce cachée. Ils recherchaient la fille d'un politicien local. Le môme voulait qu'on l'aide, mais, comme les flics étaient encore dans la boîte, on a poussé notre nouvel ami à aller les trouver pour leur raconter son histoire qui me hante encore aujourd'hui.
J'avais une vie beaucoup plus facile que la plupart de mes fans. Je m'en suis rendu compte grâce à Zepp que j'ai rencontré lors d'un show à Philadelphie. Alors que nous rejoignions notre bus après le concert, un petit bonhomme trapu à la mâchoire carrée, aux cheveux longs avec une barbe à la Anton LaVey nous a fait signe de l'autre côté du parking en nous promettant de nous donner une cannette d'oxyde de nitrate contre quelques autographes. Comme je n'avais jamais inhalé de gaz hilarant auparavant, j'ai accepté. Il s'est présenté sous le nom de Zepp, à cause d'un vieux tatouage Led Zeppelin sur l'épaule droite qu'il regrettait. Pendant les douzaines de shows qui ont suivi, Zepp s'est pointé backstage avec soit de l'oxyde de nitrate, soit des pizzas, soit des photos d'adolescentes. Comme il passait de plus en plus de temps avec nous, on s'est dit qu'il pouvait tout aussi bien travailler pour nous. Je lui ai offert une caméra, je l'ai payé et il a continué la tournée avec nous. J'ai su qu'il n'y aurait pas de problème le jour où, en ouvrant la porte du salon à l'arrière du bus, je l'ai vu filmer Twiggy et Pogo en train de baiser une poupée gonflable que j'avais achetée pour plaisanter. Dans son cul, elle avait la bite de Pogo et, dans sa bouche, celle de Twiggy, et j'ai oublié de regarder si Zepp avait la sienne dans sa main. Petit à petit, on a appris que Zepp n'était pas un simple type originaire de Pennsylvanie. Il répétait haut et fort qu'il avait baisé trois cents filles dans sa ville natale, et un jour, en ouvrant la soute du bus, on l'a trouvé sur la trois cent unième. Avec sa tante, ils s'injectaient du speed et il nous a raconté des histoires exotiques comme, au plus haut de leur folle dépendance, quand ils se shootaient avec de la boue ramassée dans des flaques ou du whisky. C'était un petit miracle qu'il soit encore en vie et un vrai coup de pot, car c'est Zepp qui nous a présenté les pisseuses, deux filles qui nous ont suivis à travers tout le pays. Elles me faisaient penser aux filles de Charles Manson en 1969, car elles ressemblaient à des adolescentes américaines, des banlieusardes classiques ayant légèrement dérapé. Cette fois, l'une d'entre elles était une fille à l'air innocent qui rougissait facilement. Elle avait des sourcils blancs, s'appelait Jeanette et aimait se graver le mot Marilyn sur la poitrine avant chaque concert. L'autre fille était calme avec de longs cheveux bruns et une demi-douzaine d'anneaux dans les lèvres. Elle s'appelait Alison et se gravait Manson sur la poitrine, avec le S à l'envers. Depuis, à presque tous les shows, je les ai vues collées contre les barrières, chantant en chœur, du sang coulant sur le devant de leur robe ou leur débardeur à cause des blessures qu'elles venaient de s'infliger. Entre Zepp, Tony Wiggins et ma propre folie qui gagnait du terrain, la tournée est devenue l'une des périodes les plus chaotiques, troublées et décadentes de ma vie. Un des incidents les plus inquiétants a eu lieu
après un show à Boston. J'étais dans la loge en train de boire du Jack Daniel's avec le reste du groupe, lorsque Wiggins m'a fait signe par l'entrebâillement de la porte. « Il y a quelqu'un qui veut te dire quelque chose », a-t-il murmuré sournoisement. Il m'a emmené dans une pièce à l'écart dans laquelle m'attendait une fille en slip blanc, soutien-gorge blanc et chaussettes roses, attachée et ficelée dans le « suce-péché » de Wiggins. Elle aurait pu être séduisante, mais tout son corps, particulièrement sa nuque et l'arrière de ses jambes, était recouvert de taches rouges d'où émergeaient des îlots blanchâtres. Ce n'était pas très agréable à regarder, et avant qu'elle ait prononcé le moindre mot j'avais déjà pitié d'elle. En dépit de moi, j'étais encore plus bouleversé parce qu'elle ressemblait à la Belle qui aurait été molestée par la Bête. Et une beauté défigurée peut très bien être bandante. Encore plus étrange, elle me rappelait quelqu'un, comme si je l'avais déjà rencontrée. « Qu'est-ce qui t'est arrivé ? » » C'était à moi de poser les questions. « J'ai une maladie de peau. Mais ce n'est pas contagieux. - C'est ça que tu veux confesser ? - Non, a-t-elle dit en essayant de prendre des forces pour s'exprimer. Ma confession a un rapport avec toi. - Les fantasmes ne comptent pas. - Non. Je t'ai rencontré il y a un an. Tu tournais avec Nine Inch Nails. » Elle s'est arrêtée pour se débattre avec ses liens. Elle était chétive et faible. « Continue. » Je savais que si j'avais commis des actes inavouables avec elle, je n'aurais pas oublié ses taches. « J'étais backstage et tu m'as dit salut. C'est moi qui suis rentrée avec Trent ce soir-là. TONY WIGGINS _ Ouais, je m'en souviens. » Et c'était vrai. « En fait, à cette époque, je sortais avec quelqu'un et il était en colère contre moi parce que je voulais aller backstage et passer la nuit avec Trent. Ce que j'ai fait. - Et il t'a larguée ? - Oui. Mais... c'est pas ce que... ce que j'essaie de dire. Le lendemain, j'ai commencé à avoir mal au ventre, de vraies douleurs. Je suis allée chez le médecin qui m'a annoncé que j'étais enceinte de plusieurs mois. Mais », elle a fondu en larmes, « que je n'aurais jamais ce bébé. J'ai fait une fausse couche parce que j'avais baisé. »
Je ne sais pas si je croyais ce qu'elle disait, mais, elle, semblait y croire. Le dernier mot, « baisé », avait jailli de sa bouche comme une fléchette de sarbacane. Elle était tellement bouleversée par ce souvenir qu'elle avait relâché la tension de ses mains et ses jambes, ce qui avait permis au bidouillage de Wiggins de se resserrer autour de son cou. Elle a perdu connaissance et sa tête est allée heurter le sol. Encore sous le choc de sa confession, complètement ahuri, je me suis baissé et j'ai commencé à me débattre avec les nœuds et la corde, incapable d'empêcher son visage de passer du rouge au violet. Wiggins a sorti de sa poche un couteau de l'armée et a coupé la corde qui lui serrait le cou, relâchant ainsi la pression. Mais elle ne se réveillait toujours pas. On lui a donné des claques, on lui a crié dessus, on lui a balancé de l'eau : rien n'y faisait. On était mal barrés. Je ne voulais pas être le premier rock-and-roller à avoir tué une fille backstage pour cause d'hédonisme. Au bout de trois minutes, elle s'est mise à grogner et à cligner des yeux. C'est sans doute la dernière fois qu'elle a eu envie de passer backstage.
MAUVAIS TRAITEMENTS : REÇUS Lorsque, après la tournée, on est revenus à La Nouvelle-Orléans pour enregistrer, on s'est dit que la vie allait redevenir normale. Mais tout comme Wiggins nous avait montré la signification du mot indulgence, un mot que nous pensions jusqu'à présent connaître, La Nouvelle-Orléans nous a appris les mots haine, dépression et frustration. Les gens aiment penser que la haine et la misanthropie sont des remparts contre le monde. Pour ma part, ils ne viennent pas de ma dureté, mais du vide, du fait que je me vidais de mon humanité tout comme mon sang s'échappait des blessures que je m'étais infligées. Afin de ne rien ressentir — ni plaisir ni douleur — j'étais à la recherche d'expériences plus normales, plus humaines. La Nouvelle-Orléans, qui ne prêtait à sourire que par son aspect dépressif, allait se révéler le pire des endroits pour partir à la recherche du sens et de l'humanité. C'était comme essayer de trouver de la chaleur dans les bras d'une pute. Si tourner avait épuisé ce qu'il me restait de morale, La Nouvelle-Orléans, elle, a dévoré mon âme. Plus vous passez de temps à La Nouvelle-Orléans, plus vous devenez répugnant. Et les gens que nous fréquentions là-bas étaient parmi les plus répugnants : des dealers, des invalides et des ordures. Dans cette ville, les seuls gens intéressants étaient ceux qui se rendaient à l'aéroport et ceux qui en arrivaient. Les seules planches que nous foulions étaient des bouges comme The Vault, un bar gothique-industriel de la taille d'une chambre d'hôtel. Le sol était recouvert d'un dépôt visqueux fait d'urine congelée, de bière et de condensation due au climat humide et fétide de la ville. Les
toilettes, utilisées uniquement pour la consommation de substances prohibées, n'avaient pas de chiottes. On passait des nuits entières dans le club à sniffer avec le disc-jockey et à le convaincre de passer intégralement le Number of the Beast d'Iron Maiden pour qu'on puisse regarder les jeunes gothiques essayer de danser dessus. À l'aube, on rentrait dans notre appartement, un minable deux-pièces situé dans un quartier merdique où, récemment, deux flics s'étaient fait descendre. Nous dormions tous dans la même chambre sordide, respirant la puanteur des fringues sales tout en repoussant les punaises et les rats. Lorsqu'on en a eu marre, on a loué les services d'une femme de ménage guatémaltèque, qui virait tout ce qui traînait pour dix dollars de l'heure. À La Nouvelle-Orléans, tout le monde nous traitait comme de la merde et on les méprisait tous, en les traitant à notre tour comme de la merde. Une fille nous poursuivait afin d'obtenir une interview pour son fanzine, et un soir j'ai craqué : je lui ai pris son magnétophone que j'ai fait passer de main en main en demandant à tous ce qu'ils pensaient d'Iron Maiden. Puis j'ai pissé sur le micro et le lui ai balancé dans la gueule. Nos nuits devenaient une accumulation d'actes nihilistes. Une autre fille nous filait, Trent me l'avait présentée lorsque nous tournions avec lui. On la connaissait sous le nom de Big Darla, ce qui lui allait très bien. Elle faisait partie des vampires qui rôdaient autour de moi dans les bars, cherchant à capter mon regard pour réussir à me sucer à fond. Le premier soir où nous étions à La Nouvelle-Orléans, elle s'est présentée à la porte vêtue d'un vieux T-Shirt Marilyn Manson peu connu. Elle nous apportait une boîte de friandises de La Nouvelle-Orléans qui ressemblaient à des bouses de vache écrasées recouvertes d'olives, de moutarde et de pisse de chat. Pendant tout notre séjour à La Nouvelle-Orléans, ni elle ni ses sandwichs ne nous ont lâchés d'une semelle. Le jour de l'anniversaire de Trent Reznor, on marchait sur les rives du Mississippi en cherchant ce qu'on pourrait bien lui offrir : il a tout et a pour habitude de balancer les cadeaux dans un coin et de ne plus y prêter attention. J'ai alors remarqué un mendiant unijambiste et je me suis mis en tête de récupérer sa prothèse pour en faire cadeau à Trent. Pendant que j'essayais de le convaincre de me la céder, une jolie fille squelettique est passée près de nous et j'ai commencé à lui parler. Je lui ai demandé si elle connaissait la musique de Nine Inch Nails et elle m'a répondu que oui. Puis elle m'a montré une coupure qu'elle avait sur le bras comme s'il y avait un rapport. « C'est l'anniversaire de Trent Reznor aujourd'hui. Tu veux m'accompagner pour lui faire une surprise ? » Elle semblait avoir dix ans, même si elle devait en avoir beaucoup plus. En fait, elle était strip-teaseuse et j'avais très envie de la sauter en
passant à l'appartement pour me changer avant le dîner. Mais elle a commencé à me parler de crack et à faire des allusions à la prostitution, ce qui m'a fait peur. On l'a emmenée chez Brennan, un des restaurants les plus chers de la ville. Trent s'est dit que c'était ma gonzesse et on n'a fait aucune allusion à son anniversaire. À la fin du dîner, Trent était en train de parler lorsqu'elle est nonchalamment montée sur la table, a retiré ses vêtements, ce qui a scandalisé — mais aussi émoustillé — la riche clientèle de ce restaurant très chic. Elle ressemblait à Brooke Shields dans La Petite et elle a réussi à mettre tout le monde dans l'embarras en nous faisant passer pour une bande de pédophiles. Cela a provoqué un beau chahut : on était saouls et défoncés et on s'est mis à discuter avec des gens auxquels nous n'aurions, en temps normal, jamais adressé la parole si nous n'avions pas été dans cet état-là. Pour mettre un point d'orgue à cette soirée bordélique, nous sommes retournés à la maison et, en ouvrant la porte, on est tombés sur le large dos nu de Big Darla. Écrasé sous elle, il y avait une paire de jambes maigrichonnes dont les pieds dépassaient juste devant la porte. C'était celles de Scott et elle semblait beaucoup plus embarrassée que lui d'être prise sur le fait. Comme des lycéens qui surprennent un de leurs camarades en train de se masturber dans les chiottes, Trent et moi, on a profité du spectacle, ajoutant ce souvenir à notre liste toujours plus grande de blagues perso — bien que Trent ait été peu disposé à se moquer d'eux car, pour des raisons différentes, il avait un faible aussi bien pour Scott que pour Big Darla, quelles qu'en soient les raisons. La vie n'était pas moins étrange en studio. Le chaos qu'avait été la tournée avec Tony Wiggins et la corruption de La Nouvelle-Orléans nous avaient lancés dans une orgie d'écriture : j'ai pondu treize titres avec Twiggy. On était en pleine osmose et on n'avait même pas besoin de se parler pour s'échanger des idées. Lorsqu'on a réuni les chansons sur une bande démo, on s'est aperçus qu'on avait créé une métaphore géante autour de notre passé, de notre présent et de notre futur. Ça parlait de l'évolution d'une créature sombre, tordue et viciée, de son enfance passée dans la peur à une vie d'adulte passée à semer la peur, de son passage de l'état de mauviette à celui de mégalomane, de celui de mangeur de merde à celui de fouteur de merde, d'asticot à destructeur du monde. Nous avions une vision, nous avions un concept, et même si personne ne croyait en notre musique, nous savions que nous tenions là plusieurs de nos meilleures chansons. Nous étions prêts à faire un résumé de nos vies qui allait tenir sur un disque parfaitement achevé. Mais lorsqu'on a fait écouter à Trent la bande pour lui demander son avis, sa première réaction a été de nous faire remarquer que Scott ne jouait pas de guitare dessus. « Écoute, ai-je essayé de lui expliquer. On ne sait même pas si on est
capables de jouer avec ce type. Il ne comprend pas du tout dans quelle direction nous allons. - C'est l'épine dorsale de Marilyn Manson. » Trent était enthousiaste. « Marilyn Manson est connu pour ses guitares. » John Malm, notre manager et directeur du label, l'approuvait. Une vague de frustration m'a envahi. Je me pinçais, je croyais rêver. « J'ai lu des centaines d'articles, et personne n'a jamais mentionné les guitares. » J'avais les boules. « C'est vrai, personne non plus n'a parlé des chansons. Je veux écrire de bonnes chansons dont les gens parleront. » Je leur ai proposé de leur montrer les paroles, de resserrer les chansons, d'y ajouter des lignes mélodiques, mais personne ne croyait à ce projet. Par contre, ils voulaient tous que nous continuions la promo de Portrait ofan American Family. En fait, je n'avais toujours pas confiance en moi et j'étais mon pire ennemi, parce que j'étais trop naïf. Ne connaissant pas les ficelles du métier, je croyais tout ce que disaient les publicitaires, les avocats et les directeurs de label. Je suivais leur instinct plutôt que le mien, alors j'en oubliais les chansons que j'avais écrites et, pour la première fois de ma vie mais sûrement la dernière, j'ai fait des concessions. On a commencé à travailler sur un single de remixes, de reprises et d'expérimentations en tout genre, afin de résumer ce que nous étions à l'époque, c'est-à-dire ténèbres, chaos et drogue. Les défauts qui me sautaient aux yeux dans Portrait n'étaient rien en comparaison du désastre qu'était ce single. C'était comme quand, après avoir cousu un costume compliqué pour une fête, en sortant de la maison, on accroche l'ourlet à un clou : il ne reste plus qu'à regarder le costume s'effilocher et tomber en morceaux. En l'occurrence, le clou s'appelait Time Warner, la compagnie mère d'Interscope/Nothing. L'album qu'on a enregistré pour ce label commençait par une des pires bandes que j'aie jamais enregistrées. Évidemment, Tony Wiggins était dans le coup. Grâce à une fille qu'il avait ramassée backstage au cours de la tournée avec Danzig. Elle l'avait supplié de l'humilier et d'abuser d'elle. Wiggins avait commencé, pour plaisanter, par lui couper les poils du pubis en la fouettant avec délicatesse, et, plus menaçant, il lui avait passé une chaîne autour du cou. Mais elle en voulait toujours plus : elle a fini par hurler que sa vie ne valait rien et l'a supplié de la tuer sur place. La bande montrait Wiggins emmerdé d'avoir poussé le bouchon trop loin. « T'es sûre que ça va ? » lui demandait-il tandis qu'elle n'arrêtait pas de crier de douleur et de plaisir, on ne faisait plus la différence. « Tu sais bien que je ne vais pas te tuer, lui disait-il en essayant de la calmer. - Je m'en tape, lui répondait-elle. C'est si bon. »
