Le Spleen de Paris
Charles Baudelaire est né en 1821 et mort en 1867 à Paris. C'est l'un des plus grands poètes français du XIX° siècle qui a définit les principes créateurs de la poésie moderne, du symbolisme au surréalisme. Après les Fleurs du mal, le recueil le Spleen de Paris, qui est le 4ème volume des uvres complètes de Baudelaire, représente la dernière tentative de Baudelaire pour accéder à une écriture libre et poétique, pour parvenir à son rêve esthétique, la rencontre magique de l'insolite et du quotidien. Le Spleen de Paris, qui a été publié en 1869, est composé de petits poèmes écrits en prose. Quant à son titre, le Spleen définit un ennui que rien ne paraît justifier, une neurasthénie qui suggère un état dépressif caractérisé par une grande fatigue accompagnée de mélancolie. La personne est alors d'une humeur noire. Nous nous sommes donc intéressés en profondeur à ce recueil. Nous avons dabord étudié ses caractéristiques, puis ce qui a poussé Baudelaire à l'écrire et enfin l'interprétation que l'on peut en faire.
I - Caractéristiques du recueil
1) Les thèmes Ils sont nombreux dans un recueil aussi complet. Si on les regroupe, on obtient ainsi 5 idées principales. a. L'évasion : on y retrouve le rêve, le voyage, l'ivresse, parfois la solitude. Baudelaire émet l'hypothèse que dans une grande ville, on est sans cesse en compagnie de gens, il arrive que l'on ait besoin de sévader, de se retrouver seul. Pour lui, l'écriture est un moyen de s'enfermer dans son propre monde, de se retrouver en accord avec soi même, de remédier au spleen. b. Les femmes : plus de la moitié du recueil traite de ce sujet, ce qui prouve son importance dans la poésie de Baudelaire. Il est fasciné par la femme, qui est parfois un refuge, une consolation pour lui, même s'il ne la considère pas comme idéale. En effet, il nous transmet tantôt une image négative, tantôt une image positive de cette dernière. c. Les pauvres : Baudelaire éprouve deux sentiments bien distincts à leur égard. La plupart du temps, il est sincèrement peiné, compatissant à leur souffrance et même coupable d'avoir une vie plus agréable qu'eux. Pourtant, il est parfois cynique de manière dérangeante et peut se montrer méprisant envers cette catégorie de la population parisienne. d. La foule et la ville : Le Spleen de Paris, comme son nom le suggère, est fondé sur la ville et ses habitants, voilà pourquoi ce sujet revient souvent. Par ailleurs, même s'il souhaitait parfois s'isoler, Baudelaire était très attaché à la capitale. Mais, en faire une source d'inspiration principale ne veut pas dire faire un éloge. En effet, la vision de la ville est souvent péjorative, et la foule est décrite comme hypocrite, lâche et mesquine. e. Le temps. Il est l'ennemi de l'homme. L'auteur le personnifie, en lui attribuant constamment une majuscule, en un dictateur cruel et sans scrupule, qui fait de l'humanité son esclave.
2) Les registres Dans son Spleen de Paris, Baudelaire mêle ne nombreux registres, nous n'avons par conséquent retenu que les principaux. Il y a d'abord le registre lyrique, qui est majoritaire dans ce receuil. La plupart des poèmes sont en effet écrits à la première personne du singulier et expriment les sentiments, les pensées de l'auteur. Ainsi, dans le "Confiteor de l'artiste", par exemple, nous retrouvons beaucoup de marque de première personne comme les pronoms "moi" et "je", des interjections comme "Ah" associées à de la ponctuation expressive. Nous avons aussi le
registre pathétique, dans les poèmes qui traitent des pauvres, des mal aimés, des rejetés. Baudelaire cherche à susciter notre pitié en décrivant cette classe de la population. Dans "Le vieux saltimbanque", il nous décrit ce vieillard comme "voûté, caduc, décrépit, une ruine d'homme". Les termes "misère" et "haillons" lui sont associés. Ce registre pathétique est donc présent pour que l'on éprouve de la peine devant la population malheureuse et délaissée qu'il met en avant dans certains poèmes. Enfin, on peut rencontrer le registre tragique, qui transmet la fatalité de l'homme qui se sent piégé, emprisonné devant des réalités qui le dépassent. Il illustre dans un poème intitulé "La Chambre Double" la force du temps devant laquelle les hommes ne peuvent rien faire. Nous avons donc des expressions comme "le temps a disparu" ou encore "les secondes [...], en jaillissant de la pendule" où l'auteur emploie le verbe "jaillir", montrant l'incroyable vitesse de la course effrénée du temps. Nous pouvons également citer d'autres registres comme le narratif dans des poèmes que l'on peut presque apparenter à des nouvelles comme "Chacun sa chimère", qui contient un schéma narratif complet. Il y a le registre descriptif, tout de même moins présent, qui sert dans les uvres décrivant un endroit comme "Le port" ou une personne comme "La belle Dorothée". Le registre didactique est utilisé dans des récits allégoriques contenant une morale, le registre épidictique dans ceux créés pour faire un éloge ou un blâme, et le registre satirique car nous retrouvons des satires dans beaucoup de poèmes.
3) Forme des poèmes Baudelaire s'est servit de la prose pour affirmer sa modernité et imposer son style. Il s'est donc servit de tous les outils de la langue française pour créer sa "prose poétique". En abandonnant les contraintes traditionnelles qui sont le vers, le mètre, il s'offre une grande liberté pour aborder les différents thèmes qui constituent son recueil. Malgré tout, la prose obéit à des règles qui sont facilement modulables : il faut que la forme soit brève, que le titre du poème évoque de préférence le sujet dominant, que le texte soit structuré en paragraphes logiquement articulés... La musicalité propre à la poésie est alors retransmise dans la ponctuation, le rythme des phrases ou encore les figures syntaxiques. Ainsi, la prose baudelairienne va devenir un genre incontournable dansles décennies qui vont suivre la publication de ce recueil. Néanmoins, le dernier poème du recueil, "Epilogue", se trouve être en vers. La seule explication que nous pourrions donner sur cette anomalie est que cette uvre a été écrite par Baudelaire, maisn'était pas sensée figurer dans "Le Spleen De Paris".
II Les motivations de Baudelaire
1) Influence Sil nest pas le créateur du genre, cest Baudelaire qui a illustré de la façon la plus forte la poésie en prose avec son recueil des Petits Poèmes en Prose. Il explique dans une préface en forme de lettre à son confrère Arsène Houssaye les buts quil a poursuivis, tout en affichant sa dette envers son prédécesseur, Aloysius Bertrand. Ce poète français a créé le genre du poème en prose avec Gaspard de la nuit, recueil composé en 1835. Il a été la source dinspiration principale de Baudelaire qui sest appuyé sur sa prose poétique et musicale. « Jai une petite confession à vous faire. Cest en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la nuit, dAloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi, de quelques-uns de nos amis, na-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que lidée mest venue de tenter quelque chose danalogue, et dappliquer à la description de la vie moderne et plus abstraite, le procédé quil avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque. »
Cest donc à la mort dAloysius Bertrand que Baudelaire lui rendra hommage et se déclarera comme son héritier, sattachant à créer une nouvelle poésie, qui ne soit pas pour autant des poèmes codifiés et identifiables comme tels. 2) Désirs et choix
a- Prose Après avoir publié en 1857 le recueil des Fleurs du Mal, qui sest révélé être la déclaration dun nouveau genre de littérature où le poète sattache à déceler dans des choses réelles un mouvement poétique et une image de beauté, Baudelaire cherche à approfondir encore la nouvelle écriture dont il est maître dans le Spleen de Paris. « Je suis assez content de mon Spleen, écrit le poète. En somme, cest encore les Fleurs du Mal, mais avec beaucoup plus de liberté et de détail, et de raillerie. » Cest à travers la prose que le poète va alors sexprimer, puisant dans les ressources du langage les éléments nécessaires pour faire dun texte en prose un texte poétique. Comme il le dit lui même, il a cherché à créer une « prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour sadapter aux mouvements lyriques de lâme. » Il retranscrit ainsi la beauté et léclat des banalités qui lentourent, comme le « joujou du pauvre », les « fenêtres » ou un « gâteau ». b- Structure En rédigeant les Fleurs du Mal, Baudelaire a cherché à donner une unité à son uvre, pour quelle possède un commencement et une fin. A linverse, les Petits Poèmes en Prose nobéissent pas à une rigueur architecturale : paru à titre posthume deux ans après sa mort, le recueil possède une structure particulière qui ne semble pas pour autant celle que désirait lauteur. Celui-ci a rédigé un sommaire qui ne serait quune ébauche, puisquil se terminait par « autres classes à trouver », et laissait donc entrevoir lidée dun classement non définitif. Il se composait alors de trois parties : « Choses parisiennes », « onéirocritée » (récit de rêves et de cauchemars) et « symboles et moralités ». Les éditeurs ont choisi arbitrairement lordre de parution des poèmes dans les différentes revues dans lesquelles les poèmes étaient publiés entre 1855 et 1867. La question de la structure ne semble pourtant pas essentielle : on remarque en effet que dans sa dédicace à Arsène Houssaye, Baudelaire donne des consignes de lecture et que labsence dordre est volontaire. Il soutient que son recueil peut se lire dans nimporte quel ordre : le premier poème peut devenir le dernier, le lecteur peut ne pas lire un poème ou interrompre sa lecture quand il veut sans pour autant porter atteinte à lintégrité du recueil car chaque poème est autonome et peut exister sans être rattaché aux autres. Baudelaire met ainsi en avant le lecteur qui peut lire au gré de ses désirs et de son plaisir, il est libre de créer lordre quil veut. En ne faisant pas de la linéarité une contrainte de lecture, le poète met en évidence le souci de liberté qui préside dans le Spleen.