C'était la première fois que je voyais Wiggins se retenir. Sur l'album, au moment où elle commence à dire que vivre ne l'intéresse pas et supplie d'en finir, il y a un bruit cataclysmique suivi d'une ligne de basse introduisant Diary of a Dope Fiend. C'était l'ouverture idéale pour un album sur les abus en tous genres : sexe ou drogue, domestiques ou mentaux. Au milieu de l'album, on a introduit une autre des confessions que nous avions enregistrées, celle d'une fille qui avait martyrisé son petit cousin âgé de sept ans. Ça mettait en valeur le fil conducteur du disque : la cible la plus facile pour les abus est l'innocence. J'ai toujours aimé le syndrome de Peter Pan qui reste un enfant dans un corps d'adulte, et Smells Like Children était supposé être un disque pour enfants adressé à ceux qui n'en sont plus, des gens comme moi qui veulent retrouver leur innocence maintenant qu'ils sont suffisamment corrompus pour apprécier cette innocence. Nous étant récemment fait avoir par Frankie, notre organisateur de tournée, que nous venions de virer pour avoir piqué dans la caisse 20 000 dollars en notes de frais qu'il était incapable de justifier, nous avons enregistré une chanson intitulée Fuck Frankie. Le tout tenait debout grâce à des dialogues extraits de Willy Wonka and the Chocolaté Factory qui, sortis de leur contexte, étaient porteurs de connotations sexuelles. L'axe central du disque était la reprise de Sweet Dreams d'Eurythmics, que nous jouions déjà sur scène. En une seule phrase, la chanson résumait parfaitement non seulement l'album, mais la mentalité de tous ceux que j'avais croisés depuis que j'avais monté le groupe : « Certains d'entre eux veulent vous maltraiter/Certains d'entre eux veulent être maltraités. » Notre label fait partie de la première catégorie. Ils nous ont fait enlever les samples extraits de Willy Wonka and the Chocolaté Factory en prétendant que nous n'aurions jamais l'autorisation d'utiliser ce texte et — si j'avais retenu la leçon — que, de plus, nous avions besoin de l'autorisation écrite des personnes enregistrées par Tony Wiggins. La plupart des labels auraient réagi de la même façon, ce qui prouve bien que, par essence, l'art et la culture sont incompatibles. Enfin, sans nous avertir, Nothing a pris une décision qui allait à l'encontre de n'importe quel instinct commercial. Ils ne voulaient pas sortir Sweet Dreams en single, alors que je savais que même ceux qui n'aimaient pas le groupe aimeraient ce titre. Le label préférait sortir notre version de I Put a Spell on You de Screamin'Jay Hawkins, morceau beaucoup trop sombre et ésotérique même pour certains de nos fans. Là, on s'est battus avec le label et c'est comme ça qu'on a appris qu'on pouvait gagner. J'ai aussi appris à me fier à mon instinct. Cette expérience a été démoralisante mais m'a moins atteint que le fait que personne au sein du label ne nous ait jamais félicités pour le succès de la chanson. Ce disque très bordélique a fini par créer le bordel uniquement dans ma tête.
Ma seule consolation a été l'erreur malencontreusement commise au moment du pressage du disque : plusieurs milliers d'exemplaires ont été fabriqués d'après notre première version de l'album, alors qu'ils pensaient travailler sur la nouvelle. La maison de disques a envoyé des copies aux stations de radio et aux journalistes sans même avoir écouté le disque. Ils n'ont réalisé leur erreur que plus tard. On peut aujourd'hui trouver cette version sur Internet. Bien que certaines personnes au sein du label m'aient accusé d'avoir monté le coup, j'aimerais bien en être l'auteur. Les voies du Seigneur, même si je n'en tiens pas compte, sont impénétrables. Un autre miracle s'est produit : certes on nous a obligés à retirer les bandes live de la tournée, mais les avocats ayant donné leur accord, on a pu y mettre les enregistrements réalisés par Tony Wiggins. L'un des instants les plus étonnants et les plus amusants du disque est la version acoustique de Cake and Sodomy. Puisque la chanson critique les inepties blanches et chrétiennes du Sud, on s'est immédiatement dit qu'il fallait remixer avec Wiggins pianotant et fredonnant une version plouc. Au cours de notre séjour à La Nouvelle-Orléans, on a passé un seul bon moment. Et il faut en remercier Tony Wiggins. La drogue coulait à flots, au point qu'on en avait marre de seulement se droguer. Pour s'amuser, il nous fallait ajouter d'autres jeux, rituels et mises en scène autour de la drogue. Pour l'anniversaire de Twiggy, un barman à l'air un peu débile et à la tête de boxeur qui travaillait dans un bouge du Quartier français est venu avec un copain musicien qui n'avait qu'un bras et jouait de la contrebasse en faisant claquer les cordes avec son crochet. Comme sa principale source de revenus provenait de la revente de drogue, il avait dans ses poches plusieurs doses de cocaïne. Mais nous ne voulions pas uniquement de la drogue. Nous avions besoin d'un mélange de drogues, de rites et de situations que seul Wiggins était capable d'organiser. Avec Twiggy, on a fait une esquisse de Wiggins au crayon à papier et au crayon de couleur rouge, en train de mourir comme le Christ sur la croix, de présider la Cène, avec au menu des asticots et du sang, et de descendre sur terre sous l'apparence de l'Ange de la Mort. Sur un plateau posé par terre, on a disposé des lignes de cocaïne à côté de bouteilles de Jagermeister et de poulet en croûte (histoire de symboliser la mort fictive du poulet et notre batteur en train de prendre feu sur scène). Derrière tout ça, on a installé une poupée cabossée d'Huggy les Bons Tuyaux, l'indic dans Starsky et Hutch, à laquelle il manquait une jambe. C'était dans la cavité de cette chose en plastique que nous avions pris l'habitude de planquer la dope au cours de la tournée avec Tony Wiggins. À chaque fois que nous tapions dedans, on se passait un code qui était « aller danser avec l'indic unijambiste ». Le soir de l'anniversaire de Twiggy, nous
avions sorti nos carnets de bal, prêts à être poinçonnés. À part une perruque blonde, un masque de coq avec des yeux clignotants et une couronne en papier crépon rouge, j'étais nu. Twiggy portait une robe en tissu écossais bleu qui ressemblait à une nappe de cuisine, des collants marron, une perruque auburn et un chapeau de cow-boy. Il ressemblait au zombie d'une souillon du Texas. On a appelé Wiggins sur son portable et, dès qu'il a décroché, on a communié à notre façon, ce qui consistait à essayer de transsubstantier le corps et le sang de Tony Wiggins en notre repas de substances toxiques. On s'est fait une ligne, puis on a léché la tête d'Huggy les Bons Tuyaux qu'on a plongée dans le reste de coke pour s'en tartiner les gencives. Et on s'est envoyé une rasade de Jagermeister tout en se calant une tranche de poulet entre les dents. Avec Twiggy, ça nous a pris quarante-cinq secondes pour accomplir ce rite sacré. Wiggins nous a immédiatement reconnus.
Comme si j'avais croqué dans le fruit de la connaissance, j'ai tout à coup réalisé qu'il fallait que je recouvre mon intimité. J'ai donc pris le tube cartonné d'un rouleau de papier toilette que j'ai scotché autour de ma bite. Pour que ça ressemble à un suspensoir bricolé,, en titubant, j'ai arraché la télé du mur pour en attacher le câble autour de ma taille afin de m'en faire une ceinture. Ensuite, on a essayé en vain de convaincre Pogo de se déguiser ou de faire quelque chose pour nous faire rire. Pendant une heure, on a regardé une vieille sorcière bourrée, aux jambes recouvertes de croûtes, à genoux sur le visage de Pogo, les bas descendus sur ses genoux, essayant anxieusement et lentement d'uriner dans sa bouche avide. Ensuite, on a mis Pogo au défi de se taillader le poignet avec un couteau — ce qu'il a fait à plusieurs reprises — avant de s'enduire les parties de baume du tigre et de se masturber — ce qu'il a également fait — mais sans provoquer la moindre excitation ni chez lui ni chez nous. Nuit typique : on avait pris trop de drogues et commencé à péter les plombs avec une énergie fébrile bien après le lever du jour. Twiggy a attrapé sa guitare acoustique et mis le magnétophone sur vitesse rapide, ce qui a donné un résultat comparable à des versions tordues des chansons des Chipmunks. Comme ce n'est pas très drôle de jouer sans public (et pas drôle du tout si on n'est pas complètement défoncé), toujours habillés avec nos vêtements bricolés, on a déboulé dans les rues en hurlant pour finir par trébucher sur un S.D.F. qui dormait sur le trottoir. « Hey mec, qu'est-c'que tu branles ? » lui a demandé Twiggy pour être
Q : Acceptes-tu à présent de parler de l'incident de la viande ? R : Oui. En fait, j'ai rencontré Alyssa à l'occasion d'un showcase pour Freddy DeMann chez Maverick Records. C'était la dernière fois que Brad Stewart jouait avec nous. Elle s'est pointée backstage : une petite blonde. Mignonne. Elle avait un joli visage, mais surtout des seins d'une taille exceptionnelle. Une poitrine incroyable. Le genre de fille qu'on peut remarquer dans un concert de Warrant, juste à sa façon de s'habiller et de se comporter. Au son de sa voix, j'ai immédiatement remarqué qu'elle était sourde. Elle m'a expliqué qu'elle était capable de ressentir la musique et de l'apprécier lorsqu'elle était collée à la scène. Elle avait eu une telle façon de me brancher, comme si elle voulait baiser avec moi. Mais, à ce moment-là, ça ne m'intéressait pas. Sans doute parce que ma petite amie était derrière la porte. Si elle n'avait pas été là, ça m'aurait certainement intéressé. Un an plus tard, on est allés enregistrer la face B du single Lunch Box aux studios South Beach de Miami. Nine Inch Nails avait loué mes services, ceux de mon groupe, de Trent [Reznor], de Sean Beavan [notre producteur assistant] et Jonathan pour être documentaliste sur leur vidéo. Si je me souviens bien, je devais avoir un statut genre directeur de la photo. Ou celui d'Officier en Chef Chargé des Obscénités. Je suis simplement sorti chercher un truc à manger, lorsque je me suis cogné à Alyssa. Pensant que ça pourrait être marrant de la présenter à tout le monde, je lui ai proposé d'entrer dans le studio. La situation était étrange car Pogo venait de nous dire que l'un de ses fantasmes était de baiser avec une sourde pour pouvoir lui dire tout ce dont il avait envie sans l'emmerder et sans lui-même se sentir gêné. Je l'ai donc emmenée au studio pour la présenter à tout le monde. Afin de briser la glace, j'avais pris comme habitude de dire tout ce qui me passait par la tête, dans l'espoir de faire rire les autres ou d'engager une joute verbale. Je lui ai donc demandé de se déshabiller. Elle a éclaté de rire, puis a retiré tout ce qu'elle avait sur elle, sauf ses bottes. Dans le studio, on était tous à la fois choqués et troublés d'avoir un tel impact sexuel sur cette fille sourde et nue. Q : Comment arrivait-elle à comprendre ce que vous disiez ? R : Elle lisait sur les lèvres à la perfection, une technique qu'elle avait certainement acquise au cours des années passées au premier rang des concerts de heavy métal à apprendre les paroles de chansons merdiques comme Fuck Like a Beast, qui nous apportait de la chair fraîche sur un plateau puisque j'étais en compagnie de l'auteur du récent refrain heavy
metal, « I want to fuck you like an animal » (Je veux te baiser comme une bête). Plus tôt dans la journée, on avait récupéré toutes sortes de viandes. D'énormes os à moelle, des hot dogs, biftecks, des steaks hachés, du salami, de la saucisse, du bacon, des tripes, des pieds de cochon, des pattes, des cuisses, du blanc, des ailes et des gésiers de poulet. Toutes ces viandes étaient crues. On a construit un casque en viande à partir d'un énorme jambon, complété par des bouts de bacon, des chapelets de saucisses et d'autres morceaux du même genre qui pendouillaient un peu partout. On a couronné la fille avec le casque et je me suis servi de pains aux piments pour lui cacher le bout des seins. Ensuite, on lui a passé plusieurs couches de lasagnes sur le dos. Ce jour-là, on a tous gagné notre passeport pour les coulisses de l'enfer. Dès le début de l'opération, j'avais enfilé des gants en latex jaunes, uniquement pour ne pas toucher le salami à main nue. C'était l'unique raison. On avait passé une demi-heure à s'amuser avec la viande, à la manipuler, la travailler, la caresser, la tripoter. Q : On pourrait appeler ce chapitre « Comment enviander les fans ». R : Je pensais plutôt à « Meat and greet ». Q : Impeccable. Continuons. R : On a immortalisé l'événement sous différentes formes. Des croquis au crayon, des photos, des vidéos, tout ce qu'on pouvait trouver pour garder une trace de ce grand moment de l'histoire de l'art. Jusquelà, je ne voyais rien de sexuel dans tout ça. C'était une simple sculpture en viande vivante. Ce qui s'est ensuite passé est typiquement représentatif de mon besoin d'aller toujours plus loin. J'ai demandé à Pogo et à Twiggy de scotcher leurs bites ensemble pour voir si elle pouvait mettre deux pénis dans sa bouche à la fois. Mais ça n'a pas marché car ils ne pouvaient pas se tenir l'un à côté de l'autre et réaliser cet exploit. À la fin, ils ont mis leur bite l'une en face de l'autre, en une sorte de bras de fer. Elle s'est mise à lécher ce qui ressemblait en fait à un harmonica en forme de bite. Un harmonica géant. Et c'est là que ça a commencé à déraper. Car c'est à cet instant qu'on a décidé de laisser Pogo donner libre cours à ses fantasmes et baiser la sourde... Alors, il a enfilé une capote... Q : Attends. Comment a-t-il fait pour se séparer de Twiggy ? R : Elle a rongé la bande adhésive comme un rat ronge un bout de fromage. Et lorsque Pogo a enfilé la capote, sa bite ressemblait à un mor-
ceau de boudin. Ensuite il a commencé à la baiser par-derrière, ce qui allait très bien parce qu'elle avait une laisse pour chien et lui tenait la laisse, si bien qu'il pouvait lui hurler toutes les insanités qu'il voulait... Il faut que je précise qu'à aucun moment je n'ai eu la sensation qu'on abusait d'elle. Certes, dans la pièce, il y avait plusieurs caméras, des musiciens et des dessinateurs qui tapaient dans leurs mains et dansaient sur... Slayer ou un autre morceau. Enfin, peu importe, elle semblait très excitée de participer à tout ça. Je crois qu'en plus elle avait le sentiment de faire de l'art et de passer un bon moment. D'ailleurs, tout le monde passait un bon moment — à part les types de Nine Inch Nails qui gardaient leurs distances. Pendant ce temps-là, Pogo a dit un truc plutôt offensant qu'il vaudrait peut-être mieux ne pas mentionner ici. Q : Continue. On pourra toujours l'enlever du bouquin plus tard. R : Il a hurlé : « Je vais te baiser ton oreille crevée. » Cette phrase a résonné dans la pièce comme une des choses les plus sombres qu'on ait jamais entendues. Je me disais que ce que j'avais fait avec les petits Jésus était vraiment très anodin. Ensuite, Alyssa a voulu prendre une douche : elle était recouverte de viande et puait. Pendant qu'elle se dirigeait vers la douche, je lui ai demandé si on pouvait lui pisser dessus. Elle a alors dit un truc encore plus sombre et profond que ce qu'avait dit Pogo : « D'accord, mais pas sur mes bottes. » On s'est regardés tous comme vous êtes en train de me regarder. « Ouah ! » Finalement, elle possédait un certain sens moral. Et puis, la cerise sur le gâteau — ou sur la viande —, elle nous a dit : « Et pas dans mes yeux non plus, ça brûle. » Elle avait visiblement de l'expérience en la matière. Elle est entrée dans la cabine de douche, l'équipe du film regardait tandis que, un pied dans la cabine et l'autre sur la lunette des toilettes, Twiggy et moi, on l'a arrosée d'urine. Elle avait l'air ravie, les seins éclaboussés par les jets d'urine qui décollaient des morceaux de viande de sa poitrine. Enfin est arrivé ce qui devait arriver, Twiggy a raté sa cible et l'a touchée au visage, ce qui a paralysé tous ceux qui étaient présents : nous avions été trop loin.