c- Titre Le titre initialement prévu par Baudelaire en 1861était Poèmes nocturnes, en hommage sans doute au Gaspard de la Nuit dAloysius Bertrand. Petits Poèmes en Prose apparaît pour la première fois en 1862 lors de la publication de quelques poèmes comme « LEtranger » ou « Le Gâteau ». En 1864, 5 poèmes sont publiés dans le Figaro sous le titre Le Spleen de Paris. Le dernier titre envisagé, Petits poèmes lycanthropes, met laccent sur le mal-être profond du
poète et sur son rejet de la vie en société : la lycanthropie signifie en effet une forme aigüe de mélancolie et désigne aussi le comportement « sauvage » de lHomme. Dautres titres tels Le promeneur solitaire ou Le rôdeur parisien ont été envisagés par Baudelaire, mais aucun poème na été publié sous ce titre. Cest finalement Le Spleen de Paris qui a été retenu par lauteur, informant sur la source de linspiration poétique.
III Significations
1) Le sens des titres Les titres des différents poèmes du recueil nous informent sur les sources dinspiration du poète, qui sont nombreuses. Ils traitent de lieux (« Le port »), danimaux (« Le chien et le flacon »), de circonstances (« Linvitation au voyage »), dobjets (« Le miroir »), de moments (« Le crépuscule du soir ») et surtout des êtres humains, hommes, femmes, enfants, vieux, beaux, laids, pauvres, étrangers, artistes Baudelaire propose donc ici une représentation de lhumanité à travers toutes les catégories sociales, économiques, professionnelles et culturelles. Le recueil apparaît comme une fresque du paysage humain à Paris dans la deuxième moitié du XIXème siècle. On peut noter également labsence du poète tout au long du recueil : les titres attestent que le « moi » nest pas au centre de luvre. Les Petits poèmes en prose résultent du regard du poète sur le monde et sur la société de son époque, et cest un des aspects particuliers de ce recueil qui diffère des Fleurs du Mal. Baudelaire dit moins son désespoir que celui des autres, il devient en quelque sorte le porte-parole des souffrances dautrui. 2) Un portrait du poète Si la présence de Baudelaire nest pas clairement explicitée dans le recueil, elle transparait quand même dans certains poèmes. Ceux-ci permettent en effet de montrer certains aspects du poète et dressent son portrait moral. On peut donc voir le poète comme celui qui est attiré par les infinis de la pensée et de la rêverie, mais qui craint que sa création ne soit pas bonne (« Le confiteor de lartiste »), celui qui est incompris du public (« Le chien et le flacon »), celui qui peine à transformer la laideur du quotidien en art (« Le mauvais vitrier »), celui qui recherche la solitude et la quiétude du soir pour pouvoir se retrouver face à lui-même (« Le crépuscule du soir », « La solitude »), celui qui peut devenir autre et lui-même à la fois (« Les foules »), un être double, à la fois artiste et homme, qui connaît une destinée particulière.
La solitude et les ténèbres permettent à Baudelaire la création artistique. La nuit est le moment privilégié du poète qui lui rend hommage dans « Le Crépuscule du soir » et en profite pour séloigner des hommes et de la ville. Lart est pour lartiste le seul moyen dêtre en harmonie avec lui-même, cest par sa création quil atteint le plus profond de son être sans être corrompu par le monde extérieur ; cest lart qui le différencie des autres hommes, qui le fait exister, même si ces hommes ne le reconnaissent pas en tant quartiste, et quil reste en conflit avec son désir de perfection et didéal que ne lui accorde pas son inspiration.
Les poèmes dévoilent donc un aperçu de lesprit du poète, de son aspiration et de ses peurs. A travers le regard quil tourne vers le monde et les autres, Baudelaire se livre tout de même à une forme dintrospection qui apporte un intérêt supplémentaire au recueil.
En rédigeant ce recueil de poèmes en prose, Baudelaire propose une littérature libre et novatrice. Cest en observant le cadre parisien et le comportement des hommes quil se fait intermédiaire entre le monde réel et la poésie. Il juge lHomme de manière lunatique : il plaint les pauvres et les malheureux mais critique souvent le comportement et les actes humains. Cest à travers cette description de lhumanité quil exprime son « Spleen », cette mélancolie qui donne le ton à son uvre. Cette manière de faire passer à travers la prose une vision de ce qui lentoure a révolutionné les canons de la poésie. Encore aujourdhui, le Spleen de Paris incarne un modèle pour les auteurs de poésie en prose.
PARCOURS THEMATIQUE Si le titre "Spleen de Paris" fut souvent évoqué par Baudelaire, force est de constater que le thème du mal-être du poète n'est pas le thème dominant du recueil, Baudelaire parle aussi du mal-être des autres et, par ailleurs, cet état n'est pas spécifiquement parisien. Contrairement aux Fleurs du Mal, il y a une diversité thématique dans le recueil en prose et le moi du poète n'est plus le seul motif d'inspiration : Baudelaire se livre certes à une forme d'introspection, mais il tourne aussi son regard vers les autres et il devient le chantre des pauvres, des artistes en général, de l'homme qui a du mal à trouver sa place dans la société.