Sean Beavan a trouvé une formule qui résume parfaitement la situation. Cette phrase est devenue une sorte de rengaine pendant tout le reste de la tournée. Mais j'arrive pas à m'en souvenir. Twiggy doit savoir.
[Il attrape le téléphone, compose le numéro, attend.] Il n'est pas là. Ça me reviendra plus tard. L'urine coulait le long de son menton, lorsque le Gardien du Sexe [Daisy Berkowitz] est entré et s'est approché : « Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que vous faites ? » On lui a répondu qu'Alyssa prenait simplement une douche. Ce n'était pas notre devoir de lui raconter tout ce qui s'était passé auparavant, parce que c'était lui le Gardien du Sexe et que ça pouvait être amusant. On a ajouté : « Alyssa est dans la douche, elle voudrait que tu la rejoignes. » Je pense que son peu d'expérience avec les filles, qu'elles soient belles ou moches, l'a poussé à aller sous la douche. Daisy s'est déshabillé devant nous — ce qui ne l'a pas dérangé — et a sauté la rejoindre. Elle n'avait pas eu le temps de se rincer qu'il commençait à embrasser ses lèvres encore couvertes d'urine. On était dans un mauvais trip. Et lui, bien sûr, s'était dit que nous étions dans un mauvais trip parce que nous étions impressionnés par son énergie et ses capacités sexuelles, ainsi que par la taille de sa bite. De toute façon, même s'il avait su qu'elle était recouverte d'urine, je crois bien qu'il n'en aurait rien eu à foutre. On a conclu cette petite séquence cinématographique en prenant le dernier morceau de viande qu'il nous restait — un énorme saumon cru, avec la tête, les yeux, les écailles et tout le reste — qu'on a lancé dans la douche avant de bloquer la porte. Fin du film. Q : Tu te souviens de ce qu'a dit Sean Beavan ? R : Ouais, il a dit : « Ce n'est pas bien », et mettez bien l'accent sur le « pas » quand vous sortirez cette interview.
[RÊVES] TANDIS QUE JE MARCHAIS SUR L'ÉTENDUE DU MONDE, JE ME SUIS TROUVÉ PAR HASARD DANS UN ENDROIT OÙ IL Y AVAIT UN REPAIRE ; JE ME SUIS ALLONGÉ À CET ENDROIT POUR Y DORMIR : ET, TANDIS QUE JE DORMAIS, J'AI FAIT UN RÊVE. J'AI RÊVÉ, J'AI VU UN HOMME HABILLÉ DE GUENILLES, DEBOUT À UN ENDROIT PRÉCIS, SON VISAGE DÉTOURNÉ DE SA PROPRE MAISON, UN LIVRE À LA MAIN, UN LOURD FARDEAU SUR LE DOS. J'AI REGARDÉ, JE L'AI VU OUVRIR LE LIVRE ET LE LIRE ; ET TANDIS QU'IL LISAIT, IL PLEURAIT ET TREMBLAIT : ET, INCAPABLE DE SE RETENIR DAVANTAGE, IL A LANCÉ UN CRI DE LAMENTATION : « QUE VAIS-JE FAIRE ? »
une chose que je n'ai jamais dite à personne, je m'en suis souvenu récemment lorsque je suis allé chez le chiropracteur ; il m'a redressé le cou et je me suis évanoui en moins d'une seconde. À cet instant, je me suis retrouvé à Canton, Ohio. Je descendais la trentecinquième rue, dans le quartier où j'avais vécu : au milieu de la route, il y avait des centaines de cadavres en train de pourrir qui essayaient de m'arrêter. Leur peau était jaune, le vent balançait leurs dents nacrées et branlantes d'avant en arrière dans leur bouche. Je n'arrêtais pas de leur rentrer dedans et, à chaque fois que mon véhicule les heurtait, ils se désintégraient. Missi était dans la voiture, les cadavres essayaient de l'en faire sortir en la tirant vers l'extérieur : il fallait que je la sauve. J'ai arrêté la voiture, je suis descendu pour l'aider, mais des molosses tachetés et musclés partout me sautaient dessus, au ralenti, tous crocs dehors. Au bout de la rue, une manifestation se dirigeait dans ma direction, comme une tribu. À leur tête, Traci Lords. Sa peau était encore plus jaune que celle des cadavres, une croix rose lumineuse était peinte sur son visage. Elle se déplaçait comme un personnage animatronique. Ses yeux bougeaient mécaniquement d'avant en arrière dans ses orbites, sa bouche s'ouvrait et se refermait comme celle d'un pantin ventriloque. Dans mes rêves, je retourne toujours à Canton, Ohio. En général, je suis dans ma chambre au sous-sol, ce sous-sol qui me terrifiait autant que celui de mon grand-père. Sauf que la peur que je ressentais n'était pas palpable, elle n'existait que dans ma tête. Lorsque j'étais enfant, sans aucune raison particulière, j'avais régulièrement peur lorsque j'étais en bas, du coup je me réfugiais souvent en haut. Pas seulement au milieu de la nuit, même en pleine journée. Je n'étais jamais à l'aise lorsque j'étais seul dans ma chambre : je dormais toujours avec la télévision allumée, juste pour couvrir les bruits que je croyais entendre. S'il y a bien un fantôme de mon passé qui me poursuit ou un cadavre dans mon placard, il se trouve dans ce vieux sous-sol. La nuit, mon esprit se débat désespérément pour m'y faire revenir, pour me faire croire que je n'en suis jamais parti, que je suis condamné à vivre éternellement dans ce sous-sol. Les gens que j'ai connus après l'avoir quitté et ceux que je vais rencontrer sont dans cette chambre ; et là, ils se tordent, se contorsionnent, ils deviennent monstrueux et malveillants. Puis mon esprit bloque la sortie, rendant impossible l'accès à l'escalier en colimaçon. J'essaie de monter l'escalier en courant, mais je n'arrive jamais en haut car des mains passent entre les marches et m'attrapent les jambes. Dans un autre rêve récurrent, je n'arrive pas à quitter le sous-sol parce qu'une force ou un être invisible ne cesse de me pousser contre le mur
pour m'enfermer à l'intérieur. Ou alors, O.J. mon chat, un matou orange tigré que j'avais trouvé sur les marches de l'école chrétienne, m'attaque dès que j'essaie de m'enfuir. Dans un autre rêve, les ampoules du soussol grillent. Je tente de les changer le plus rapidement possible : j'ai peur de rester seul dans le noir. Mais à chaque fois que je change une ampoule, elle grille immédiatement. Je suis coincé, je n'arrête pas de courir afin de ne pas rester dans l'obscurité pour toujours. Il existe des explications psychologiques très simples pour analyser ces rêves. Aucune d'entre elles ne me convient. Je me rappelle un seul rêve dans lequel j'arrive en haut de l'escalier ; le sol de ma chambre n'est pas, comme d'habitude, recouvert de moquette bricolée avec des pièces de verts différents récupérées par mon père dans le magasin où il travaillait. C'est du ciment, je me rends dans le coin de la pièce qui me faisait tant peur, enfant, là où la machine à laver et le sèche-linge sont plongés dans le noir, à cause du plafond qui est bas. Je fouille dans les boîtes moisies et recouvertes de toiles d'araignée qui contiennent de vieux souvenirs personnels : je suis nerveux, un animal — une araignée, un rat, un serpent, voire un lion, car tout peut arriver, me semble-t-il — va me mordre. Dans une petite boîte, je trouve une poupée Curious George. Lorsque j'essaie de la prendre, quelque chose bouge dans la pièce — une force chaude, indescriptible, incorporelle qui, pour une raison qui m'échappe, est blanche. Elle me colle contre le mur pendant que Curious George devient vivant, court partout, fait tomber tout ce qui traîne sur les étagères, met le feu à une des boîtes. J'essaie de l'éteindre, quand je n'y arrive pas, je cours. Je tente de m'enfuir par les escaliers : la force me retient. Je la repousse de plus en plus fort, finalement, j'arrive en haut. J'ouvre la porte, derrière il y a une femme. Elle ressemble à la fois à ma mère et à la fille qui m'avait refilé des morpions au lycée. Des mots sont inscrits sur ses bras, au rouge à lèvres, à la peinture, en décalcomanie. Je suis incapable de les lire. Dans un autre de mes rêves, je suis au sous-sol avec ma mère. On trouve une boîte dont on force le couvercle. On y découvre des dizaines d'insectes de différentes espèces que je suis incapable de reconnaître. On enlève carrément le couvercle, une mante religieuse s'en échappe pour se poser sur un des chevrons au-dessus de ma tête. On regarde à nouveau dans la boîte, on y découvre une araignée en cristal. Elle est complètement transparente : ses pattes sont comme des glaçons, on voit tous ses organes. Je demande à ma mère d'aller chercher une bombe insecticide avant qu'elle ne sorte de la boîte et m'attaque. Et lorsque je la vaporise, elle se transforme en femme. Elle est habillée en noir, elle me poursuit dans le sous-sol jusqu'à une plage de galets. Chacun des galets renferme une araignée qui veut s'échapper.
La même nuit — il m'arrive souvent de faire des cauchemars à la chaîne, phénomène à la fois redouté et espéré — je trouve, dans ma chambre, ma grand-mère au côté de ma mère. Elle est couchée dans un lit d'hôpital, des tubes sont branchés sur tout son corps enchevêtré dans des fils de fer eux-mêmes retenus par des straps pour trachée artère. Un caisson rond et flexible à côté du lit est en train de pomper de l'air dans ses poumons, le matériel qui la maintient en vie ronronne tout en produisant des pulsations électroniques. J'entends un bruit sourd dans le placard, la porte s'ouvre, je découvre mon père allongé sur un lit. Il n'a que trente ans, les cheveux en bataille, il semble être devenu fou. Je parle à
ma grand-mère, elle cherche à me rassurer en me disant que tout va bien, que j'ai réussi dans la vie et qu'elle n'est pas en colère après moi. Le grand bandeau qu'elle a sur les yeux tombe. Du pus coule, lui dégouline sur le visage et imprègne l'oreiller, en faisant une auréole jaune. Je me penche sur elle et m'aperçois qu'elle n'a pas d'œil.
Je crois aux rêves. Je crois que, chaque nuit sur cette planète, tout ce qui est, a été et sera, est rêvé. Je crois que tout ce qui arrive dans les rêves n'est ni différent ni moins important que tout ce qui se passe dans le monde éveillé. Je crois que, pour le genre humain contemporain, rêver est ce qui se rapproche le plus des voyages dans le temps. Je crois qu'on peut visiter son présent, son passé et son avenir en rêve. Je crois que j'ai vécu en rêve une partie de ma vie qui n'est pas encore arrivée. Je ne crois ni au hasard ni aux accidents, encore moins aux coïncidences. Je crois au Moi Délusionnel, je crois que mes paroles et mes pensées changent le monde autour de moi et ont pour résultat des événements qui semblent le fruit d'une coïncidence. Je suis persuadé que ma vie a une telle importance qu'elle influence celle des autres. Je crois que je suis Dieu. J'ai rêvé que j'étais l'Antéchrist. Je le crois encore.
J'avais pensé être l'Antéchrist avant même qu'on m'explique le monde à l'école chrétienne. Dans la Bible, le terme d'Antéchrist est utilisé uniquement pour désigner les gens qui ne croient pas en l'enseignement de Jésus de Nazareth. Il ne désigne pas une entité satanique — la bête de l'apocalypse, comme la plupart des gens le croient — mais une personne, n'importe quelle personne, qui s'écarte de l'orthodoxie chrétienne. Mais après des années passées à bâtir des mythes et à semer la peur, le christianisme a métamorphosé les antéchrists en une entité unique : l'Antéchrist, mélange de scélérat apocalyptique et de démon chrétien, capable de terrifier les gens, tout comme le Père Noël sert à réguler le comportement des enfants. Après avoir étudié ce concept pendant des années, j'ai commencé à réaliser que l'Antéchrist est un personnage — une métaphore — qui existe sous différents noms dans presque toutes les religions. Il y a peut-être une vérité derrière tout ça, un besoin. Mais, vu sous un autre angle, ce personnage peut être perçu non pas comme un vaurien, mais comme l'ultime héros qui va sauver le monde de sa propre ignorance. L'apocalypse ne se résume pas aux tourments de l'enfer. Elle peut se situer à un niveau individuel. Si vous pensez être le centre de votre monde et que vous vouliez le détruire, il suffit de mettre une seule balle dans le chargeur. Quand, plus tard, je me suis mis à rêver de plus en plus souvent à l'Antéchrist, j'ai compris que j'étais son incarnation. Lorsque, enfant, je rêvais que je jouais devant des milliers de personnes, cela paraissait assez improbable. À présent, je ne doute plus de rien. Après tout, les bêtes et les dragons de l'apocalypse sont tous nés d'un rêve, un rêve fait par Jean
l'apôtre, connu de nos jours sous le nom d'Apocalypse et raconté comme un fait réel. Au cours d'une de mes révélations — nous en avons tous —, c'était la fin du monde, le Jugement dernier. Il y avait à New York une parade géante avec lancer de confettis et de serpentins. Mais à la place du papier, les gens lançaient des légumes et de la viande pourrie. J'étais sur un crucifix géant monté sur un char construit avec de la peau humaine et animale. Nous approchions de Times Square, le ciel était très sombre, zébré par des bandes irrégulières de couleur orange, jaune, rouge et violette. Toute la foule priait. Ils étaient heureux de mourir, enfin. Une autre révélation se passait en Floride, dans le futur. La plupart des êtres humains avaient été transformés en zombies pour le plaisir d'une petite élite. Dans une boîte de strip-tease, ils avaient réanimé des cadavres de femmes et les faisaient danser nues dans des cages aux épaisses barres métalliques. Leur chair était recouverte de furoncles, de veines noueuses, leurs cheveux tombaient par touffes entières. On leur avait attaché la mâchoire pour qu'elles ne puissent pas arracher la bite des types qui se masturbaient autour d'elles. Un monde dégénéré, sorte de Sodome et Gomorrhe : il était clair que l'heure de l'Antéchrist et du second avènement du Messie était venue. J'ai rêvé que des petites filles exécutaient un strip-tease en dansant tandis que des petits garçons (ou des nains) les frappaient avec des serpents en caoutchouc, des camions Majorette et des sucettes au lieu de leur lancer des pièces de monnaie. Puis j'ai rêvé que je récupérais les dents et les cheveux de mon enfance, que ma mère avait gardés, afin de les utiliser de façon très rituelle pour me créer un compagnon artificiel. On retrouve tout ça dans l'album Antichrist Superstar. De mes rêves ou de ma musique, je ne peux pas dire ce qui est le plus réel. Je vais vous laisser avec un dernier rêve, celui que j'ai fait la nuit dernière. Il y avait des scarificateurs, ces fans qui se tailladent le nom du groupe sur la poitrine. Dans mon cauchemar, je suis au lit avec Jeanette, celle qui ressemble à un chérubin. Elle s'est tailladé Marilyn sur le corps, toutes les lettres coulent sur ses seins comme de la peinture fraîche, tachant son débardeur blanc. Je la baise et on se marre parce qu'il nous semble que nous sommes en train de faire un truc que nous ne devrions pas faire. Sa copine Alison est assise à côté d'elle, le mot Manson saigne sur sa poitrine. L'un de ses sourcils est décoloré, les bagues incrustées dans ses lèvres cliquettent l'une contre l'autre, elle porte une robe noire, des bas et des bottes noires qui s'arrêtent aux genoux. Elle semble en colère contre moi parce que je ne devrais pas faire ça avec sa copine et elle en veut à sa copine parce que la situation la fait rire. Une fois l'affaire conclue, elles m'invitent à dîner. On descend dans un lieu humide et caverneux, les murs sont en pierre, comme un donjon.
Ça pourrait être le sous-sol de mes parents, sauf que c'est aussi un restaurant. De l'eau suinte du plafond tandis que, par une ouverture audessus de nos têtes, la lumière pénètre à flots. Le serveur est un homo immense, genre aryen maigrelet. Il nous apporte de grands bols en métal noir qui contiennent tous un oiseau vivant. Ils ressemblent à des corbeaux, ce n'en sont pourtant pas. Ce sont juste des oiseaux noirs recouverts d'une pellicule de graisse luisante. Un autre type blond vient à notre table, attrape des pinces géantes qui servent à couper les antivols de vélo : il les décapite, les pèle. Il ne leur reste plus que la viande sur les os. Et les oiseaux sont toujours en vie. Le type attrape la tête d'un des animaux, il en boit le sang, puis me propose de goûter à sa chair. Je ne veux pas parce que j'ai peur d'attraper une maladie bizarre, mais j'accepte quand même. Je bois tout le sang de l'oiseau. Lorsque j'ai fini, je ressens une violente douleur dans la nuque. Je me retourne, le serveur est en train d'essayer de se servir de ses pinces sur moi pour le plaisir de clients assis sur des tabourets au bar au-dessus de moi. Par contre, les pinces ne ressemblent plus à des pinces, mais à un croisement entre un bec d'oiseau et des mâchoires de crocodile. J'essaie de protester, je comprends que c'est inutile, car tout ce que je regarde est à l'envers, puisque l'un d'entre eux porte à ses lèvres le bord de mon cou pour boire mon sang. Je me suis déjà vu mourir en rêve, c'est sans doute pour ça que j'apprécie la vie. Je me suis également vu vivre en rêve et c'est sans doute pour ça que j'apprécie la mort.
POUR MOI, L'APOCALYPSE... DOIT EN TOUT PREMIER LIEU ÊTRE UN ÉVÉNEMENT INTIME ET SPIRITUEL ET, EN SECOND LIEU SEULEMENT, UNE CATASTROPHE EXTÉRIEURE. LES GRILLES DES TOURS DE GUET... SONT DES CONSTRUCTIONS MENTALES. LORSQU'ELLES S'OUVRENT, ELLES PERMETTENT [À SATAN], NON PAS D'ÊTRE DANS LE MONDE PHYSIQUE MAIS DANS NOTRE SUBCONSCIENT... L'APOCALYPSE EST UNE TRANSFORMATION MENTALE QUI SURVIENDRA, OU QUI EST EN TRAIN • DE SURVENIR, À L'INTÉRIEUR DE L'INCONSCIENT COLLECTIF DE L'ESPÈCE HUMAINE.
homme est mort. » Une voix masculine parlait quelque part au-dessus de moi. Ses paroles étaient les premiers sons que j'entendais depuis des heures, ou peut-être des jours. Je ne savais pas depuis combien de temps j'étais allongé là. Je ne savais même pas où j'étais, si je vivais encore. J'essayais de me libérer, mais je n'y arrivais pas. Mon bras gauche me picotait. Tout le reste de mon corps était engourdi et faible, comme les membres en bois d'une marionnette désarticulée, à qui on aurait coupé les fils. J'essayais d'ouvrir les yeux, de soulever les paupières, en vain. Il fallait que je me réveille pour leur dire que je n'étais pas mort. J'étais toujours en vie. Mon heure n'était pas venue. Il me restait tant de choses à accomplir. Mes paupières se sont mises à battre, découvrant une pellicule bleue et floue qui troublait ma vision. Tout ce que je percevais, c'était une lumière blanche aveuglante qui pénétrait mon corps, ou du moins ce qui en restait. Mon heure n'était pas venue. Je le savais. Le revers d'une main osseuse et variqueuse m'a caressé le front. Je ne sais pas depuis combien de temps elle est là. Une ombre hideuse, vieille, corpulente, sentant le fromage aigre et le bois humide me cachait la lumière. Elle s'est mise à parler : « Dieu t'aimera toujours. » La voix était celle d'une femme toussant calmement dans le creux de sa main, en secouant son habit de nonne, avant de continuer de me caresser le front du revers de la main dans laquelle elle venait de cracher. J'arrivais à présent à sentir ma poitrine. J'étais oppressé, mon cœur me faisait mal. Il y avait un peu de tapage à mes côtés. Un vieil homme émacié, recouvert d'escarres à cause du matelas, de l'âge ou de ses os pointus, venait de mourir dans le lit près du mien. Une main plus douce m'a attrapé la mâchoire et me l'a maintenue ouverte. « Vous allez avoir très mal à la tête, mais ça permettra à votre cœur de mieux fonctionner. » Elle a placé quelque chose sous ma langue, un truc qui faisait des bulles, pétillait et me chatouillait. Puis elle a éteint la lumière violente au-dessus de mon lit. Mon corps s'est tassé un peu plus dans le lit, mon sang a de nouveau circulé dans ma tête, m'enveloppant d'une douce chaleur tandis que je me rendormais. Lorsque je me réveillai, j'étais dans le noir et la pièce était vide. Mes tempes battaient fort sous ma peau, mon bras gauche était toujours engourdi. Par contre, j'avais l'impression de recouvrer mes forces. Je ne portais qu'une blouse d'hôpital verte ouverte dans le dos. Mes habits formaient un tas noir, soigneusement plié par terre, et sur la table de chevet il y avait un grand sac-poubelle jaune citron. J'essayais de me rappeler pourquoi j'étais là.
Malgré une douleur qui me secouait les côtes, j'ai réussi à tendre la main jusqu'à la table. Dans le sac, il y avait une brosse à dents, du dentifrice, un stylo, une boîte à maquillage et un calepin noir — mon journal intime. Je l'ai ouvert à la première page en essayant de fixer mon attention sur les lignes bleues qui tanguaient. Au restaurant, je n'arrive pas à supporter les gens qui rient, qui s'amusent, qui profitent de la vie. Leur pitoyable bonheur me rend malade. Et quand je regarde la télé, c'est la vraie vie qu'on me montre ? C'est une blague ? On élève des enfants pour leur faire croire que la vie, c'est Alerte à Malibu, des rires enregistrés, Jenny Jones et ses reality-shows ? De stupides ménagères secouant leurs jambes flasques pour maigrir grâce au Thighmaster de Suzanne Somer ? C'est elle qui a participé à la création du stéréotype de la gourde blonde et elle a fini par devenir cette espèce d'héroïne populo-médiatisée qui essaie de nous vendre un appareil inutile et dont le discours ressemble aux dialogues d'un film porno ou aux paroles d'une chanson d'Aerosmith. Saloperie de consumérisme aveugle. Les cons n'ont que ce qu'ils méritent. Ils sont capables de porter des T-shirts sur lesquels est inscrit « Je suis très con », uniquement parce que Cindy Crawford leur a expliqué que c'était cool. J'aimerais les tuer tous, mais ce serait leur rendre service. La pire punition qu'ils méritent est de se lever tous les matins pour mener leur vie à la con, élever leurs connards de môrnes dans leurs baraques de merde et, bien sûr, que je fasse un album intitulé Antichrist Superstar qui les emmerdera et les anéantira tous les uns après les autres. Que l'Amérique aille se faire foutre. Et moi aussi. Le monde écarte les jambes pour une autre putain de star... J'avais écrit ces lignes le jour de mon arrivée à La Nouvelle-Orléans quatre mois auparavant. Je m'en souvenais comme si c'était hier, car, depuis que j'avais mis les pieds ici, tout avait été de mal en pis, et finalement j'étais démoli par les drogues, la fatigue, la paranoïa et la dépression ; mon corps avait fini par me lâcher et m'abandonner dans cet hôpital à l'odeur fétide et aux murs blancs. J'étais pourtant optimiste après avoir assuré la promotion de Smells Like Children. Je ne doutais plus de moi — enfin, je le croyais — même si cela m'avait pris deux années de tournée. De ce cocon avait émergé une gargouille maléfique, dure et sans âme, confortable et terrifiante, couverte de cicatrices et engourdie, prête à déployer ses ailes rugueuses. Mon but était d'écrire un album sur la
transformation qui s'était opérée en moi depuis vingt-sept ans, mais je ne savais pas que j'allais endurer le pire au moment où je prenais des notes dans mon journal, assis dans la voiture de Missi alors qu'elle tournait sur Decatur Street par un moite après-midi de février. Sur le siège arrière, il y avait notre unique « enfant », un chien noir et blanc, croisé dalmatien et boxer, du nom de Lydia. Elle s'est mise à aboyer de plaisir ou de peur lorsque je suis descendu de la voiture après avoir embrassé Missi. « Ne m'attends pas, vas te coucher. » J'essayais d'être convaincant. « La journée va être longue. » J'ai ouvert la grille en fer forgé, appuyé sur l'interphone, et j'ai attendu que le directeur du studio me laisse entrer. J'ai été accueilli — comme tous ceux qui arrivaient au studio — par une meute de chiens appartenant à Trent Reznor, le propriétaire des lieux. Ils aboyaient, sautaient et se battaient entre eux, avant de décider ce qu'ils allaient déchirer ou à quel endroit ils allaient chier. « Cet été, tout le monde semble avoir un chien. » Je parlais tout seul. « Sans doute parce qu'ils connaissent nos secrets, et que malgré ça ils ne nous jugent pas. » Je me suis assis sur un canapé en cuir noir dans l'entrée. Un écran de télé géant emplissait la pièce de bruit et de lumière avec le jeu vidéo tiré de la trilogie d'Alien. Dave Ogilvie, l'ingénieur du son engagé pour coproduire l'album avec Trent Reznor, était à genoux devant, comme s'il faisait sa prière. C'était un petit Canadien à lunettes, le genre de type qui avait dû se faire taper dessus à l'école, pas très différent de Corey Haim dans le film Lucas, bien qu'il ait la même attitude enfantine qui me plaît. Pour tuer le temps en attendant Trent — il était toujours le dernier arrivé —, j'ai oblitéré les xénomorphes et les chiens en train d'aboyer ; je me suis demandé pourquoi j'étais là et dans quelle aventure j'étais en train de m'embarquer. Je n'étais pas libéré de mes cauchemars. En fait, depuis que j'étais à La Nouvelle-Orléans, j'en faisais de plus en plus souvent, contrecoup de l'histoire sombre et secrète qui se tortillait dans le ventre de la ville comme un ver solitaire. La vie en avait été aspirée et réduite à néant. Rien de positif ne semblait pouvoir sortir d'ici. J'en étais venu à accepter le fait que l'acquisition de trop de connaissances m'avait entraîné à consommer trop de drogues, tout en ayant conscience que la consommation de drogues m'avait amené sur le chemin de la connaissance. En tant que groupe, nous étions d'accord pour arrêter nos conneries. Fini la dope, les femmes et les aventures. Nous étions à La Nouvelle-Orléans pour travailler. Je voulais me concentrer sur ma haine, affûter mon mépris, même si ces deux sentiments, c'était d'abord à moi que je les réservais.