LE PORTRAIT DU POETE Certains poèmes nous donnent à lire le portrait moral du poète (voire de l'artiste en général) (portrait qu'il faut distinguer de celui de l'individu qui nous livre ses états d'âmes et que l'on peut lire dans : " le regard sur soi" ). Nous pouvons ainsi écrire que le poète c'est celui qui est attiré par les infinis de la pensée et de la rêverie, mais qui craint que sa création ne soit que médiocre ( " Le "Confiteor" de l'artiste") ; c'est celui qui est incompris et dédaigné par le public qui ne sait goûter sa poésie ( "Le chien et le flacon" ) ; c'est celui qui tel , "Le mauvais vitrier" déçoit car il ne sait transfigurer la laideur du quotidien par son art ; c'est celui qui a besoin de la solitude et de la quiétude du soir pour pouvoir se retrouver face à lui-même loin des autres hommes et loin du tumulte de la ville(" A une heure du matin", " Le crépuscule du soir" , " la solitude") ; c'est celui qui " jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui" sans pour autant se se renier lui-même ( "Les foules") ; c'est celui qui est " irrésistiblement entraîné vers tout ce qui est faible, ruiné, contristé, orphelin." ( "Les veuves") ; c'est un être double, homme et artiste, qui connaît une destinée particulière : "Malheureux peut-être l'homme, mais heureux l'artiste que le désir déchire" (" Le désir de peindre") ;
La solitude mais aussi les ténèbres, sont des adjuvants de la création artistique . La nuit est un moment privilégié pour le poète ( "À une heure du matin" ; " Le crépuscule du soir") : c'est dans la pénombre du soir, loin du commerce des hommes et des bruits de la ville que Baudelaire peut espérer que Dieu lui accorde" la grâce de produire quelques beaux vers". Dans Le crépuscule du soir, Baudelaire rend hommage à la nuit, cette "Déesse Liberté" qui le délivre de toute angoisse et l'invite " à une fête intérieure" .
Le problème de la gloire de l'artiste est évoqué surtout dans le poème XXI, Les Tentations ou Eros, Plutus et la gloire : la représentation allégorique de la gloire sous les traits d'une diablesse pleine de charmes exprime les dangers de la puissance de cette tentation et Baudelaire la refuse parce qu'il ne veut pas prostituer son art, il refuse de faire partie de ces artistes médiocres qui prostituent leur art pour " des titres[dans] les journaux". Aussi voit-on se dessiner la conception élitiste de l'artiste qui ne vit que pour son art, même si le public le dédaigne car, tel le chien du poème VIII, il ne sait apprécier " les parfums délicats" L'art est pour l'artiste le seul moyen d'être en harmonie avec lui-même ; c'est par sa création qu'il se réalise et qu'il atteint le plus profond de son être loin de toute compromission avec les hypocrites relations avec autrui ; l'art, c'est ce qui le différencie des autres hommes, c'est ce qui le fait exister : " [...] éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde ; et vous Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes..." ( " À une heure du matin") MAIS, l'idéal et la perfection échappent à l'artiste qui tel Le fou du poème VII implore en vain La Vénus, idéal de beauté qui le dédaigne de ses yeux de marbre.
L'EVASION S'évader du quotidien et de ses soucis, de la ville et de ses tourments, de la compagnie des autres, est un motif récurrent dans le recueil et souvent, c'est le besoin d'évasion qui préside à l'écriture, l'écriture étant d'une part un moyen de s'enfermer dans un monde sans limites et sans frontières et d'autre part un moyen de transfigurer la réalité. Comme dans les Fleurs du mal, l'évasion devient un remède au spleen de l'auteur et Baudelaire use de tous les moyens qui peuvent l'aider à s'affranchir du réel. LE RÊVE " Des rêves ! toujours des rêves ! " cette "dose d'opium naturel" comme l'appelle Baudelaire dans L'invitation au voyage,métaphore qui exprime la nécessité du rêve pour s'évader de la quotidienneté décevante. Rêve d'un ailleurs meilleur et plus beau, rêve d'un "pays de cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, honnête , où le luxe a plaisir à se mirer dans l'ordre ; où la vie est grasse et douce à respirer; d'où le désordre, la turbulence et l'imprévu sont exclus ; où le bonheur est marié au silence..."; rêve d'un amour idéal en harmonie avec la beauté des paysages ( Un hémisphère dans une Chevelure); rêve qui transfigure le réel et fait d'un taudis un palais merveilleux et où " l'âme prend un bain de paresse" ( La Chambre double) ; rêve salvateur qui permet de s'évader sans pour autant changer de place comme dans Les Projets :" J'ai eu aujourd'hui, en rêve, trois domiciles où j'ai trouvé un égal plaisir. Pourquoi contraindre mon corps à changer de place, puisque mon âme voyage si lestement."; rêve qui fait oublier au poète qui il est " car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite."( Le Confiteor de l'artiste") MAIS rêve inaccessible et dangereux qui provoque un choc douloureux quand il prend fin et que la réalité s'impose à nouveau, plus laide, plus terrible qu'avant le rêve : " Mais un coup terrible, lourd, a retenti à la porte, et... il m'a semblé que je recevais un coup de pioche dans l'estomac" ( La Chambre Double) ; rêve malfaisant dans lequel le poète se réfugie pour s'empêcher de se donner les moyens de réagir car " les rêves l'éloignent du possible".