Une BMW noire s'est arrêtée en dérapant dans le garage, une porte a claqué, annonçant Trent qui est entré en coup de vent, nous a fait un signe de tête comme le font les types au feu rouge ou à l'entrée d'un centre commercial. Puis il s'est dirigé vers la cuisine. Le reste du groupe est arrivé peu de temps après au studio et a commencé à monter son matériel. Twiggy Ramirez, une sorte de môme remuant et espiègle enfermé dans la peau d'un psychopathe taciturne. Daisy Berkowitz, fournisseur en restes de nourriture, équipements en tout genre et filles. Ginger Fish, le plus silencieux et le plus dangereux de tous, une bombe à retardement prête à déclencher avec délicatesse une explosion cataclysmique. Enfin Pogo, un génie trop fou pour se servir de son intelligence de manière constructive. Il m'a toujours fait penser au prof dans L'île aux naufragés : capable de fabriquer une télévision à partir d'une noix de coco, mais une barque qui ramènerait tout le monde à la maison... Si on le défiait, Pogo était heureux de faire n'importe quoi : par exemple boire son urine. Par contre, il était malade comme un chien si jamais quelqu'un faisait quelque chose d'aussi insignifiant que mettre de la mayonnaise sur un plat. Tandis que Trent et Dave jouaient aux jeux vidéo, nous étions assis à nous regarder dans le blanc des yeux. Nous avions un maximum d'idées, nous jouions gros, et nous ne savions pas par quel bout commencer. Daisy était le seul à parler. Il était excité et inquiet parce qu'il pensait avoir finalement compris l'album qui, nous a-t-il expliqué, était comme une comédie musicale racontant l'histoire de Jésus-Christ en train de faire une tournée de rock star. Il avait même apporté une bande démo avec six titres qu'il avait enregistrés, mais son concept ne tenait pas la route. L'écouter nous a rendus encore plus dépressifs. J'ai quitté la pièce et j'ai grimpé l'escalier — suffisamment large pour laisser passer les cercueils autrefois entreposés dans cette ancienne morgue — pour filer dans le bureau et attraper le téléphone. Je connaissais le numéro de Casey par cœur. Je l'avais tant de fois composé lors de notre dernière visite à La Nouvelle-Orléans. Casey s'est pointé avant même que j'aie eu le temps de rouler un billet de vingt dollars. C'était une espèce de sangsue éblouie qui vendait de la dope aux stars, non pas pour gagner de l'argent, mais pour faire partie de l'entourage des musiciens et des célébrités. Pour les croiser, certains deviennent roadies, journalistes ou découvreurs de talents dans une maison de disques. Casey, lui, était devenu dealer. Les murs de son appartement étaient recouverts de disques d'or et de platine, testament de différentes stars du rock tellement accros et désespérées qu'elles avaient échangé ces trophées contre de la dope. Casey a coupé une énorme ligne sinueuse sur le bureau en contreplaqué et m'a invité à en profiter. J'ai appelé Twiggy pour qu'il me rejoigne. Je n'avais pas envie de me défoncer tout seul : je me disais que c'était une
Dans le studio, plus personne ne semblait s'intéresser à l'album. Trent devenait de plus en plus mécontent parce qu'il devait écrire et enregistrer la suite de The Downward Spinal ; Dave n'était jamais là lorsqu'il fallait travailler. Ginger ne semblait plus faire partie du groupe, trop occupé qu'il était à amuser son harem obscène de strip-teaseuses qu'il avait racolées à côté du studio. Daisy n'était quasiment jamais dans la cabine. Il passait la plupart de son temps dans l'entrée du studio avec un casque sur les oreilles, à jouer des riffs de hard rock rebattus qu'il enregistrait sur son magnétophone quatre-pistes. Lorsqu'il était adolescent, il n'avait jamais écouté de heavy metal, alors il prenait constamment ses clichés pour des morceaux originaux. Il jouait sur une vieille Jaguar — le même modèle que celle de Kurt Cobain — non pas parce qu'elle avait un bon son, mais parce il l'avait réparée lui-même. Cette guitare était censée avoir été démolie au cours du tournage du clip de Sweet Dreams, mais Daisy était fier de l'avoir sauvée. « Qu'est-ce que ça peut faire si elle ne cesse de faire des larsens, expliquait-il. J'ai passé tellement de temps à la réparer que ce serait du gâchis de ne pas s'en servir. » Daisy était tellement excité par les progrès qu'il faisait avec son quatrepistes qu'il voulait vraiment en sortir quelque chose et enregistrer quelques riffs sur l'album, peut-être sur Wormboy, le titre auquel il avait le plus participé. Il est entré dans la salle d'enregistrement, nerveux à l'idée que Trent s'y trouve. Le reste du groupe tramait autour de la console de mixage, on surveillait ce qui se passait dans le studio grâce à deux circuits de télévision internes. Sur l'écran, on voyait Daisy, tout excité, qui montrait à Trent sa guitare remise à neuf. Trent semblait s'y intéresser. On a vu Trent attraper la guitare, la mettre sous son bras, grattouiller les cordes un moment avant de la fracasser impitoyablement contre l'ampli, la renvoyant au sort qui lui était destiné six mois auparavant. Trent est sorti de la pièce avec un air détaché, laissant Daisy ébahi pendant un long moment avant de sortir à son tour, comme une furie, et de passer le reste de la journée dehors à essayer de comprendre ce qui était arrivé. On venait de franchir un nouveau cap sur le travail en cours sur Antichrist Superstar. Après avoir été improductifs, arrivait la phase de destruction. Les jours suivants, notre première boîte à rythmes est passée par la fenêtre, on donnait des coups de poing dans les murs de Trent, on a fracassé le matériel de Twiggy et on a placé le quatre-pistes de Daisy dans un four à micro-ondes en position maximum, grillant ainsi pour de bon tout le circuit. Le 4 juillet, on est restés en studio, histoire de se bourrer la gueule, pendant que Trent et moi allumions des feux d'artifice qu'on balançait dans le micro-ondes, avant de jeter les vestiges irradiés dans la rue. S'est ensuivie la destruction systématique de mes jouets Spawn et d'une
figurine Vénom (l'un des méchants dans la BD Spider Man, qui avait été retiré du marché parce qu'elle disait : « Je vais vous manger le cerveau ») — un peu comme les drogues qui étaient en train de nous bousiller. Le seul fil conducteur de la soirée était de balancer régulièrement des bouteilles sur Ginger — non pas par franche rigolade, mais parce qu'on lui en voulait d'avoir trouvé un semblant de bonheur avec ses strip-teaseuses de dernière zone. La seule compagne qui nous restait était la déprime. À l'aube, Twiggy cherchait des marshmallows pour les faire griller sur la console de mixage que Trent avait prévu de brûler. Ce n'était pas uniquement de la destruction : c'était une forme très violente de procrastination. Notre matériel était comme nous : totalement démoli. En quelques semaines, Daisy avait quitté le groupe. Pour la première fois de sa vie, cette chochotte avait bougé ses fesses, avait provoqué une réunion et avait quitté le groupe. Cette réunion s'est étonnamment bien déroulée. D'une certaine façon, je le respecte car il était resté fidèle à lui-même et avait préféré partir. J'ai d'ailleurs cru que c'était une blague, j'ai même dit aux autres que ça me manquerait de ne plus regarder Daisy, le Gardien du Sexe, ramasser des capotes usagées lorsqu'il suivait le groupe et les techniciens, aller acheter des chocolats et des fleurs pour séduire des filles que nous nous étions déjà faites. Mais, en réalité, j'étais plus mal que jamais. Toutes les personnes avec lesquelles j'avais formé le groupe étaient parties, et ceux qui restaient essayaient de se retourner contre moi. J'étais le seul à avoir une petite amie à La Nouvelle-Orléans, et le seul qui semblait avoir envie de travailler. Même Twiggy était en train de devenir un étranger pour moi, pris en étau entre la dope que lui procurait Casey et son désir de se rapprocher de Trent, pour qui intégrer Nine Inch Nails semblait plus intéressant que de faire partie de Marilyn Manson. Il avait pris l'habitude de m'appeler Arch Deluxe, du nom du hamburger, et bientôt tout le monde a suivi. J'avais l'impression d'être un père de famille haï par ses gosses lorsqu'il leur demande de faire leurs devoirs. Quand je voulais leur parler des livres que j'avais lus sur l'apocalypse, la numérologie, l'Antéchrist ou la Cabale, personne n'en avait rien à foutre. Lorsque j'avais fini d'enregistrer un titre, systématiquement, personne ne l'aimait, ou ils voulaient le faire plus bruyant, plus dur — et même parfois utiliser une boîte à rythmes plutôt qu'un vrai batteur. Ce n'était plus de la production, c'était du sabotage. Je ne savais plus quoi penser. La seule fois où tout le monde a été d'accord avec moi, c'est quand j'ai proposé d'appeler Casey. En dehors du studio, La Nouvelle-Orléans n'était qu'un cloaque. Tous les endroits que nous avions fréquentés l'été précédent étaient remplis de touristes gothiques. La ville s'était transformée : avant, personne ne nous
connaissait, à présent nous étions des clichés ambulants, des parodies de nous-mêmes. Tous les soirs je buvais, j'avalais et sniffais tout ce qui passait pour m'évader. Un soir, Missi et moi, on a fini la soirée dans un bar, The Hideout, qui, l'année d'avant, était un repaire de bikers où traînaient deux ou trois consommateurs et un juke-box qui jouait Whitesnake et Styx. On aimait aller boire un coup là-bas, parce que c'était vide, facile d'accès et que la porte des toilettes fermait à clef. Quand je suis retourné au Hideout avec Missi, l'endroit était devenu LE lieu branché. Tout le monde semblait froid et indifférent, comme s'ils étaient trop cools pour ne pas nous reconnaître, alors qu'ils étaient venus là uniquement pour nous croiser. Au milieu de gens habillés en noir, maquillés et aux cheveux décolorés, j'ai aperçu comme une enseigne lumineuse couleur argent ressemblant à une boule à facettes humaine, une brune recouverte de paillettes, avec du rimmel et du rouge à lèvres métallisé. Elle était debout au milieu de la salle, telle une sorte de feu clignotant, témoin vivant de mon infidélité : elle m'avait taillé une pipe l'été précédent. Si les filles ont des antennes, celles de Missi étaient spécialement bien déployées ce soir-là : elle a immédiatement saisi la tension existant entre moi et la boule à facettes style Clayderman. Plus on picolait, plus la situation devenait explosive. Missi n'arrêtait pas de me demander qui était cette fille, si j'avais couché avec elle, et bien sûr je lui répondais que non. Dans le même temps, la fille me dévorait des yeux, comme si Missi était transparente, ce qui de toute façon n'était pas faux. Je me suis levé pour aller aux toilettes, la fille s'est faufilée avec moi alors que j'allais fermer la porte. J'étais saoul, pris de vertiges et coincé avec cette fille puante dans cet endroit puant dont le carrelage blanc n'était qu'un ramassis d'urine et de poils pubiens coagulés. Elle s'est d'abord assise directement sur les chiottes pour pisser. J'essayais de ne pas regarder, de ne pas faire attention, mais elle m'a appelé. « Vise un peu », m'at-elle dit, en secouant un anneau piercé dans son clitoris et un autre à la limite de sa cuisse et de son entrejambe. « Je me les suis fait mettre quand j'avais quinze ans. - C'est génial », ai-je répondu, dégoûté par la peau rouge et infectée autour de ses piercings, mais aussi à vif et irritée autour de ses parties génitales qui avaient été récemment rasées. Je ne savais pas si j'étais supposé la lécher, lui mettre un doigt ou la baiser ; je me tenais là, comme un abruti, ne trouvant qu'à lui dire que j'allais me faire prendre. Au lieu de partir, elle a remonté son pantalon et a fouillé dans sa poche pour en sortir un minuscule sac à zip. Je me suis toujours demandé qui pouvait bien fabriquer ce genre de sac. Quelle sorte de sandwich peut-on mettre là-dedans ? « Tous mes petits amis sont soit morts, soit en prison », m'a-t-elle
annoncé en préparant une ligne de coke sur la chasse d'eau des toilettes. Je l'avais à peine sniffée que mes narines ont commencé à me brûler, suivies. par mes yeux qui se remplissaient de larmes. Sa dope était incontestablement coupée avec du speed, du verre pilé, du Pop Rocks ou autre chose. J'étais assis là, assommé par l'alcool et la dope de mauvaise qualité, lorsqu'elle a saisi mon visage entre ses mains et a commencé à me peloter en me couvrant de maquillage. Mon pantalon était à moitié descendu et elle tirait sur ma bite molle. Me faire prendre était le dernier de mes soucis : j'étais totalement obsédé par l'urine. J'avais l'impression d'en avoir inhalé, je ne sentais que ça ; en plus, j'avais une énorme envie de pisser. La puanteur me prenait la tête et imprégnait tout mon corps. J'avais envie de vomir. J'ai plongé ma main dans son pantalon et j'ai tiré d'un coup sec sur l'anneau de son clitoris, en la faisant hurler : de douleur, de surprise ou de plaisir ? Puis j'ai enfoncé mon pouce en elle et mon majeur dans son cul. Je me demandais pourquoi je faisais ça. Je n'avais aucune intention de nous exciter. Je n'avais qu'une envie, faire quelque chose de dégueulasse. La situation semblait idéale. J'aurais tout aussi bien pu plonger ma main dans une poubelle. J'ai retiré mes doigts aussi rapidement que je les avais enfoncés, j'ai pissé et je suis sorti des toilettes pour aller rejoindre Missi. Mais elle était partie, sans doute folle de rage, me laissant coincé avec la reine de la boîte. J'en voulais tellement à Missi que j'ai décidé de plonger encore un peu plus dans la tranchée sordide où je m'étais enlisé. Alors que je demandais à tout le monde où Missi était passée, une petite grosse dont le ventre mou débordait de son jean trop serré et dont le débardeur blanc trempé de sueur révélait des seins affaissés et l'absence de soutien-gorge, est venue à moi et, les yeux dans les yeux, s'est postée à quelques centimètres de mon visage. « Pardon ? » ai-je demandé, embarrassé et mal à l'aise.