LE VOYAGE " Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. [...) Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas..." Tels sont les termes qui servent d'introduction au dialogue que le poète entretient avec son âme dans le poème XLVIII, AnyWhere Out Of The World. Comme le quatrième enfant des Vocations qui souffre de soiltude et de manque d'amour et qui confesse : " Je ne suis jamais bien nulle part, et je crois que je serais mieux ailleurs que là où je suis", Baudelaire a du mal de trouver sa place, c'est pourquoi il rêve de voyages et dans le poème XLVIII, il propose un itinéraire où les destinatations sont de plus en plus lointaines sans
que pour autant aucune ne soit satisfaisante. Ni Lisbonne, ni Rotterdam, ni Batavia, ni Tornéo, ni l'extrême Baltique ne peuvent convenir à cette âme qui étouffe dans le monde ce qui explique que le seul endroit possible pour trouver la paix soit : " N'importe où ! N'importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde". La mort, ultime voyage se profile et ce poème n'est pas sans évoquer les deux derniers quatrains des Fleurs du Mal : " O Mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l'ancre ! Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Apâreillons ! Si le ciel et le mer sont noirs comme de l'encre, Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons.
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte ! Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, Plonger au fond du gouffre. Enfer ou Ciel, qu'importe ? Au fond de l'inconnu pour trouver du Nouveau !" ( Le Voyage)
Le voyage mental ( Baudelaire dans ses poèmes a souvent fait référence au voyage mais il n'a que très peu réellement voyagé) est un remède au mal-être du poète et dans L'invitation au voyage, il propose à la femme aimée d'aller vivre ailleurs leur amour pour qu'il soit plus grand et plus beau et dans Un Hémisphère dans une chevelure, les cheveux de la femme aimée engendre un voyage exotique. Le seul véritable voyage évoqué dans le recueil est celui du poème XXXIV, Déjà : Contrairement à ses compagnons de voyage qui se réjouissent à la vue de la terre, Baudelaire regrette que prenne fin ce moment de communion privilégié avec la mer " si infiniment variée dans son effrayante simplicité, et qui semble contenir en elle.... les humeurs, les agonies et les extases de toutes les âmes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront."
L'IVRESSE L' ivresse, c'est cet état second qui caractérise l'homme sous l'emprise de l'alcool. On sait que Baudelaire usait ( et abusait) du vin et autres liqueurs et dans Les Fleurs du Mal une partie a pour titre le vin. Dans le recueil en prose, un seul poème fait allusion à l'alcool et à ses vertus thérapeutiques pour soigner les blessures du temps : il s'agit du poème XXXIII,Enivrez-vous Mais il convient de prendre le verbe dans son sens élargi et métaphorique : ce que propose Baudelaire, c'est de dépasser la réalité qui nous environne en nous" plongeant" dans un autre univers par le moyen d'un excipient quelconque: " Enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie, de vertu, à votre guise". Ce n'est donc pas tant l'éloge de l'alcool que la nécessité de s'évader de l'esclavage du temps qui préside à ce poème. de la même façon Baudelaire invoque "la fiole de laudanum" pour échapper à la réalité de sa chambre retrouvée ( La chambre double) mais, conscient de la dualité de cette drogue il précise que l'opium est " une vieille et terrible amie ; comme toutes les amies, hélas ! féconde en caresses et en traîtrise." Qu'il soit naturel ou végétal, l'opium, tout comme le vin, n'est qu"un remède éphèmère. LA SOLITUDE La solitude est une des caractéristiques essentielles et clairement revendiquée de la condition du poète. En effet, pour Baudelaire, la solitude n'est pas une fatalité mais un choix libre et conscient : c'est un besoin auquel l'auteur
aspire comme en témoigne le "cri" de soulagement qui ouvre le poème X, À Une Heure du Matin, " Enfin ! Seul ! ... Enfin ! la tyrannie de la face humaine a disparu... Enfin ! Il m'est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres !". Dans ce poème, Baudelaire insiste sur le bonheur, les bienfaits de la solitude, sur la quiétude de ce face à face avec soi-même et déplore la vie en société avec son cortège d'obligations et d'hypocrisies. Dans le poème XXIII, La Solitude, Baudelaire considère le fait de ne pouvoir être seul comme "une grand malheur", voire comme une infirmité et il convoque La Bruyère et Pascal, véritables arguments d'autorité qui soutenaient que la solitude est un souverain bien pour l'homme. C'est avec un ton méprisant qu'il évoque ces "races jacassières" qui ne savent goûter les joies de la solitude et la compagnie des autres devient "une prostitution ... fraternitaire". LES FEMMES ET L'AMOUR Vingt-cinq poèmes au moins sur les cinquante du recueil mettent en scène des femmes prouvent l'importance de ce thème dans la poétique baudelairienne même s' il dit, non sans ironie dans Portrait de maîtresses que " le sujet des femmes" est l'objet des " conservations banales". Qu'elles soient intimement connues du poète ( L'invitation au Voyage, Un Hémisphère dans une chevelure...), qu'elles soient simplement l'objet du regard du poète ( Les Veuves, La Belle Dorothée, Mademoiselle Bistouri) ou qu'elles soient évoquées par d'autres que Baudelaire ( Le galant Tireur, Portraits de Maîtresses..), chacune d'elle offre une caractéristique particulière si bien que nous pouvons dresser un portrait précis de la Femme vue par Baudelaire La femme, tantôt ange et tantôt démon, exerce sur le poète une fascination complexe et duelle : aimée, la femme est un refuge sécurisant pour le poète, mais pour autant on ne peut pas dire que Baudelaire fasse de la femme un idéal de perfection . Au contraire, ce qui surprend dans les poèmes en prose, c'est ce regard nuancé qu'il porte sur la femme. Regard positif La femme idéale apparaît à deux reprises dans le recueil : dans La chambre double, elle rêvée et "entrevue" dans une sorte d'hallucination visuelle sous l'effet de la drogue, elle est : " L'idole, la souveraine des rêves..... [ avec des yeux ) qui attirent, qui subjuguent...). Dans Portraits de maîtresses, elle est bien réelle mais elle perd la vie des mains de son amant parce que l'idéal ne doit être atteint, il ne peut être incarné, il doit rester inaccessible. Baudelaire rend hommage à la femme sensuelle, enchanteresse dont la chevelure aux parfums subtils transporte le poète vers des rives lointaines ; femme asile et protectrice, femme dont l'amour est le réconfort du poète ( Un Hémisphère dans une Chevelure). La femme tendre de L'invitation au Voyage est une promesse d'amour infini dans un pays à son image. La femme vieillie du Cheval de Race est pleine de charme, de sensualité et de tendresse : " Elle est vraiment laide mais elle est exquise... si douce et si fervente." La femme est digne dans son malheur et dans sa solitude de veuve, émouvante par sa noblesse et son désespoir.
Regard négatif : Insensible, indifférente à la misère des autres, égoïste à l'extrême, la femme devient objet de haine dans Les yeux des pauvres, et c'est sans détour que Baudelaire l'accuse d'être " le plus exemple de l'imperméabilité féminine ". Cette image de la froideur se retrouve dans Le Fou et La Vénus, poème dans lequel la déesse de l'amour et de la beauté ne sait offrir pour tout réconfort que ses yeux de marbre. Méprisante, la femme se moque de son mari maladroit dans Le Galant Tireur ; " Maudite enfant gâtée", elle impose au poète la loi de ses caprices dans Les Bienfaits de la Lune, ou alors elle ne cesse de se plaindre de tout sans
aucune raison dans La Femme sauvage et la Petite Maîtresse. Enfin, elle tue le rêve du poète car elle ne sait tenir compte que de la réalité pragmatique dans La soupe et les Nuages. Certaines femmes sont présentées comme de véritables monstres qui effraient te repoussent : Monstruosité physique de la femme sauvage qui devient objet de curiosité dans les foires ; monstruosité comportementale de cette maîtresse, véritable "phénomène vivant" qui " mangeait, mâchait, broyait, dévorait, engloutissait" tout ce qu'elle trouvait à manger ; Monstruosité mentale de Mademoiselle Bistouri qui est obsédée par le corps médical ; Monstruosité morale de cette mère qui vend par petits morceaux La Corde avec laquelle son fils s'est pendu ; Monstruosité de perfection de cette maîtresse qui trop belle, trop idéale, trop aimante devient insupportable et se fait tuer par son amant. La femme duelle est présente particulièrement dans trois poèmes : La quelle est la vraie ?, Le désir de Peindre, Les bienfaits de la Lune. dans le poème XXXVIII, Baudelaire présente la dualité de la femme à travers Bénédicta, femme belle,idéale,adorable et son double, vulgaire, laide et odieuse ; la " fille miraculeuse" et la " fameuse canaille " représentent les deux aspects contradictoires de la femme, celle qui est attirante et que l'on veut aimer, celle qui est repoussante et dont on veut se débarasser. Cette fable allégorique illustre la double postulation baudelairienne à savoir cette attirance vers le Bien et le Mal, le Beau et le Laid, l'Idéal et le Grotesque ; nous retrouvons cette même image duelle dans Le galant Tireur : " ... Et il offrit galamment la main à sa chère, délicieuse et exécrable femme, à cette mystérieuse femme à laquelle il doit tant de plaisirs, tant de douleurs..." Personnage ambigu, la femme est marquée par l'influence de la lune et dans les poèmes XXXVI et XXXVII, l'auteur a recours à de nombreuses antithèses et oxymores pour définir l'ambiguïté de la femme : c'est "un soleil noir", "un astre noir versant la lumière et le bonheur", au "visage inquiétant" dont "la bouche est délicieuse", "ses yeux" inspirent "le mystère" et "illumine[nt] comme l'éclair". Femme rêvée ou femme incarnée, femme frivole et grotesque ou femme noble et sérieuse, femme à la beauté rare ou femme laide, femme distinguée ou femme vulgaire, femme que l'on hait ou femme que l'on adore, femme que l'on fuit ou femme qu'on ne peut fuir telles sont les mutiples visages de la femme selon Baudelaire.