Comme réponse, elle m'a balancé son verre en pleine figure — et pas seulement le contenu, mais le contenant aussi. Je lui ai expédié ma bouteille de bière et j'ai aussitôt senti des mains me retenir avant de me virer du bar. Elle m'a suivi à l'extérieur en hurlant quelque chose d'inintelligible : j'étais certainement un traître, un salaud ou un type trop bien pour elle. Elle fantasmait sur le fait que sa propre existence était d'une telle importance que je ne pouvais pas l'ignorer. Avec la boule à facettes roulant encore à mes côtés, je suis entré en courant et en zigzaguant dans une ruelle proche qui longeait une grande église espagnole blanche et je me suis caché dans un coin. Un lieu de culte était certainement le dernier endroit où les flics me chercheraient. J'avais coincé le sac à zip dans mon poudrier. je l'ai sorti pour nous faire quelques lignes avec les clefs de la maison. Je ne sais pas pourquoi j'ai sniffé la coke de cette fille, si ce n'est parce qu'elle en avait. Je l'ai immédiatement regretté. J'ai eu l'impression que mon cœur allait exploser. Je suis reparti en courant, abandonnant la fille derrière moi, à la décennie à laquelle elle semblait appartenir, et j'ai hélé un taxi. Le chauffeur, un balourd blanc en marcel aux cheveux graisseux et à l'immense moustache brune, a aussitôt entamé la conversation. « Vous avez vu La Planète des singes ? On n'est pas dans La Planète des singes, avec tous ces nègres partout ? - De quoi vous parlez ? - Eh ben, regardez autour de vous. - Le Sud peut avoir tant de charme, lui ai-je répondu avec un air dégoûté qui ne lui a pas échappé. - T'es pédé ou quoi ? » m'a-t-il balancé méchamment. Je ne sais plus exactement ce que je lui ai répondu, mais il devait y avoir un truc du genre « va te faire mettre », « trou du cul » ou « sucemoi la bite » — parce qu'il s'est arrêté au milieu de la rue en faisant crisser les pneus, m'a collé son poing de singe velu en pleine figure au travers de la glace de séparation et m'a dit de dégager de son taxi. J'ai fini à pied les quelques centaines de mètres qui me séparaient de chez moi, le nez en sang, mon cœur et ma tête battaient à l'unisson et le mélange de mauvaise dope et de coups m'a fait penser à cette phrase de Charlton Heston : « Enlève tes sales pattes de moi, salopard de singe. » Lorsque j'ai ouvert la porte d'entrée, une tornade était passée par là. Mes disques avaient été balancés dans tout l'appartement et griffés par Polly, la chatte blanche de Missi, qui ressemblait à s'y méprendre à celle du frère de John Crowell, sauf que l'un de ses yeux était bleu et l'autre vert. J'ai posé mes clefs sur la table, Polly s'est jetée sur ma main en déchirant la peau sur mes tendons. Je l'ai saisie violemment par le cou. Missi était au téléphone, en train de se plaindre à une copine ; elle faisait semblant
de ne pas me voir. Mais, lorsque du coin de l'œil elle a vu que j'allais décalquer le chat contre le mur, elle a vite raccroché et a commencé à me hurler dessus. Ce qui n'a fait qu'empirer lorsqu'elle a vu sur mon visage le sang mélangé au maquillage. Tout le monde dans la maison m'en voulait, même le chien qui comme d'habitude s'était attaqué au livre que j'étais en train de lire (le Tetragrammaton) et l'avait mis en lambeaux. Mon cœur battait de plus en plus vite, de plus en plus fort, je me suis précipité dans la salle de bains où je me suis enfermé. De l'autre côté de la porte, Missi m'entendait vomir et vomir : elle s'est calmée et ses assauts se sont transformés en compassion, ce que je ne méritais vraiment pas. La panique m'envahissait, chose normale, car plus on est inquiet d'être trop défoncé, plus la situation empire puisque le stress fait battre le cœur de plus en plus vite. Et pour en rajouter une couche, je ne pensais qu'au fait que, comme mon père, j'étais atteint du syndrome de Wolf-Parkinson-White, qui provoque des accélérations cardiaques irrégulières : je ne passerais sûrement pas la nuit. J'essayais de me détendre en m'allongeant sur le sol et en buvant de l'eau, mais mon cœur m'oppressait trop pour je puisse me relaxer ; je le voyais donner de grands coups sous ma poitrine lacérée. Je n'avais pas peur de mourir. J'étais surtout effrayé d'être arrêté par les flics et qu'ils m'interrogent. Pendant que Missi essayait de trouver une solution pour m'emmener à l'hôpital sans que la presse et la police soient au courant, j'ai jeté le petit sac vide dans les toilettes et nettoyé mes cartes de crédit. Puis je me suis penché sur les toilettes, j'avais des haut-le-cœur. Ensuite j'ai enfilé des vêtements propres et ordinaires, et j'ai demandé à Missi de me conduire à l'hôpital. Ce n'était pas moi-même qui agissais, on aurait dit que quelqu'un d'autre faisait ces préparatifs. De cette position avantageuse, j'étais impressionné de me voir agir aussi rationnellement qu'un type qui a pris une trop grosse cuite et dont le cœur tambourine vite et lourd. La crise cardiaque était proche. Mon bras gauche me lançait et je me rappelais que, quelques années plus tôt, on m'avait dit que c'était les signes avant-coureurs d'un infarctus. Je me suis réveillé dans un état de confusion totale sur un lit d'hôpital aux côtés d'un mort. De la nuit précédente, je ne me souvenais que d'une suite d'images. Au début, ce n'était que quelques instantanés qui ont doucement commencé à se multiplier pour finalement former un film entier. Le seul chaînon qui manquait vraiment à l'histoire était mon arrivée à l'hôpital : je me souviens d'une grosse femme noire qui s'est occupée de mon admission, je me souviens d'une perfusion, et je me souviens d'avoir pensé : « À présent je sais ce qu'a ressenti Brad Stewart. » Cette nuit-là, au fur et à mesure que je reprenais connaissance dans ce lit d'hôpital, j'essayais de comprendre pourquoi ça m'avait traversé
l'esprit. Brad Stewart — l'homme, pas le junkie — était un être abject, un type totalement à l'opposé de ce que je voulais être. Il ne contrôlait pas sa vie. Je pensais être différent, parce que je pouvais arrêter. Mais pourquoi n'avais-je pas arrêté ? Pourquoi avais-je besoin de drogues pour travailler, jouer, dormir, pour tout ? Je m'étais toujours dit que c'était très bien de prendre des drogues, mais qu'être accro ne l'était pas. Allongé dans mon lit, j'ai cependant réussi à me convaincre que je n'étais pas Brad Stewart, que je me contrôlais toujours. Cette overdose ne serait pas une épiphanie ni un signal d'alarme pour remettre de l'ordre. C'était juste une erreur. Trop de trucs clochaient dans ma vie pour tout mettre sur le dos des drogues. Cela aurait été trop facile. Les drogues n'étaient pas la raison du problème, elles n'en étaient que le symptôme. Antichrist Superstar était devenu un produit de notre imagination, un conte de fées qui n'avait pas d'autre but que celui de nous faire peur, un peu comme le père fouettard ou Corey Feldman. Non seulement rien n'avait été fait, mais tout le monde me disait que c'était faiblard, mal joué et une pâle imitation de ce que Trent avait déjà fait avec The Downward Spiral. Et ils avaient peut-être raison. J'avais sans doute trop eu confiance dans le concept d'Antichrist Superstar. Peut-être que tout le monde essayait de me sauver de moi-même. Mais il était possible qu'ils n'aient jamais pris le temps de l'écouter et d'en comprendre l'idée. L'album qu'ils pensaient que Marilyn Manson devait faire n'était sans doute pas celui que j'avais en tête. J'avais l'impression que Trent et moi n'étions pas d'accord sur le disque à faire. Je voyais essentiellement Antichrist Superstar comme un album pop — bien qu'intelligent, complexe et sombre. Je voulais faire un album qui ressemblerait aux classiques avec lesquels j'avais grandi. Trent, quant à lui, semblait vouloir explorer de nouveaux terrains, en tant que producteur, en enregistrant de la musique expérimentale, un projet qui allait totalement à l'inverse de la mélodie, de la cohérence et de la portée que je désirais. En studio, je m'étais toujours fié à Trent, mais qu'étais-je censé faire maintenant que nos opinions divergeaient ? Peu importe ce que les autres disaient, je savais qu'Antichrist Superstar ne ressemblait pas à The Downward Spiral, qui était le récit de la descente de Trent dans un monde intime et nombriliste, dans lequel il exprimait ses propres tourments et ses malheurs. Antichrist Superstar parlait d'utiliser son pouvoir et non pas sa souffrance, d'expliquer que ce pouvoir peut nous détruire ainsi que ceux qui nous entourent. Ce qui était en train de m'arriver était un mélange pervers de deux sortes d'autodestruction. Cela faisait presque quatre mois et il fallait bien admettre que le résultat se résumait à cinq titres à moitié enregistrés, des narines bousillées et une facture d'hôpital. Personne ne semblait se rendre compte que le groupe se désintégrait.
En même temps, jour après jour, Trent se montrait de plus en plus distant, aussi bien en tant qu'ami que comme producteur, certainement parce qu'on traînait tellement sur ce projet qu'il n'y croyait plus. Au détour d'une conversation au début de l'enregistrement du disque, il avait dit qu'il était impossible de faire un grand disque sans perdre des amis, et à l'époque je n'avais pas fait attention à cette réflexion. À présent je ne pouvais que m'en souvenir, car j'étais en train de perdre les trois personnes qui comptaient le plus pour moi : Missi, Trent et Twiggy. Il ne me restait plus que ma famille. À ma sortie de l'hôpital, j'ai réservé une place sur un vol pour Canton, Ohio, afin d'assister au mariage de Chad. Je me suis toujours senti responsable de Chad, comme si je l'avais détourné de sa vocation d'acteur ou de comédien. Je n'avais aucune raison de penser ça, sauf que je me sentais coupable de m'être échappé de Canton pendant que sa vie à lui stagnait là-bas. Il s'était lui-même enterré dans la vie d'un Américain moyen : il était allé au lycée, avait engrossé sa petite amie, et maintenant il allait l'épouser et être malheureux ou, encore pire, heureux. Il n'avait pas changé, toujours les dents en avant, le visage couvert de taches de rousseur, il avait juste un bouc en plus. En lui parlant, je me suis senti très loin de son univers. Comment aurait-il pu comprendre ce que ça fait d'être sur scène devant des milliers de personnes qui hurlent votre nom ? Comprendre ce que signifiait de passer trois nuits blanches de suite à se défoncer en regardant des gens pisser, chier, se fouetter et pratiquer le fist-fucking, simplement pour s'amuser ? Comprendre ce que c'était d'essayer de s'endormir avec la poitrine ensanglantée, tailladée par des tessons de bouteilles, et la tête fendue par un pied de micro ? On ne pouvait parler que de banalités : la surprise de son mariage, la robe de sa femme et l'étrange concept d'avoir des enfants. Ce mariage a été pour moi la première occasion d'entrer dans une église depuis que j'étais môme, je me suis senti mal à l'aise tout au long de la cérémonie. Je portais mon costume noir, une chemise rouge, une cravate noire et des lunettes noires. Toute l'assistance me jetait un regard réprobateur. Il n'y avait pas que le prêtre qui me regardait de travers, ma famille aussi. Tandis qu'ils récitaient pieusement leurs prières et chantaient hymne après hymne, je les étudiais froidement un par un. Je m'imaginais en train de descendre l'allée à la place de Chad au bras d'une femme noire ou d'un homo tout en observant le trouble et la colère qui en résultaient. Je m'imaginais répondre à la question du prêtre, « Voulez-vous prendre cette femme pour épouse, jusqu'à ce que la mort vous sépare ? », en m'arrosant d'essence avant d'y mettre le feu. Je ne comprenais pas pour quelle raison j'étais différent des autres. J'avais reçu la même édu-
cation, profité des mêmes avantages, des mêmes inconvénients. C'est comme ça que m'est venue la phrase qui clôture l'album : « L'enfant que vous avez aimé est l'homme dont vous avez peur. » À la sortie, je suis allé à la rencontre du frère et de la mère de Chad, scandalisés que j'aie osé mentionner le nom de Grand-père dans la presse. Sa mère m'a réprimandé sèchement : « Pourquoi te sens-tu obligé de raconter nos secrets de famille ? » Je lui ai répondu sèchement : « De toute façon personne ne croit ce que je dis. » Grand-père était décédé le jour du dernier Thanksgiving : j'avais décidé de ne pas assister à son enterrement et ma famille avait alors tacitement conclu un pacte pour m'excommunier.