LES PAUVRES ET LES DESHERITES La lecture des poèmes en prose nous fait découvrir un poète qui tourne son regard vers les autres ( lire les différents rôles de Baudelaire) et ce sont " les éclopés de la vie... tout ce qui est faible, ruiné, contristé, orphelin" qui le touchent "irrésistiblement" alors que " la joie des riches... n'a rien qui [l'] attire." ( Les veuves) Pourtant, on peut observer une dualité du sentiment à l'égard des pauvres. Certes, le plus souvent le poète est sincérement ému ( Legâteu, Le joujou du pauvre), il compatit à leurs souffrances ( au sens étymologique de " souffrir avec") ( Le vieux saltimbanque), il culpabilise même d'être plus nanti qu'eux ( Les yeux de pauvres), mais par endroit il fait preuve d'un cynisme qui dérange. Dans Le Mauvais Vitrier, Baudelaire confesse éprouver " une haine aussi soudaine que despotique à l'égard de ce pauvre homme" et de mépris en insultes, il le pousse violemment. Par ailleurs, dans "Assommons le pauvres !", poème au titre provocateur, Baudelaire met en scène une lutte physique violente entre lui et un pauvre mendiant qui lui demandait l'aumône. Certes cette provocation physique avait pour but de faire réagir le mendiant pour qu'il ne se résigne pas à son sort mais néanmoins, elle témoigne d'une curieuse façon de résoudre le problème des pauvres. Huit poèmes illustrent particulièrement la compassion de l'auteur pour les pauvres : il s'agit de : Le Désespoir de la vieille (II), Les Veuves ( XIII), Le Vieux saltimbanque (XIV), Le Gâteau ( XV), " Le Joujou du pauvre ( XIX) , La Fausse monnaie ( XXVIII) Enfants, vieillards,hommes, femmes, veuf, veuves, mère, père, artiste, Baudelaire décline tous les âges et toutes les situations sociales, pour nous présenter un tableau le plus précis possible des différentes formes que prend la pauvreté. Pauvreté morale et affective de la vieille qui se sent exclue du cercle familial:" Ah ! pour nous,
malheureuses vieilles femelles, l'âge est passé de plaire, même aux innocents ; et nous faisons horreur aux petits enfants que nous voulons aimer." Pauvreté matérielle de ces deux enfants qui se battent pour un morceau de pain : " Il y a donc un pays superbe où le pain s'appelle du gâteau, friandise si rare qu'elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide !" Pauvreté sentimentale et solitude de ces veuves qui hantent les jardins publics : " Quelle est la veuve la plus triste et la plus attristante, celle qui traîne à sa main un bamabin... ou celle qui est tout à fait seule ? " Pauvreté de l'oubli et du mépris des autres de ce vieux saltimbanque qui n'amuse plus personne. Pauvreté spirituelle de cet enfant qui contrairement à son père ne peut s'extasier devant les beautés de la richesse tant il est conscient que ce ne sont que rêves qui sont inacessibles aux pauvres :" Les yeux du petit garçon [ disaient] : ... c'est une maison où peuvent seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous" Pauvreté mais quelle richesse et quelle dignité ! Baudelaire lit dans le regard des pauvres toute leur détresse mais aussi toute leur grandeur : Le vieux saltimbaque a " un regard profond et inoubliable", l'enfant riche et l'enfant pauvre " se riaient l'un à l'autre fraternellement, avec des dents d'une égale blancheur." Les pauvres se fondent dans l'anonymat de la foule et s'effacent comme s'ils voulaient s'excuser d'exister.La veuve riche vient cacher sa solitude et sa détresse au milieu de la "plèbe" réunie pour écouter un concert public. C'est leurregard qui est éloquent et qui interpelle bien plus que la misère apparente de leurs vêtements : " Je ne connais rien de plus inquiétant que léloquence muette de ces yeux suppliants, qui contiennent à la fois, pour l'homme sensible qui sait y lire, tant d'humilité, tant de reproches." ( La fausse Monnaie) Ces pauvres si différents et pourtant si semblables représentent aussi le poète : telle la vieille qui est rejetée par son petit-fils, tel le vieux saltimbanque qui n'intéresse plus personne, tel le mauvais vitrier qui ne sait embellir la laideur du quotidien, tel le mendiant à qui on refuse une obole, le poète est cet être exclu, rejeté, différent, qui ne sait plus plaire et que le public ignore. Les visages des pauvres sont des miroirs qui renvoient à Baudelaire sa propre image : " Je viens de voir l'image du vieil homme de lettres qui a survécu à la génération dont il fut le brillant amuseur ; du vieux poète sans amis, sans famille, sans enfants, dégradé par sa misère et par l'ingratitude publique, et dans la baraque de qui, le monde oublieux ne veut plus entrer." ( Le Vieux Saltimbanque) Enfin, Baudelaire dénonce les inégalités socilales, l'indifférence et l'insensibilité des riches ( voir : les différents rôles du poète) LA FOULE ET LA VILLE Comme nous l'avons souligné précédemment, Baudelaire aime la solitude et aspire à la sérénité du soir pour se retrouver seul. Bien que très attaché à la ville et surtout à Paris, comme en témoigne le dernier poème du recueil : " Je t'aime, ô capitale infâme !" Baudelaire n'aime pas les foules qui se pressent tantôt à la fête foraine, tantôt au concert, tantôt aux festivités du nouvel an. Le tohu-bohu, le vacarme,( IV), les cris, le tumulte, ( XIV), le chaos de neige et de boue ( IV), la poussère, l'odeur de friture (XIV), sont autant d'expressions négatives qui caractérisent la ville. De plus, Baudelaire déplore les relations humaines nécessairement hypocrites et, dans le poème X, À une heure du matin, il dit toute sa haine pour la ville :" Horrible ville ! Horrible ville ! " et il regrette d'avoir passé son temps entre mesquinerie, hypocrisie et lâcheté. La seule façon de "survivre " dans la foule c'est d'en "jouir", comme il nous l'explique dans le poème XII, Les Foules : " Jouir de la foule est un art" qui consiste à être seul au milieu des autres tout en pouvant devenir les autres : " Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui... Il entre quand il veut, dans le personnage de chacun... Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes le joies et toutes les misères que la circonstance lui présente." Ainsi le poète trouve-t-il un certain bien-être dans cette rencontre avec autrui : unique et multiple, le poète devient un être puissant au seul prix d'une " sainte prostitution de l'âme". Vivre par procuration est le motif du poème XXXV, Les Fenêtres : Baudelaire se plaît à se glisser dans la vie de ceux qu'il aperçoit à travers les fenêtres ouvertes, il invente leur vie pour mieux se sentir vivre : " Et je me couche, fier d'avoir vécu et souffert dans d'autres que moi-même" et que la vie imaginée soit fausse n'a pas d'importance, cette
re-création n'est qu'un prétexte pour l'aider à mieux se connaître lui-même : " Qu'importe ce que peut être la réalité..., si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis."
LE TEMPS - ENNEMI de l'homme, le temps domine le poème V, " La chambre double" : toujours écrit avec une majuscule, le temps est personnifié et sous les traits d'un vieillard hideux, il impose sa présence et sa loi : c'est un didacteurimplaccable qui s'acharne sur la destinée humaine. Nul combat n'est possible tant l'ennemi est invincible, la seule relation possible entre l'homme et le temps est celle de l'esclavage : " Oui ! le Temps règne ; il a repris sa brutale dictature. Et il me pousse, comme si j'étais un boeuf, avec son double aiguillon. - " Et hue donc ! bourrique ! Sue donc, esclave ! Vis donc, damné" ; c'est une fatalité qui le condamne à vivre. Pour mieux illustrer l'emprise du temps sur l'homme, Baudelaire transforme la seconde, unité de temps minimale en une prosopopée cruelle et méprisante : " Je vous assure que les secondes maintenant sont fortement et solennellement accentuées, et chacune, en jaillissant de la pendule, dit : _ " Je suis la Vie, l'insupportable, l'implaccable Vie ! - Quatre remèdes au temps sont évoqués dans le recueil : le rêve, l'amour, l'ivresse et la mort.Toujours dans le poème V, Baudelaire explique que le plus grand bienfait du rêve est de dépasser les limites du temps et de faire accéder à l'éternité : " Non ! il n'est plus de minutes, il n'est plus de secondes ! le temps a disparu ( notons au passage l'absence de majuscule) ; c'est l'éternité qui règne, une éternité de délices !" Dans L'invitation au voyage, le poète évoque un pays imaginaire où il pourrait vivre heureux avec la femme aimée et où le temps serait non plus un ennemi mais un complice du couple : " ... là-bas, où les heures plus lentes contiennent plus de pensées, où les horloges sonnent le bonheur..." Dans le poème XVI, L'Horloge, Baudelaire lit dans le regard de la femme aimée " l'absence de temps" : " Oui, je vois l'heure ; il est l'Eternité". Mais là aussi il s'agit d'un rêve puisque Baudelaire corrige ce qu'il vient d'affirmer en confessant qu'l ne s'agit que d'" un madrigal,... [une] prétentieuse galanterie."Un remède efficace est proposé dans le poème XXXIII, Enivrez-vous : " Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve" ;En fait, le seul remède vraiment efficace contre le temps c'est la mort, seule capable de délivrer l'homme de sa servitude : " Il n' y a qu'une Seconde dans la vie humaine qui ait mission d'annoncer une bonne nouvelle, la bonnenouvelle quicause à chacun une inexplicable peur." Pessimisme extrême qui n'est pas sans évoquer " Le Goût du Néant" des Fleurs du Mal : "[...] Et le temps m'engloutit, minute par minute, Comme la neige immense un corps pris de roideur ; Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute. Avalenche, veux-tu m'emporter dans ta chute.