Tous les gens à qui je parlais me demandaient si j'étais homo, junkie ou adepte de Satan. Aucune parole gentille ; personne ne cherchait à me comprendre. Je n'étais plus Brian Warner, j'étais un pauvre type repoussant et indéfinissable, qui était lentement sorti d'un égout pour polluer leur vie trop lisse. Chad était trop jeune et trop intelligent pour tomber dans ce piège, et je ne voulais pas grandir et avoir à supporter cette existence réglée d'avance. Certes ma vie n'était pas plus brillante. Il devait exister une troisième voie. Après la cérémonie, on est retournés chez Grand-mère. Tout le monde était assis, buvait du vin et mangeait des petits gâteaux, luttant pour essayer de trouver quelque chose d'intéressant à dire. Je me suis éclipsé pour explorer la cave de Grand-père. Apparemment, rien n'avait beaucoup changé : mais le train électrique s'était volatilisé ainsi que la poire à lavement. L'armoire à pharmacie blanche avait également été vidée. Les photos pornos cachées derrière le miroir du plafond n'étaient plus là. Par contre, quand j'ai ouvert une des boîtes de peinture, je suis tombé sur les films seize millimètres. J'ai attrapé le premier de la pile pour le regarder par transparence dans la lumière jaunâtre qui passait par la fenêtre poussiéreuse : un Black était en train de faire l'amour avec une grosse blonde. J'ai pris une autre bobine au hasard que j'ai glissée avec l'autre sous la ceinture de mon pantalon. Je ne me voyais plus petit et effrayé dans cette cave. En fait, c'était la première fois que je me sentais chez moi depuis que j'étais revenu à Canton. Je me trouvais désormais beaucoup de points communs avec Grandpère : je n'étais plus le môme innocent qui explorait sa cave, ce qui allait totalement à l'encontre des promesses que je venais de faire à l'église comme quoi je ne grandirais jamais. Comme Grand-père, je portais de
la lingerie féminine et je pratiquais des actes sexuels beaucoup plus pervers que ceux montrés dans des magazines du style Watersports et Anal Only. Grand-père avait été l'image la plus laide, sombre, obscène et dépravée de mon enfance, une bête plus qu'un homme, et j'avais grandi pour lui ressembler, enfermé à la cave avec mes secrets tandis que tout le monde faisait banalement la fête à l'étage au-dessus. Dans cette cave, je voyais mon moi inéluctable, noir et antique, comme un crabe qui essaie de sortir de sa carapace : je me sentais sale, fragile, obscène. Pour la première fois de ma vie, j'étais vraiment seul. Les premières semaines qui ont suivi mon retour à La Nouvelle-Orléans ont servi à me prouver une chose : la situation était pire que ce que j'avais imaginé. Cette pause avait détruit le dernier appui qui me retenait et, pour aggraver le tout, je me retrouvais au studio, exactement dans la même situation d'autodestruction et d'inutilité. J'allais à des orgies de drogue qui duraient des jours et se terminaient en évanouissements,-en bagarres, et détruisaient tout ce que je possédais et aimais. Ma vie, mon groupe, le disque partaient en morceaux. Je n'étais plus qu'un cliché du milieu du rock'n'roll et je n'avais toujours pas percé. Assis dans le studio en compagnie de Twiggy pour enregistrer The Minute of Decay, j'ai été écrasé par la futilité d'un tel projet. Certes, je m'étais absenté, mais je m'étais dit que tout allait continuer à marcher sans moi. Le grand disque que nous pensions enregistrer s'est révélé être de la merde. J'allais chanter sur un ampli de guitare, sur une batterie qui n'était qu'une boîte à rythmes fixée à une radiocassette, avec Twiggy à la basse sur un ampli pourri. La seule chose de valeur dans le studio était le tas de coke bien attaqué que nous avions en face de nous. Comme un oiseau au milieu de l'océan, j'avais beau battre des ailes, me tortiller et batailler, je n'avais aucun moyen de m'en sortir. J'étais suspendu à un fil que je n'arrivais pas à couper. Ces dernières années, j'avais travaillé si dur et je me retrouvais coincé là, à douter de mon projet artistique et de ma propre existence. Le seul truc dont j'étais sûr — et dont j'avais toujours été sûr — était qu'il y avait une porte de sortie. Mais je refusais d'y penser. La vérité ? J'étais trop égoïste pour me suicider et avouer — non seulement aux gens présents dans le studio, mais à toute ma famille, mes professeurs, mes ennemis, au monde entier — qu'ils avaient gagné. J'ai commencé à chanter. « Il n'y a plus de place pour l'amour. » Puis, par simple réflexe, j'ai sniffé une ligne de coke avant d'enchaîner : « Trop fatigué pour haïr. » La dope ne me faisait plus aucun effet. « Je sens le vide. » Un truc mouillé s'est écrasé en plein milieu du tas de poudre blanche. « Je sens le début de la fin. » C'était une larme. « Je perds pied. » Je pleurais. « Je voudrais t'entraîner avec moi. » Je ne me rappelais même
« IL S'AGIT SANS DOUTE DU GROUPE LE PLUS ECŒURANT JAMAIS PRODUIT PAR UNE MAJOR. » SÉNATEUR JOSEPH LIEBERMAN DU CONNECTICUT « D'APRÈS CE QUE J'AI COMPRIS AU TRAVERS DES TEXTES ET DU MESSAGE, QUI ONT ÉTÉ CONFIRMÉS PAR LEUR COMPORTEMENT SUR SCÈNE, [MARILYN MANSON] ESSAIE DE DONNER SUR SCÈNE UNE IMAGE DÉGRADANTE DE LA FEMME, DE LA RELIGION ET DE LA DÉCENCE TOUT EN FAISANT L'APOLOGIE DU SATANISME, DE LA DROGUE ET DES MAUVAIS TRAITEMENTS AUX ENFANTS. CES GENS SONT DES POUBELLES AMBULANTES. ILS SONT UNE PREUVE SUPPLÉMENTAIRE QUE LES VALEURS MORALES DE NOTRE SOCIÉTÉ SONT EN TRAIN DE S'ÉCROULER. » FRANK KEATING, GOUVERNEUR DE L'OKLAHOMA, LORS DU CONCERT AU CHAMP DE FOIRE LOCAL « JE PENSE QU'IL EST TEMPS QUE LA NATION REJETTE MARILYN MANSON. CE QU'ILS FONT EST DES PLUS DÉGRADANTS. ILS INVITENT LES GENS À TUER ET À VIOLER. OSER AFFIRMER À UNE ÉPOQUE AUSSI PRÉOCCUPÉE PAR LE HARCÈLEMENT SEXUEL QUE LE VIOL N'EST PAS TRÈS IMPORTANT - . . . C'EST INCROYABLE ! ET POURTANT ILS SONT EN TÊTE DES HIT-PARADES ET ROLLING ST0NE EXPI1QUE QUE CE SONT DES GENS TRÈS CRÉATIFS. MAIS DE QUELLE SORTE DE CRÉATIVITÉ S'AGIT-IL ? » PAT ROBERSTON, THE 700 CLUB « DE NOMBREUSES PERSONNES SAVENT QUEL NIVEAU DE DÉBAUCHE MARILYN MANSON A ATTEINT : PORNOGRAPHIE INFANTILE, SODOMIE, SADOMASOCHISME, PÉDOPHILIE, SATANISME, ETC. LA POPULATION DU MINNESOTA EN EST CLAIREMENT TROUBLÉE, MENACÉE ET DÉGOÛTÉE. NOTRE COMMUNAUTÉ MÉRITE MIEUX. « NOUS ESPÉRONS QU'À L'AVENIR VOUS CHOISIREZ LES ÉVÉNEMENTS CULTURELS QUE VOUS SPONSORISEZ SUR DES CRITÈRES PLUS RAISONNABLES. PAR AILLEURS, NOUS PENSONS QUE CE SERAIT UNE EXCELLENTE CHOSE QUE VOUS ADRESSIEZ DES EXCUSES PUBLIQUES AUX VILLES DE MINNEAPOLIS ET DE ST PAUL QUI ONT DÛ SUBIR MARILYN MANSON. » LETTRE DU MINNESOTA FAMILY COUNCIL À UNE CHAÎNE DE SUPERMARCHÉ « NOUS LUTTONS POUR DIEU CONTRE SATAN. » FLORENCE HENSELL, DANS UNE LETTRE AU CONSEIL MUNICIPAL D'UTICA À PROPOS DU CONCERT À L'AUDITORIUM DE LA VILLE «JE N'AI PAS L'HABITUDE D'INTERFÉRER AVEC LE LIBRE ARBITRE, MAIS DANS LE CAS PRÉSENT, JE NE COMPRENDS PAS POURQUOI ON FAIT PAYER LES GENS POUR VOIR CETTE MERDE. » ALDERMAN RAY CLARK DE CALGARY À PROPOS DU CONCERT AU MAX BELL CENTER « JE N'AVAIS JAMAIS ENTENDU PARLER D'UN GROUPE APPELÉ MARILYN MANSON JUSQU'À IL Y A DEUX OU TROIS SEMAINES, LORSQUE J'AI ÉTÉ INONDÉ DE COUPS DE TÉLÉPHONE, AUSSI BIEN À MON BUREAU QU'À MON DOMICILE, À PROPOS DU CONCERT QUI A LIEU CE SOIR AU WINGS STADIUM DE KALAMAZOO... LEUR MESSAGE EST UN APPEL À TUER DIEU, À TUER SES PARENTS ET À SE SUICIDER. J'AI DISTRIBUÉ À TOUS MES COLLABORATEURS UN ARTICLE DE PRESSE DANS LEQUEL EST INSCRIT TOUT CE QUE M. MANSON RECONNAÎT AVOIR FAIT SUR SCÈNE : TOUT TYPE D'ACTES SEXUELS, AINSI QU'UN CERTAIN NOMBRE DE VULGARITÉS AFIN DE PROMOUVOIR LA VIOLENCE DANS NOTRE SOCIÉTÉ. NOUS AVONS DONC ÉTÉ AMENÉ À PRENDRE CETTE DÉCISION : TOUTE PERSONNE DE MOINS DE DIX-HUIT ANS DEVRA ÊTRE ACCOMPAGNÉE DE SES PARENTS. DANS LA SEULE VILLE DE KALAMAZOO, NOUS AVONS RECUEILLI PLUS DE DIX MILLE LETTRES POUR PROTESTER CONTRE LA TENUE DE CE CONCERT. » DALE SHUGGARS, SÉNATEUR DU MICHIGAN
NON DATÉ Je viens de recevoir un coup de téléphone de mon père. Il était en train de regarder Histoires vraies d'une patrouille sur l'autoroute et l'un des reportages relatait l'arrestation d'un type qui était recherché dans tout l'Ohio. Son coffre était rempli d'armes à feu. Il s'agissait d'un chrétien fanatique édenté de vingt-cinq ans qui avait avoué se rendre en Floride pour tuer l'Antéchrist. Cette émission est passée la semaine où nous devions jouer en Floride. AVRIL 1997 Je suis en train de plier la serviette en papier sur laquelle j'ai fait un brouillon pour expliquer sur MTV l'annulation, contre notre volonté, de notre concert en Caroline du Sud. « Une fois de plus, les soi-disant serviteurs de Dieu ont confirmé qu'ils n'étaient que des hypocrites. Ils ont illustré par leur hostilité que l'Église et l'État ressemblent de façon écœurante à l'Allemagne nazie. Tout le monde en souffre : nous souffrons, nos fans souffrent, la constitution des États-Unis souffre et nos culs bénis de politiciens de droite en Caroline du Sud souffrent parce qu'ils ne peuvent plus cacher à la population qu'ils ne sont que des connards de fascistes. Que peut-on espérer dans un État qui brandit encore le drapeau de la Confédération ? Vous voulez la révolution ? Vous allez l'avoir. » 10 MAI 1997 Sean McGann, l'un de mes roadies, est mort la nuit dernière. Il avait picolé et a essayé de descendre en rappel de la passerelle. Mais il avait oublié d'attacher les cordes. Je sais que je n'y suis pour rien, mais je me sens responsable, car s'il n'avait pas bossé pour moi, il serait sans doute toujours en vie. J'ai sans doute vécu une vie relativement tranquille. À part ma chienne Aleusha, c'est la première personne proche de moi qui est morte. Ça me renvoie des années en arrière, lorsque je voulais tuer Nancy, ainsi que Bratt mon premier bassiste. Ça n'aurait servi à rien. La nature a toujours le dernier mot. Mais Sean méritait-il ça ? ANTICHAMBRE, JOUR DE LA FÊTE DES MÈRES, 6 HEURES DU MATIN. Aujourd'hui, j'ai appelé ma mère et pour la première fois je me suis rendu compte que j'avais dû être un môme très chiant et qu'elle avait dû en souffrir. Je lui ai dit que je l'aimais. J'ai souvent vu mon père ces derniers temps. Il est venu à plusieurs de mes spectacles. Il semble plus sensible aux compliments que je ne le suis. Il se balade partout en disant qu'il est le père du Roi de la Baise. Nous nous entendons beaucoup mieux que lorsque j'étais gamin. Quand les gens ont commencé à accepter ma démarche, je crois que mes parents ont suivi. PARIS, LE 29 MAI 1997 Aujourd'hui, j'ai parlé à Snoop Doggy Dogg. Je ne sais pas si on peut appeler ça une conversation, car j'avais beaucoup de mal à comprendre ce qu'il me disait. Je crois qu'il veut collaborer avec moi, d'une manière ou d'une autre ; il a parlé de marijuana aussi. NEW YORK, LE 15 JUIN 1997 Grâce à notre avocat Paul Cambria, nous avons gagné notre procès contre l'État du New Jersey, et ce soir nous allons pouvoir jouer à l'OzzFest au Giants Stadium, malgré les objections de la direction du stade. (C'est amusant parce que j'ai vu le film Larry Flint il y a quelques jours, et mon copain Edward Norton — le petit ami de Courtney Love — y joue un mélange de Paul et de différents avocats ayant travaillé sur le procès Hustler.) Bien qu'on parle de cette affaire toutes les cinq minutes aux informations, je ne suis pas sûr que le public ait été au courant. On a tout brisé, y compris nous-mêmes, par frustration, pour tenter de les faire sortir de leur apathie. J'ai fini par m'entailler gravement, et le personnel de santé présent n'a pas voulu me recoudre sur place, pour une histoire d'assurance. Ils voulaient que j'aille à l'hôpital, mais j'ai préféré rester backstage pour me soûler avec Pantera. [À SUIVRE]
UNE REQUÊTE A ÉTÉ DÉPOSÉE POUR INTERDIRE LA NEW JERSEY SPORTS EXHIBITION AUTHORITY ( « NJSEA ») DE PROGRAMMER MARILYN MANSON AU COURS DE LA « OZZFEST 97 » QUI SE TIENDRA AU GIANTS STADIUM LE 15 JUIN 1997. MARILYN MANSON EST UN GROUPE DE HEAVY METAL QUE LE NJSEA A JUGÉ INADMISSIBLE. MARILYN MANSON N'AURA PAS LE DROIT DEJOUER AU GIANTS STADIUM EN RAISON DES BARRAGES CRÉÉS SUITE À LA COLLISION AVEC LES PRINCIPES CONSTITUTIONNELS ET CONTRACTUELS BIEN ÉTABLIS... LE 18 AVRIL 1997, LE NJSEA A PUBLIÉ UN COMMUNIQUÉ INTITULÉ « DÉCLARATION DU NJSEA À PROPOS DE MARILYN MANSON ET DE L'OZZFEST ». CE COMMUNIQUÉ DÉCLARAIT QUE MARILYN MANSON N'AURAIT PAS LE DROIT DE JOUER AU GIANTS STADIUM ET QUE L'OZZFEST SERAIT ANNULÉ POUR CAUSE DE PRÉSENCE DE MARDLYN MANSON À L'AFFICHE... LE NJSEA PRÉCISE QUE MARILYN MANSON EST RETIRÉ DE L'AFFICHE À CAUSE DES ANTÉCÉDENTS DU GROUPE. D'APRÈS LE NJSEA, LA PRÉSENCE DE CE GROUPE PEUT REPRÉSENTER DES RISQUES POUR LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET SALIR AINSI LA RÉPUTATION DU NJSEA ET L'EMPÊCHER PAR LA SUITE D'ÊTRE UN FORUM D'ORGANISATION LUCRATIVE DE CONCERTS... LA MOTIVATION DU NJSEA EST CONFIRMÉE PAR LA CLAUSE SUR LAQUELLE LE NJSEA APPUIE SON AUTORITÉ AFIN D'EXCLURE MARILYN MANSON DU CONCERT. DANS LE CONTRAT QUE SOUMET LE NJSEA, UN ARTISTE PEUT ÊTRE EXCLU POUR « TERRAIN SUJET À OFFENSER LA MORALE PUBLIQUE, MANQUEMENT AUX PRÉTENTIONS EXIGÉES PAR LA PUBLICITÉ AUTOUR DE L'ÉVÉNEMENT, VIOLATION DES RESTRICTIONS DANS LE CONTENU DE L'ÉVÉNEMENT, CLAUSES LUES ET APPROUVÉES PAR LES DEUX PARTIES À LA SIGNATURE DE L'ACCORD ». LE SEUL POINT DANS CETTE CHARTE SUR LEQUEL S'APPUIE LE NJSEA EST QUE LE SPECTACLE DE MARILYN MANSON EST PAR AVANCE SOUPÇONNÉ D'ATTEINTE À LA MORALE PUBLIQUE. CE QUI SEMBLE ÊTRE LA QUINTESSENCE DES RÉGLEMENTATIONS BASÉES SUR LE CONTENU. UN ARGUMENT SUPPLÉMENTAIRE DU NJSEA VEUT QUE LES PROBLÈMES DE SÉCURITÉ LES AIENT POUSSÉS À REFUSER LA PARTICIPATION DE MARILYN MANSON AU GIANTS STADIUM. MAIS LE NJSEA N'A APPORTÉ AUCUNE PREUVE QUE LA QUESTION DE LA SÉCURITÉ ÉTAIT LÉGITIME ET NON PAS UN PRÉTEXTE. AU CONTRAIRE, AUCUNE ACTIVITÉ ILLÉGALE OU VIOLENTE N'A ÉTÉ CONSTATÉE LORS DE L'ACTUELLE TOURNÉE DE MARILYN MANSON. IL APPARAÎT QUE LES PLAIGNANTS ONT OBÉI AUX REQUÊTES DU NJSEA EN FAVEUR DE CONCESSIONS AFIN DE RENFORCER LA SÉCURITÉ. LE NJSEA A AVANCÉ ÉGALEMENT QUE LA PARTICIPATION DE MARILYN MANSON ALLAIT NUIRE À SA RÉPUTATION ET À SA SOURCE DE REVENUS. PAR CONTRE, LE NJSEA A CONCÉDÉ APRÈS CONFRONTATION VERBALE QUE LA DÉCISION D'EXCLURE MARILYN MANSON N'ÉTAIT PAS BASÉE SUR L'ASPECT ÉCONOMIQUE DU SHOW EN QUESTION ; LE SHOW DEVAIT PAR AVANCE APPORTER DES REVENUS SUBSTANTIELS. PAR CONTRE, LE NJSEA A AFFIRMÉ QU'À CAUSE DE LA PRÉSENCE DE MARILYN MANSON IL NE POURRAIT SANS DOUTE PLUS UTILISER LE STADE À L'AVENIR. L'ARGUMENT FOURNI PAR LE NJSEA N'EST PAS SUFFISAMMENT TANGIBLE POUR ÊTRE PERSUASIF. AUCUNE PREUVE ÉCRITE N'EST VERSÉE AU DOSSIER POUR JUSTIFIER CE QUI POURRAIT NUIRE À SA RÉPUTATION. LA COUR SE DÉCLARE DONC NON CONVAINCUE. DE PLUS, IL APPARAÎT QUE LA REQUÊTE DU NJSEA DEMANDANT À TOUS LES ARTISTES DE SIGNER UN CONTRAT AUTORISANT LE NJSEA À CONTRÔLER LA MORALITÉ DES CONCERTS NE LEUR PERMET PAS DE RESTREINDRE L'ACCÈS, MÊME À UN FORUM PRIVÉ. IL PARAÎT CLAIREMENT DÉRAISONNABLE QUE LE GIANTS STADIUM ACCUEILLE TOUT UN CONCERT DE GROUPES DE HEAVY METAL À L'EXCEPTION D'UN SEUL - MARILYN MANSON - QUI N'A DÉMONTRÉ AUCUNE PROPENSION À COMMETTRE DES ACTIVITÉS ILLÉGALES SUR SCÈNE. PAR CONSÉQUENT, LE NJSEA NE SOUFFRIRA AUCUN PRÉJUDICE IRRÉPARABLE EN AUTORISANT MARILYN MANSON À JOUER AU GIANTS STADIUM... LE 7 MAI, IL A ÉTÉ ORDONNÉ QUE, EN ATTENDANT UNE AUDITION CONCERNANT UNE DEMANDE D'INJONCTION PERMANENTE, LE NJSEA EST PRÉLIMINAIREMENT ENJOINT ET CONTRAINT À NE PAS INTERDIRE LES PLAIGNANTS DE PRÉSENTER AU CONCERT LEUR SHOW « MARILYN MANSON » AU GIANTS STADIUM LE 15 JUIN 1997.
DÉCISION RENDUE PAR LA COUR DE PREMIÈRE INSTANCE DU NEW JERSEY, CONFIRMANT LE DROIT DU PLAIGNANT MARILYN MANSON, INC. ET AUTRES DE JOUER AU CONCERT « OZZFEST » AU GIANTS STADIUM, QUI AVAIT ÉTÉ ANNULÉ PAR L'ACCUSÉ LE NJSEA
NEW YORK [SUITE] Il m'a ramené, ainsi que Twiggy et Pogo, dans sa maison de Dallas. Après avoir fait le tour des boîtes de strip-tease et s'être comportés comme les gens qui ont un autocollant « Je ' suis un rebelle » sur leur voiture sont censés le faire, je me rappelle vaguement que quelqu'un m'a glissé un acide dans la bouche et que je me suis réveillé dans une poubelle en essayant d'empêcher un porc de me chier dessus. CHICAGO, LE 19 JUIN 1997 J'espérais que le public de l'OzzFest serait plus large d'esprit. C'est le type de public qui a grandi avec des groupes comme Black Sabbath et Alice Cooper, bref, des groupes qui se donnaient plus sur scène que la moyenne des groupes de rock and roll. Mais jusque-là, ce n'est qu'une bande de trous du cul habituels, bourrés et intimidés tellement ils sont embrouillés et veulent (peut-être) baiser avec moi, ce qui les emmerde vraiment. C'est une impression étrange, je pense que je commence à aimer ça. Ça fait un bout de temps que nous ne sommes pas passés en tête d'affiche. Parfois une foule comme celle-là, qui me déteste autant, est aussi bonne qu'une foule qui m'adore : cela me donne envie de donner le meilleur de moi-même. TORONTO, LE 31 JUILLET 1997 Aujourd'hui, la police m'a prévenu que, si je chantais la chanson de Patti Smith Rock and Roll Nigger, je serais immédiatement arrêté pour incitation à la haine raciale. Pour déconner avec ces crétins, je me suis rendu à leur convocation accompagné d'un ami noir, Corey, et d'Aaron, mon garde du corps. J'avais un képi de flic sur la tête et j'ai demandé à l'officier de police ce qui le dérangeait dans notre spectacle. Nerveusement, il a feuilleté ses notes et m'a dit : « Il y a une chanson en particulier », comme s'il ne savait plus de laquelle il s'agissait. Il finit par marmonner Rock and Roll Nigger, surtout pour ne pas offenser Corey qui semble vouloir démonter tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à un Blanc. Je me suis senti obligé de lui expliquer que ce n'était pas moi, mais Patti Smith qui avait écrit cette chanson, et qu'elle y dénonce justement la mise à l'écart et la discrimination des gens pour leurs idées, leurs croyances ou leur art — ce que ce trou du cul était justement en train de faire. Comme il ne semblait toujours pas comprendre, je me suis contenté de lui signifier que j'allais jouer ce titre et qu'on verrait bien ce qu'il se passerait après. Bien que je lui aie affirmé que le show n'allait pas être modifié, j'en ai tout de même changé quelques petits trucs. J'ai enfilé un uniforme de policier, avec un badge qu'un fan m'avait offert et qui avait appartenu à un flic mort en service. J'ai également invité Corey sur scène pour chanter, particulièrement les phrases dans lesquelles était cité le mot nègre. Pour le rappel et avant de commencer à chanter, j'ai fait cette déclaration au public : « Je vais vous raconter un truc qui vient de m'arriver. Il y a une chanson qui a été écrite il y a vingt ans par une femme qui s'appelle Patti Smith. Deux flics blancs sont venus me voir et m'ont dit : «Vous ne pouvez pas chanter cette chanson.» Ils m'ont dit que c'était une chanson contre les gens de couleur. C'est pourquoi je tiens à expliquer à ces deux idiots crétinisants que ce titre parle de gens comme vous et moi, de gens qu'ils discriminent pour ce qu'ils sont. Comme ils nous ont discriminés aujourd'hui. Et ils sont incapables de comprendre. Ce sont vraiment des connards de première. Je dédie cette chanson aux forces de police canadiennes. » Tout le monde s'est rendu compte, le public comme le groupe, que personne ne haïssait les « nègres ». Par contre, nous haïssions tous les flics. Je n'ai pas été arrêté, je n'ai même pas eu d'amende. Peut-être n'écoutaient-ils pas ? Ils devaient être plus occupés à chercher des brosses dans les toilettes pour nous les mettre dans le cul. PORTUGAL, SEPTEMBRE 1997 Des tas de gens pourraient faire ce que je fais, même underground. C'est ce que nous avons fait pendant des années et personne ne faisait attention à nous. C'est uniquement lorsqu'on
entre dans les foyers que les gens s'intéressent. Mais ce que nous avons fait sur scène, avec des bannières fascistes, les Bibles déchirées, la neige qui tombait du ciel, toutes les . choses merveilleuses : le message est quand même plus sujet à controverse que de se mettre à poil ou de tuer des chiens sur scène parce que c'est trop puissant et significatif. Je suis fier, parce que au départ je n'osais pas le faire. Je ne savais pas si je pouvais m'en sortir. J'aurais pu être démoli. Je me souviens de la première fois où nous avons fait écouter l'album à Jimmy [Lovine, le patron d'Interscope Records], il nous a dit : « C'est le meilleur album de rock écrit depuis dix ans. Mais je ne veux pas que vous partiez sur de mauvaises bases, car personne ne va l'écouter. N'importe qui peut vendre 700 000 albums. Sortez de votre garage. » Je lui ai répondu que la chose la plus importante pour moi était d'avoir écrit des chansons que les gens chanteront, et dont ils se souviendront. Nous avons pénétré le système d'une manière inattendue et ça, c'était une forme d'expression artistique en soi. BRÉSIL, SEPTEMBRE 1997 J'ai ouvert un biscuit chinois dans lequel la devise était : « Lorsque tous vos souhaits auront été réalisés, nombreux seront les rêves qui s'écrouleront. » Bien, j'ai obtenu tout ce que je voulais. Nous sommes le plus grand groupe des États-Unis. Nous avons reçu des disques de platine. Nous avons fait la couverture de Rolling Stone, ce que Dr Hook n'a jamais réussi à obtenir. Mais en chemin j'ai réussi à détruire et perdre tout ce que j'aimais. Le monde me regarde comme moi je regardais mon grand-père. J'espère qu'ils apprécient ce qu'ils voient, parce que moi, oui.
Je me sens comme un mélange d'Elvis Presley, de Jack Warner et du révérend Ernest Angley, et ça me trouble. À force de bâtir mon succès sur mes échecs, je suis devenu ce qui me faisait peur. MEXICO, LE 17 SEPTEMBRE 1997 Le show de ce soir a été un véritable désastre, un soulagement, un fiasco, un combat sans vainqueur, un mauvais trip. Twiggy s'est éclaté la main sur le dernier morceau de ce tout dernier show en explosant sa basse. C'était l'illustration parfaite du rock and roll, de ce que nous représentions. Nous avons vraiment progressé au cours de cette année et je suis content que ça soit terminé. Je vois déjà l'Amérique, Nothing Records, nos amis ainsi que les médias affirmer que nous sommes au sommet de notre carrière. Malheureusement pour eux, cela ne fait que commencer.
REMERCIEMENTS
Muscular Inferior Hemorrhoidal. Perineal. Dorsal Artery
Artery of the Urethral Bulb. Urethral. Deep Artery of the Penis. of the Penis.
FIG. 561—The superficial branches of the internal pudendal artery.
MERCI À ALEUSHA, ALYSSA, ANDREW ET SUZIE, LE RÉVÉREND ERNEST ANGLEY, FIONA APPLE, TOM ARNOLD, DANIEL ASH, ASIA, BIG DARLA, BLANCHE BARTON, SEAN BEAVAN, MRS. BURDICK, PAUL CAMBRIA, CARL, CASEY, CHAD, CAROLYN COLE, COREY, BILLY CORGAN, KEITH COST, JOHN CROWELL ET SON FRÈRE, DAVE, FREDDY DEMANN, AARON DILKS, DIMEBAG DARRELL, EDEN, COREY FELDMAN, ROBIN FINCK, FLAVOR FLAV, FRANKIE, FROG, MICHELLE GILL, JOHN GLAZER, SHERMAN HELMSLEY, JIMMY IOVINE, JAY ET TIM, JOHN JACOBAS, JENNA JAMESON, JEANINE, JEBEDIAH, JENNIFER, JESSICKA, JONATHAN, JACK KEARNIE, AU TROU DE BALLE DE KELLY, BILL KENNEDY, RICHARD KENT, MARY BETH KROGER, XERXES SATAN LAVEY, LENNY, MR. LIFTO, LISA, TRACI LORDS, LOUISE, COURTNEY LOVE, DAVID LYNCH, LYNN, JOHN A. MALM JR., MARIE, MARK, ROSE MC GOWAN, MISSI, MAÎTRESSE BARBARA, NANCY,
CRÉDITS PHOTOS p. ii Floria Sigismondi p. xiii Dean Karr p. 43 Floria Sigismondi pp. 74-75 Dean Karr p. 77 Dean Karr p. 103 Joseph Cultice p. 112 Joseph Cultice p. 127 JefferyWeiss pp. 128-129 Joseph Cultice p. 151 Jim Lanza p. 156 Kevin Mazur p. 157 Joseph Cultice pp. 166-167 Blanche Barton p. 184 Joseph Cultice pp. 204-205 Dean Karr
p. p. p. p. p. p. p. p.
207 208 212 214 222 229 239 264
p. 268 p. 270 p. 271
Dean Karr Myk Mishoe Floria Sigismondi Dean Karr Dean Karr Dean Karr Joseph Cultice Jen Syme (Navarro), Jim Lanza (Papa et Zepp ; Cambria et les autres), Melissa Au der Maur (Corgan), Jim Lanza (Ozzy) Jim Lanza Dean Karr Joseph Cultice
CAHIER PHOTOS COULEURS p. p. p. p. p. p. p.
FiG. 911.—Front of left eye with eyelids separated to show medial canthus.
1 2 3 4 5 6 7
Joseph Cultice Joseph Cultice Dean Karr Joseph Cultice Joseph Cultice Dean Karr Bob Mussell
p. p. p. p. p. p. p.
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Joseph Cultice Dean Karr Dean Karr Jim Lanza Dean Karr Dean Karr Bob Mussell
Toutes les autres photos font partie de la collection privée de l'auteur. Les illustrations page iv, tirées de L'Enfer de La Divine Comédie de Dante Alighieri, sont d'Allen Mandelbaum (1980). Avec l'aimable autorisation de Bantam Books, division de Bantam Doubleday Dell Publishing Group, Inc.
MARILYN MANSON FAMILY
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